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Le chercheur, pour connaître l’identité d’un noble, doit analyser avec un soin méticuleux sa généalogie. Les conditions dans lesquelles il s’est installé sur son domaine, ses alliances, son intégration dans le groupe social auquel il appartient, les carrières militaires des membres de son lignage, les qualités et les titres qu’il porte.

Jean-Marie Constant, L’identité nobiliaire. Dix siècles de métamorphoses (IXe-XIXe siècles)

Innombrables sont les continuités qui apparaissent quand on questionne le sujet dans le temps long.

Michel Figeac, Les noblesses en France. Du XVIe au milieu du XIXe siècle

Les historiens et les historiennes connaissent bien la mésaventure de Gaspard Joseph Chaussegros de Léry, arrivé en France en 1761 en croyant recevoir maints égards et des propositions d’emploi à la hauteur de ses ambitions, mais bientôt rentré au Canada désormais britannique, fort déçu de n’avoir obtenu qu’une pension de 600 livres[1]. Ils et elles en ont tiré l’impression que la plupart des nobles canadiens ayant tenté de poursuivre leur carrière en France après la capitulation de la Nouvelle-France en 1760 se sont vite aperçu « que leur avenir n’était pas là [et] sont rentrés très tôt, désenchantés du traitement qu’on leur accordait[2] ». Nos propres recherches sur le parcours individuel de 400 nobles canadiens passés en France à la Conquête[3] montrent au contraire que ceux qui ont accepté d’être démobilisés comme officiers militaires à demi-solde et d’attendre que la France ait pu, après le traité de Paris (1763), redéfinir sa politique maritime, remettre en oeuvre sa politique coloniale et réorganiser sa structure militaire, ceux-là ont pu poursuivre leur carrière dans de bons emplois. En fait, seulement 58 d’entre eux (14,5 %) sont revenus au Canada avant 1770, et ce, pour différentes raisons[4]. Cela montre bien l’intérêt de revenir sur cette question et de mettre en lumière le cheminement professionnel et social de nobles qui, comme René Gédéon Potier de Pommeroy, à qui nous nous intéressons dans cet article, font contrepoids à l’expérience particulière du chevalier de Léry.

Sont de noblesse légale et authentique, dans la France d’Ancien Régime, ceux et celles dont la noblesse familiale est notoire et reconnue depuis plusieurs générations ainsi que les descendants en ligne directe de ceux que le roi a fait passer dans le second ordre. La noblesse est plus ouverte en Nouvelle-France où sont nobles les descendants d’une douzaine de Canadiens que Louis XIV a anoblis ainsi que ceux de nobles, d’agrégés illicites et d’hobereaux d’origine provinciale et de familles « obscures et mal rentées[5] », pour reprendre l’expression d’un spécialiste. Il est difficile de connaître ce sur quoi se fonde la dignité à laquelle ces soi-disant nobles prétendent, de sorte que l’on ne porte guère attention dans la colonie à l’authenticité de la noblesse. Être ou paraître noble se confond ainsi dans une seule et même identité nobiliaire, mais le style de vie, l’attitude et le comportement du noble font clairement savoir ce qu’il est ou veut passer pour être[6]. Les choses nous apparaissent différemment aujourd’hui, qui estimons qu’environ 44 pour cent des nobles de la Nouvelle-France, dont René Gédéon Potier de Pommeroy, ne possédaient pas une noblesse conforme, appuyée sur des titres légaux[7] et que, selon François-Joseph Ruggiu, ils « auraient eu du mal à soutenir l’épreuve des généalogistes du roi[8] ».

D’où l’intérêt de savoir comment ces nobles et prétendus nobles passés en France à la Conquête ont été acceptés dans la société française et si leur noblesse y a été socialement reconnue et agréée comme elle l’était en Nouvelle-France. Nous avons déjà relevé ailleurs quelques indications à ce sujet : par exemple le cas du capitaine de navire Michel Sallaberry, un roturier ayant pris la particule pour devenir Michel « de » Salaberry au Canada, qui est ultimement qualifié d’écuyer à son décès à La Rochelle, paroisse Saint-Sauveur, le 27 novembre 1768[9] ; ou celui de Michel Chartier de Lotbinière, rejeton d’une famille bourgeoise française autoanoblie au Canada, qui est fait marquis par Louis XVI en 1784[10]. De telles agrégations et promotions à l’intérieur de la noblesse française méritent d’être étudiées plus attentivement.

La recherche actuelle accorde beaucoup d’attention à l’évolution de la noblesse restée au Canada après 1760[11], pendant que plusieurs études renouvellent l’histoire sociale de la noblesse française du 18e au 21e siècle[12]. Mais peu de travaux ont encore abordé l’évolution sociale de l’ancienne noblesse de la Nouvelle-France sur une longue période et sur deux continents[13]. Le cas de René Gédéon Potier de Pommeroy est certes particulier, mais il apporte des éléments de réponse à la question de savoir si les nobles canadiens ont pu trouver en France une terre d’attache et un environnement social favorables à leur transplantation. Il permet aussi de suivre sur sept générations l’évolution d’une famille de petite noblesse coloniale au sein de l’aristocratie française. Il témoigne en outre de l’adhésion palpable de la noblesse depuis les années 1760 à l’idée, promue par les Lumières, que le mérite l’emporte sur l’hérédité[14], et il atteste de l’intégration de valeurs bourgeoises comme celles du travail, de la bienfaisance et de la compétence comme nouveaux critères de nobilité[15]. On peut ainsi voir les Potier de Pommeroy évoluer sous les deux Empires et les Restaurations du 19e siècle dans un environnement plus égalitaire et démocratisé et à l’intérieur d’une nouvelle élite sociale postrévolutionnaire formée de membres des professions libérales, de financiers, d’industriels et d’universitaires dont ils se sont approprié des valeurs et des comportements tout en restant fidèles à leur vocation traditionnelle d’éminence sociale et de service de l’État en privilégiant l’exercice de fonctions publiques, civiles et militaires.

René Gédéon Potier de Pommeroy

Les officiers militaires de la Nouvelle-France ayant été principalement recrutés dans des familles de la noblesse, 208 officiers et jeunes cadets passent en France après la conquête du Canada, avec 42 épouses de naissance noble et leurs enfants[16]. Dans les années qui suivent, ces nobles écrivent fréquemment au bureau des colonies du secrétariat d’État à la Marine en faisant valoir leurs états de services ainsi que la noblesse de leurs ancêtres afin de s’attirer les égards du roi et d’obtenir une promotion, une croix de Saint-Louis, une pension, une admission à l’école militaire pour leurs fils, une gratification pécuniaire pour donner une éducation convenable à leurs filles, etc. Ainsi fait René Gédéon Potier de Pommeroy dans le mémoire qu’il envoie de Saintes au Bureau des colonies, le 6 décembre 1786, pour demander une augmentation de sa pension[17]. Alors qu’en pareilles circonstances les officiers détaillent ordinairement leurs services avec minutie, Potier, qui ne semble pas avoir accompli de fait d’armes fabuleux, se limite à déclarer avoir « servi successivement dans tous les détachements de guerre du Canada » et ne rapporte sa participation qu’à deux campagnes militaires de la guerre de Sept Ans, celle de Beauséjour en 1755 et celle de Ristigouche en 1760. À propos de ses services en Guyane, il n’indique qu’un seul commandement au fort d’Oyapok en 1767. Il conclut en disant que ses blessures l’ont obligé à prendre sa retraite après vingt-six ans de service actif, bien qu’il n’en ait rapporté qu’une seule, au genou, en 1755. Nous voyons néanmoins en tout cela les marques de parcours d’un officier ayant fait carrière dans les troupes du roi de France.

Potier de Pommeroy est né le 6 septembre 1730 au fort Frontenac (site de Kingston, en Ontario). Il est le fils de Guillaume, enseigne en pied, et de Jeanne Philippe de Catalogne. Entré dans les compagnies franches de la Marine comme cadet à l’aiguillette le 1er avril 1742, il est nommé, à Montréal le 1er mars 1749, enseigne en second dans les troupes de l’île Royale, lieutenant en second le 1er avril 1750, puis lieutenant le 1er avril 1755. Un éclat de bombe le blesse grièvement au genou au fort Beauséjour le 27 juillet 1755. Nommé sous-aide-major dans la garnison de l’île Saint-Jean (île du Prince-Édouard) le 10 juin 1756, il passe en France après la chute de Louisbourg en 1758 puis est affecté comme lieutenant dans un détachement de 150 hommes qui participe au combat de la baie des Chaleurs le 12 juillet 1760. Il est ensuite en garnison dans le port de Rochefort jusqu’à sa nomination comme capitaine-commandant d’une compagnie des troupes nationales de la Guyane le 1er mai 1764. On sait qu’il prend dans cette colonie le commandement du fort d’Oyapok en 1767 et que les séquelles de ses blessures le poussent à la retraite le 9 mai 1768, avec 600 livres de pension tirées sur le fonds des colonies et la promesse d’une croix de Saint-Louis qui lui est effectivement accordée le 15 octobre 1771[18]. Il avait épousé à l’île Saint-Jean, en 1757, Marguerite d’Ailleboust de Saint-Vilmé, morte en France en 1764, et convolé de nouveau en 1766 avec Marie de Grange, décédée à Saintes en 1774. Nous reviendrons sur ces deux mariages et sur la descendance qu’ils ont engendrée.

La vie en France de René Gédéon Potier de Pommeroy après 1768 se révèle assez tranquille. Son parcours montre son intégration à la noblesse terrienne charentaise et son attachement aux réseaux des émigrés de la Nouvelle-France. Il vit d’abord avec sa première famille à Saint-Savinien (Charente-Maritime). Après son remariage en 1766, la famille se transporte à 20 kilomètres au sud-ouest, dans la propriété de sa deuxième épouse à Bellevue, paroisse de Corme-Royal. À l’âge de cinquante ans, le 31 août 1780, il épouse en troisièmes noces, à Rochefort, Marie Jeanne Daccarette, née à Louisbourg le 21 juin 1726, tante de sa première épouse. Elle est la veuve de Charles Denys de Bonaventure, décédé à l’île Royale en 1758, et la mère de trois enfants dont survit Marie Charlotte, née à Louisbourg le 17 octobre 1755. Le troisième ménage de René Gédéon Potier s’installe à Saintes (toujours en Charente-Maritime), rue Saint-Eutrope. Marie Jeanne Daccarette y touchera une pension viagère de 200 livres jusqu’à son décès, le 2 vendémiaire an VII (23 septembre 1798). Sa fille Marie Charlotte Denys y mourra célibataire le 1er janvier 1822, et René Gédéon Potier de Pommeroy quelques semaines après, le 20 mars 1822.

La noblesse, une question de lignée

Le mémoire de Potier de décembre 1786 montre que les nobles de la Nouvelle-France ne peuvent aspirer après la Conquête à aucune reproduction sociale à l’identique sans d’abord revenir auprès du roi de France et se réenraciner au coeur du royaume. La noblesse d’un gentilhomme n’étant jamais personnelle et toujours celle du lignage auquel il appartient, le mémoire de Potier expose son propre mérite incarné dans les valeurs et le mode de vie se reproduisant dans sa filiation. Il rapporte donc les « services de ses ancêtres », tous « tués les armes à la main pour la défense de l’État », en précisant avoir lui-même servi jusqu’à ce que ses blessures l’obligent à prendre sa retraite et que ses fils poursuivent le noble destin agnatique du service dans les armées du roi de France. Voilà comment il décrit la noblesse qu’il revendique.

Mais c’est une noblesse pour le moins conjecturale puisque nous ne connaissons que quelques minces indices dénotant l’appartenance possible de cette famille à la noblesse du 17e siècle. Un premier indice apparaît lorsqu’à son baptême à Davenescourt (Somme), le 18 juillet 1646, le grand-père de René Gédéon est désigné fils de « Sr Pierre Charles Potier sieur du Buisson » et que ses parrain et marraine sont « M. René Jean de Mailly [et] damoiselle Jeanne de Monchy, fille de Messire le marquis de Moncavrel ». On décèle un autre indice dans le contrat de mariage de Marie Charlotte de Potier, grand-tante de René Gédéon, émigrée en Nouvelle-France en 1659, document qui la désigne comme « fille de feu Pierre Charles de Poictiers, écuyer et capitaine d’infanterie[19] ». Puisque, selon le droit de l’époque, la noblesse acquise devait remonter au moins à trois générations, Potier cite dans son mémoire de 1786 son bisaïeul Pierre Charles Potier, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, capitaine au régiment Dubousquet, mort de trois blessures « qu’il reçut sur la brèche » au fort d’Arras en 1654 ; « son aïeul, Jean Baptiste Potier [mort] en Canada de plusieurs blessures dans la guerre contre les Sauvages en 1665 » ; et son père Guillaume Potier de Pommeroy, tué en 1731 « par les Sauvages et [qui] eut la chevelure enlevée dans une sortie du fort Frontenac où il était en garnison ». Le mémoire se porte ainsi garant d’une noblesse récente qui prête flanc à la contestation. Pierre Charles Potier était-il vraiment gentilhomme ordinaire de la chambre du roi ? René Gédéon affirme que son grand-père Jean Baptiste Potier est mort de ses blessures au cours de la guerre contre les Iroquois en 1665, mais nous savons qu’il n’était que simple soldat au régiment de Carignan-Salière et qu’il est décédé, soixante-deux ans plus tard, le 27 mars 1727, à l’Hôtel-Dieu de Montréal. Quant à Guillaume Potier de Pommeroy, il est vraisemblablement mort au fort Frontenac en 1731, mais, à notre connaissance, rien ne vient corroborer qu’il y ait été tué et scalpé.

Potier arrive ensuite à l’objet principal de son mémoire :

Il a l’honneur de représenter à monseigneur [le maréchal de Castries, secrétaire d’État de la Marine, à qui il adresse son mémoire] qu’il a perdu tous ses biens à l’île Royale ainsi que ses meubles qui furent pillés par les ennemis. Qu’il est passé en France sans aucune ressource. Que le gouvernement sentant la nécessité de venir à son secours a accordé 200 livres de pension à chacun de ses quatre enfants, deux garçons et deux filles.
Que ce secours suffisant pour les élever est devenu si modique depuis que ses deux garçons sont en service, l’un lieutenant en second au régiment de Rohan-Soubise, l’autre sous-lieutenant au régiment du Cap à Saint-Domingue, qu’il s’est vu forcé de prendre 200 livres sur sa pension pour faire à chacun 300 livres qu’on a exigées de lui pour leur entretien lorsqu’ils ont obtenu leur emploi.
Il est donc par-là réduit à 800 livres pour vivre avec ses deux filles en y comptant 200 livres dont chacune d’elle jouit qui peuvent à peine suffire à leur entretien, quelque modeste qu’il soit. Il ne rougit pas d’avancer que cette position le met dans la plus cruelle détresse et il en sent plus que jamais toute l’amertume dans ce moment, qu’il se trouve dans l’impossibilité absolue de faire à son fils le petit équipage qui lui est nécessaire pour aller à Saint-Domingue occuper la place de sous-lieutenant dans le régiment du Cap qui vient de lui être accordée.
Il ne croit pas nécessaire d’entrer dans d’autres détails, et il se persuade que ce triste tableau suffira pour déterminer monseigneur le maréchal de Castries à s’intéresser à son sort et à venir à son secours. Les services de ses ancêtres, tous tués les armes à la main, pour la défense de l’État, les siens, ceux de ses enfants, ses blessures, la perte de tous ses biens par les suites de la guerre, sont des titres qui semblent lui permettre d’espérer un adoucissement dans sa position, par une augmentation de sa pension, tel qu’il plaira à Monseigneur le maréchal de Castries de la fixer[20].

Bénéficier des faveurs du roi étant l’essence même de la noblesse de l’Ancien Régime, les nobles les sollicitent dans des suppliques empreintes d’ambiguïté, de demi-vérités et souvent de pathétisme[21]. Certains suppliants peuvent réellement mener une vie de misérable[22] ou vivoter aux limites de la pauvreté[23], mais il reste difficile de juger à quel point René Gédéon Potier se trouve véritablement dans le besoin en 1786. Le roi accorde alors aux réfugiés acadiens et canadiens incapables de travailler et de gagner leur vie une allocation de subsistance de 36 livres, 10 sols par année pour un couple avec quatre jeunes enfants[24]. Potier, veuf d’un mariage qui lui a été « avantageux » et qui a dû lui apporter quelque héritage, dit retirer une pension royale de 600 livres, plus 200 livres pour chacun de ses quatre enfants, et néglige de mentionner qu’il a fondé une nouvelle famille dans laquelle Marie Jeanne Daccarette et sa fille Marie Charlotte Denys touchent des pensions viagères totalisant 500 livres[25]. Potier, sa troisième épouse et leurs cinq enfants sont donc loin de vivre dans la pauvreté. Cela dit, vivre noblement avec élégance et selon son rang occasionne des dépenses importantes, comme les 300 livres qu’il doit payer pour les pensions de ses fils servant comme officiers volontaires. Il doit aussi payer les pensions de ses filles au couvent, ainsi qu’il convient à des demoiselles qu’il faut aussi être en mesure de bien doter afin de les marier convenablement. Il est dans l’ordre des choses de demander au roi de participer aux dépenses inhérentes à la condition de noble. Réclamer une augmentation de sa pension et recevoir les grâces du roi fait partie des codes et comportements de la noblesse aisée qui, comme l’écrit Roger Baury, n’a « pas honte de se dire pauvre pour mieux placer sa progéniture[26] ».

Malgré sa rhétorique et les contre-vérités et inexactitudes qu’on peut y trouver, le mémoire de René Gédéon Potier est en somme représentatif d’une gestuelle nobiliaire d’Ancien Régime, l’acte d’un noble qui s’attend à la protection et aux bienfaits que le roi a l’obligation d’accorder à ceux qui le servent. Le mémoire cité est en quelque sorte la transposition réactualisée du rituel chevaleresque. Ayant voué sa vie active au service de l’État monarchique et combattu jusqu’à l’extrême limite à Louisbourg en 1758 et à Ristigouche en 1760, « les ennemis » ayant pillé tout ce qu’il possédait, Potier se présente humble et dépouillé devant son roi, lequel démontrera sa bonté et sa gratitude en accordant des pensions à tous les membres de sa famille et en le gratifiant d’une croix de Saint-Louis qui lui permettra d’exhiber sa dignité et l’honneur du devoir accompli. La noblesse de l’Ancien Régime réside précisément dans ce sens chevaleresque du service, service qui confère aux nobles leur distinction, leur honneur, leur haute estime d’eux-mêmes et leur besoin de recevoir en retour de leur zèle la considération sociale et les grâces du roi.

Reproduction nobiliaire

René Gédéon Potier de Pommeroy a donc épousé le 4 novembre 1757 à Port-Lajoie (île Saint-Jean) Marguerite d’Ailleboust de Saint-Vilmé. Celle-ci se trouvait parmi les 23 femmes qui tentèrent de s’enfuir de l’île pour gagner Miramichi au printemps de 1759. Capturées en mer par les Britanniques, elles seront libérées durant le siège de Québec le 5 juillet[27]. Marguerite d’Ailleboust part ensuite retrouver son mari en France. Elle meurt en couches le 2 avril 1764, laissant à Potier deux enfants nés à Saint-Savinien : Jean Baptiste Joseph, le 8 octobre 1761, et Marguerite, le 6 mars 1764 (Figure 1). Dès janvier 1766, le roi accorde à chacun d’eux une pension de 200 livres par année pour « leur entretien » et de quoi vivre selon leur rang.

Figure 1

Généalogie ascendante et descendante de René Gédéon Potiers de Pommeroy

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Jean Baptiste Joseph fait l’école militaire de La Fère[28], devient cadet à l’aiguillette dans les troupes nationales de Cayenne[29] et est nommé lieutenant en second au régiment de Rohan-Soubise en décembre 1786[30]. Passé capitaine en second, il guerroie contre les esclaves insurgés au début de la révolution haïtienne et attrape en avril 1792 « une fièvre putride … dans les montagnes ardentes de Saint-Domingue » qui lui vaut une année de convalescence dans sa famille à Saintes[31]. Selon des notes que son père aurait laissées[32], Jean Baptiste Joseph aurait ensuite émigré, gagné la partie espagnole de l’île d’Hispaniola en 1793 et rejoint le régiment de Contades. Ce régiment est plus exactement une légion, composée en partie d’émigrés français royalistes, que Louis Gabriel de Contades a formée en 1794 à la solde de l’Angleterre, durant l’occupation de Saint-Domingue par les Britanniques. Jean Baptiste Joseph aurait été en 1796 major en second d’une division de chasseurs écossais stationnée à Port-au-Prince et, devenu lieutenant-colonel, il aurait été « massacré par les Haïtiens » peu avant l’évacuation des troupes britanniques en 1798[33]. On retiendra de lui sa loyauté envers la monarchie alors que son demi-frère rejoindra les rangs de l’armée républicaine puis impériale.

Sa soeur Marguerite a vécu assez discrètement, trop pauvre peut-être pour avoir trouvé à se marier, ou possiblement de santé trop fragile puisqu’elle est morte à l’âge de vingt-cinq ans à Corme-Royal le 7 janvier 1789.

Ne pas déchoir figure parmi les exigences de la noblesse auxquelles le mémoire de 1786 de René Gédéon Potier fait aussi allusion. Il rapporte être arrivé en France après avoir perdu tous ses biens et, la pauvreté conduisant à la déchéance, le roi est aussitôt venu « à son secours » en lui accordant une pension ainsi qu’à chacun de ses enfants. Après deux ans de veuvage, René Gédéon Potier, alors officier dans les troupes de la Guyane, a obtenu le 5 août 1766 l’autorisation de faire un « mariage avantageux[34] ». Le roi, qui veille à pérenniser la qualité du sang bleu, acquiesce volontiers à ces mariages qui aident un noble peu fortuné à tenir son rang et à consolider son positionnement social. À l’inverse, l’administration royale peut intervenir pour empêcher une mésalliance comme cela était arrivé en avril précédent au Montréalais d’origine Thomas Thimothée de Noyelle La Noix, qui a reçu un ordre du roi lui intimant d’aller tenir garnison à Rochefort et d’y rester jusqu’à nouvel ordre. On l’a ainsi empêché de faire « un mariage déshonorant » en épousant à Loches Marie Chauveau, « une petite lingère[35] ». Noyelle est mort célibataire peu après, à l’âge de quarante-trois ans.

Reconnu « comme un surnom de terre appartenant autrefois à sa famille[36] », le patronyme de Pommeroy dénote une noblesse dépossédée de ses assises terriennes et ternie depuis des lustres. René Gédéon réalise un beau mariage en épousant en secondes noces Marie de Grange, fille d’un conseiller du roi et magistrat au siège présidial de Saintes. Le mariage est célébré en cette ville, paroisse Saint-Pierre, le 21 août 1766. L’épouse apporte dans sa dot le domaine de Bellevue situé à Corme-Royal qui va assurer de bonnes assises foncières à son époux et aux enfants issus de ce mariage. Marie de Grange est inhumée en la basilique Saint-Eutrope de Saintes le 28 juillet 1774 après seulement huit années d’un mariage qui a ouvert l’horizon social de René Gédéon Potier. Cela lui a notamment permis de trouver un protecteur de haute noblesse, ce dont son fils aîné Jean Baptiste Joseph n’a jamais pu bénéficier, mais dont saura profiter Louis René, né de ce remariage.

René Gédéon obtient en effet l’intervention de Louis Léon Marie Potier, duc de Gesvres, afin de procurer à son jeune fils une place de cadet gentilhomme dans les troupes des colonies. Remarquons qu’il n’existe vraisemblablement pas de lien de parenté entre les Potier de Gesvres et les Potier de Pommeroy, mais René Gédéon Potier semble avoir fait jouer cette homopatronymie pour obtenir en 1780 la promesse du ministre de la Marine Sartine que Louis René obtiendrait cette faveur[37]. Potier ne manque pas de faire savoir l’année suivante au nouveau ministre Castries qu’il est « assez connu de la Maison Potier duc de Gesvre », ni de lui rappeler la promesse que son prédécesseur Sartine avait faite à « Monsieur le duc de Gesvres, mon parent[38] ». Cette promesse n’ayant pas encore été tenue, le duc fait parvenir en 1785 à Castries le mémoire de « quelqu’un du même nom que moi, auquel je m’intéresse fort de lui être utile[39] ». Il recommande aussi à Sartine, bien que celui-ci ne soit plus ministre, « M. de Pommeroy, mon parent », en insistant : « je vous aurai la plus sincère obligation de lui accorder sa demande que je regarderai comme une grâce personnelle[40]. » L’intervention du duc porte fruit, et Louis René est finalement nommé cadet gentilhomme au bataillon auxiliaire des troupes coloniales de Lorient en mars 1786[41]. Cette parenté, répétons-le, entre les Potier de Pommeroy et les Potier ducs de Gesvres nous semble hautement improbable et n’est sans doute que simple figure de style[42]. Les nobles de bonne noblesse ne dédaignent pas de donner ainsi un peu d’ampleur à leur parentèle en greffant quelques rameaux pour le moins hypothétiques à leur arbre de famille, comme nous l’avons d’ailleurs aussi relevé dans les familles des nobles canadiens Marin de Lamalgue et d’Irumberry de Salaberry[43].

Né à Bellevue le 18 juillet 1767, Louis René Potier de Pommeroy est fait cadet gentilhomme le 16 mars 1786, sous-lieutenant au régiment du Cap le 3 août 1786, lieutenant en second le 17 mai 1789 et lieutenant en premier le 15 novembre 1790. Il continue de percevoir en 1791 la pension de 200 livres qui lui est accordée depuis 1786 et qui devait cesser lorsqu’il serait nommé capitaine en second. Il l’est dans ce même régiment, réorganisé en novembre 1792 pour devenir le 106e régiment de ligne. Avec 22 autres officiers de son régiment, il est détenu durant treize mois sous la Terreur au château du Taureau, à Morlaix, et dans les prisons de Saint-Pol-de-Léon, en Basse-Bretagne, jusqu’à ce qu’un arrêté du Comité public ordonne sa remise en liberté le 28 vendémiaire an III (19 octobre 1794)[44]. Il reprend du service en France métropolitaine comme capitaine « à la suite » de la neuvième demi-brigade d’infanterie légère le 7 floréal an VII (26 avril 1799) et est embauché le 12 thermidor an X (31 juillet 1802) comme aide de camp du général de division Jacques Léonard Muller. Il occupait toujours cette fonction lorsqu’il devint chevalier de la Légion d’honneur le 27 nivôse an XIII (17 janvier 1805). Il avait épousé à Saintes, le 19 février 1793, Marie Agathe Bénigne de Beaucorps, âgée de vingt-cinq ans, fille de feu Charles Henri Beaucorps, écuyer, baron de l’Isleau et seigneur de la Bucherie[45] et de feue Marie Anne Marguerite Poitevin. Celle-ci mourra à Saintes le 2 mars 1837. Pour sa part, Louis René Potier de Pommeroy, capitaine d’état-major retraité, meurt le 1er août 1838 à Bellevue, commune de Corme-Royal. Né et mort à cet endroit, il a reconduit la noblesse militaire de ses aïeux en faisant d’abord carrière dans les troupes coloniales. Le mariage avantageux dont il est issu lui a aussi permis de repolir le lustre de sa noblesse en surpassant les services de son père et de ses ancêtres jusqu’à devenir aide de camp dans l’armée régulière, en épousant la fille d’un baron et en endossant le titre de comte de Potier de Pommeroy. Il a aussi marqué la transition entre la noblesse d’Ancien Régime et la nouvelle noblesse postrévolutionnaire en étant, dans la lignée des Potier de Pommeroy, le dernier chevalier de l’ancien ordre royal de Saint-Louis et le premier chevalier du nouvel ordre impérial de la Légion d’honneur.

Sa soeur, Marie Anne Julie Potier de Pommeroy, est née à Saintes le 2 février 1770. Son appartenance à l’ancienne noblesse de la Nouvelle-France lui vaut d’abord une pension de 200 livres en considération des services militaires de son père, pension qu’elle continue de percevoir en 1791 et en 1844[46]. Elle épouse à Corme-Royal le 2 floréal an III (21 avril 1795) Jean Baptiste François Louvart, chevalier de Pontlevoy, né à Réaumur (Vendée) le 28 octobre 1755, fils de François Louvart, écuyer, seigneur de Pontlevoy, et d’Anne Magdelaine Marigner. La famille Louvart avait été maintenue dans la noblesse en 1766[47]. Jean Baptiste François Louvart est inspecteur des douanes à Pauillac en 1795-1796 et à Saint-Jean-de-Luz en 1797, intendant puis directeur des douanes impériales à Blaye en 1795-1807 puis à Lorient en 1813, pour finalement devenir directeur des douanes de France à Brest l’année suivante[48]. Ayant épousé un noble faisant carrière dans l’administration publique, qu’elle accompagne en province dans les différentes villes où il est affecté, Marie Jeanne Julie Potier s’est engagée dans un mode vie différent de celui de ses aïeules de la Nouvelle-France en même temps qu’elle s’est quelque peu distanciée des valeurs de l’ancienne noblesse militaire pour s’identifier à la nouvelle noblesse méritocratique d’Empire non liée à la terre et ouverte aux fonctionnaires et aux notables[49]. Le chevalier de Pontlevoy décède à Brest le 1er août 1816. Domiciliée à Saintes en 1830[50], sa veuve semble s’être ensuite retirée à La Rochelle où elle était mentionnée en 1844[51].

Une reproduction nobiliaire renouvelée

La Conquête introduit au Canada un nouveau régime politique et social qui provoque une émigration importante de personnes nobles et bloque toute possibilité de reproduction nobiliaire à l’identique chez les gentilshommes restés au pays. En France, un quart de siècle plus tard, la Révolution perturbe aussi très fortement la nature de la noblesse, sans pour autant provoquer son extinction. Marie Anne Julie Potier de Pommeroy peut ainsi faire sous la Convention nationale (1792-1795) un mariage prestigieux avec un homme de noblesse administrative, ce qui introduit dans sa descendance une aristocratie de nature différente, où la carrière militaire et l’honneur d’être entièrement voué au service dans l’armée ne sont plus autant en évidence ni valorisés. Elle aura trois filles et un garçon. Les deux aînées se marient à des fonctionnaires : Marie Julie Zoé Louvart de Pontlevoy, née à Bordeaux le 23 pluviôse an IV (12 février 1796), épouse à Lorient, le 18 octobre 1813, Joseph Alexandre Leplat Duplessis, lequel sera en 1816 « receveur particulier sédentaire des contributions indirectes » à La Roche-sur-Yon. Sa soeur, Marguerite Célie, née à Saint-Jean-de-Luz le 16 floréal an V (5 mai 1797), devient, le 8 octobre 1816 à La Roche-sur-Yon, l’épouse de Théodore Marc Henri Léopold Sureau, employé des douanes à Brest. La troisième fille de la famille, Angélique Marie Clara, est la seule à se marier à un militaire. Née à Blaye le 25 février 1807, elle épouse Nicolas Simonot, chef de bataillon au 24e régiment léger, que l’Empereur fera chevalier de la Légion d’honneur le 16 mars 1814. Leur jeune frère, Louis René Gédéon Louvart de Pontlevoy, né à Blaye le 8 germinal an XIII (29 mars 1805), porte le prénom de son grand-père maternel et se dit chevalier, mais il ne se fait pas militaire. Il est employé dans l’administration des postes à Vannes lors de son mariage dans cette ville le 15 mai 1830.

Déclassés dans la petite noblesse fonctionnarisée dans des emplois de second plan, les enfants de Marie Anne Julie Potier paraissent avoir été confrontés à l’incapacité économique de maintenir un train de vie noble et à l’adoption de valeurs bourgeoises[52]. Il en est de même pour leur cousine Bénigne Adélaïde Potier de Pommeroy, fille aînée de Louis René. Née à Corme-Royal le 5 frimaire an IV (26 novembre 1795), elle épouse à l’âge de vingt-six ans, au même endroit le 30 juillet 1821, Joseph Urbain Grézy, ingénieur-géographe âgé de soixante-quatre ans, fils de feu Jean Grézy, lieutenant des milices-garde-côtes de la province de Guyenne, et de feu Françoise Ferreyre. Bénigne Adélaïde meurt à Saintes le 29 avril 1863 dans sa propriété de la rue Saint-Vivien. Elle avait contracté un mariage exogame en épousant le fils d’un officier des milices provinciales, quoique cette fonction ait été souvent occupée par un ex-officier des armées régulières.

La reproduction nobiliaire est mieux assurée chez ses frères. Augustin Ignace Gabriel Potier de Pommeroy, né à Corme-Royal le 3 floréal an V (22 avril 1797), est garde du corps de Monsieur le frère de Louis XVIII. Il affirme appartenir à la famille des Potier, ducs de Gesvres, et prend lui-même le titre de comte de Potier de Pommeroy. Il quitte le service après la mort de Louis XVIII et épouse en 1825 Blanche Marie Marguerite Legros, fille d’un marchand-orfèvre de Paris ayant péri avec sa femme dans les massacres qui ont suivi l’indépendance haïtienne en 1804. Il s’installe à Saint-Broingt-les-Fausses (Haute-Marne), dont il est maire de 1826 à 1831, et prend ensuite le commandement de la Garde nationale du canton de Prauthoy. Ayant hérité en 1836 d’une fortune considérable que le père adoptif de son épouse leur a léguée, il fait l’acquisition le 31 mars 1837 d’un château situé dans le village voisin de Percey-le-Pautel et est député de l’arrondissement de Langres de 1843 jusqu’à la révolution de 1848. Il meurt subitement dans son château le 29 mars 1860[53]. Sa notice nécrologique résume ainsi ses actions charitables :

Il employait sa fortune à tout ce qui peut adoucir le sort des malheureux habitants de la campagne. Il est permis de dire à sa louange qu’il était du petit nombre de ceux qui croient que, comme noblesse, richesse oblige. Il a pratiqué la charité largement. … On peut dire des pauvres de ce pays que sa bourse était leur patrimoine[54].

L’existence « bien remplie » du comte Potier de Pommeroy, « issu d’une des plus illustres familles de Saintonge, descendant des ducs de Gesvres[55] », a été couronnée par son admission, non plus dans l’ordre de Saint-Louis, mais dans l’ordre impérial de la Légion d’honneur. Sa veuve Blanche Marie Marguerite Legros, « comtesse Potier de Pommeroy[56] », s’est faite elle aussi « la consolatrice des affligés, la mère des malheureux[57] ». Elle meurt en son château de Percey-le-Pautel le 16 janvier 1871.

La Révolution de 1789 ayant transformé la nature et la structure sociale de la noblesse, on aura remarqué que la reproduction élitaire s’effectue de façon différente chez le frère et la soeur. Ayant trouvé mari dans l’élite professionnelle, Bénigne Adélaïde est plus représentative de la noblesse qui évolue vers un libéralisme bourgeois. La noblesse continuant aussi de se reproduire de façon traditionnelle, on voit Augustin Ignace Gabriel prétendre descendre des ducs de Gesvres, prendre lui-même le titre de comte de Potier de Pommeroy et poursuivre la tradition de noblesse militaire de ses ancêtres en faisant d’abord carrière dans les gardes du corps royaux et en prenant plus tard le commandement de la Garde nationale de sa localité. Son mariage avec l’héritière d’un riche bourgeois lui permet aussi d’adopter un style de vie somptuaire. Noble campagnard, châtelain, mécène bienveillant et grand serviteur de la nation dans chacune des sphères de l’activité militaire, politique et sociale, ayant su accorder sa noblesse à la conjoncture sociale et politique, il témoigne de la reconquête du pouvoir et de la respectabilité que la noblesse a réalisée en province sous les deux Restaurations[58].

Augustin Ignace Gabriel Potier de Pommeroy meurt sans postérité, tout comme son frère Henry Léon, né à Corme-Royal le 22 fructidor an VI (8 septembre 1798) et décédé à l’âge de dix-neuf ans le 6 mars 1818 à Bellevue. Mais nous pouvons suivre la reproduction nobiliaire du dernier fils de Louis René Potier de Pommeroy : Henri Léopold, né à Saintes le 14 nivôse an XIII (4 janvier 1805). Son frère aîné ayant pris le titre de comte, Henri Léopold adopte celui de vicomte de Potier de Pommeroy, fait ajouter la particule de qui manquait à son nom dans son acte de naissance et s’investit dans le service militaire auquel la tradition familiale le prédestinait. Engagé comme volontaire dans le 4e régiment de hussards le 31 mars 1823, il est nommé capitaine le 14 août 1842 pour ensuite passer major du 6e régiment de chasseurs à cheval le 9 décembre 1851 et devenir chef d’escadron le 2 mai 1859[59]. Il contracte deux mariages nobles successifs, épousant d’abord Marie Madeleine Louise Élisabeth Bonnaud de Mongaugé à Saintes le 11 mai 1834. Celle-ci étant décédée à Auch le 28 juillet 1853, il se remarie à Troyes, alors que son régiment est en garnison en Haute-Saône, avec Blanche Louise Edmée de Corlieu le 20 décembre 1855. Fait officier de la Légion d’honneur le 4 février 1860, Henri Léopold Potier, comte de Pommeroy, chef d’escadron à la retraite, meurt le 2 janvier 1867 à son domicile de Bellevue. Lui et son frère aîné incarnent parfaitement la persistance d’une noblesse qui, malgré la rupture de la Révolution et la suppression juridique définitive de la noblesse en 1848, est restée profondément attachée à sa culture, à ses valeurs et au mode de vie du passé[60].

La petite noblesse douteuse des Potier Dubuisson du 17e siècle a donc pu aisément poursuivre sa transmission dans la lignée des Potier de Pommeroy, rehaussée des titres de complaisance de comte et de vicomte de Potier de Pommeroy et avec une décoration ostentatoire, la Légion d’honneur, soulignant le mérite de leurs titulaires et les services distingués qu’ils ont rendus à l’État. Cette même noblesse éminente s’est perpétuée dans la descendance masculine d’Henri Léopold (1805-1867). Son fils, né Henri Pierre Auguste Potier de Pommeroy à Saint-Mihiel le 11 septembre 1840, est fait lieutenant d’état-major au titre auxiliaire de l’armée de l’Est le 20 octobre 1870 et reçu chevalier de la Légion d’honneur le 5 mai 1871. Il est mort prématurément à Alexandrie le 30 juin 1876. La reproduction nobiliaire de sa soeur Renée Marie Gabrielle suit en revanche le schéma déjà constaté chez sa tante Bénigne Adélaïde Potier, chez sa grand-tante Marie Anne Julie Potier ainsi que chez les filles de cette dernière : elles font de beaux mariages dans l’aristocratie, mais hors de la noblesse militaire. Renée Marie Gabrielle Potier, née le 17 juin 1843 à Joigny, épouse le 15 mars 1870 à Bellevue Jules Paulin Ardouin, médecin au consulat de France à Alexandrie et inspecteur du Service sanitaire égyptien, qui recevra plusieurs titres et décorations y compris la Légion d’honneur le 8 novembre 1882. Sa demi-soeur, Françoise Gabrielle Edmée Potier de Pommeroy, est née à Sarreguemines (Moselle) le 25 octobre 1858. Demeurant à Bellevue, elle épouse le 19 décembre 1882 Dieudonné René Gontran, comte de Saint-Légier de La Saussaye, propriétaire, fils de René Auguste Ernest, marquis de Saint-Légier, demeurant en son château du Colombier (commune du Gua) et de Claire Amélie Planat. Elle donnera naissance à sept enfants entre 1883 et 1900[61]. L’acte de décès de son mari le qualifie le 2 janvier 1902 de marquis et de négociant demeurant à Cognac, rue Cagouillet. « Marquis et négociant » : nous sommes à l’ère de la noblesse contemporaine.

Conclusion

Alors qu’au Canada, après la Conquête, elle décline jusqu’à pratiquement disparaître, une partie de la noblesse canadienne se prolonge avantageusement à l’intérieur de la noblesse française. La lignée des Potier de Pommeroy en est un bel exemple. Le « mariage avantageux » réalisé par René Gédéon Potier de Pommeroy en 1766 soutient le processus de reproduction nobiliaire qui se poursuit sans trop d’encombres au cours de la période révolutionnaire et des régimes politiques qui se sont succédé jusqu’à l’avènement de la Troisième République (1870). La reproduction nobiliaire se fait avec des adaptations et suivant une double tendance : reproduction plus traditionnelle chez les hommes, reproduction plus ouverte chez les femmes, que leurs mariages introduisent dans les milieux des professions libérales, de la fonction publique, de la diplomatie et du négoce.

Le parcours de René Gédéon Potier de Pommeroy et de sa descendance démontre qu’il a pu être avantageux pour les nobles canadiens de passer en France à la Conquête. La suppression de ses privilèges et son abolition perturbent certes l’existence de la noblesse au cours de la période révolutionnaire, mais elles n’y mettent pas fin puisque, même sans statut institutionnel et juridique, elle continue d’exister en France, où elle forme encore de nos jours 0,2 % de la population[62]. Les nobles canadiens ont certes beaucoup perdu en abandonnant leurs biens et en quittant les membres de leur famille restés au Canada après 1760, mais plusieurs, comme Potier de Pommeroy, ont à tout le moins préservé ce qui pour eux était essentiel : leur identité propre et la noblesse qui se retransmettaient dans leur lignée.

La condition noble, depuis toujours, est en constante transformation. Nous avons postulé que celle de la Nouvelle-France résidait dans un ensemble de valeurs s’exprimant dans un mode de vie, certaines attitudes et comportements par lesquels il suffisait de prétendre être noble et de sembler l’être pour l’être véritablement. Nous avons aussi observé que le fait d’être noble s’est exprimé et a été vécu sur deux continents et sur sept générations dans la lignée de René Gédéon Potier de Pommeroy, depuis son bisaïeul Pierre Charles, mort à Arras en 1654, jusqu’à son arrière-petit-fils René Pierre Auguste, mort à Alexandrie en 1876. L’agentivité des individus étant un élément important dans la création d’une identité familiale noble, que la noblesse des Potier de la Nouvelle-France ait été authentique ou seulement d’apparence, qu’elle soit rattachée ou non aux Potier, ducs de Gesvres, et au-delà des ambiguïtés, des doutes, des maquillages et des inexactitudes que nous avons relevés, les Potier Dubuisson et de Pommeroy se sont indéniablement approprié la noblesse à laquelle ils prétendaient ; noblesse dont une lente mutation sociale amorcée en 1760 s’est poursuivie en accéléré jusqu’à atteindre définitivement l’inexistence légale 1848, mais noblesse persistante comme symbole fort d’une distinction identitaire, chez ceux qui s’en étaient sentis investis et qui en sont restés dépositaires.