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Les nombreuses relations de voyage qui paraissent dans les périodiques français pendant la seconde moitié du 18e siècle montrent la diversité des intérêts qui animent les éditeurs de ces périodiques et leurs lecteurs : botanique, questions anthropologiques, découvertes scientifiques, etc.[1]. Comme le rappelle Yasmine Marcil, « ces récits ont aussi nourri la réflexion sur l’histoire humaine des philosophes et ont constitué, pour les savants, des outils de connaissance de la géographie et du monde naturel[2] ». Or, si ces relations mettent en évidence la prise en compte par les éditeurs de la dimension commerciale des périodiques, à une époque où se multiplient les journaux publiés sur le territoire français et où s’amplifie la concurrence, il semble que cette adaptation aux attentes du lecteur-client était déjà au coeur des préoccupations dès le début du siècle. De fait, les premières recherches effectuées sur le corpus des 11 « Relations de Canada » publiées par le Mercure galant entre 1705 et 1713 permettent d’affirmer qu’on assiste alors à un infléchissement du genre de la relation de voyage dans les recueils périodiques, dans le souci de l’adapter à ce nouveau médium misant sur l’éphémère et tributaire de l’actualité.

Rappelons que le Mercure galant, créé en 1672 et publié de manière régulière à compter de 1678, fut d’emblée un redoutable organe de propagande au service de la politique de Louis XIV. Le mensuel, auquel s’ajoutent ponctuellement des suppléments (Extraordinaires, Affaires du temps et Relations), couvre des sujets très divers, susceptibles de plaire à un public lettré appartenant à divers milieux : les mondanités, la littérature, les sciences, mais aussi la politique et les guerres menées par Louis XIV. Aussi n’est-il pas surprenant d’y découvrir des nouvelles et relations provenant de l’Amérique. Les 11 « Relations de Canada » publiées de manière anonyme dans le Mercure galant entre 1705 et 1713, à raison d’une par année[3], forment donc un sous-ensemble particulier parmi les relations de voyage que fait paraître le périodique.

Au tournant du 18e siècle, le lectorat français est déjà acquis au genre de la relation de voyage et séduit par l’exotisme dont il est porteur, comme en témoigne le succès que connaissent les ouvrages de Louis Hennepin et du baron de Lahontan à la même époque[4], mais les « Relations de Canada » présentent une nouvelle alternative au public en misant sur l’anecdote comme moteur de production. Précisons que l’anecdote est déjà fort populaire au tournant du 18e siècle et est fréquemment intégrée au genre romanesque lui-même, mais également au discours historique, notamment en raison de la curiosité qu’elle suscite chez le lecteur. Mirella Witek rappelle ainsi que « [d]ès les débuts de l’historiographie, l’insertion des anecdotes était une pratique courante, soit comme outils d’illustration ou tout simplement comme des contes pour divertir le lecteur[5] ». L’anecdote est fréquemment intégrée au récit historique afin de briser la monotonie d’un discours trop factuel ou encore pour illustrer certaines vertus morales exemplaires. À ce critère générique s’ajoute son caractère privé, comme en fait foi le Dictionnaire de l’Académie, qui indique qu’il s’agit d’une « [p]articularité secrète d’Histoire, qui avait été omise ou supprimée par les historiens précédents[6] », tandis que Furetière la définit comme un « terme dont se servent quelques Historiens pour intituler les Histoires qu’ils font des affaires secrètes et cachées des Princes c’est-à-dire de Mémoires qui n’ont point paru au jour et qui ne devroient point paroistre[7] ». L’anecdote, en participant à la construction du discours historiographique que donnent à lire les « Relations de Canada », propose donc une version particulière de l’histoire du temps présent motivée par l’idée de curiosité[8].

C’est précisément cet apport de l’anecdote au genre de la relation de voyage dans le Mercure galant que nous souhaitons mettre en lumière dans le présent article. Nous espérons ainsi montrer la manière dont elle sert à alimenter la propagande politique louis-quatorzienne en faisant tendre la relation de voyage, traditionnellement façonnée par la description, la narration et le commentaire, vers l’historiette curieuse[9]. Dans un premier temps, nous verrons comment le Mercure galant contribue à diffuser une histoire du temps présent, notamment par le biais de l’anecdote curieuse, en vertu d’une nécessaire adaptation au goût du public mondain. En effet, si l’anecdote, telle qu’on l’envisage au tournant du 18e siècle, rend compte d’une « curiosité pour le passé récent[10] », elle semble envahir le champ de la contemporanéité avec l’essor des périodiques. Dans un second temps, nous nous pencherons sur la façon dont l’anecdote sert une visée politique en valorisant les entreprises coloniales françaises en Amérique, en concordance avec l’ambition du périodique de faire l’éloge du règne de Louis XIV. L’examen du corpus des « Relations de Canada » permettra ainsi de mettre en évidence la façon dont le Mercure galant offre l’occasion de revoir le genre de la relation de voyage en ce qui concerne le point de vue historiographique adopté, en même temps qu’il procède à une récupération du genre de l’anecdote à des fins politiques.

L’anecdote curieuse et l’histoire du temps présent

Il convient avant tout de revenir sur certaines considérations concernant la poétique propre au Mercure de Donneau de Visé et sur son lectorat, afin de mieux saisir le traitement réservé à l’anecdote dans les « Relations de Canada ». Comme l’ont mis en évidence les travaux de Monique Vincent[11], au-delà de la diffusion de l’actualité française, le Mercure galant a pour ambition première le divertissement. Les pièces de poésies, les jeux mondains et les historiettes galantes qui remplissent ses pages inscrivent le recueil dans la sphère du loisir de société. Aussi, bien qu’il offre à ses lecteurs et lectrices des articles au contenu varié, incluant les plus récentes découvertes scientifiques, l’effort de vulgarisation dont il fait preuve va de pair avec la nécessité de s’adapter au lectorat qui est le sien, composé de groupes divers[12], dont des gens du monde, parmi lesquels on trouve un nombre important de femmes. Dès lors, l’insertion d’un genre tel que la relation de voyage rend nécessaire une « mise en scène textuelle de l’événement récent[13] » afin de combler les attentes du lectorat. Ce public est déjà friand des diverses relations de voyage qui paraissent à la même époque et montre un intérêt certain pour les Amériques[14]. Le Mercure se doit donc d’offrir des textes qui correspondent à l’horizon d’attente déjà instauré par le recueil périodique[15], mais aussi à celui des relations de voyage publiées de manière autonome par les libraires. Bien sûr, les relations des Jésuites, qui paraissent annuellement entre 1632 et 1672, avaient déjà rendu ces récits de voyage familiers au public français, en offrant « aux lecteurs de l’époque des renseignements inédits sur les moeurs amérindiennes et les débuts de la colonisation française en Amérique du Nord[16] ». Les relations publiées dans le Mercure pourraient donc avoir eu comme ambition de combler le vide laissé par l’interruption des relations des Jésuites l’année même de la parution du premier numéro du périodique. Or, l’objectif semble sensiblement différent. Les relations des Jésuites mettaient en évidence la visée pédagogique des missions en Nouvelle-France et l’entreprise de conversion à laquelle se livraient les membres de la compagnie, qui dépendait du financement royal. En ce sens, ces relations se présentaient comme « un outil de propagande religieuse[17] », alors que les relations du Mercure évacuent généralement cet aspect pour miser sur le divertissement et la propagande militaire. De même, ces récits se distinguent des relations de voyage publiées de manière autonome, notamment celles du baron de Lahontan, comme le rappelle Réal Ouellet dans sa description de son oeuvre :

[S]a structure fragmentée fait alterner de longues plages narratives autodiégétiques, racontant une aventure de dix ans en terre canadienne, avec des blocs encyclopédiques compacts sur la faune et la flore, le commerce, les moeurs amérindiennes ; sur le plan idéologique, elle emprunte la pente contestataire de presque toutes les relations qui en arrivent à valoriser la culture sauvage aux dépens de la civilisation européenne[18].

Ainsi, la poétique de la relation de voyage telle qu’elle se donne à voir chez Lahontan mise sur trois types de discours : la narration, l’entreprise encyclopédique et le commentaire idéologique. Or, bien que les relations du Mercure rapportent également des événements particuliers en y insérant des micro-récits, la fonction encyclopédique et le commentaire critique sont majoritairement évacués au profit de l’anecdote curieuse. On remarque également une différence notoire entre les relations de voyage en provenance du Canada publiées par le Mercure au cours des années 1690 et celles qui forment notre corpus de 1705 à 1713. Les premières sont beaucoup plus conformes aux relations de voyage qui paraissent dans la seconde moitié du 17e siècle : par le biais d’une description chronologique des faits, elles rapportent les épisodes de conflit avec les Anglais au « Nouveau Monde » ou encore les découvertes territoriales. Dans tous les cas, la part laissée à la narration et au commentaire est assez limitée, et l’anecdote, absente[19]. Mentionnons aussi que, contrairement aux relations de voyage publiées au cours du 17e siècle, on retrouve rarement dans les « Relations de Canada » ce que Réal Ouellet nomme une « héroïsation du narrateur[20] ». Si les relations du Mercure mettent en scène les dirigeants de la colonie et les chefs militaires, plusieurs épisodes misent sur l’anonymisation des protagonistes, dans le goût des nouvelles et aventures galantes que publie abondamment le périodique à la même époque. Dans ce contexte, la relation de voyage telle que l’envisage le Mercure ne se confine pas à la « véracité factuelle et l’exactitude objective[21] » d’une chronologie serrée, mais recourt plutôt à des types de discours en vogue chez le public mondain, dont l’anecdote. Les « Relations de Canada » témoignent donc d’un changement considérable dans le contenu mais aussi dans le style des relations de voyage. Nous ne pouvons qu’émettre quelques hypothèses quant à ce changement d’orientation : vient-il d’une décision de Visé qui souhaite mettre davantage en avant le divertissement ? Est-ce une conséquence du désir de l’auteur des textes de susciter l’intérêt pour ses relations en fonction d’une logique commerciale ? Dans tous les cas, on paraît répondre à une ambition de « transforme[r] l’actualité en littérature[22] », en l’adaptant à un public intéressé par l’histoire curieuse, voire privée. Cette modulation particulière du genre anecdotique permet à l’éditeur du Mercure de capitaliser sur l’intérêt d’un public fasciné par l’exotisme, mais qui serait rebuté par une information de nature purement factuelle, telle que celle publiée par la Gazette de France.

Par ailleurs, la relation de voyage constitue elle-même une « curiosité » pour le lectorat du Mercure, séduit par le caractère inédit et original des informations rapportées, et respecte l’exigence de diversité qui se trouve au coeur de la production du périodique[23]. L’anecdote permet alors de dupliquer cette qualité essentielle à un ouvrage dont les souscriptions constituent l’une des conditions de publication. On ne peut en effet ignorer les enjeux commerciaux de l’anecdote curieuse : « [s]i la curiosité suscite la lecture, elle revêt dès lors une valeur commerciale essentielle[24]. » C’est donc le mode de fonctionnement même du périodique, inscrit dans une logique marchande, qui commande la réappropriation poétique qui est faite de l’anecdote dans la relation de voyage : le récit doit séduire le lectorat pour susciter son adhésion et il semblerait que l’anecdote contribue à remplir cette ambition.

L’incursion des procédés propres au loisir littéraire mondain dans la relation de voyage se donne d’abord à voir par les embrayeurs de discours, formules consacrées qui misent précisément sur la curiosité. Comme l’a bien montré Schuwey, la curiosité est le creuset de la production du discours du nouvelliste, autant que le « moteur premier de la lecture[25] » du périodique. D’une part, il s’agit pour l’auteur d’offrir un texte considéré comme curieux, singulier, extraordinaire ; d’autre part, c’est la curiosité même qui anime le lecteur pour ces récits au caractère exotique qui constitue un « préalable indispensable à un acte d’adhésion immédiat[26] ». L’auteur introduit ainsi souvent ses relations en insistant sur le caractère curieux des récits à l’aide d’embrayeurs narratifs mettant précisément en évidence cet aspect :

La relation de Quebec que je vous envoyai dans ma Lettre du mois de Janvier, ayant esté trouvée fort curieuse ; je vous en envoye encore une qui vient du même pays et de la même main[27].

Je vous envoyay il y a un an, une Relation de Canada, qui fut trouvée aussi curieuse, que divertissante, et attachante[28].

Or, si la curiosité du lecteur peut être suscitée par le contenu même des relations sur les entreprises militaires françaises au « Nouveau Monde », elle se trouve amplifiée dans les anecdotes par le caractère singulier et inédit qu’elles confèrent au récit. C’est non seulement le contenu relatif aux colonies qui intéresse le public, mais aussi et surtout la forme même dans laquelle ce contenu se donne à lire. L’auteur semble bien au fait de ce rôle de l’anecdote dans la relation de voyage, puisque c’est précisément cette nécessité de varier le récit en apportant un contrepoids au sérieux de la description des entreprises militaires qu’il donne à voir dans le passage suivant :

Mettons fin à cette Lettre qui n’est déja que trop longue par une petite avanture que vous trouverez assez plaisante, quoyque tirée d’un sujet fort serieux ; voicy le fait en deux mots. La femme d’un Sauvage Chrestien estant morte, son mary est venu avertir le Bedeau de l’Eglise de Montreal de faire une fosse pour elle ; on a sonné pour la personne morte, et lorsqu’on a esté prest d’enlever le corps pour le mettre en terre, le Sauvage a demandé du temps alleguant pour ses raisons que sa femme respiroit encore ; que du reste il avoit esté bien aise de faire preparer toutes choses de son vivant, et sonner les cloches pour ne la point faire attendre lorsqu’elle seroit decedée tout de bon, voulant luy faire connoistre en cela la bonne volonté qu’il avoit pour elle[29].

Insérée après une chronique nécrologique, l’histoire surprenante de cet homme voulant montrer sa considération à son épouse en se préparant à la mettre en terre alors qu’elle est toujours de ce monde suscite à coup sûr le sourire amusé du lecteur, qui se souvient sans nul doute des réflexions moralistes invitant à douter des sentiments réels de l’époux[30]. En outre, en employant l’expression à saveur d’oxymore « Sauvage Chrestien », l’auteur fait place à une réelle dichotomie dans la représentation de l’Autochtone. Comme l’illustre Olive P. Dickason, le mythe du « sauvage » prend racine dans la morale très chrétienne qui s’inscrit chez les Européens dès le Moyen Âge et qui entraîne une critique à partir de présupposés moraux façonnés par un point de vue eurocentrique[31]. S’expose alors cette opposition entre les peuples catholiques et les peuples autochtones sur le plan moral. Ici, le « Sauvage » converti tente d’honorer sa femme et de respecter les principes du catholicisme, mais d’une manière qui marque bien la forte prégnance des rites issus de sa propre culture. Toutefois, grâce au métissage des pratiques que donne à voir cet exemple, l’auteur fait de l’Autochtone un parent éloigné, sinon un double du Français, auquel il est réuni par le partage d’une culture commune dans un esprit d’imitation de l’autre, comme l’a montré Gilles Havard[32].

Les relations entre les Français établis au Canada et les peuples des Premières Nations seront d’ailleurs le sujet privilégié des anecdotes offertes par le Mercure, qui semble tirer profit du succès des ouvrages de Lahontan et de la figure d’Adario en mettant en évidence l’attrait pour le personnage de l’Autochtone[33]. C’est ce dont témoigne l’extrait suivant, où le récit est encore une fois présenté de manière à séduire un public conquis par le loisir lettré et qui rappelle le procédé dialogique utilisé par Lahontan :

Voicy un fait assez singulier au sujet d’un parti de Sauvages nos alliez. Deux Algonkins de la Mission de Lorette establis dans l’Isle de Montréal sous la conduite de Messieurs de S. Sulpice, attaquent deux Cavaliers du côté de la Nouvelle Angleterre, eux n’étant qu’à pied à leur ordinaire, et en prennent un. Voilà, Monsieur, comme vous voyez, ce qu’on peut appeller la petite guerre. Les Sauvages du Nord de l’Amerique, ainsi que les chasseurs vont à la poursuite des animaux, cherchent les hommes comme du gibier qui leur convient. L’Anglois pris, ils le lient et se mettent en devoir de l’amener, la compassion des deux Sauvages ne l’avoit fait lier que trés-legerement ; les deux Sauvages fatiguez s’arrestent en chemin pour prendre quelque repos, l’Anglois les croyant fort endormis et dans le premier sommeil qui d’ordinaire est le plus profond, se délie et court se saisir d’une hache qui appartenoit à ses vainqueurs, mais non si adroitement que l’un des Algonkins ne s’en apperçust : celuy-cy frappé du dessein du Prisonnier commun, éveille son camarade : alors le pauvre Anglois se voyant découvert, met son salut dans la fuite ; la circonstance du temps luy estoit favorable, à cause de la nuit : cependant les deux Sauvages le suivent à la blancheur de sa chemise, car il estoit nud, et ne pouvant l’ateindre de près, ils l’attraperent de loin, en luy laschant un grand coup de fusil qui arresta tout court le prisonnier fuyart[34].

D’abord, l’annonce d’un « fait assez singulier » instaure un horizon d’attente marqué au coin de l’histoire curieuse ou de l’aventure extraordinaire et mise sur la connaissance qu’a le lecteur du genre, le Mercure lui proposant, mois après mois, un grand nombre de ces anecdotes curieuses, notamment dans les domaines de la science et de la galanterie. Ensuite, la reprise de l’expression figée « les Sauvages nos alliés » contribue à affirmer une complicité entre auteur et lecteur qui est nécessaire à l’appréciation du sel de l’anecdote, mais permet aussi d’insister sur la relation entre Autochtones et Français. Le lecteur devient alors partie prenante de ce rapport complice auquel donne accès le récit de ce fait curieux[35]. Ici, le récit anecdotique engendre l’adhésion du lecteur afin de mieux faire voir le ridicule de l’Anglais : la comparaison utilisée par l’auteur qui fait des Anglais « du gibier qui convient aux Sauvages » fait écho aux formules à la mode consacrées par les contes et fables au 17e siècle, et qui sont également, rappelons-le, très prisés par les lecteurs du Mercure[36]. Aussi la même expression revient-elle lorsqu’il est question de l’arrivée de Palatins au « Nouveau Monde » :

Des Lettres que l’on a reçûës de la même Colonie, nous ont encore appris que cinq cents familles du Palatinat ont passé d’Europe en Amerique, et sont venus habiter le Pays des Aniez, une des cinq Nations Iroquoises fort amie des Anglois. Ce sont ces Palatins si souvent repetez dans les nouvelles publiques, passez avec tant de frais en Hollande, puis en Angleterre, et delà dans les Colonies Angloises de l’Amerique septentrionale. Voilà du gibier pour les Sauvages, et il y a lieu de croire, Monsieur, que s’il y a guerre entre les Iroquois nos alliez, et ceux qui peuvent estre gagnez par les Anglois, ces bonnes gens, qui ont fait tant de chemin, courront grand risque de se repentir bien des fois, et de dire en eux-mesmes, que sommes-nous venus faire dans cette Galere[37].

Dans ce passage, les références à la culture mondaine et galante se multiplient, comme en témoigne la chute, qui est tirée des Fourberies de Scapin de Molière[38]. Ce procédé n’est pas nouveau et, comme l’a bien montré Cécile Lignereux[39], il était déjà utilisé par Madame de Sévigné, notamment dans une lettre du 25 mars 1689 à propos de l’enlèvement de Mademoiselle de Vaubrun, où l’épistolière conclut une anecdote sur une citation tirée de L’école des femmes[40]. En revanche, si, chez la marquise de Sévigné, la citation sous forme de pointe lui permet de conférer une fonction morale à l’anecdote, ici, la chute sert plutôt à mettre en évidence une visée divertissante et à renforcer l’adhésion du lecteur, tout en insistant sur la complicité instaurée entre Français et Autochtones au détriment de l’Anglais.

Comme les exemples précédents permettent de le constater, les « Relations » du Mercure misent surtout sur la « petite histoire », celle des rencontres privées, des aventures surprenantes et des conflits entre membres des deux clans, au détriment de la « grande », bien qu’elles reprennent à leur compte les procédés rhétoriques qui avaient déjà cours au siècle précédent et qui faisaient s’entremêler le plaire et l’instruire. Toutefois, c’est précisément la nature de ces procédés, selon lesquels on remanie la présentation des événements, qui se trouve adaptée au public du Mercure dans les « Relations de Canada » : alors que la grande histoire suppose de mettre à profit l’exemplum virtutis en faisant l’éloge des héros de l’empire français, la petite histoire du temps présent que donne à lire le Mercure mise plutôt sur une adaptation mondaine et galante du genre, qui implique de s’attarder surtout aux anecdotes curieuses et aux faits surprenants, en rétrécissant la lorgnette pour mieux faire voir les détails d’un événement perçu à échelle humaine. De fait, le « programme galant [du Mercure], la diversité de ses contenus et l’étendue de sa diffusion lui permettaient … d’atteindre un public que l’histoire habituelle ne touchait pas et de varier les formes et les genres de la narration[41] ». En ce sens, le traitement de l’anecdote dans les « Relations de Canada » permet de distinguer le périodique de ses concurrents : par sa forme et son contenu, le Mercure propose un style nouveau[42]. D’un côté, la Gazette de France, organe officiel de la monarchie, répond au besoin continu d’informer la population par l’intermédiaire de brèves nouvelles concernant les différentes cours de l’Europe en fournissant une information brute[43]. Ce périodique est limité à quelques pages seulement. De l’autre côté, le Journal des sçavans donne « toutes informations utiles aux hommes de sciences et aux gens de lettres[44] » dans un format plus ou moins hebdomadaire d’une soixante de pages. Pour sa part, en instaurant une fiction épistolaire, le Mercure rapporte des nouvelles de la cour, en passant par les mondanités et les critiques d’ouvrages récemment parus, sujets divers propres à plaire à un public galant. Son but est de « “dire ce qui est advenu”, “ce qui s’est passé de plus remarquable”, durant une période de temps limitée (donc dans un passé récent), grâce à une publication périodique[45] ». Ses quelques 300 pages (pour certains numéros) permettent la diffusion d’un contenu beaucoup plus étendu et varié que les brèves nouvelles du monde qui sont présentées dans la Gazette et offre des articles de vulgarisation, au contraire du Journal des sçavans, en misant sur l’expérience inédite et particulière qui constitue le coeur de l’anecdote.

Ce procédé n’est sans doute pas étranger au mode de production du recueil périodique que définit Maxime Martignon et qui met à profit différents réseaux d’informations, allant de l’échange privé à la correspondance rémunérée[46]. S’il est impossible, dans l’état actuel de nos recherches, d’identifier avec certitude l’auteur de ces relations, l’hypothèse selon laquelle la rédaction et la circulation des textes s’inscrivent dans une logique commerciale peut être avancée. Plusieurs de ces relations se présentent comme des textes de commande et témoignent donc d’une ambition commerciale qui vient s’ajouter à l’intérêt politique et historique des récits. Les informations transmises doivent, dans ce contexte, apparaître suffisamment « curieuses » pour susciter l’intérêt du médiateur (Cabart de Villermont, l’abbé Bernou ou un autre[47]) puis celui de Donneau de Visé afin d’être acceptées pour publication. Il ne suffit donc pas que le texte soit inédit (ce n’est pas même une condition essentielle, comme l’a montré Martignon), mais il faut qu’il soit adapté au goût des lecteurs du Mercure. À ce propos, nous retrouvons dans la série canadienne (C11A) du fonds des archives du secrétariat d’État à la Marine (correspondances des colonies) des relations similaires aux « Relations du Canada » qui paraissent dans le Mercure galant. Nous savons que le gouverneur de Frontenac et l’intendant Champigny ont envoyé des relations de ce qui s’est passé au Canada aux autorités françaises jusqu’en 1698[48]. Les relations retrouvées dans C11A se terminent aussi à cette date. L’une d’entre elles est attribuée au secrétaire de Frontenac, Charles de Monseignat[49], et est publiée par le Mercure en 1691[50]. On peut constater de nombreuses similitudes de nature stylistique et lexicale entre les relations dites officielles de ce fonds et celles que l’on retrouve dans le Mercure galant. Bien que nos hypothèses n’aient pu être confirmées jusqu’à maintenant, nous croyons qu’il est possible d’établir un rapport entre l’auteur des relations disponibles dans la série C11A et celui des « Relations de Canada ». Dans tous les cas, nous pouvons croire que la logique marchande dans laquelle s’inscrivent ces relations influe elle aussi sur l’information même que les textes véhiculent, puisqu’elles acquièrent ainsi une valeur commerciale qui suppose de séduire un certain type de clientèle intéressé à connaître les détails de l’actualité coloniale, ce qui rejoint le constat déjà établi par Christophe Schuwey[51].

L’anecdote et la propagande politique

Les anecdotes telles qu’elles apparaissent dans les « Relations de Canada » participent d’une ambition politique visant à faire l’éloge des entreprises louis-quatorziennes en Nouvelle-France. En ce sens, les relations de voyage du Mercure galant semblent adopter une posture différente de celle dégagée par François-Dominic Laramée dans son étude de la presse périodique française à travers les numéros de la Gazette, du Mercure de France et du Journal des sçavans parus entre 1740 et 1761 : « En transmettant au public lecteur l’image négative d’un Canada froid et inhospitalier, écrit-il, les médias imprimés auraient contribué à décourager les ambitions coloniales[52] ». Aussi ajoute-t-il que cela « renforçait l’image de l’Amérique coloniale comme champ de bataille[53] ». Au milieu du 18e siècle, l’imaginaire suscité par les Amériques et sa mise en récit semblent ainsi plutôt décourager les entreprises françaises au Canada. À l’approche de la guerre de Sept Ans, nous entrons dans une période de questionnement au sujet de l’empire français, qui souhaite la protection du Canada non pas pour son potentiel économique ou colonial mais plutôt pour sécuriser le corridor commercial entre la métropole et les îles sucrières[54]. Ces dernières correspondent davantage au marché lucratif promis. Le « Canada froid et inhospitalier » de Laramée fait également écho aux écrits de Voltaire qui, à la même époque, argue que la colonie ne remplit pas les promesses qu’a faites à son sujet la monarchie. En outre, on note un fort désintérêt de la part de la France dans la Gazette officielle et dans les nouvelles qui émanent de ce royaume. Le discours qui circule sur les colonies nord-américaines à l’aube de la guerre de Sept Ans passe davantage par la Grande-Bretagne et ses colonies en Amérique du Nord que par la France[55]. Un demi-siècle plus tôt, au contraire, les « Relations de Canada » paraissent encourager les entreprises militaires et coloniales en Nouvelle-France, bien qu’elles ne fassent pas l’impasse sur les conflits avec certains peuples autochtones. Tout se passe comme si, au cours de la période de publication des « Relations de Canada » (ou même des relations des Jésuites), on cherchait à mettre en avant l’utopie d’un territoire à coloniser (plusieurs commentaires sont formulés sur le climat, le vaste territoire, etc.) et l’image d’une nation en construction face à un ennemi (l’Anglais). Le « Sauvage » qui joue à la fois le rôle d’homme naturel non corrompu et de fidèle à convertir offre alors une option intéressante pour consolider la gloire de l’empire français.

Ainsi, bien que l’historiographie ait davantage mis en évidence la construction du nationalisme français en opposition à l’Autre (l’Anglais) lors de la guerre de Sept Ans, on voit poindre dès le tournant du 18e siècle des éléments propres à façonner le patriotisme français, notamment durant la guerre de Succession d’Espagne (1701-1713). Comme le mentionne Edmond Dziembowski, la relation tendue entre les deux pays prend racine dès la guerre de Cent Ans et s’accentue au XVIIIe siècle où le rapport entre nationalisme et anglophobie est marqué chez les Français : « L’histoire de l’anglophobie peut en fait se lire en filigrane de celle, nettement plus tonitruante, des luttes livrées par les deux États pour la suprématie en Europe[56] ». L’image de « l’autre » se construit en opposition avec celle du « Sauvage », mais aussi avec celle du « Canadien[57] ». L’anecdote ne sert alors pas ici à proposer un modèle moral exemplaire, mais plutôt à justifier une entreprise politique. Il s’agit, en effet, de faire valoir non seulement la légitimité des interventions françaises au « Nouveau Monde », mais aussi et surtout de montrer la supériorité des troupes françaises sur les factions anglaises. Lors de la publication des « Relations de Canada », la guerre de Succession d’Espagne fait rage et les deux belligérants, la France et la Grande-Bretagne, s’opposent en raison d’un réseau d’alliances multiples en Europe, mais aussi sur le continent nord-américain. Les tensions entre les deux pays sont de plus en plus marquées dès les années 1680 en Amérique du Nord, les enjeux se déroulant principalement sur deux terrains, soit l’Acadie et la baie d’Hudson[58]. Le déclenchement des hostilités en 1701 ne fait qu’accroître les tensions déjà présentes dans les colonies. Toutefois, sur le théâtre américain, la guerre s’opère à la manière amérindienne par la mise en place de raids. De nombreux épisodes de « petite guerre[59] » et de « guerres de partis » sont d’ailleurs narrés dans les « Relations de Canada ». Comme le rappellent les historiens Gilles Havard et Cécile Vidal, « “[c]ette petite guerre”, souvent cruelle, sème la terreur sur les frontières, selon un scénario immuable qui voit les Franco-Canadiens et leurs alliés indiens surprendre en plein hiver, après de longues marches en raquettes, les villages isolés de la Nouvelle-Angleterre. De nombreux colons britanniques sont tués et d’autres capturés[60] ». Les relations de voyage envoyées à partir de la Nouvelle-France dès les premières années du conflit participeront ainsi à la construction d’un récit historique dans lequel les Français auront le meilleur rôle. En retour, les représentations de la figure de l’Anglais dans ce corpus s’inscriront également dans ce contexte politique particulier, en faisant valoir la supériorité française sur la Grande-Bretagne. C’est d’ailleurs ce que met en évidence ce passage tiré de la relation datée du 13 novembre 1707 :

Il ne seroit pas facile Mr, de vous expliquer jusqu’à quel point nos Sauvages alliez, ont porté la terreur le long des côtes de la Mer de la nouvelle Angleterre. Un de ces Sauvages a assuré à une personne de ma connoissance, avoir été treize jours entiers, caché derriere des pieux de Jardin, c’est bien près de l’habitant, sans avoir vû un seul Anglois sortir dehors. Les Anglois n’ont osé cette année cueillir, ny lin ny chanvre qu’avec de tres-grandes precautions ; ils n’ont hazardé de sortir que la nuit, encore a-t-il fallu des Escortes ; pendant que nos Sauvages, Hurons, Algonkins, Abnakis, etc. s’accommodoient et faisoient grand-chere des boeufs, moutons, chèvres, poules, coqs d’indes de Mrs les Anglois[61].

Ici, bien que les personnages principaux de l’anecdote soient les membres des communautés autochtones, la connivence entre les Français et « nos Sauvages alliés », sur laquelle insiste l’auteur, fait encore une fois de ces derniers une sorte de duplicata exotique des soldats français. Notons d’ailleurs que l’alliance entre les Européens et les Autochtones est au coeur des enjeux militaires sur le continent nord-américain. Non seulement ces derniers ont une connaissance fine du territoire, mais ils recourent à des techniques militaires diverses (petite guerre, raid, etc.) qui favorisent la victoire lors d’un combat. En revanche, il est important de rappeler que l’Autochtone est craint par les Européens, autant Anglais que Français. Dans la définition même du « Sauvage » tel que façonnée par la vision eurocentrique, l’Autochtone est vu comme un être « nu, chasseur, nomade, païen, polygame, superstitieux, oisif, insubordonné, sans État, licencieux, instable maritalement, gourmand et festif[62] ». Il s’oppose par le fait même à l’image de l’homme civilisé telle qu’envisagée par les contemporains européens. Mais dans le cas de l’anecdote, la peur du « Sauvage » se trouve oblitérée au profit d’une connivence entre Autochtones et Français qui permet de mieux dénigrer la figure britannique, dans un genre particulièrement propre à fournir des caractères moraux fortement stéréotypés, tels que celui du « lâche », ici exemplifié par l’Anglais. Ce procédé semble d’ailleurs pouvoir être rapproché d’une pratique du recyclage à laquelle s’adonne Donneau de Visé lorsqu’il récupère diverses historiettes galantes pour les présenter sous forme d’anecdotes morales, selon un procédé analysé par Christophe Schuwey[63]. Mais cette fois-ci, tout se passe comme si les fonctions thématiques et morales investies par l’anecdote, identifiées par Mirella Witek comme étant prépondérantes dans les récits de voyage, se trouvaient délaissées au profit d’une réappropriation politique du genre[64]. Aussi l’insistance de l’auteur à représenter l’Anglais comme un parangon de couardise vient-elle étayer cette visée politique accordée à l’anecdote, comme en témoigne encore la relation de 1707 :

Deux Anglois sortent pour faucher du chanvre, (je dis faucher, car c’étoit pour avoir plûtost fait, et n’estre pas long-tems exposez) ayant chacun un fusil passé en Bandolliere, et pendu au cou, et les yeux tournez du côté du bois, mais avec une telle attention que pour n’être point obligez de tourner la tête, et risquer d’estre pris par derriere, ils s’en retournoient à reculons chez eux, et avec cela, il faut remarquer qu’ils ne fauchoient point le bout de la piece de chanvre du côté du bois ; les pauvres Anglois marchans comme des Ecrevisses et approchant de leur Bourg se croyoient hors d’affaire, lorsque douze de nos Sauvages qui étoient là ventre à terre à l’autre bout de la piece de chanvre, se levent tout-à-coup, courent sur les deux faucheurs et leurs levent la chevelure à la vûë du Bourg, et regagnent le bois avant que le Tocsin eut assemblé un gros de Cavalerie pour leur courir sus[65].

Dans cet extrait, encore une fois, c’est la lâcheté des Anglais qui est ridiculisée, par l’entremise d’un portrait qui les représente marchant à rebours comme des écrevisses et bâclant le travail des champs de peur d’être surpris par un parti d’Autochtones. Ce procédé permet de répondre à deux attentes du public mondain : tantôt, montrer la supériorité française en mettant en évidence le succès diplomatique que donne à voir l’alliance avec les communautés autochtones et la représentation du « Canadien » comme nouveau héros de la patrie ; tantôt, fournir un fait curieux venant appuyer la propagande louis-quatorzienne qui vise à dévaloriser l’Empire britannique dans le contexte de la guerre de Succession d’Espagne. En ce sens, c’est à la fois l’habileté politique française et le courage des Français en terre coloniale, par opposition aux militaires britanniques, qui sont au coeur du récit. Il s’agit donc essentiellement de faire connaître au public parisien et français cette habileté diplomatique pour mieux encenser les entreprises coloniales et légitimer les décisions du monarque à cet égard, comme le montre encore cet épisode, rapporté après le récit de la mort de Mgr de Laval en 1708 :

J’oubliois de vous marquer une circonstance arrivée à un de ces Iroquois à pied (car ils ne vont jamais autrement) qui attaquerent les Cavaliers Anglois, c’est que ce Sauvage ayant lasché un coup de fusil sur l’un de ces Mrs, et le voyant sur le careau, blessé à mort, il court dessus la hache à la main et se met en devoir de luy lever la chevelure ; l’Anglois à cet appareil du Sauvage, ramasse le reste de force qu’il a, prend son fusil qui estoit à costé de luy tout bandé, et en casse la teste à l’Iroquois, l’Anglois expira un moment aprés[66].

L’anecdote, en mettant en scène les cavaliers anglais qui subissent les foudres des Autochtones, rend manifestes la défaite et l’humiliation du personnage britannique. Survenant après la célébration d’un personnage important de la colonie à l’occasion de sa mort, cette anecdote paraît répondre à une ambition similaire (celle de montrer la supériorité française sur la Grande-Bretagne), mais en adoptant une perspective rapprochée : à l’éloge funèbre conventionnel correspondant à une historiographie traditionnelle répond l’anecdote curieuse rapportant un petit fait divers suscitant le sourire amusé du lecteur, qui se moque de l’Anglais. En outre, remarquons que, dans cet extrait, l’Autochtone est un Iroquois, ce qui complexifie le portrait habituel des membres de cette nation comme ennemis des Français, puisqu’il devient ici l’instrument par lequel se manifeste l’échec de l’Anglais. Il est sans doute possible d’attribuer la mise en évidence de cette alliance avec les Iroquois, pour le moins surprenante, à une ambition politique visant à faire valoir l’habileté diplomatique des troupes françaises en Amérique et dont témoignent les ententes établies même avec les nations les plus réticentes.

Par ailleurs, le récit des événements liés à la société de cour en terres européennes est également mis à profit dans une entreprise encomiastique qui permet de montrer la supériorité française. Christophe Schuwey a bien mis en évidence le procédé narratif visant à établir des parallèles entre le texte et l’univers du lecteur pour mieux en faire voir l’actualité[67]. C’est précisément le cas dans le passage suivant, où l’auteur rapporte le retour à New York d’une délégation britannique ayant présenté trois Autochtones à la cour d’Angleterre :

Au mois d’Aoust quelques Sauvages des nôtres venant de la ville d’Orange en New-York nous ont appris qu’une flotte de la vieille Angleterre avoit paru sur les costes de cette contrée, et y amenoit un nouveau Gouverneur : c’est si je ne me trompe, le Colonel Hunter, qui a esté choisi par la Princesse Anne pour succeder à Mylord Lovelace mort Gouverneur de la Nouvelle York. Les mesmes Sauvages ont rapporté que Peter Schuiler, vulgairement Pitre Schulle, Major d’Orange étoit arrivé avec ces Sauvages que les Gazettes de Roterdam nous marquent avoir esté traitez de Rois à Londres, et ce ne sont que trois miserables Iroquois de la Nation des Aniez que le pauvre Pitre Schulle avoit traisné avec luy, pour jetter de la poudre aux yeux et presenter du brillant à la Cour d’Angleterre par une ambassade de trois gueux venus de loin[68].

Loin de susciter l’envie ou l’étonnement, la présentation de ces Iroquois à la cour britannique entraîne la critique et les sarcasmes de l’auteur, qui considère qu’il ne s’agit là que d’un procédé servant à éblouir. Au surplus, on minimise le rôle qu’a joué Peter Schuyler dans les relations avec les Autochtones chez les Britanniques[69]. Ce personnage revient, en effet, à de nombreuses reprises dans les « Relations de Canada » pour mettre à l’avant-scène les tentatives d’alliances entre les peuples autochtones et les colons britanniques[70]. Les nouvelles à ce sujet montrent les négociations vaines de Peter Schuyler — que l’on dit toujours « vulgairement appelé Pitre Schulle » — avec les Abénaquis alliés aux Français[71]. En effet, dans les différentes relations où Schuyler intervient, les Autochtones semblent vouloir privilégier leurs alliances avec les Français au détriment du négociateur. On met alors en évidence l’influence prédominante d’Onontio (le gouverneur français) dans ces négociations, mais également la préférence que les Autochtones accordent aux Français — le gouverneur étant considéré comme un père — au détriment des Anglais — plutôt conçus comme des frères[72]. Au surplus, la Grande Paix de Montréal de 1701 consolide l’image de conciliateurs investie par les Français auprès des peuples des Premières Nations. De même, l’auteur de la relation affirme que les Français souhaitent voir les « tribus » autochtones adopter une certaine neutralité, alors que les Britanniques y vont de « sollicitations importunes et très artificieuses » de la part de Peter Schuyler pour les inciter à se joindre à eux. Encore une fois, l’anecdote présente ces épisodes de manière avantageuse pour les Français, dépeints comme d’habiles négociateurs et protecteurs des peuples des Premières Nations qui sont dans leurs bonnes grâces. Mentionnons également que ces quelques anecdotes donnent à voir les procédés utilisés par les Français et les Britanniques pour former les réseaux d’alliances avec les Premières Nations, ce qui rend compte de l’importance que les Européens accordent à ces dernières dans les différents conflits armés qui se déroulent sur le territoire américain. L’histoire prouvera à plusieurs reprises que le rôle des Amérindiens dans l’issue d’un combat est considérable pour l’une ou l’autre des deux nations (entre autres, dans les conflits qui amorcent la guerre de Sept Ans en Amérique, dont la bataille de la Mal-Engueulée[73]). Dans ce contexte, l’anecdote curieuse et le portrait de Peter Schuyler qu’elle véhicule, lequel devient en quelque sorte un personnage ciblé, sont mis au service de la glorification du pouvoir royal, dans une perspective propagandiste. La pointe lancée à Peter Schuyler et à sa délégation de « gueux » est d’autant plus piquante que la manière dont est rapporté le voyage de deux Autochtones en France offre un contrepoids évident dans la relation datée du 24 octobre 1706 :

Mr de Breslay, zelé Missionaire de S. Sulpice, passe aussi en France. Il est Député de la part de la Nation Algonkine, et en particulier des Nipissing, auprès de Kitchi okima Mittigouch, c’est-à-dire, 1e grand chef des François, pour passer le grand Lac avec luy. Deux Sauvages Nipissiniriens, doivent l’accompagner, et porter les presens. Si vous estes à Versailles dans le temps de l’Ambassade Canadienne, vous verrez entre ces presens, un magnifique colier de Porcelaine. De vous marquer icy ce que c’est que ces Coliers de Sauvages, c’est ce que je ne puis faire ; tout le monde dit que l’on va mettre à la voile, le porteur attend, et le Canot retourne au Vaisseau pour la derniere fois[74].

Au faux brillant associé aux gueux présentés à la cour britannique, l’auteur oppose le magnifique collier de wampum apporté par les alliés népissingues et qui est digne de la cour de Versailles. Ces derniers exemples nous permettent de conclure que si l’anecdote dans les « Relations de Canada » répond d’abord à la poétique du recueil périodique, qui mise sur la diversité en inscrivant le corpus dans l’esthétique du loisir de société, elle témoigne aussi d’une réappropriation politique du genre, en infléchissant le traitement de l’information qui y est donnée à lire.

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Alors que l’anecdote fait traditionnellement l’objet d’une instrumentalisation documentaire et morale, on a plutôt affaire, dans les « Relations de Canada » du Mercure galant, à une instrumentalisation politique et mondaine. L’anecdote passe ici du statut d’exemplum à celui d’hapax, en vertu d’un déplacement de nature poétique venant appuyer une visée politique. Dépassant le contenu référentiel, l’anecdote a surtout pour fonction première de susciter la curiosité du lecteur, ambition qui est au coeur même de l’entreprise éditoriale du Mercure. Ce faisant, elle vient modifier la nature même de la relation de voyage en tant que genre, le discours narratif étant constamment interrompu par les faits divers insérés par l’auteur, comme le souligne Réal Ouellet : « Alors que les unités thématiques veulent assurer à l’Histoire une plate-forme solide, le vu et le vécu d’un individu remettent en cause les Archives ou tout au moins l’histoire constituée (“on a prétendu que”). L’anecdotique vient récrire l’événementiel historique et cautionner, par sa seule présence, le savoir nouveau[75] ». En ce sens, l’anecdote recèle aussi une fonction légitimante. En même temps, l’insertion d’anecdotes permet de s’attarder sur un type de contenu qui semble délaissé dans les relations de voyage publiées dans la décennie précédente par le Mercure, celui qui permet de mettre en scène des personnages à hauteur d’homme, fortement stéréotypés, qui donnent l’impression au lecteur d’avoir une connaissance de l’intérieur, voire un accès privilégié à l’aventure coloniale. Alors que l’historiographie traditionnelle suppose que l’on conserve ce qui est digne de mémoire, l’« historiographie immédiate[76] » que propose l’anecdote relève plutôt d’une poétique de l’éphémère, qui se compare à celle qui prévaut dans la publication des pièces fugitives[77]. L’anecdote permet ainsi une incursion dans les événements futiles mais inédits qui marquent le quotidien en Amérique tout en maintenant la nécessaire distance, fournie par l’exotisme, et qui permet précisément au plaisir de la lecture de s’actualiser pour ce voyageur qui demeure bien confortablement installé dans son fauteuil[78]. Elle témoigne ainsi d’une réappropriation politique et historique des procédés discursifs à la mode, en servant à soutenir le projet politique en Nouvelle-France. En mettant en évidence l’habileté diplomatique des Français en sol canadien et le rapport de connivence établi avec les Autochtones, les « Relations de Canada » offrent l’occasion d’affirmer la complicité avec le lecteur que le périodique s’efforce d’instaurer. En somme, ces anecdotes se présentent comme autant de vignettes narratives, répondant à la curiosité du lecteur, en servant à la fois la logique commerciale qui préside à la publication du Mercure galant et une ambition politique visant à dénigrer l’ennemi par le biais d’une figure fortement romanesque, proche du personnage de comédie : l’Anglais couard, lâche et stupide, métonymie de la Grande-Bretagne elle-même. Au final, c’est un accès tout à fait inédit aux représentations de la Nouvelle-France véhiculées au tournant du 18e siècle qu’offrent les relations du Mercure galant. Au carrefour des discours historique, politique et littéraire, celles-ci permettent de mieux saisir l’intérêt du public de l’époque pour les entreprises coloniales, mais surtout de revoir nos conceptions sur la manière dont sont transmises et appréhendées les informations sur le « Nouveau Monde ».