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« Les Canadiens sont naturellement grands, bien faits, d’un tempérament vigoureux …, se piquent de bravoure, sont extrêmement sensibles aux mépris et aux moindres punitions ; ils sont intéressés et vindicatifs », explique au roi l’intendant de la Nouvelle-France Gilles Hocquart en 1737. Sur le continent comme aux Antilles, les colons français ou britanniques installés en Amérique sont souvent décrits par leurs administrateurs comme turbulents et indociles. Cet essentialisme sert bien sûr d’hyperbole dans la rhétorique administrative pour justifier les difficultés à faire régner l’ordre exigé par le pouvoir royal métropolitain. S’il est exagéré de parler de « colons contre l’Empire », ce titre attire bien l’attention sur un phénomène bien réel : les contestations des colons dans l’Amérique franco-anglaise des 17e et 18e siècles.
Cet ouvrage dirigé par Éric Roulet s’empare d’une partie du sujet d’histoire moderne programmé en 2019 et 2020 aux deux concours de recrutement des enseignants du secondaire en France : l’agrégation et le Capes. Très stimulant, il questionnait État, pouvoirs et contestations dans les monarchies française et britannique et leurs colonies américaines vers 1640-vers 1780. Renouvelé tous les deux ans, le sujet de concours donne toujours lieu à de nombreuses publications destinées d’abord aux étudiants qui les préparent, mais aussi aux enseignants qui les guident et aux chercheurs qui s’y intéressent.
Paru en 2019, ce recueil d’articles s’explique par ce contexte académique. Il le dépasse cependant en traitant le sujet comme une invitation à une histoire politique atlantique. Les douze articles publiés dans ce recueil sont autant d’ouvertures dans cette perspective ; une histoire si complexe à mettre en oeuvre avec ses échelles se démultipliant du local au global, et ses niveaux de compréhension se déployant de l’impérial à l’individuel.
Dans cette optique, Roulet développe une histoire croisée étudiant deux gouverneurs séditieux des Antilles françaises et anglaises du 17e siècle : Poincy et Hawley (p. 17-42). Anne-Claire Faucquez et Steven Sarson proposent chacun une démarche plus connectée, interrogeant les liens étroits entre les contextes coloniaux et métropolitains. Les révoltes coloniales de New-York et du Chesapeake apparaissent alors entremêlées aux révolutions anglaises du 17e siècle (p. 43-64 et 199-222). Pascal Dupuy montre l’utilisation des thèmes de la révolution américaine par les partis réformateurs en Grande-Bretagne (p. 255-274), quand Françoise Le Jeune explique à l’inverse la réaction de rejet des Canadiens français (p. 223-254). Les deux rives de l’Atlantique apparaissent donc fortement interconnectées et les contestations des colons s’avèrent souvent liées à un contexte transatlantique.
Bien sûr, ces dernières doivent se comprendre dans le contexte colonial. Silvia Marzagalli développe le thème de la remise en question permanente et centrale de l’exclusif colonial, ce monopole commercial imposé avec plus ou moins d’exceptions par toutes les métropoles pour se réserver les bénéfices du commerce atlantique (p. 115-136). Élodie Peyrol-Kleiber évoque le cas particulier, répandu dans toutes les colonies, du statut des engagés (p. 137-148). Ces hommes asservis par contrat dans l’espoir d’obtenir après une durée limitée de service une vie meilleure participent souvent aux révoltes coloniales. Dans les colonies britanniques, les droits politiques des colons entrent aussi en jeux, qu’il s’agisse du pouvoir législatif étudié par Bertrand Van Ruymbeke (p. 149-168) ou de l’instauration du jury de common law dans les procès expliqué par David Gilles (p. 169-195). À une autre échelle, le contexte régional importe beaucoup. Philippe Hroděj le rappelle pour aborder les révoltes des débuts de la colonie française de Saint-Domingue (p. 65-90) et Soizic Croguennec pour comprendre le soulèvement des habitants de la Louisiane tiraillés en 1768 entre la France, la Grande-Bretagne et l’Espagne (p. 91-111).
Pris dans leur ensemble, ces articles exposent tout le potentiel d’une histoire atlantique des contestations politiques. Ils montrent aussi le déséquilibre des historiographies présentées par une bibliographie à la fin de chaque article. Étudiées pour l’empire espagnol et l’empire britannique, les contestations le sont trop peu pour l’empire français. Cette disparité transparaît dans l’ouvrage même qui ne propose que peu d’articles sur les colonies françaises. Elles apparaissent seules dans un article, celui de Hroděj, et avec les colonies britanniques dans deux articles comparatifs, ceux de Marzagalli et Roulet. Croguennec avec la Louisiane et Le Jeune avec le Canada évoquent quant à eux d’anciennes colonies françaises. Les sept autres articles portent uniquement sur l’Amérique britannique. Si la majorité du territoire colonial britannique est étudié, l’empire français est peu dessiné. Mis à part Saint-Domingue, les Antilles sont survolées et le Canada français est totalement oublié. Pourtant la quasi-totalité des autrices et auteurs sont français et s’adressent essentiellement à un public d’étudiants français.
Lire ces articles incite à poursuivre l’étude sur d’autres espaces et questionner un peu plus encore les notions d’empire, de colonie, de légitimité et d’autorité. Il invite à scruter un peu plus les contestations exprimées contre le pouvoir central pour mieux révéler la vie politique des grandes puissances coloniales de l’Europe moderne.