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Dans le prolongement de son étude publiée en 2011 sur les effets du petit âge glaciaire (sécheresses, temps froid) sur les politiques d’approvisionnement de l’Empire ottoman à la fin du 16e siècle, l’historien de l’environnement Sam White examine ici les répercussions de ces phénomènes climatiques (courants atmosphériques et marins, éruptions volcaniques, etc.) sur les tentatives européennes de colonisation en Amérique du Nord aux 16e et 17e siècles, mais également sur l’établissement des relations avec les populations autochtones présentes sur le continent.
Mobilisant un impressionnant corpus de sources (bien souvent utilisées pour la première fois) et d’études, White propose une oeuvre qui se veut accessible à un large public tout en conservant un appareil critique robuste et varié (les notes de fin de volume constituent un tiers de l’ouvrage). Au carrefour de l’histoire environnementale et de l’anthropologie, son livre entre dans la lignée des travaux des historiens Karen Kupperman (colonies de Jamestown et Roanoke) et Daniel K. Richter (période coloniale américaine) et de l’anthropologue Robbie Franklin Ethridge (contacts entre les Européens et la civilisation du Mississippi), tout en faisant appel aux plus récentes données scientifiques. White fait une recension des principaux travaux relatifs aux expéditions européennes en Amérique du Nord, tout en les inscrivant dans un cadre analytique commun : le climat et ses incidences sur les sociétés humaines. Cela lui permet d’affirmer que si les dérèglements occasionnés par le petit âge glaciaire ont certainement contrecarré plusieurs tentatives de colonisation en Amérique du Nord, ils ne les condamnaient pas à l’échec (p. 251).
En effet, comme le remarque White, la plupart des insuccès s’expliquent tant par une incapacité à s’adapter à un territoire et un climat différents que par une inaptitude à tirer des leçons des revers précédents (p. 253). Dès le premier chapitre, il démontre que les Européens ont eu beaucoup de mal à se défaire de leur conception du climat comme étant déterminé par la latitude, ce qui explique la surprise récurrente des Espagnols de ne pas découvrir en Amérique une Nouvelle-Andalousie (le fil rouge de tous leurs fiascos colonisateurs en Floride, en Caroline, en Virginie, au Nouveau-Mexique et en Californie). Néanmoins, cette difficulté est à remettre en perspective avec les perturbations du petit âge glaciaire qui complexifient tout effort de compréhension du climat (p. 10). Cela est aussi applicable à la recherche du passage du Nord-Ouest par les Anglais (chapitre 5), bien que cette expédition ait simplement pour objectif d’explorer le territoire. Ainsi, les exemples de Richard Hakluyt, de Samuel de Champlain et de Marc Lescarbot apparaissent comme des anomalies par la volonté de ces hommes de rassembler un maximum d’informations sur les précédentes excursions, quoiqu’elles ne soient pas toujours correctement interprétées par le premier (p. 104, 210), alors que la remise en question par les seconds de la conception du climat est à l’évidence rétrospective (p. 211-212).
White soutient que ces perturbations ont exacerbé les tensions avec les sociétés indigènes. En effet, face au double défi de s’ajuster à des phénomènes extrêmes (longues sécheresses et températures glaciales) et à l’arrivée des Européens, celles-ci se sont fréquemment retrouvées en conflit avec les envahisseurs pour l’obtention de ressources raréfiées (nourriture, matières combustibles et même les vêtements chauds), réduisant les possibilités de transferts de connaissances essentielles à l’adaptation au climat et amplifiant la méfiance mutuelle (p. 254). Les exemples se succèdent avec l’expédition d’Hernando de Soto en Floride (chapitre 2), les colonies de Roanoke dans une partie de la Virginie devenue la Caroline du Nord (chapitre 3), San Agustín en Floride (chapitre 4), Jamestown en Virginie (chapitres 6 et 10) et Popham dans le Maine (chapitre 7), ainsi qu’avec les périples de Francisco Vázquez de Coronado et Juan de Oñate au Nouveau-Mexique (chapitre 8) et même de Jacques Cartier et Jean-François de La Rocque de Roberval au Canada (chapitre 9). En définitive, sans rompre totalement avec l’opinion de ses prédécesseurs (qui n’avaient pas accès aux mêmes données scientifiques), White soutient que le petit âge glaciaire est au coeur des difficultés de voisinage entre indigènes et colons.
Les explorations auxquelles participe Samuel de Champlain avant 1610 (borne temporelle initiale de l’étude) paraissent dès lors inusitées, car les relations avec les peuples algonquins demeurèrent généralement cordiales, bien qu’elles soient plus tard à l’origine de l’antagonisme avec les nations iroquoises (p. 228). Ainsi un partage des ressources avec les Etchemins (Wolastoqiyik ou Malécites) permit de secourir les colons survivants de Sainte-Croix (à cheval entre le Maine et le Nouveau-Brunswick actuels) durant l’hiver 1604-1605 (p. 215-216), alors que les Montagnais (Innus) furent à leur tour préservés de la famine par les Français en 1608-1609 (p. 225). Ces exemples attestent les incroyables défis d’adaptation générés par les dérèglements climatiques.
Pour conclure, White démontre que des perturbations analogues en Europe ont contribué à la fin des guerres entre l’Espagne, l’Angleterre et la France, favorisant la colonisation de l’Amérique du Nord. De même, les désordres engendrés par les conditions climatiques extrêmes poussèrent les autorités à chercher des moyens d’évacuer des surplus de population « indésirables » (affamés, pauvres et vagabonds, voir p. 255). Alors que les Européens se trouvent au paroxysme du refroidissement occasionné par le petit âge glaciaire (avant le début du 19e siècle), cette nécessité (surtout pour l’Angleterre qui souffre alors d’une surpopulation) explique à l’évidence la ténacité des protagonistes dans leur tentative d’implantation coloniale, accompagnée fréquemment de conséquences désastreuses pour les indigènes et les colons qui en périrent, victimes d’un cruel manque de ressources et de préparation.
Selon White, grâce aux travaux récents en dendrochronologie, à l’étude des carottes glacières et à l’examen des traces de pollen dans les étendues d’eau, il est maintenant possible de corroborer certains récits contemporains, tout en évaluant l’origine des phénomènes (p. 20-22). Il nous encourage à décoder les événements antérieurs dans l’optique des variations climatiques et met en lumière le rôle des historiens en paléoclimatologie. En soi, cela confère à cet ouvrage une importante valeur historiographique, par la volonté d’inscrire l’ensemble des expériences d’exploration et de colonisation de l’Amérique du Nord dans une narration unique qui dépasse les frontières entre les empires coloniaux ou entre les peuples qui les composent. En liant son objet d’étude à un enjeu actuel, White nous rappelle que si l’historien a pour objectif d’interpréter des phénomènes anciens, il participe aussi à une entreprise pluridisciplinaire visant à réfléchir à l’adaptation de l’humanité dans le contexte des changements climatiques actuels (p. 256).