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Il est difficile de passer outre l’ampleur du réseau hydrographique québécois. Ces quelque 201 753 km² d’eau douce[1] (12 % du territoire) avec 130 000 cours d’eau et un million de lacs[2], avaient déjà été remarqués, en partie au moins, par les premiers Européens arrivés dans la vallée laurentienne. Samuel de Champlain décrit le Canada comme « beau en toute perfection, et qui a des scituations très commodes, tant sur les rivages du grand fleuve Sainct Laurent […] qu’ès autres rivières, lacs, estangs et ruisseaux, ayant une infinité de belles isles accompagnées de prairies[3] ». Charlevoix, en 1744, affirme que « c’est sans contredit le pays du monde où il y a le plus d’eau[4] ». De fait, le contact des Européens avec l’hydrographie canadienne a été immédiat, le Saint-Laurent constituant la porte d’entrée du territoire, force était de constater à quel point l’eau était présente sur ce territoire méconnu.

A-t-elle pour autant eu un impact sur ces colons ? Les Français ont-ils montré la volonté de s’adapter au système hydrographique canadien, ou se sont-ils efforcés de conserver leurs anciennes pratiques ? Quels ont été leurs discours, leurs perceptions, leurs gestions de l’eau ? Plus présente qu’en France, l’eau en devient-elle plus dangereuse ? Comment les Français se sont-ils approprié l’hydrographie de la vallée laurentienne ?

Méthodologie : les sources et leurs limites

Selon David Le Breton, il existe pour un même objet « une multitude de perceptions à son propos selon les angles d’approche, les attentes, les appartenances sociales et culturelles[5] ». Le constat peut s’appliquer au réseau hydrographique canadien à deux niveaux : d’une manière générale, il faut poser la question des différences de perceptions (et donc de gestion) de l’eau par les différents acteurs de la colonisation. Que représente-t-elle pour l’habitant qui s’installe le long du Saint-Laurent ou de ses affluents, le coureur des bois, l’administrateur à Québec ou Montréal, les ordres religieux qui s’établissent progressivement ou enfin, les marchands qui font commerce de fourrures auprès des Amérindiens ?

La première tentative d’évaluer le rôle du réseau hydrographique au sein de la société canadienne d’Ancien Régime, celle que nous présentons ici, a donné lieu à un mémoire de maîtrise[6]. La multiplicité des acteurs et des sources de la Nouvelle-France et la diversité des questions liées à l’eau, peu compatibles avec la faible ampleur d’un travail de deuxième cycle, nous avaient conduits à restreindre la problématique.

L’objectif était l’analyse des pratiques et des représentations de l’eau qui transparaissent dans les sources que Thomas Wien appelle la « Bibliothèque de la Nouvelle-France », des textes décrivant la colonie et publiés pendant ou après le Régime français, qu’ils y aient été initialement destinés ou non. La question des diversités de perception demeure au premier plan, même avec un corpus réduit, et nous pouvons nous demander si l’eau de la Nouvelle-France marque de la même manière Samuel de Champlain, explorateur chargé de fonder un établissement permanent au début du xviie siècle, et le voyageur suédois Pehr Kalm, lors de son court séjour en 1749 dans une Nouvelle-France relativement peuplée[7], avec trois pôles urbains constitués. L’eau canadienne est-elle perçue de la même manière par Pierre Boucher dans son Histoire véritable et naturelle[8] décrivant la colonie aux Français de métropole, que par Marie de l’Incarnation, cloîtrée dans son couvent à Québec ? Comment, dans ces sources, peut-on deviner le rapport à l’eau des acteurs de la colonie canadienne ?

Pour les mêmes raisons que celles qui nous ont amenés à ne nous intéresser qu’aux sources publiées, une seconde sélection s’est avérée nécessaire. Au sein de cette « Bibliothèque de la Nouvelle-France », il a fallu constituer un panel représentatif et d’une ampleur restreinte permettant l’analyse[9]. Ces restrictions étaient donc indispensables, mais également limitatives.

La première raison relève de la nature même de la source narrative qui constitue l’essentiel de notre corpus. Dans le traitement de ce type de source, il est indispensable de tenir compte du « contexte épistémique[10] », le schéma mental qui conditionne pratiques et perceptions à une époque donnée. Cette considération est primordiale pour dépasser le premier niveau de lecture et identifier les mots et expressions qui auraient pu paraître anodins à l’auteur, mais qui prennent tout leur sens à la lumière de notre problématique.

D’autre part, le recours à des sources publiées pose des problèmes significatifs d’inégalité de l’information y figurant, d’autant que, se rapprochant ici de la littérature de voyage, et destinées à un public européen, elles ne sont pas exemptes de choix narratifs ou descriptifs. Pour contenter des lecteurs avides de descriptions de la Nouvelle-France, les auteurs vont naturellement favoriser certains aspects plutôt que d’autres.

Le risque est donc grand de voir, à tort, dans les discours sur l›eau de la « Bibliothèque de la Nouvelle-France » une perception précise et exhaustive du réseau hydrographique canadien et de son utilisation. La diversité des ouvrages, que nous nous sommes efforcés de conserver en réduisant notre corpus pour le rendre exploitable, est un moyen de pallier partiellement à ce problème, mais, nous le montrerons à la fin de notre exposé, le recours à d’autres sources reste indispensable pour dépasser réellement ces limites. Toutefois, les sources publiées permettent, quand même, d’esquisser certains aspects des pratiques et perceptions liées à l’eau au Canada qu’on peut répartir en deux catégories. La première est l’utilisation du réseau hydrographique comme support du réseau de communication. La seconde est liée à la fréquentation quotidienne de l’eau en raison de la structuration de la colonie le long du Saint-Laurent et de ses affluents.

Les cours d’eau : des voies de communication

Une navigation indispensable et risquée

Les terres canadiennes couvertes de forêts impénétrables aux Européens ont rapidement poussé ces derniers à s’intéresser dès les premiers temps aux cours d’eau comme voies de circulation. Par la suite, l’installation européenne se structure le long du Saint-Laurent et de ses affluents, offrant un accès direct à l’eau. En outre, la rareté des chevaux[11] et le développement tardif des routes terrestres[12] font que la navigation reste le moyen de transport essentiel tout au long du Régime français.

Mais les Français doivent adapter leurs pratiques, en adoptant les canots dont la légèreté et le faible tirant d’eau permettent de naviguer sur des portions de cours d’eau inaccessibles aux bateaux européens. Au point que quand Pehr Kalm visite la colonie en 1749, il remarque que « devant chaque maison, il y a, retenu à la grève, un petit canot propre, bien construit, et de forme élégante[13] ». Aussi courante soit-elle, la navigation sur les cours d’eau canadiens n’est toutefois pas exempte de risque. Nous nous contenterons de les énumérer[14], pour nous intéresser plutôt à leurs conséquences.

Ils sont de deux sortes : les risques naturels comprennent essentiellement les rapides, et les conditions météorologiques et climatiques : eaux grossies par les précipitations ou la fonte des neiges, ou charriant des blocs de glace. Quant aux risques anthropiques, ils regroupent les Iroquois au xviie siècle, qui utilisent les cours d’eau pour accéder à la colonie et comme lieux d’attaque privilégiés, et, tout au long de la période, les Anglais qui pénètrent le territoire par le Saint-Laurent, parfois avec un succès mitigé : à deux reprises au moins, en 1690 et 1711, la difficulté de naviguer sur le fleuve contribue à l’échec des expéditions[15].

L’évolution des pratiques et des discours face au risque

Établissant un dialogue avec le réseau hydrographique, s’adaptant et le modifiant à la fois, les colons sont loin d’en subir passivement les risques. On trouve plusieurs mentions de renonciation à un voyage jugé trop dangereux en raison de la saison encore peu propice ou des Iroquois. C’est par exemple le cas lorsque le gouverneur de la Nouvelle-France et les jésuites renoncent en 1653 à faire le voyage de Québec à Montréal, « le péril du voyage […] estant très grand[16] ». Face aux Iroquois, les Français et leurs alliés arment régulièrement des chaloupes pour patrouiller sur le Saint-Laurent[17]. Sans grand succès, car les Iroquois maîtrisent parfaitement le réseau hydrographique et profitent de la rapidité des canots. Ces derniers finissent d’ailleurs par être adoptés par les Français, seul espoir pour Montréal de communiquer avec Québec sans que le messager tombe aux mains de l’ennemi[18].

L’adaptation des pratiques à la réalité du réseau et de ses risques prend même la forme d’une tradition dans le cas du Saint-Laurent. On constate l’apparition de coutumes, comme celle de passer l’île aux Coudres, près de Québec, au nord puis de virer pour passer au sud de l’île d’Orléans, alors que longer directement la rive sud serait plus facile d’après Charlevoix. Ou encore de saluer de coups de canon l’église de Sainte-Anne de Beaupré, en aval de Québec, qui marque la fin des dangers de la navigation[19]. D’autre part naissent des spécialistes du fleuve : savoir naviguer sur le Saint-Laurent devient un métier. Les pilotes sont formés dès 1671 par les jésuites à Québec, la formation prise en charge par l’État en 1702[20].

Les sources sont également marquées par l’apparition d’un discours particulier sur les cours d’eau et leurs risques qui témoignent de leur appropriation au moins par les auteurs, sans doute par la population. Là encore, le Saint-Laurent dispose d’un statut particulier. Champlain le décrit comme « l’ornement du pays », les jésuites « le Roy des fleuves », l’un « des plus beaux […] au monde » capable de contenir les quatre fleuves français sans regorger[21]. Sa description dans les sources répond à une demande, au moins dans le cas des Relations et le jésuite avoue user « de redites, mais ceux qui demandent ces réponses le souhaittent ainsi[22] ». Ses rapides sont si connus que même dans le dictionnaire de Furetière, on explique en partie à tort que « le grand fleuve de St. Laurens n’est pas navigable à cause des sauts qui s’y rencontrent[23] ».

D’une manière générale, les risques de la navigation sont très présents dans les sources, au point que Sagard, notamment, ne prend même plus la peine de les énumérer, « pour ce que ces dangers et périls sont tellement fréquents et journaliers, qu’en les décrivant tous, ils sembleraient des redites par trop rebattues[24] ». Ils peuvent même être mis à profit : les Jésuites s’en servent pour prouver leurs résultats d’évangélisation : dans leurs Relations, les Amérindiens se tournent systématiquement vers Dieu lorsqu’ils sont confrontés à un risque de noyade[25].

Il est enfin plausible que nos sources destinées à un public métropolitain soient également lues sur le sol canadien. Sans doute par une minorité, mais dont font partie des auteurs qui, à leur tour, écrivent sur la colonie, pouvant ainsi nourrir leur propre expérience du risque de celles diffusées par les récits antérieurs[26]. Seule une étude sur la réception des oeuvres « retournant » en Nouvelle-France pourra confirmer cette dernière hypothèse.

Les paysages du risque

L’appropriation du réseau hydrographique et de ses risques est également marquée par un dialogue avec le paysage. D’abord pour réduire les risques humains, l’implantation de nombreux sites ne doit rien au hasard. Québec, par exemple, bénéficie du resserrement du lit du Saint-Laurent au niveau du Cap aux Diamants qui permet de contrôler le passage sur le fleuve[27]. La construction de forts entre 1642 et 1666 le long de la rivière Richelieu, par laquelle les Iroquois déferlent sur la colonie, vise également à limiter les risques. Ces constructions sont la preuve d’une volonté consciente de gestion du risque iroquois malgré une efficacité limitée : les attaques se poursuivent épisodiquement jusqu’en 1701.

Face aux risques naturels, on plaide parfois pour un aménagement. Boucher « ne doute pas que l’on ne rendist navigable plusieurs rivières qui ne le sont point[28] », parfois à cause d’un simple rapide, alors que l’obstacle dangereux que constitue le Sault Saint-Louis veut être contourné par Dollier de Casson dans les années 1680, grâce à un canal[29]. Dans les deux cas, on semble en rester à l’étape du projet inachevé.

Les risques et les accidents laissent par ailleurs d’autres traces sur le paysage : les toponymes. Participant de ces éléments qui « informaient les voyageurs à propos des routes, les avertissaient de ce qui approchait, commémoraient ceux qui avaient péri[30] », nombreux sont liés à l’eau en Nouvelle-France : les rapides de Lachine sont rapidement renommés Sault Saint-Louis, en hommage à l’un des compagnons de Champlain, prénommé Louis, qui s’y noie en les descendant en canot[31]. La noyade du père Nicolas Viel sur la rivière des Prairies, donne naissance Sault-au-Récollet. Mais le toponyme ne renvoie pas nécessairement à un évènement fatal. Le Cap Tourmente est ainsi appelé car « pour peu qu’il face de vent, la mer y esleve comme si elle estoit pleine[32] ». Quant aux Grondines, « le nom de cette seigneurie vient du grand nombre de battures de gros cailloux qui se trouvent au levant, ce qui fait que lorsqu’il vente les eaux font un grand bruit et le passage des canots et batteaux est très dangereux[33] ».

En adoptant un discours et des attitudes appropriés à l’existence de risques de la navigation, en modifiant le paysage pour espérer mieux les gérer, les colons ont donc su s’adapter aux « chemins qui marchent » de la Nouvelle-France.

Vivre le long de l’eau : le réseau hydrographique comme support de colonisation

De l’eau destructrice à l’eau bénéfique

Le réseau hydrographique canadien est cependant loin de se restreindre à son utilisation comme voies de circulation. Il constitue un support de la colonisation, donc est côtoyé au quotidien par les habitants. En effet, le système de rang, qui attribue des terres dans la longueur, perpendiculairement au cours d’eau, s’articule le long du Saint-Laurent puis de ses affluents. Parmi ses avantages, il permet l’accès à l’eau au plus grand nombre[34], mais cela expose d’autant plus aux inondations. On en trouve parfois mention dans les sources[35] : en hiver 1642-1643, ce sont sans doute les embâcles qui causent un débordement menaçant la toute récente Ville-Marie[36]. En 1669, Marie de l’Incarnation évoque une tempête désastreuse, inondant la basse-ville de Québec jusqu’au 3e étage, démolissant maisons, clôtures et toitures[37]. Pehr Kalm mentionne les crues nivales qui inondent les plaines entourant Montréal[38].

Cependant, malgré la récurrence de certaines causes, les inondations ne semblent pas marquer particulièrement les auteurs. À peine évoque-t-on quelques adaptations : on renonce à mettre en culture certaines terres[39], on déplace ou on aménage les installations[40]. Il semble donc bien y avoir une adaptation de la part des colons, mais celle-ci est à peine évoquée par quelques lignes dans l’une ou l’autre source. Le faible nombre de mentions du phénomène laisse supposer qu’elles sont banales, au point d’être quasiment dénuées d’intérêt pour les auteurs. Sur le plan de l’appropriation toutefois, on retrouve un dialogue entre le phénomène et les colons marquant l’adaptation de l’homme au milieu – adaptation d’autant plus nécessaire que les phénomènes sont souvent saisonniers – ou de la maîtrise du second par le premier.

La proximité des cours d’eau, même sans inondations, a un impact sur la vie quotidienne. L’enquête de Mathieu-Benoît Collet sur les commodités et incommodités du maillage des paroisses montre que dans près du quart des 62 procès-verbaux, on trouve des doléances liées à l’eau. Les habitants ou le curé se plaignent de devoir emprunter brièvement ou traverser un cours d’eau entre le domicile et l’église, entreprise d’autant plus risquée lors des saisons intermédiaires, ce qui aboutit souvent à la construction de nouvelles églises, plus commodes d’accès[41]. À l’opposé, vivre au plus près de l’eau peut présenter des avantages commerciaux et techniques[42], ouvrir des droits particuliers pour les riverains[43]. L’eau peut même devenir lieu de loisir selon les pères Le Jeune et Charlevoix, qui respectivement y font des glissades et observent les promenades en canot ou en patins à glace[44]. Ainsi, les colons semblent s’être aisément approprié le réseau hydrographique canadien, avec ses avantages comme ses inconvénients. Mais dans certains cas, les vieilles habitudes ont la vie dure et les pratiques européennes ne se teintent que faiblement des particularités canadiennes !

La persistance des pratiques européennes

C’est le cas dans trois domaines. Dans celui de la consommation, les textes s’accordent à louer la qualité de l’eau, bien supérieure à celle de France qui cause de nombreuses maladies[45]. Dollier de Casson au contraire encourage ses lecteurs à venir « goûter la belle eau de nos rapides et apprendre par leurs propres expériences que la Seine lui doit céder son nom puisque celle-ci est mille fois plus avantageuse à la santé du corps[46] ». Moins malsaine, l’eau devient donc une boisson courante, même si c’est surtout celle des pauvres et des dames[47]. On continue à lui préférer le vin, bien qu’il faille l’importer[48].

En revanche, les colons n’adoptent jamais l’eau comme moyen de se laver ou de soigner, malgré sa pureté. Avec Pehr Kalm qui explique qu’elle constitue un moyen de calmer les piqûres de moustique[49], Nicolas-Gaspard Boucault constitue l’exception en parlant d’un « remède [contre les engelures] usité dans ce pays qui est de mettre la partie gelée dans l’eau froide, jusqu’à ce que la glace en soit entièrement sortie » auquel refusera de se plier le secrétaire de l’intendant Bégon, le sieur Seurai. Il mourra de la gangrène[50] ! Quant à se laver avec l’eau, il n’en est pas question. On continue, comme en France à croire en l’efficacité du changement de linge comme rempart contre la saleté[51], et les pratiques sudatoires amérindiennes suscitent seulement la curiosité, voire sont rejetées, car considérées comme surnaturelles[52]. Les sources restent muettes sur les questions d’hygiène des Européens en Nouvelle-France. À nouveau se pose le problème de la description de l’inhabituel (les pratiques amérindiennes) au détriment du commun. L’historien Jean-Pierre Hardy se heurte au même silence, mais situe l’évolution des pratiques d’hygiène conduisant à un plus grand rôle de l’eau, au début du xixe siècle pour le Canada[53]. On peut donc supposer que malgré la reconnaissance d’une eau saine et moins dangereuse qu’en France, les pratiques d’hygiène et de santé restent les mêmes de part et d’autre de l’Atlantique.

Il en va de même pour les pratiques exutoires. Il semble qu’en milieu urbain notamment, l’appropriation du cours d’eau passe également par la reproduction des modes européens d’évacuation des déchets. La diversification des sources s’avère ici nécessaire pour dépasser la description élogieuse de la salubrité canadienne[54]. Certes, à une époque où l’économie urbaine de métropole semble basée sur des industries qui tirent parti de l’humidité et de la stagnation (salpêtrières, tanneries, traitement textile…), l’absence quasi totale de structures équivalentes en Nouvelle-France à l’exception des quelques tanneries et l’importance du débit des cours d’eau contribuent à cette salubrité, réelle ou imaginaire.

Néanmoins, la persistance des pratiques polluantes françaises conduit à une dégradation de la ressource. En particulier, l’extension du tissu urbain éloigne les nouvelles habitations du cours d’eau, conduisant au creusement de puits[55]. Or, ceux-ci pâtissent du développement des latrines, rendues obligatoires par Frontenac en 1673, et des pratiques d’évacuation des déchets dans la rue, interdites en 1698, mais persistantes[56]. L’infiltration dans les nappes altère la qualité de l’eau. Le fait concerne également les zones rurales. Allan Greer montre qu’avec l’extension de la colonie, « un pourcentage croissant de la population a dû compter sur des puits, et son approvisionnement en eau potable a donc été exposé à la pollution[57] », ce que confirme le basculement qu’il observe entre une mortalité plus importante en hiver au xviie siècle, et en été au xviiie siècle, vraisemblablement en raison de maladies gastriques et intestinales souvent liées à la pollution aquatique. « Les puits contaminés faisaient des coupables tout indiqués[58] ».

D’autre part, la force du courant des cours d’eau et notamment du Saint-Laurent conforte les habitants dans leur idée qu’ils ont les capacités de drainer et diluer les déchets[59], si bien qu’on les y jette volontiers. Là encore, le pouvoir royal est en partie responsable, Frontenac obligeant les Québécois à porter leurs déchets dans la rivière Saint-Charles ou dans le fleuve dès 1673. Des mesures similaires sont prises trois ans plus tard, notamment pour les bouchers[60]. Comme l’explique l’archéologue Paul-Gaston l’Anglais, « il suffit de déposer [les déchets] sur les grèves à marée basse pour considérer le problème de l’élimination des ordures comme réglé[61] ». Sans doute déjà bien ancrée dans les comportements, la pratique est ainsi confirmée par les autorités qui, en s’efforçant d’assainir les rues, polluent l’eau de la colonie. Ce n’est que lorsque l’évacuation gêne la navigation que des mesures restrictives sont prises[62]. Les plus petites rivières se transforment ainsi en « fossés d’immondices, [en] cloaques malsains[63] » dès la fin du Régime français, sans que cette évolution ne soit décelable dans les sources. Les auteurs de cette période sont-ils tellement marqués par l’ampleur du réseau hydrographique qu’ils en occultent sa pollution progressive ? Se trouve-t-on une fois de plus dans des pratiques banales qui n’intéressent guère ceux qui décrivent la lointaine colonie ? Ou la pollution n’est-elle pas encore sensible ? Dans tous les cas, alors même que les sources taisent cet état de fait, il semble que la qualité de l’eau canadienne, si marquante, se dégrade au fil du développement de la colonie en raison à la fois de la persistance des pratiques européennes et d’une confiance mal placée en la capacité d’évacuation des cours d’eau.

La mise à profit des sources de la « Bibliothèque de la Nouvelle-France » a permis d’esquisser un tableau de la perception par les colons du réseau hydrographique canadien. Elles mettent en lumière l’existence d’un dialogue entre l’homme et l’environnement, le premier modifiant à la fois le second et ses propres pratiques. Le milieu hydrographique est donc un acteur à part entière, tant dans sa matérialité que par le biais de ses représentations.

Les sources montrent également que l’appropriation de l’eau canadienne semble avoir été très inégale selon les domaines : si les colons ont su s’adapter et adapter le réseau à la circulation, à en tirer parti pour la défense ou l’économie, certaines pratiques européennes sont restées inchangées, notamment l’utilisation de l’eau comme moyen d’hygiène ou comme exutoire.

Bien sûr, le tableau est loin d’être complet. Le recours à des sources publiées variées s’efforçait de diversifier les points de vue pour couvrir l’ensemble des aspects de la fréquentation du réseau hydrographique. Mais la « Bibliothèque de la Nouvelle-France » pose un problème d’équilibre de l’information et d’abandon du banal au profit de l’extraordinaire, que peut pallier uniquement le recours à d’autres types de sources. Dès lors, il convient de dépasser les informations récoltées ici pour élargir le champ de l’étude. La perception de l’eau canadienne par le biais de la « Bibliothèque de la Nouvelle-France » n’est qu’un ruisseau censé alimenter un cours d’eau plus important.