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Les Jeux olympiques de Montréal (1976), de Calgary (1988) et de Vancouver (2010) ont ceci en commun : leurs organisateurs accordèrent tous une place importante aux peuples autochtones dans le programme de leurs jeux respectifs. Cela n’a en soi rien de nouveau. En effet, plusieurs Autochtones prirent part aux tout premiers Jeux olympiques qui eurent lieu à Saint-Louis, aux États-Unis, en 1904, conjointement avec l’exposition commémorant le centenaire de l’achat de la Louisiane par les États-Unis : aux yeux des organisateurs des jeux et de l’exposition, la présence d’Autochtones, d’abord censée attirer les touristes, devait aussi illustrer pour le bénéfice des spectateurs les progrès accomplis par l’humanité depuis ses origines primitives et les convaincre de la supériorité de la civilisation américaine [1].

Relativement peu d’études ont cependant été consacrées à la participation des Autochtones aux Jeux olympiques canadiens. Dans le cas des Jeux olympiques de Montréal, la cérémonie de clôture a presque exclusivement attiré l’attention des chercheurs, un intérêt qui s’explique par la nature même de cette cérémonie : ses organisateurs la conçurent en effet comme un hommage aux peuples autochtones du Canada [2]. En réalité, comme l’ont démontré tour à tour Jennifer Adese, Janice Forsyth, Kevin B. Wamsley et Christine O’Bonsawin, la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Montréal eut eu à voir avec les nations autochtones. Dans son article « Colluding with the Enemy ? Nationalism and Depictions of «Aboriginality» in Canadian Olympic Moments », Jennifer Adese souligne d’ailleurs le peu d’influence exercée par les participants autochtones sur le déroulement de la cérémonie :

Le Comité organisateur des Jeux olympiques confia la tâche de chorégraphier la cérémonie de clôture aux allochtones Michael Cartier et Hugo de Pot  Cartier et Pot engagèrent ensuite 250 danseurs montréalais, amateurs et professionnels, afin d’enseigner [leur chorégraphie] aux personnes autochtones sélectionnées pour participer à la cérémonie de clôture [...]. Les danseurs canadiens-français, costumés et maquillés conformément aux stéréotypes européens à propos des «vrais Indiens», vêtus de costumes en peau abondamment garnis de franges et de plumes, guidèrent les participants autochtones, pareillement costumés, dans le stade [3].

En fait, insistent Adese, Forsyth, Wamsley et O’Bonsawin, la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Montréal fut l’un des sites où les organisateurs des jeux virent l’occasion d’exprimer le caractère singulier du Canada. Les peuples autochtones jouèrent un rôle crucial dans l’articulation de ce message.

Cependant, la cérémonie de clôture ne fut pas le seul volet des Jeux olympiques de Montréal auquel prirent part des participants autochtones. Plusieurs artistes et artisans autochtones participèrent aussi à la programmation artistique et culturelle des jeux qui se déroula du 1er juillet au 1er août 1976. Plusieurs spectacles publics furent offerts par l’Association des Indiens du Québec dans le cadre du volet « Animation » du programme Arts et culture des Jeux olympiques de Montréal. De nombreux artisans autochtones exposèrent également leur travail dans le cadre de l’exposition Artisanage présentée au hall d’exposition de la Place Bonaventure. L’exposition Mosaïcart comprenait quant à elle plusieurs oeuvres d’art inuit. Une exposition entièrement consacrée à l’art inuit figurait aussi au programme. De plus, les ‘Ksan Dancers, une troupe de danse de la Première Nation Gitxsan, offrirent un spectacle à la Place des Arts de Montréal le 26 juillet 1976. Enfin, plusieurs artistes autochtones prirent part au Festival canadien des arts populaires, organisé par le Conseil canadien des arts populaires, qui fut présenté cette année-là dans le cadre du programme Arts et culture des Jeux olympiques de Montréal.

Comme le montre ce bref survol, la participation autochtone aux Jeux olympiques de Montréal ne peut se résumer à la seule cérémonie de clôture. La participation d’artistes et d’artisans autochtones au programme Arts et culture est une question qui mérite qu’on s’y attarde davantage. Cet intérêt se justifie aussi par le contexte historique dans lequel se déroulèrent les Jeux olympiques de Montréal. Les années 1970 furent en effet témoin non seulement d’une redéfinition de la nation canadienne de la part de l’État et des élites canadiennes, mais aussi de bouleversements profonds dans la relation entre le gouvernement fédéral et les nations autochtones. En 1969, le gouvernement fédéral proposa en effet, dans son Livre blanc sur la politique indienne, une redéfinition drastique de la relation politique entre l’État canadien et les peuples autochtones. Deux ans plus tard, en 1971, la résistance opposée par les Autochtones au projet du gouvernement canadien força finalement le premier ministre Pierre Elliott Trudeau et son ministre des Affaires indiennes Jean Chrétien à reculer et à tabletter le Livre blanc [4]. La même année, le gouvernement fédéral adopta une première politique officielle de multiculturalisme, faisant ainsi du multiculturalisme la caractéristique centrale de la nation canadienne [5].

C’est à la lumière de ces évènements que nous nous proposons d’examiner le rôle joué par les Autochtones dans les représentations du Canada produites par les organisateurs des Jeux olympiques de Montréal dans le cadre du programme Arts et culture. Nous comptons ainsi nous intéresser à la manière dont les concepteurs du programme Arts et culture mirent en scène le Canada ainsi que sa relation avec les nations autochtones. Nous nous attarderons aussi brièvement aux raisons qui purent pousser certains Autochtones—en particulier ceux affiliés à l’Association des Indiens du Québec—à participer au programme Arts et culture. Notre analyse s’appuie en grande partie sur notre lecture des nombreux rapports produits par les artisans du programme Arts et culture. Ces documents nous fournissent en effet plusieurs renseignements sur la vision partagée par les organisateurs du programme. Pour mieux comprendre les motivations des participants autochtones, nous avons toutefois dû nous tourner vers la presse anglophone et francophone.

La première partie de notre article est consacrée au rôle joué par les Jeux olympiques dans la construction des identités nationales, en particulier depuis les années 1960. Nous y examinons les intentions des organisateurs du programme Arts et culture, qui virent dans celui-ci l’occasion de mettre en scène pour un public à la fois local et international une nouvelle conception de la nation canadienne. Dans la seconde partie de cet article, nous nous attardons à la définition du Canada articulée par les organisateurs du programme Arts et culture ainsi qu’à la place occupée par les peuples autochtones dans cette vision. Le multiculturalisme constitue le thème clé de cette discussion : en effet, nous mettons en lumière les dynamiques raciales qui sous-tendent le multiculturalisme canadien, notamment en ce qui a trait aux Autochtones, et qui traversent aussi le discours des concepteurs de la programmation artistique et culturelle des Jeux olympiques de Montréal. Pour terminer, nous tentons de cerner les objectifs poursuivis par les artistes et les artisans autochtones ayant pris part au programme Arts et culture.

Les Jeux olympiques et le « récit de la nation »

Dans son article « Staging the Nation : Gendered and Ethnicized Discourses of National Identity in Olympic Opening Ceremonies », la sociologue Jacqueline Hogan soutient que les grands évènements sportifs, et plus particulièrement les Jeux olympiques, jouent un rôle clé dans ce qu’elle appelle « la construction discursive de la nation » [6]. Selon Hogan, les cérémonies olympiques constituent l’un des sites où s’articule ce que le sociologue Stuart Hall appelle le « récit de la nation » [7]. Hall définit le « récit de la nation » comme un « [...] ensemble de récits, d’images, de paysages, de scénarios, d’évènements historiques, de symboles et de rituels qui représentent les expériences, les peines, les triomphes et les désastres qui donnent un sens à la nation » [8]. C’est à travers ces récits que se construisent les « communautés imaginaires » que sont les nations.

À partir des années 1960, les organisateurs des Jeux olympiques se préoccupèrent de plus en plus de l’impact symbolique des cérémonies d’ouverture et de clôture [9] : de fait, celles-ci constituaient—et constituent toujours—des occasions formidables de mettre en scène pour un public à la fois local et international une image positive de la nation hôte. De tels spectacles étaient destinés à promouvoir, entre autres, le tourisme, les investissements étrangers et les échanges commerciaux [10]. La télévision contribua grandement à accroître l’importance accordée par les États aux Jeux olympiques—et en particulier aux cérémonies olympiques : à compter des années 1960, le développement des technologies télévisuelles, qui rendit possible la télédiffusion simultanée des cérémonies et des épreuves olympiques à travers plusieurs fuseaux horaires, ainsi que l’augmentation en Europe et en Amérique du Nord du nombre de ménages possédant un téléviseur permirent en effet aux organisateurs des Jeux de rejoindre un auditoire de plus en plus large et international [11].

Contrairement aux cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques de Montréal, les spectacles et les expositions présentés dans le cadre du programme Arts et culture ne furent pas télédiffusés. Une lecture attentive du rapport officiel des jeux de 1976 révèle cependant que la programmation artistique et culturelle des jeux avait elle aussi pour but de contribuer à la construction du « récit de la nation » canadienne, comme le démontre cet extrait du rapport officiel des jeux : « On retrouve la même préoccupation dans l’ensemble du programme Arts et culture [...]. Il est essentiel que les visiteurs du monde entier puissent percevoir dans ces manifestations universelles le caractère propre à l’inspiration canadienne » [12]. Un peu plus loin, les auteurs du rapport soulignent la portée à la fois nationale et internationale du « récit de la nation » mis en scène à travers le programme Arts et culture : « Pour joindre l’universel au national, le COJO entend faire du programme Arts et culture une immense fête canadienne à laquelle participeront les athlètes, les artisans et les auxiliaires des Jeux, les visiteurs étrangers et leurs hôtes du Canada » [13]. Ces extraits tirés du rapport officiel des Jeux olympiques de Montréal montrent qu’aux yeux de ses concepteurs, le programme Arts et culture était une plateforme destinée à promouvoir une certaine image de la nation canadienne.

Le multiculturalisme : réinventer la blanchitude canadienne

Selon les auteurs du rapport officiel des Jeux olympiques de Montréal, le dossier de candidature de la Ville de Montréal contenait déjà les germes d’un « vaste festival » destiné à célébrer « le patrimoine artistique multiculturel du Canada » [14]. Le programme Arts et culture hérita de cette vision : les auteurs du rapport officiel rapportent qu’en effet, « les différentes manifestations artistiques et culturelles » présentées à l’occasion des Jeux olympiques avaient pour mission d’ [offrir] au monde une image authentique du pluralisme canadien » [15]. Aux yeux de ses organisateurs, le programme Arts et culture des Jeux olympiques de Montréal devait ainsi renvoyer l’image d’un Canada « pluraliste » et « multiculturel ».

En 1971, le gouvernement fédéral canadien adopta une première politique officielle de multiculturalisme. Selon Eva Mackey, les élites canadiennes virent dans le multiculturalisme une manière de neutraliser le danger que représentaient à cette époque l’émergence du nationalisme québécois et la politisation accrue des minorités ethniques et raciales pour l’unité et la stabilité de la nation canadienne [16]. De l’avis de MacKey, le multiculturalisme canadien était donc à la fois « un moyen de gérer les différences à l’intérieur de la nation [et] d’imaginer la nation comme distincte et différente des autres situés à l’extérieur de la nation, comme les États-Unis » [17].

Dans son étude Exalted Subjects : Studies in the Making of Race and Nation in Canada, Sunera Thobani fait écho aux conclusions d’Eva Mackey. Elle soutient en effet que l’adoption du multiculturalisme par l’État et les élites canadiennes au début des années 1970 représentait en réalité une solution à la crise que traversait alors la blanchitude canadienne [18]. Provoquée par les effets combinés de la chute du régime nazi, de la montée des mouvements autochtones à travers le monde, notamment au Canada et une plus grande proximité raciale causée par la libéralisation des politiques d’immigration et de citoyenneté du gouvernement canadien, cette crise ébranla les fondements même de l’identité nationale canadienne, le Canada s’étant jusqu’alors défini comme une nation blanche [19]. Dans ce contexte, explique Thobani, « [...] le multiculturalisme [joua] un rôle critique [...] dans la reconstitution de la blanchitude en une blanchitude «tolérante» des différences culturelles et cosmopolite, une version distincte et historiquement nouvelle de la blanchitude » [20]. La politique adoptée par le gouvernement fédéral en 1971 situait cependant toujours « [...] les multicultures des minorités raciales et ethniques à l’intérieur du cadre national général formé par les langues et les cultures anglaises et françaises » [21].

L’extrait suivant, tiré du rapport officiel des Jeux olympiques de Montréal, révèle que les organisateurs de l’évènement souscrivaient pleinement à cette vision de la nation canadienne : « [Le] Canada jouit de deux grandes cultures et comprend une multitude de groupes ethniques. Les deux cultures dominantes, l’anglaise et la française, y sont très dynamiques » [22]. Le « récit de la nation » articulé à travers le programme des jeux reléguait ainsi les minorités ethniques et raciales à la périphérie de la nation.

Du Livre blanc de 1969 au multiculturalisme

L’adoption d’une politique officielle de multiculturalisme par le gouvernement canadien survint alors que les relations entre le Canada et les nations autochtones étaient particulièrement tendues. Deux ans auparavant, en 1969, les propositions contenues dans le Livre blanc sur la politique indienne avaient rencontré une résistance déterminée de la part des Autochtones à travers le Canada. Le Livre blanc prévoyait en effet l’abolition de la Loi sur les Indiens, l’abrogation des traités et le transfert aux provinces des services alors offerts aux Autochtones par le gouvernement fédéral. Le Livre blanc annonçait ainsi la fin du statut particulier des Autochtones et leur assimilation à la citoyenneté canadienne [23]. Pour Pierre Elliott Trudeau et Jean Chrétien, le Livre blanc non seulement représentait la solution au « problème indien », mais pavait aussi la voie vers un Canada plus juste pour tous ses habitants [24] :

Au coeur du Livre blanc se trouvait l’idée que l’assimilation des Indiens à la société canadienne [...] constituait la solution au «problème indien» auquel était confronté le Canada depuis une centaine d’années. Les Indiens seraient «accueillis» au sein de la société canadienne, avec tous les bénéfices et toutes les opportunités qu’impliquait la citoyenneté canadienne, et le gouvernement fédéral faciliterait (et célèbrerait) les arrangements institutionnels nécessaires pour rendre cela possible [25].

Les Autochtones y virent plutôt une énième tentative de la part du gouvernement fédéral de mettre un terme à leur existence en tant qu’entités légales et culturelles distinctes. Il s’agissait, comme le résume de manière frappante Dale Turner, de « [...] légiférer les Indiens jusqu’à l’extinction—et de prétendre qu’il s’agissait d’un acte de justice » [26].

Aux yeux du gouvernement fédéral, les mesures contenues dans le Livre blanc devaient—supposément—permettre aux cultures autochtones de s’épanouir pleinement : « Être Indien ce doit vouloir dire être libre—libre de faire progresser les cultures indiennes dans un contexte d’égalité juridique, sociale, et politique avec les autres Canadiens » [27]. Pour Dale Turner, « [le] gouvernement fédéral catégorisait [ainsi] les Indiens en fonction de leur ethnicité et non selon leur statut politique légitime en tant que nations autochtones » [28]. Pour les Autochtones, ces deux enjeux étaient au contraire indissociables. Abolir le statut d’Indien équivalait, pour citer le leader cri Harold Cardinal, à un « génocide culturel » [29].

À plusieurs égards, la politique officielle de multiculturalisme adoptée par le gouvernement fédéral deux ans plus tard faisait écho au Livre blanc. Le multiculturalisme canadien considérait effectivement les cultures autochtones comme l’une des nombreuses « multicultures » qui composaient la « mosaïque » canadienne. Ce faisant, explique Sunera Thobani, le multiculturalisme

[discréditait] les revendications des Autochtones, qui réclamaient un statut spécial en tant que premiers habitants du territoire ; l’autochtonité [était] plutôt considérée simplement comme l’une des nombreuses cultures censées contribuer à l’enrichissement culturel des membres de la nation [30].

Cette conception des peuples autochtones en tant que ressources culturelles dont pouvaient profiter tous les Canadiens se retrouvait déjà dans le Livre blanc de 1969. Les auteurs du Livre blanc décrivaient en effet les cultures autochtones comme « une richesse dont tous les Canadiens peuvent jouir » [31] et ce, pour « le plus grand bien de la société dans son ensemble » [32]. Ils incitaient aussi les Canadiens à reconnaître et à apprécier « la contribution toute particulière de la culture indienne à la vie canadienne » [33]. Plus encore, le Livre blanc constituait selon eux l’ « [...] occasion de montrer que dans notre société il y a place pour le développement des groupes qui conservent leurs cultures particulières et sont fiers de leur diversité » [34].

Le Festival canadien des arts populaires

Le 16 juillet 1976, une publicité pour le Festival canadien des arts populaires, un évènement organisé par le Conseil canadien des arts populaires et financé en partie par le programme de multiculturalisme du secrétaire d’État, invitait les lecteurs de La Presse à venir « [...] applaudir les chants, les danses et les costumes traditionnels des Néo-canadiens, dont les cultures viennent de contrées aussi lointaines les unes des autres que la Jamaïque et l’Ukraine, le Japon et la Hongrie » [35]. La publicité se concluait par la question suivante : « Y a-t-il un autre pays qui réunisse des musiques aussi différentes et vivantes à l’intérieur de ses frontières ? » [36] Par cette question, à laquelle on ne pouvait bien entendu répondre que « Non », les auteurs de cette publicité faisaient de la diversité culturelle qui caractérisait selon eux la société canadienne une vertu dont les Canadiens devaient s’enorgueillir et qui permettait de distinguer le Canada des autres nations.

Dans son ouvrage The House of Difference : Cultural Politics and National Identity in Canada, Eva Mackey souligne qu’à l’image du multiculturalisme australien, le multiculturalisme canadien se manifeste notamment à travers ce que l’anthropologue Ghassan Hage appelle le « discours de l’enrichissement ». Tout comme son pendant australien, le multiculturalisme canadien perçoit en effet les cultures dominantes—celles des membres de la nation—comme se suffisant à elles-mêmes ; la valeur des « multicultures » dépend au contraire de leur capacité à « enrichir » les sujets nationaux. Cet « enrichissement » se fait toutefois aux dépens des « multicultures », qui sont souvent réduites dans ce contexte à de simples traditions folkloriques ou culinaires [37]. Comme nous l’avons vu plus haut, le multiculturalisme canadien réserve un sort similaire aux cultures autochtones : celles-ci sont en effet dépeintes comme une « richesse » culturelle dont tous les Canadiens peuvent jouir, niant du même coup aux peuples autochtones un statut politique particulier.

Cette dynamique traverse le discours des organisateurs de l’édition de 1976 du Festival canadien des arts populaires, à laquelle prirent part plusieurs artistes autochtones. Les auteurs du rapport officiel du Festival rapportent en effet que l’évènement

[...] laissa en héritage un sentiment de bonne volonté parmi les diverses régions du Canada et rassembla dans un même milieu social et artistique des entités telles que les danseurs esquimaux des Territoires du Nord-Ouest—les chants des Indiens des Plaines des Prairies—les danseurs ukrainiens de Winnipeg, Regina, Saskatoon et Edmonton—les danseurs canadiens-français de l’Acadie, du Québec et de l’Ouest francophone—les arias d’un chanteur d’opéra portoricain en pleine ascension de Windsor—et les exubérants danseurs coréens [38].

Appelé à témoigner de la diversité culturelle qui faisait selon ses organisateurs la spécificité et la fierté de la nation canadienne, le Festival canadien des arts populaires offrait en spectacle aux Canadiens les cultures des peuples autochtones, présentées comme des « traditions folkloriques canadiennes » [39].

Célébrer les cultures autochtones : la participation de l’Association des Indiens du Québec au programme Arts et culture

Si les Autochtones qui prirent part à la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Montréal n’eurent aucun contrôle sur la manière dont les organisateurs choisirent de les représenter, il en fut autrement des artistes et des artisans autochtones qui participèrent au programme Arts et culture. Parmi les chercheurs qui se sont intéressés à la participation autochtone aux Jeux olympiques de Montréal, peu se sont interrogés sur les objectifs poursuivis par les Autochtones qui acceptèrent de prendre part à l’évènement. Le cas de l’Association des Indiens du Québec est particulièrement intéressant. Fondée en 1967, l’organisation avait pour mission de « [...] faire pression sur l’État québécois afin de faire reconnaître les droits territoriaux et politiques des autochtones [sic] » [40]. Or, en plus d’organiser la participation de plusieurs artisans autochtones à l’exposition Artisanage, l’Association coordonna aussi une série de spectacles publics gratuits offerts dans le cadre du volet « Animation » du programme Arts et culture.

La première mouture du projet soumis aux organisateurs du programme Arts et culture par l’Association des Indiens du Québec était toutefois beaucoup plus ambitieuse. Le projet préparé par l’Association prévoyait en effet la venue de 150 artistes autochtones provenant de toutes les régions du Canada ainsi que la tenue de nombreuses expositions. Le projet rencontra toutefois une forte résistance de la part du COJO et fut finalement rejeté. Les organisateurs des Jeux craignaient en effet que les Autochtones profitent de l’évènement pour exprimer leurs griefs et défendre leurs revendications [41]. La présence de participants autochtones provoqua d’ailleurs des inquiétudes similaires chez le président du Comité international olympique, Lord Killanin, soucieux que les Autochtones ne tirent profit du rayonnement international des Jeux pour manifester leur « insatisfaction » [42].

Le concert offert le 15 juillet 1976 par la chorale innue de Bersimis (aujourd’hui Pessamit) faisait partie des spectacles présentés par l’Association des Indiens du Québec. L’article que leur consacra la journaliste Christine L’Heureux du quotidien Le Devoir nous permet d’entrevoir les motivations des membres de la chorale de Bersimis. En effet, interrogés par L’Heureux quant aux raisons de leur présence aux Jeux olympiques de Montréal, les chanteurs lui répondirent qu’ils étaient « très fiers d’être à Montréal ». « Comme », ajouta la journaliste, « si leur présence obligeait la terre entière à prendre conscience de leur existence »[43]. Quelques lignes plus bas, L’Heureux confirme, à leur propre demande semble-t-il, l’ « authenticité » des membres de la chorale : « Montagnais authentiques, disent-ils avec beaucoup d’insistance (contrairement aux troupes habituelles de folklore qui se déguisent en indien). Les costumes de la chorale n’ont pas été faits au Japon, mais à l’intérieur de la tribu même, me dira-t-on » [44].

On peut deviner à travers cet article que les chanteurs de la chorale de Bersimis virent dans leur participation au programme Arts et culture des Jeux olympiques de Montréal un moyen de célébrer publiquement leur culture et, ainsi, de faire contrepoids aux images stéréotypées qui circulaient à leur sujet. Ces objectifs étaient d’ailleurs similaires à ceux poursuivis par les organisateurs des Indian Days, un vaste festival mis sur pied par la communauté mohawk de Kanawà:ke et destiné à faire découvrir au public olympique la culture et la réalité des Mohawks. Les Indian Days avaient pour but de remettre en question les préjugés des visiteurs à l’encontre des Mohawks et des peuples autochtones en général, des préjugés colportés entre autres par les films hollywoodiens, la littérature populaire, les foires, les expositions universelles et les « Wild West Shows » [45].

Le « récit de la nation » mis en scène par les organisateurs de la programmation culturelle et artistique des Jeux olympiques de Montréal fut profondément influencé par le multiculturalisme. Les peuples et les cultures autochtones, assimilés à la « mosaïque » canadienne, y firent figure de « ressource[s] identitaire[s] » [46]. Les Autochtones qui prirent part aux Jeux virent plutôt dans le programme Arts et culture une occasion de célébrer publiquement leurs cultures et de faire découvrir leur réalité au public olympique, davantage familier avec les stéréotypes des films hollywoodiens à propos des « Indiens ».

Alors que nous célébrons cette année le quarantième anniversaire des Jeux olympiques de Montréal, la question de la participation autochtone aux jeux reste loin d’être épuisée. Il reste encore beaucoup à dire sur ce sujet, particulièrement en ce qui concerne les raisons ayant poussé certains Autochtones à prendre part à la cérémonie de clôture et au programme Arts et culture. Nous n’avons en effet qu’effleuré le sujet : il reste encore à replacer leur décision dans l’histoire des mouvements autochtones au Canada. En effet, l’implication d’un organisme comme l’Association des Indiens du Québec laisse entrevoir que la participation des Autochtones au programme Arts et culture s’inscrivait dans un contexte beaucoup plus large que celui des seuls Jeux olympiques.