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En décembre 2015, le premier ministre récemment élu Justin Trudeau a demandé pardon aux Premières Nations du pays, et ce, au nom de l’État canadien. Ces excuses portaient sur le dossier des écoles résidentielles, particulièrement en rapport aux mauvais traitements reçus dans ces établissements par des générations de jeunes autochtones[1]. Ce système des pensionnats autochtones, qui a existé de 1820 jusque dans les années 1990, avait comme but premier l’assimilation des populations autochtones. Loin d’être uniques au Canada, des structures scolaires semblables ont été mises en place avec des objectifs d’assimilation similaires chez nos voisins américains et, dans une moindre mesure, en Australie et en URSS. On observe donc ici une internationalisation des méthodes d’assimilation utilisées par les États envers les populations autochtones. Dès l’instigation des premiers pensionnats, les populations autochtones s’y sont opposé dans chacun de ces pays, et ce, de façon analogue, illustrant la globalité d’un phénomène qu’on pourrait penser local.

Pourtant, l’importance de ce phénomène ne se reflète pas dans la littérature historique canadienne portant sur l’histoire autochtone. Comment, alors, est-ce que les historiens ont pensé l’histoire autochtone à l’échelle globale[2] ? Comment est-ce que ce changement d’échelle l’affecte-t-elle ? Un tel changement mène-t-il à repenser cet objet d’étude ? De nature historiographique, l’objectif du présent article est donc de réfléchir à l’utilisation de l’échelle globale en histoire autochtone, notamment aux conséquences qu’elle entraîne sur la définition de l’autochtonicité utilisée par les historiens[3]. Comment définir « autochtone » au-delà d’une définition nationale, différant d’un pays à l’autre ? Cette question est complexe et sujette à de virulents débats. Dans certains cas, particulièrement dans le cas des pays d’Amérique, la définition prédominante tourne autour du statut de descendants des premiers habitants du continent. Cette définition de l’autochtonicité demeure toutefois fortement politisée étant donné les enjeux l’entourant[4]. Au Canada par exemple, c’est le gouvernement fédéral qui, par la Loi sur les Indiens, nomme l’Indien, « le vrai »[5], contrairement à la Nouvelle-Zélande où l’auto-identification culturelle sert plutôt de base à la définition de l’autochtonie.

Dans l’optique de répondre à ces questions, nous avons résolu d’interroger un ouvrage désormais classique en histoire autochtone, soit : An Indian Reality[6] de George Manuel et Michael Posluns. Le choix de ce livre repose à la fois sur son importance dans l’historiographie autochtone au Canada[7] et sur l’originalité de l’analyse que proposent les auteurs de la réalité autochtone. Celle-ci tient du fait qu’ils proposent, par le concept de « Quatrième Monde » ou « Quart Monde », de comprendre l’autochtonicité comme un phénomène mondial ancré à la fois dans l’histoire et dans un mode de pensée autochtone. En replaçant l’histoire des relations entre eurocanadiens et autochtones[8] dans le contexte international de l’expansion européenne et de la colonisation du monde, l’ouvrage de Manuel et Posluns marque une transition importante dans la littérature sur le sujet. Cette conception originale et unique, qui s’inscrit dans le parcours militant de son auteur principal, George Manuel, offre une opportunité de réfléchir aux changements d’échelle en histoire autochtone. L’objectif ici n’est pas de voir l’influence de The Fourth World sur l’historiographie[9], mais plutôt d’utiliser le concept de « Quatrième Monde » comme point de départ de notre réflexion sur le changement d’échelle en histoire autochtone.

Le présent article sera ainsi divisé en trois sections. Dans la première section, nous présenterons brièvement l’auteur principal du livre, soit George Manuel, ainsi que le contexte d’écriture de l’ouvrage. Une telle présentation permettra de contextualiser les propos de l’auteur et ses idées, ainsi que de les insérer dans la vie et l’oeuvre de Manuel. La deuxième section abordera le concept de « Quatrième monde » et le placera en lien avec notre interrogation centrale. Ce concept permet de mieux comprendre la globalité de l’histoire autochtone et d’ainsi repenser cette histoire à l’échelle mondiale. Enfin, nous présenterons deux livres récents d’historiens canadiens en histoire autochtone qui abordent différemment la définition de l’autochtonicité. L’objectif n’est pas dans cette section de souligner l’influence, directe ou indirecte, du livre de Manuel sur leur réflexion, mais plutôt de montrer la présence d’une certaine continuité dans la manière d’aborder l’histoire autochtone dans une optique globale.

Biographie et contexte d’écriture

George Manuel est né en 1921 en Colombie-Britannique, dans le territoire traditionnel de la nation Secwepemc[10] dont il fait partie. Éduqué comme la plupart des jeunes autochtones de son époque dans une école résidentielle, il ne termine pas sa formation étant donné qu’il contracte en bas âge la tuberculose[11]. Manuel fait ses premières armes en politique au niveau communautaire au sujet d’enjeux locaux, notamment la question des frais médicaux élevés. Il est élu chef de sa communauté en 1959, à l’âge de 38 ans, et, à partir de ce moment, s’intéresse à la politique autochtone au niveau national en s’impliquant graduellement dans les diverses organisations autochtones provinciales, puis pancanadiennes. Moment marquant de son parcours militant, il devient le chef de la Fraternité nationale des Indiens (FNI)[12] de 1970 à 1975, l’organisation autochtone la plus importante de son époque, où il laissera sa marque. George Manuel est aussi un des principaux fondateurs, ainsi que le premier président, du Conseil mondial des peuples indigènes, fondé en 1975 (poste qu’il occupera jusqu’en 1981). Ce regroupement international pan-autochtone, qui existera jusqu’en 1996, marque un tournant, car il déplace les enjeux et les combats du militantisme autochtone dans l’arène mondiale. The Fourth World annonce, en quelque sorte, la fondation de cette organisation internationale en en présentant les bases conceptuelle. Par l’entremise des différentes fonctions qu’il occupe, George Manuel voyagea abondamment, ce qui lui a permis de faire la connaissance de plusieurs peuples autochtones allant du Pacifique à l’Amérique du Sud. Ces rencontres influencèrent grandement sa vision du monde, ainsi que sa compréhension de l’identité autochtone.

Le contexte d’écriture de The Fourth World, paru en 1974, se situe à l’intersection de trois moments dans l’histoire autochtone : la montée d’une identité pan-autochtone, une remise en question graduelle des liens entre le militantisme autochtone et les militantismes issus des années soixante et, d’un point de vue individuel, une prise de conscience globale de la part de George Manuel.

Le livre s’inscrit, d’abord, en continuité avec les idées panindiennes[13], puis pan-autochtones qui sont en pleine effervescence après 1945 au Canada et aux États-Unis[14]. Les organisations qui adoptent de telles idées visent la promotion de l’unité des Autochtones au-delà de leur communauté ou de leur nation afin de les rassembler autour d’intérêts partagés. Bien qu’elles vivent un renouveau après 1945, ces idées tirent leur origine en Amérique du Nord de deux évènements antérieurs, soit le soulèvement du chef outaouais Pontiac au XVIIIe siècle après la fin de la guerre de Sept Ans, ainsi que les revendications politiques et territoriales de Tecumseh au début du XIXe siècle qui appelle à une alliance des peuples autochtones dans la région des Grands Lacs[15]. Pour la période de l’après-guerre, au Canada et aux États-Unis, des militants autochtones, dans une optique pan-autochtone, forment plusieurs organisations régionales, puis nationales, qui deviendront les principaux porte-paroles de cette idée. Le concept de « Quatrième monde » de Manuel offre d’élargir cette vision pan-autochtone au niveau global, afin de rassembler tous les peuples partageant une identité commune, soit d’être « autochtone »[16], dans la défense de leurs intérêts.

La première moitié des années soixante-dix marque un moment de réflexion chez plusieurs militants et intellectuels autochtones. Inspirée par les idéaux postcoloniaux, tel le tiers-mondisme, la « nouvelle gauche » des années 1960 tentait de comprendre les réalités autochtones des États-Unis et du Canada au travers le prisme postcolonial. Le projet politique de ce courant en est lui aussi à un moment décisif de son existence[17]. The Fourth World s’inscrit à la fois en conversation et en confrontation avec ce dernier, mais aussi avec le Tiers-Monde en soi. Sur le plan personnel, George Manuel et l’ambassadeur de la Tanzanie au Canada entreront en conversation au sujet du futur des populations autochtones, ce dernier lui suggérant d’ailleurs le terme « Quatrième Monde »[18]. Manuel aura une longue histoire d’amitié et de respect avec la Tanzanie. Il y sera d’ailleurs invité à plusieurs reprises par le Président tanzanien de l’époque, Julius Nyerere, qui prône une vision pan-africaine, socialiste et postcoloniale de son propre pays[19]. C’est en conversation avec des représentants du Tiers-Monde que l’idée d’écrire sur la globalité de la condition autochtone vient à Manuel, cela dans le but de différentier la lutte autochtone de celle-ci.

Elle s’inscrit en confrontation ensuite, comme l’explique l’intellectuel sioux américain Vine Deloria Jr. dans la préface de The Fourth World[20]. Deloria critique le manque d’appui du Tiers-Monde envers le militantisme autochtone, notamment lors du siège de Wounded Knee. Au début de 1973, des militants occupèrent le lieu du tristement célèbre massacre de 1890 dans le but de revendiquer de meilleures conditions de vie pour les Autochtones. Ce siège se termine par une confrontation violente avec le FBI où deux Autochtones perdent la vie. Deloria dénonce aussi le rôle qu’ont joué les doctrines tiers-mondistes chez la gauche américaine qui les utilisait pour comprendre les réalités autochtones. Ceci, selon l’intellectuel sioux, les empêche d’arriver à une véritable compréhension des réalités amérindiennes, altérant leur manière de comprendre une situation intrinsèquement liée à l’histoire américaine[21]. Face au déclin du Tiers-Monde comme force politique au début des années 1970, le concept de « Quatrième Monde » formulé par Manuel offre, selon Deloria, une possibilité de sortir du cadre discursif tiers-mondiste et d’en arriver à un meilleur entendement mutuel entre autochtone et non-autochtone.

D’un point de vue plus personnel, les années soixante et le début des années soixante-dix marquent chez George Manuel une prise de conscience de la globalité de l’autochtonicité. Par l’entremise de rencontres et de discussions avec des Aborigènes de l’Australie, des Maoris de la Nouvelle-Zélande et des Samis (anciennement appelé « Lapons ») de la Scandinavie, Manuel en vient à voir entre tous ces peuples une histoire commune[22]. Cette expérience, hors du commun à l’époque pour un autochtone canadien, entraîne chez Manuel la réflexion qu’il mettra sur papier dans The Fourth World.

Le « Quatrième Monde » : Une réalité et un projet

Le concept de « Quatrième Monde » développé par Manuel et Posluns dans leur ouvrage permet de repenser l’histoire autochtone à l’échelle globale en offrant une double définition de l’autochtonicité propre à une échelle d’analyse élargie. Bien que le concept soit central au livre, ce dernier ne se veut pas un manifeste et ne propose pas une définition claire du « Quatrième Monde ». Dans les faits, il est utilisé à différentes sauces à travers les chapitres et demeure relativement vague. Présenté non pas comme une catégorie claire d’analyse, le « Quatrième Monde » serait plutôt une manière pour Manuel d’articuler ce qu’est l’autochtonicité dans une perspective globalisante, c’est-à-dire au-delà de la communauté, de la nation, voire du continent. Celui-ci la divise selon deux angles interconnectés, à la fois une réalité[23], mais aussi un projet. Cette dualité rappelle bien sûr le concept de Tiers-Monde qui, quoiqu’utilisé aujourd’hui majoritairement pour décrire un espace géographique, se voulait au départ un programme politique[24] : ancré dans une lutte anticoloniale et dans une critique de la réalité coloniale vécue par les différents peuples de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie, le tiers-mondisme proposait de construire un nouvel ordre international sur des bases autres que celles mises en place après la Deuxième Guerre mondiale. En écho à cela, le « Quatrième Monde » reprend donc cette double signification et l’applique aux peuples autochtones, ignorés par les tenants du tiers-mondisme.

Le « Quatrième Monde » est tout d’abord une réalité qui se veut plurielle et inscrite dans un parcours historique commun aux nations autochtones. Par l’entremise d’une présentation de l’histoire des Secwepemc, Manuel met l’accent dans son livre sur deux phénomènes historiques qui unissent le « Quatrième Monde » : une expérience commune du colonialisme européen et une compréhension commune de l’univers[25]. L’expérience du colonialisme européen est profonde et troublante dans l’histoire autochtone, mais elle permet tout de même, selon Manuel, un rassemblement des peuples autochtones qui l’ont partagée. Bien que le Tiers-monde ait aussi vécu le colonialisme, celui-ci se différencie du « Quatrième Monde » au niveau de la compréhension de l’univers. Présente avant les premiers contacts avec les Européens, ce schème de pensée s’articule autour d’une spiritualité liant l’humain et la nature dans un tout cosmique qui influence à la fois l’organisation sociale et politique des peuples autochtones[26].

De ces trames historiques résulte une réalité commune de dépossession territoriale et de mise en tutelle politique des nations autochtones. À la base épistémologique de cette dépossession territoriale se trouve la différence dans la conception de la relation entre l’humain et la terre entre, d’une part, le « Quatrième Monde » et, d’autre part, l’Occident chrétien[27]. Pour le premier, la relation humain-terre est ancrée dans une spiritualité englobante, dans une relation de symbiose et de respect entre les deux qui forment un tout. Manuel critique, pour le deuxième, la conception eurochrétienne et capitaliste de cette même relation qui s’intègre, au contraire, dans une dynamique de possession et d’exploitation de la terre[28]. Pour les colonisateurs européens, l’utilisation autochtone de la terre n’octroie aucun droit sur celle-ci étant donné qu’elle n’est pas exploitée selon les normes capitalistes. Cette compréhension sera utilisée comme justification à la dépossession des terres autochtones.

Avant l’arrivée des Européens, Manuel décrit les sociétés autochtones comme fonctionnant selon un modèle politique recherchant l’unanimité lors de la prise de décision politique au contraire du modèle européen qui recherche plutôt une majorité[29]. Bien qu’une telle différence ne soit pas en soi problématique, l’hégémonie européenne qui s’implantera graduellement en Amérique entraînera une mise en tutelle des nations autochtones. Celle-ci visera la déconstruction de leurs systèmes politiques traditionnels afin de les remplacer par des formes « acceptées » par les colonisateurs. Manuel pense ici à l’exemple des chefferies électives mises en place dans les réserves canadiennes par le gouvernement fédéral dans la deuxième moitié du XIXe siècle[30].

Sous l’angle socioculturel, la racialisation des peuples autochtones et l’association de leur culture à la sauvagerie et à un état primitif de l’humanité par les colonisateurs viendra compléter leur marginalisation dans les sociétés issues de la colonisation[31].

Cette brève présentation du « Quatrième Monde » en tant que réalité entraîne un questionnement sur les peuples qui, selon George Manuel, en font partie. Mentionnons d’entrée de jeu que sa vision pan-autochtone est relativement étendue et comprend plusieurs nations rarement associées à la définition traditionnelle d’autochtone[32]. Dans la lignée des idées panindiennes mentionnées plus haut, toutes les nations autochtones des Amériques font partie du « Quatrième Monde », de l’Arctique à la Patagonie. Du côté du Pacifique, Manuel y inclut les Aborigènes d’Australie, les Maoris de la Nouvelle-Zélande, ainsi que les peuples polynésiens des îles pacifiques. En Europe, les Samis de la Scandinavie qu’il connait bien pour les avoir rencontrés à plusieurs reprises s’ajoutent aux Autochtones américains. Plus étonnamment, les Basques, les « Celtes »[33] et les Gallois sont inclus dans sa vision du « Quatrième Monde », bien que Manuel ne développe pas dans son livre sur cette inclusion. Toutes ces nations sont, comme le dit Manuel, « celles que l’on connait » en Occident, les Autochtones « de l’Occident »[34]. Mais il y en a d’autres rajoute-t-il, en URSS, en Chine, au Japon, au Sri Lanka, inconnus de l’Occident à l’époque, qui partagent pourtant le même statut et le même sort que les Autochtones « connus ». La vision pan-autochtone de Manuel reste ouverte à l’inclusion d’autres peuples.

Le premier aspect du « Quatrième Monde » est donc une réalité à la fois politique, économique et spirituelle, entrecroisé à une histoire de confrontation avec le colonialisme européen qui touche plusieurs peuples à l’échelle mondiale. Cette réalité se définit aussi par des traits partagés bien avant cette rencontre, soit une compréhension semblable de l’univers enracinée dans une spiritualité englobant les relations entre humains et nature.

Déjà ici s’ouvrent plusieurs pistes de solution aux questions centrales de cet article. En abordant l’histoire autochtone sous l’angle d’une réalité historique partagée par plusieurs peuples autochtones à l’international, les historiens pourraient explorer les continuités et les disparités dans leurs relations avec les Européens et dans leurs stratégies pour défendre leurs droits et intérêts. Une telle manière d’étudier cette histoire nous permettrait d’illuminer la globalité de phénomènes trop souvent compris comme étant locaux.

En réaction en quelque sorte à cette réalité, le « Quatrième Monde » se veut, sous un deuxième angle, un projet politique. Ce dernier vise la modification du statut des nations autochtones, mais aussi, sur le plan global, la refonte du modèle occidental[35]. Manuel propose dans son livre une renaissance de l’Occident sur de nouvelles bases qui seraient les valeurs autochtones. Il pense principalement ici aux pays issus de la colonisation tels que le Canada et les États-Unis. N’oublions pas que ce programme politique s’inscrit dans un contexte de Guerre froide où deux positions idéologiques, l’une capitaliste, l’autre communiste, s’affrontent. Le « Quatrième Monde » se présente dans cette optique comme une alternative autochtone à celles-ci.

Le projet que présente The Fourth World est pluriel. Ancré dans une spiritualité autochtone de respect et de communion avec la nature, il vise avant tout le remplacement des valeurs chrétiennes et capitalistes par des valeurs autochtones tout en gardant les technologies modernes[36]. Loin d’être réactionnaire ou primitiviste, ce programme s’accompagne d’une critique écologiste du capitalisme. Selon Manuel, le capitalisme ne reconnait pas la finitude des ressources naturelles et entretient un rapport d’exploitation avec la terre qui mènera éventuellement à sa propre perte. Le « Quatrième Monde » viserait à étendre la philosophie et les valeurs autochtones au-delà de leurs communautés afin de transformer de l’intérieur le rapport capitaliste avec la nature dans le but avoué de sauver la planète. Cette critique du capitalisme d’un point de vue écologique n’est pas sans rappeler les tenants du développement durable d’aujourd’hui. Le résultat final de ce projet politique serait un hybride entre la modernité occidentale et la tradition autochtone.

En parallèle, le livre propose aussi des pistes de solutions à court terme visant à en terminer avec la marginalisation vécue par les nations autochtones dans le monde. Tout d’abord, d’un point de vue politique, une reconnaissance de la « normalité » des nations autochtones et des droits qui en découleraient se doit d’être faite afin de rétablir une relation de nation à nation. Cette reconnaissance devrait entraîner la mise en place d’une véritable autonomie politique qui permettrait de mettre fin au statut de dépendance des communautés autochtones. Bien entendu, cette autonomie doit être accompagnée d’une liberté de choisir un modèle socio-économique et politique qui conviendrait aux communautés et qui reconnaîtrait la pluralité existant au sein de ce « Quatrième Monde ». De même, l’autonomie politique des communautés leur permettrait de rétablir un certain contrôle sur leur société et sur leur économie, élément important qui leur a été retiré sous le régime colonial. L’aspect culturel est aussi important, les « Indiens voulant demeurer Indiens » comme le dit George Manuel. Pour en arriver à atteindre ses buts, les tenants du projet postcolonial qu’est le « Quatrième Monde » doivent, selon Manuel, établir un cadre discursif nouveau où pourrait être articulée cette relation renouvelée entre les nations occidentales et autochtones. L’utilisation d’une éducation respectueuse de la philosophie autochtone serait aussi centrale à l’établissement de ce nouveau cadre discursif.

Que peut-on ressortir de cette exploration de la pensée politique de Manuel ? D’abord, l’autochtonicité peut se comprendre sous l’angle d’un projet politique, l’identité devenant un marqueur pour rassembler une diversité de nations. Cela nous encourage à « reconnaître que le concept d’Autochtonie est, d’abord et avant tout, une identité politique historiquement construite »[37], même à l’échelle globale. Repenser la question de la définition de l’autochtonicité à l’internationale en termes de construction discursive permettrait d’ailleurs, pour les historiens, de comprendre les différents discours comme des projets politiques qui s’opposent et qui mettent de l’avant des conceptions différentes de l’autochtonicité.

L’historiographie canadienne et l’histoire autochtone globale

Cette dernière section proposera un bref regard sur deux ouvrages récents en histoire autochtone qui mettent de l’avant des méthodes différentes pour définir leur sujet d’étude. L’objectif n’est pas ici de voir l’influence directe de Manuel sur leur méthodologie, mais plutôt de souligner une certaine continuité avec les deux angles du « Quatrième Monde » mis de l’avant. Il s’agira enfin de voir comment l’échelle utilisée dans leurs études influence la manière dont ils abordent l’histoire autochtone. Les deux livres que nous explorerons sont A Global History of Indigenous Peoples: Struggle and Survival de Ken Coates[38], ainsi que The American Empire and the Fourth World d’Anthony J. Hall[39]. Ces deux ouvrages présentent une étude de l’histoire autochtone allant au-delà de l’histoire nationale.

A Global History of Indigenous Peoples de Ken Coates, historien canadien s’étant intéressé aux relations entre nouveaux arrivants et Premières Nations au Yukon, cherche à réintégrer l’histoire autochtone à l’histoire globale. Dans la longue durée, Coates amorce cette histoire au moment des premières migrations humaines et la termine à l’époque contemporaine. Il définit son sujet d’étude comme étant les « Indigenous Peoples », y intégrant à la fois les nations amérindiennes ainsi que plusieurs peuples d’Afrique et d’Asie comme les Aïnous, abordant clairement l’autochtonicité sur une échelle planétaire. Il traite de la question de la définition de son sujet d’étude dès l’introduction de son livre en remarquant d’entrée de jeu que toutes tentatives de définir qui est un « Autochtone » s’avèrent complexes. Coates note que même l’Organisation des Nations Unies ne s’entend pas sur une définition qui ferait consensus[40]. Les chercheurs et les organisations internationales s’entendent sur le statut d’autochtone de plusieurs peuples, comme les Premières nations, mais d’autres restent matière à débat. À titre d’exemple, plusieurs groupes minoritaires en Inde et au Vietnam revendiquent ce statut, de même que certains militants boers[41]. Dans cette optique, Coates pose la question des critères afin de définir l’autochtonicité—le style de vie, l’attachement à la terre, un processus historique (colonialisme), etc.—tout en gardant en tête la complexité et les enjeux politiques d’un tel processus.

Après avoir passé en revue plusieurs définitions données précédemment par l’ONU et autres instances internationales, l’auteur adopte une définition de ce qu’est un peuple autochtone en neuf points : 1. Absence de pouvoir politique et un statut de dépendance dans des États dirigés par des groupes immigrants ou ethniquement dominants ; 2. Vivre en société de petites taille et avec de petites populations; 3. Sens profond de l’identité découlant du territoire traditionnel et de son attachement ; 4. Historiquement nomade ou, du moins, mobile ; 5. Généralement conservateur face aux influences culturelles et sociales externes ; 6. N’adhère pas à la vision occidentale/industrielle de la richesse et de l’économie ; 7. Toute forme d’adaptation culturelle ou économique ne signifie pas une perte de l’identité autochtone ; 8. Profonde connexion avec le passé, racine culturelle enracinée dans l’histoire orale ; 9. Engagement dans un processus de décolonisation et de renouvellement identitaire[42]. Une telle manière de définir l’autochtonicité demeure problématique dans son approche étant donné qu’elle reste ancrée dans une compréhension contemporaine et politique de l’adhésion à la catégorie d’autochtone. Elle ne s’éloigne pas du processus de définition de l’Autre par l’universitaire, reste relativement contraignante et empêche la reconnaissance de l’auto-identification et l’identification mutuelle comme des mesures valables d’autochtonicité. On voit toute la difficulté d’aborder globalement l’histoire autochtone.

Tout de même, cette approche fait écho au premier aspect du concept de « Quatrième Monde », soit celui d’une réalité historique partagée par différents peuples dans le monde. En mettant de l’avant des expériences historiques communes qui dépassent largement le cadre national, Coates ouvre la voie à l’étude approfondie de celles-ci sur nouvelle échelle.

Le deuxième ouvrage retenu est The American Empire and the Fourth World d’Anthony Hall qui propose d’explorer une histoire alternative de la mondialisation qui mettrait l’accent sur l’Amérique autochtone et sur l’importance de la dépossession territoriale dans la construction de l’ordre mondial moderne. Souvent marginalisé dans l’historiographie, cette perspective reconnaît le récit traditionnel de la mondialisation comme un récit particulier d’un phénomène beaucoup plus large, complexe et multipolaire[43]. Cette façon de faire une histoire de la mondialisation par les marges se propose de retracer, historiquement, cette même marginalisation et, en parallèle, la résistance autochtone à celle-ci qui prend diverses formes dans le temps. Bien que Hall circonscrive son étude au continent américain en mettant particulièrement de l’avant le cas des États-Unis, il s’attarde tout de même à replacer l’histoire autochtone dans le contexte élargi de l’histoire mondiale.

La méthodologie d’Anthony Hall n’est pas sans rappeler le deuxième aspect du « Quatrième Monde », soit de comprendre l’histoire autochtone globale comme un projet alternatif, ici à la mondialisation occidentale. Bien qu’il ne l’aborde pas de la même manière que Manuel, Hall entend tout de même démontrer que les peuples autochtones ne se sont pas contentés de résister à l’avancée européenne, mais qu’ils ont aussi tenté de proposer des voies alternatives. L’angle de ce livre permet de comprendre comment cette volonté politique d’en arriver à une mondialisation alternative, intégrée au monde autochtone, s’est construite et comment elle perdure de nos jours. D’un point de vue historiographique, il permet de repenser l’histoire de la mondialisation sous un nouvel angle, centré sur une population auparavant marginalisée.

Conclusion

Nous avons voulu proposer dans cet article une réflexion sur l’impact qu’aurait le changement d’échelle en histoire autochtone. Pour y arriver, nous avons interrogé le livre de George Manuel et Michael Posluns The Fourth World: An Indian reality, ainsi que son concept de « Quatrième Monde ». Comme nous l’avons vu, loin d’être simple, le fait d’élargir le regard sur un objet dont la définition est en soi complexe et politiquement contentieuse ne fait que complexifier la situation. En retournant au livre de Manuel, original dans sa forme et représentatif d’une voix autochtone sur le sujet, nous avons fait ressortir deux angles d’où il est possible de repenser la globalité de l’autochtonicité. Il nous est d’abord possible d’aborder cette histoire en mettant de l’avant une réalité historique, sociale et politique partagée par plusieurs peuples se revendiquant du statut d’autochtone. Ensuite, en comprenant la définition elle-même comme un construit historique, il est concevable d’explorer l’histoire autochtone comme un projet politique intégré dans ces mêmes réalités. Le changement d’échelle en histoire autochtone pousse donc les historiens à repenser leur objet d’étude en fonction de ces deux angles, loin d’être limités aux phénomènes abordés dans cet article.