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Connus pour leur précision quasi ethnographique, les procès-verbaux dressés par l’inspecteur général des pêches François Le Masson du Parc entre 1723 et 1737, puis par le commissaire Verdier, son successeur, entre 1738 et le milieu des années 1740, ont été abondamment utilisés par les historiens des sociétés littorales[1]. Au fil de leurs tournées, qui les ont amenés à parcourir à plusieurs reprises les côtes du royaume de France depuis Dunkerque jusqu’à Bayonne, ces deux inspecteurs se sont livrés à un impressionnant travail d’enquête sur les formes d’organisation de la pêche, les régimes d’accès aux ressources et les techniques employées pour les exploiter, de sorte que leurs rapports contiennent des informations extrêmement précieuses sur les usages de la mer sous l’Ancien Régime. Toutefois, si l’on s’est beaucoup intéressé au contenu, effectivement très riche, de ces rapports, on s’est peu interrogé finalement sur les conditions de leur production, ou sur les procédures et les enjeux des enquêtes au cours desquelles ils ont été rédigés[2]. Or, considérer uniquement ces sources comme des réservoirs d’informations tend à occulter ce qui se joue à travers la transcription des résultats de l’enquête sous la forme d’un procès-verbal et ne permet pas de saisir ce qui se négocie sur le terrain entre l’inspecteur et les acteurs des communautés locales au moment où ils se rencontrent et se confrontent. L’ambition première de cet article est donc de rompre avec une lecture strictement documentaire de ces sources en faisant de leurs modalités de construction un objet d’histoire à part entière, au même titre que les gestes et les techniques qu’elles décrivent. Par ce travail d’enquête sur les enquêtes, il devient alors possible de proposer une autre approche des procédures d’inspection des pêches menées au XVIIIe siècle, à savoir une approche interactive, attentive aux rapports entre les gouvernants et les gouvernés, ainsi qu’à leurs revendications respectives à exercer un droit de regard sur les modes d’exploitation de la mer.

Fondé sur les archives produites au cours des visites de Le Masson du Parc et de Verdier dans l’amirauté de Dieppe en 1724, 1730 et 1738, cet article propose une relecture de l’histoire de l’inspection des pêches sous l’angle de la régulation environnementale et, ce faisant, apporte un éclairage nouveau sur la question de la conservation des ressources marines à l’époque moderne[3]. Il est désormais acquis dans l’historiographie que le mythe longtemps entretenu d’un océan inépuisable a commencé à se fissurer bien avant que ne soit théorisé, vers le milieu du XIXe siècle, le phénomène de la surpêche[4]. Pour autant, les recherches consacrées à la conservation des ressources halieutiques sont restées très largement centrées sur la période contemporaine durant laquelle on assiste, il est vrai, à l’institutionnalisation d’une science de la gestion des écosystèmes marins[5]. Partant de ce constat, l’enjeu de cette recherche est de montrer comment, déjà sous l’Ancien Régime, dans un contexte marqué par l’émergence de craintes inédites relatives à la « disette du poisson », la mer a constitué, au même titre que la forêt, par exemple, un véritable laboratoire du gouvernement de la nature[6]. La première partie de l’article consistera ainsi à montrer que les procès-verbaux d’inspection constituent d’authentiques rapports d’expertise en matière halieutique. Relevant d’une démarche de formalisation des savoirs locaux en savoirs administratifs susceptibles d’orienter l’exercice du pouvoir, ils témoignent en effet d’une attention méticuleuse portée aux pratiques de pêche et à leur impact sur la ressource. La seconde partie, consacrée à la réforme législative engagée dans le temps même de la procédure d’inspection, visera à examiner le travail normatif réalisé par les inspecteurs. En mettant l’accent sur la fabrique in situ de la police des pêches et sur sa négociation par les communautés locales, il s’agira de défendre l’idée que cet effort de régulation environnementale fonctionne selon un principe d’« interdiction sous réserve d’autorisation » de certaines pratiques par l’administration centrale[7]. La dernière partie visera enfin à s’interroger sur la signification du concept de conservation au XVIIIe siècle, à la fois du point de vue des administrateurs de la marine et du point de vue des praticiens de la pêche. Loin de s’ancrer dans une philosophie environnementaliste soucieuse de préserver la nature en elle-même et pour elle-même, l’élaboration de nouvelles mesures de conservation relèvent de motivations d’ordre économique et politique qui, bien que parfois contradictoires, poursuivent un même objectif : « ménager » les ressources de la mer pour mieux pouvoir continuer à les exploiter.

Le procès-verbal d’inspection comme rapport d’expertise

La politique de la pêche élaborée durant les deux premières décennies du règne de Louis XV trouve son origine dans une procédure de consultation classique, impulsée en 1720 par le Conseil de marine en réponse à des plaintes récurrentes concernant la « rareté du poisson frais » sur les côtes de la Manche[8]. Relais de l’autorité centrale sur les rivages du royaume, les officiers des amirautés de Normandie et de Picardie sont alors sollicités afin de rendre « un avis sur les moyens convenables » pour « rétablir la pesche » et pour « faire cesser les abus qui avoient été tolérez par le passé »[9]. Cependant, devant l’ampleur de la « disette du poisson » et l’absence de consensus sur les solutions proposées pour y remédier, la décision « d’envoyer sur les lieux une personne intelligente pour examiner à fond ce qui regarde cette matière » s’impose rapidement[10].

Naissance d’une institution de régulation : l’inspection des pêches du poisson de mer

En mai 1722, le régent Philippe d’Orléans décide ainsi au nom du Conseil de marine de « faire venir Le Masson du Parc » à Versailles pour le charger de cette mission de contre-expertise[11]. À cette date, les « capacités » de ce simple commis du bureau des classes de Dieppe sont connues de l’administration centrale et sa réputation de fin connaisseur des pêches est d’ores et déjà bien établie. Sous la Régence, François Le Masson du Parc s’est en effet imposé comme un interlocuteur essentiel sur les questions halieutiques. Perçu comme un administrateur compétent et doté d’une solide expérience du monde maritime, il s’est constitué un réseau d’influence qui lui procure à partir de 1715 un accès direct et des soutiens au sein des bureaux de Versailles[12]. Afin de consolider son statut d’expert, il entreprend parallèlement l’écriture d’une vaste Histoire des pesches, véritable manuel de gouvernement de la pêche et des pêcheurs dont il fait parvenir les premières épreuves aux membres du Conseil de marine en mars 1722[13]. Chargé à partir de 1723 de visiter les côtes du royaume, il devient alors un « expert-médiateur » selon l’expression forgée par Eric Ash : pendant plus de dix ans, il va mettre ses « capacités » au service de l’administration de la marine et servir ainsi de relai entre les bureaux de Versailles et les communautés littorales[14].

Lorsque Le Masson du Parc reçoit des lettres patentes du roi qui le commettent officiellement « commissaire de la marine pour faire l’inspection des pesches du poisson de mer », en 1726, il a déjà procédé par deux fois à des tournées d’inspection, d’abord le long des côtes de Flandres et de Picardie pendant l’été 1723, puis sur celles de Haute et de Basse-Normandie en 1724[15]. Ces deux visites sur les rivages de la Manche constituent la matrice de ses chevauchées ultérieures : c’est durant cette phase de maturation de l’inspection des pêches qu’ont été définis à la fois le protocole et les contours de sa mission. Il s’agit en substance de mieux connaître pour mieux administrer et, à cet effet, Le Masson du Parc a reçu pour consigne de rédiger des procès-verbaux de sa tournée « lieu par lieu et ensuite amirauté par amirauté » de manière à dresser un tableau précis des pêches en usage dans chaque localité littorale[16].

Le procès-verbal qu’il rédige au terme de sa tournée d’un mois sur les côtes de l’amirauté de Dieppe offre un bon exemple de ce travail de statistique descriptive effectué par l’inspecteur. Pour chaque pêche observée au cours de sa visite, il indique non seulement le nombre de pêcheurs qu’elles occupent et les poissons qu’elles permettent de capturer, mais également les techniques employées et la manière de les manoeuvrer en mer, qu’il classe en trois différents types de « métier ». Les métiers « flottants » correspondent à toutes les pêches pratiquées au moyen de filets dérivants, à l’instar des « seines » utilisées par les pêcheurs de hareng. Ils se distinguent des métiers « par fond », qui peuvent être soit « sédentaires », comme les lignes garnies d’hameçons que les pêcheurs cordiers lestent sur les bancs sableux, soit « traînants », comme la dreige ou le chalut, tractés à la voile pour capturer des poissons de fond[17].

Figure 1

Coupe de la pêche de la dreige

Source : Bibliothèque de l’Arsenal (Paris), mss 2724, Le Chevalier, de Dieppe, Abrégé de l’histoire des pêches que l’on fait à la mer et le long des côtes et aux embouchures des rivières, [vers 1750], fo 195

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La hiérarchie des métiers : pêches « abusives », pêches « inoffensives », pêches « utiles »

Le regard que Le Masson du Parc porte sur le monde de la pêche est loin d’être celui d’un observateur neutre, moins encore celui d’un ethnographe : c’est en réalité celui d’un expert, qui décrit et classe pour mieux qualifier les bonnes et les mauvaises pratiques et qui, ce faisant, produit un discours normatif sur ce que devrait être une administration efficace de la pêche. Le travail de collecte et de restitution des savoirs locaux qu’il effectue dans ses procès-verbaux s’apparente en effet à une entreprise de « réduction en art » de la pêche, dont la finalité est d’abord celle de l’action en vue du bien public : il s’agit de découvrir les causes de la disette du poisson dans la Manche afin de déterminer les mesures réglementaires à prendre pour parvenir au rétablissement de la pêche[18]. Cela n’est pas sans impliquer au préalable une évaluation des effets propres aux différentes techniques de capture. C’est très précisément l’objet du procès-verbal dressé par l’inspecteur au terme de sa tournée dans l’amirauté de Dieppe, qu’il présente comme « le précis de tout ce qu’[il] a fait cy-devant dans les autres amirautés des côtes de l’est » de la Manche. Son but explicite est de hiérarchiser les métiers pratiqués par les pêcheurs de ces parages en fonction de la quantité et de la qualité de poisson qu’ils donnent, des « abus » qu’ils peuvent occasionner et du « tort » qu’ils peuvent faire « au général de la pesche » ; en un mot, en fonction de leur utilité[19].

Il est intéressant de comparer le métier des cordes avec le métier de la dreige dans la mesure où ce sont deux manières absolument dissemblables de prendre les mêmes espèces, principalement des poissons de fond comme la raie, la sole ou le turbot. La supériorité des cordes est manifeste à tout point de vue selon l’inspecteur. Il s’agit en effet d’instruments très sélectifs, particulièrement respectueux du frai comme du fretin, puisque la taille des hameçons détermine celle des poissons capturés, qui doivent être « assez gros pour pouvoir mordre à l’appâs ». À l’inverse, l’usage de la dreige occasionne quantité de prises accessoires, arrêtées dans les mailles trop serrées du filet lorsqu’il est traîné sur les fonds[20]. Mais cet engin n’a pas pour seul inconvénient qu’il « détruit et fait périr le poisson dans sa naissance et les poissons du premier âge ». Le Masson du Parc note encore qu’« il arrache en même temps toutes les herbes des fonds qui les y peuvent attirer ». Ainsi, quand la pêche des cordes est présentée comme « la plus innocente de toutes », celle de la dreige est considérée comme efficace, mais nocive pour la ressource—à tel point que « mêmes ceux qui la pratiquent conviennent des abus qui en proviennent ». Ainsi, comme « l’intention des pescheurs [est] de prendre tout ce qu’ils peuvent », la taille des mailles ou le poids des engins employés sont bien souvent non réglementaires, rendant leur usage encore plus « destructeur ». Enfin, la dreige mériterait d’autant plus les condamnations dont elle fait l’objet selon l’inspecteur que le poisson qu’elle permet de capturer est très inférieur en qualité à celui qui est débarqué par les pêcheurs cordiers, dont le métier se trouve, à l’inverse, fortement idéalisé. Réputé pour sa fraîcheur, le « poisson de cordes » fait figure de véritable marque de fabrique de la « marée » dieppoise : rapporté au port « encore vivant », ce serait en effet « le meilleur et le plus sain des poissons », tandis que « les solles qui proviennent de la dreige sont quelques fois vaseuses et sentent la bourbe »[21]. Étendant la comparaison à l’ensemble des métiers pratiqués dans la Manche, Le Masson du Parc parvient ainsi à dégager les grandes lignes d’un programme de réforme de la pêche fraîche s’articulant autour de deux mesures principales : d’un côté, l’interdiction des filets traînants comme la dreige ; de l’autre, la défense absolue de pêcher ou de vendre le frai du poisson et les juvéniles.

Une police des pêches négociée

L’entreprise de rétablissement de la pêche initiée par le Conseil de marine au début des années 1720 est une opération de longue haleine, dont Le Masson du Parc a été l’un des principaux agents jusqu’en 1737. Après cette date, la fonction d’inspecteur général des pêches est attribuée au commissaire Verdier, qui l’exerce quant à lui jusqu’au milieu du XVIIIe siècle[22]. Il ne s’agira pas ici de retracer toute l’histoire des chevauchées entreprises sur les côtes de la Manche et de l’Atlantique par ces deux commissaires durant plus de deux décennies, mais de proposer une approche contextualisée du processus de régulation qui s’est enclenché suite à la première tournée d’inspection de Le Masson du Parc sur les côtes de la Haute-Normandie.

Une déclaration royale pour le rétablissement de la pêche du poisson de mer (23 avril 1726)

Premier acte d’une refonte de la réglementation des pêches contenue dans l’ordonnance de la marine de 1681, la déclaration royale du 23 avril 1726 s’inspire explicitement des observations faites par Le Masson du Parc dans le procès-verbal en forme de « précis » qu’il a rédigé à la suite de visite d’inspection à Dieppe[23].

Les dispositions relatives à la protection du frai, exposées dans les articles 28 à 32, se signalent par leur minutie et témoignent du souci manifesté par les rédacteurs de la déclaration de parer à toute interprétation fallacieuse de la loi. Nul flou ne doit demeurer quant à l’objet de l’interdit, précisément décrit par l’article 32 : « Déclarons comprendre sous le nom de fray de poisson, tous les petits poissons nouvellement éclos, & qui n’auront pas trois pouces de longueur au moins entre l’oeil & la queue »[24]. Si la protection du frai n’est pas à proprement parler une nouveauté introduite par la déclaration du 23 avril 1726—l’édit d’Henri III de mars 1584 y faisait déjà allusion dans son article 85—c’est toutefois à partir de cette époque qu’elle prend le caractère d’un véritable dogme du discours savant et administratif en matière de conservation des ressources marines. « Résultat des générations passées », « principe des générations futures » et « unique espoir des pêches à venir », le frai de poisson est ainsi doté, au nom de « la multiplication des espèces », d’un statut juridique à part[25]. À ce titre, l’interdiction pesant sur son exploitation constitue une limite au principe de la « liberté de la pêche » imposée par l’ordonnance de la marine, qui fait du poisson une res nullius librement appropriable par tous les sujets du royaume, pour peu qu’ils se soient déclarés auprès de l’administration de la marine comme des pêcheurs de profession. On peut même faire ici un rapprochement avec ce que Yan Thomas a identifié, dans le droit romain, comme des procédés de « sanctuarisation des choses inappropriables », rendues indisponibles en vertu de leur caractère public ou sacré : tout se passe en effet comme si le frai devenait, du fait même de l’impossibilité légale de le récolter et de le vendre, non plus simplement une chose qui n’appartient à personne, mais une chose qui ne doit appartenir à personne—autrement dit, une chose relevant toujours de la catégorie des res nullius, mais rendue inaliénable et placée hors du commerce au nom de la conservation du poisson[26].

Les articles 1 à 25 de la déclaration du 23 avril 1726 visent quant à eux à proscrire l’utilisation de la dreige employée sur les côtes de la Manche, mais étendent également l’interdiction à tous les autres types de métiers traînants :

L’attention que nous avons à procurer l’abondance dans notre royaume nous a déterminé à faire rechercher d’où provient la disette du poisson de mer, il a été reconnu qu’elle ne peut être attribuée qu’à la pratique de la pêche avec le filet nommé dreige ou drague, lequel traînant sur les fonds avec rapidité, gratte & laboure tous ceux sur lesquels il passe, de manière qu’il déracine & enlève les herbes qui servent d’abri & de réduit aux poissons, rompt les lits de leur frai, fait périr ceux du premier âge[27].

Ces articles instaurent en même temps un régime dérogatoire en faveur du « pourvoyeur du roi », auquel est accordé temporairement, sous forme de permissions spéciales, le privilège d’autoriser quelques bateaux du (seul) port de Dieppe à faire la pêche de la dreige. Ce privilège en dit long sur les contradictions inhérentes à ce projet de réforme qui entend tout à la fois rendre la mer poissonneuse et procurer du poisson en abondance. Cette mesure de dérogation vise en effet à anticiper une possible diminution de la marée consécutive à la nouvelle réglementation et à assurer la continuité de l’approvisionnement en poisson frais des tables du roi et de sa cour. Au total, la déclaration royale pour le rétablissement de la pêche vient donc bouleverser et remanier l’économie juridique des choses de la mer. De fait, elle instaure un privilège—celui d’employer la dreige—dans le privilège—celui de pêcher en mer : le « poisson de dreige » devient alors une chose qui ne peut appartenir qu’au pourvoyeur du roi et de la cour, autrement dit une chose relevant originellement de la catégorie des res nullius, mais placée hors du commerce et réservée au souverain seul au nom de l’approvisionnement de sa table.

Négocier l’application de la loi

La Manche constitue le laboratoire du programme de réforme de la police des pêches entreprise dans les années 1720. Or, cette législation pensée à partir de données régionales, sinon locales—on a souligné la centralité de Dieppe dans le processus de fabrication de la déclaration du 23 avril 1726—se voit dotée par cette même déclaration d’une portée générale. Ainsi les effets destructeurs imputés à la dreige en usage sur les côtes de Picardie et de Haute-Normandie servent-ils à motiver la prohibition de tous les engins de pêche appartenant à la catégorie des métiers traînants employés sur les côtes du royaume.

De ce fait, la déclaration pour le rétablissement de la pêche ne manque pas de susciter des protestations de la part de certaines communautés. Dès sa promulgation par exemple, pêcheurs et armateurs de l’Aunis multiplient les adresses aux autorités pour revendiquer leur droit à utiliser un filet traînant également connu sous le nom de « dreige », mais différent, tant par sa facture que par sa manoeuvre, de la dreige normande. Ils supplient donc qu’on leur laisse « la liberté de continuer leur ancien usage, attendu qu’il leur est impossible de pêcher d’une autre manière ». La légitimité de leur requête est reconnue l’année suivante par Le Masson du Parc lui-même, alors qu’il est en visite d’inspection dans l’amirauté de la Rochelle. Il peut en effet constater l’innocuité de cet engin « improprement appelé » dreige et, par suite, la nécessité d’adapter la réglementation[28]. Dans un premier temps, l’engin fait seulement l’objet d’une mesure de tolérance provisoire sur les côtes de l’Atlantique, mais dès 1729, son autorisation est étendue officiellement à l’ensemble du littoral français[29]. Comme on peut le voir à travers ce cas, la mission dévolue à l’inspecteur des pêches évolue après 1726 : elle consiste désormais à compléter la législation sur la pêche et surtout à l’adapter au gré des situations particulières invoquées par les acteurs. D’une intervention sur le mode du règlement général, on passe alors à une nouvelle forme d’intervention, sur le mode de la mesure ad hoc.

Quoique Le Masson du Parc se félicite, lors de sa dernière visite à Dieppe en 1730, que « la pesche se rétablit, que les poissons sont en bien plus grande abondance à la coste » et vante l’efficacité des mesures prescrites par ses soins, la situation ne semble pas s’améliorer au cours de la décennie suivante[30]. C’est dans ce contexte de permanence de la disette que trois mémoires sont remis à l’inspecteur Verdier lorsqu’il visite le Tréport à l’été 1738[31]. Avant son interdiction, la dreige occupait une place à part dans cette localité où, à l’inverse de Dieppe, les pêcheurs avaient coutume de s’en servir presque tout au long de l’année. Il n’est donc guère étonnant que la déclaration du 23 avril 1726 ait suscité dès sa promulgation des protestations de la part de ses habitants et que la communauté dans son entier se soit mobilisée contre cette loi, synonyme d’un déclin assuré des armements pour la pêche. Inaudibles en 1726, ces protestations apparaissent plus légitimes en 1738, alors que la prohibition de l’engin traînant s’est traduite par une dégradation irrémédiable de la situation économique locale, sans qu’advienne pour autant le rétablissement de la pêche escompté ; de fait, les réclamations relayées par Verdier auprès des institutions centrales ont été entendues puisque, dès le printemps 1739, la pêche de la dreige est à nouveau autorisée :

Sa Majesté ayant égard aux remontrances qui luy ont souvent été faites que, depuis 12 ans que cette pesche a cessé le long des costes de Picardie et de Normandie, la marée, loin d’être à présent abondante comme on avoit lieu de l’espérer, est encore devenue plus rare ; et estimant qu’une expérience de quelques années pendant lesquelles cette pesche pouroit être tolérée prouveroit évidemment si la stérilité du poisson de mer doit être imputée ainsy que l’avancent les pescheurs à la cessation de la dreige ou à quelqu’autres causes inconnues, elle pourroit se déterminer à lever cette interdiction pendant quelques tems[32].

Après douze années d’une politique des pêches caractérisée par le volontarisme et la fermeté, l’instauration d’un tel régime de dérogation à la déclaration du 23 avril 1726 marque un tournant vers une approche plus pragmatique, ouverte à la concertation avec les acteurs locaux. D’ailleurs, parallèlement à l’annonce de l’autorisation accordée s’engage aussitôt une procédure de consultation, sur la base d’un nouveau projet de règlement soumis aux intéressés dans chacun des ports concernés[33]. À Dieppe, c’est le commissaire de la marine qui prend en charge l’organisation d’une assemblée pour débattre de ce projet. Au mois d’avril 1739, il réunit ainsi « quelques-uns des principaux négociants de cette ville et d’anciens maîtres dreigeurs », qui dressent ensemble un mémoire exprimant la position de leur communauté sur la question[34]. On n’a pu retrouver dans les archives la réponse transmise par les représentants du Tréport, mais il est vraisemblable que les modalités de la concertation y ont été similaires. Le résultat de cette consultation ne se fait pas attendre et un arrêt du Conseil du 20 octobre 1739 vient confirmer la levée de l’interdiction accordée quelques mois plus tôt aux pêcheurs du Tréport. Par ailleurs, la saison, fixée dans un premier temps depuis le premier octobre jusqu’au samedi Saint, est prolongée dès 1740 jusqu’à la Pentecôte, les pêcheurs ayant « représenté que cette grâce leur a été infructueuse cette année par la rigueur de la saison dernière »[35].

Ces mesures de tolérance, reconduites les années suivantes, sont symptomatiques de la manière dont l’État gouverne la pêche au XVIIIe siècle, en s’appuyant sur des procédures d’enquête et de contre-enquête pour évaluer la légitimité des requêtes émanant des communautés locales. Dans ce type de « remontrance », le ressort élémentaire de la justification consiste toujours à faire valoir une situation ou des circonstances particulières pour revendiquer un aménagement de la loi ou, du moins, le droit de bénéficier d’une dispense temporaire. À ce titre, leur prise en compte par les autorités relève donc d’un régime de régulation environnementale fondé sur le principe de « l’interdiction sous réserve d’autorisation »[36] ; en d’autres termes, sur des mesures de police dérogatoires qui, comme l’ont montré certains travaux portant sur les nuisances industrielles, ont eu tendance à s’imposer au dernier siècle de l’Ancien Régime comme l’un des modes de régulation privilégié des risques environnementaux[37].

Ce que conserver veut dire

Toutefois, du point de vue des requérants, il n’est pas seulement question de suspendre momentanément la loi, mais, plus fondamentalement, de revendiquer un droit de regard sur la police des pêches qui leur est imposée[38]. Les mémoires en faveur de la dreige adressés au ministre de la marine dans les années 1730 constituent en effet le lieu d’une mise en débat des mesures de portée générale adoptées par l’administration pour juguler la disette du poisson. Ce débat ramène ainsi au premier plan la question de la conservation des ressources, dans la mesure où il se trouve polarisé par deux manières différentes de concevoir la régulation de la pêche.

La police des pêches

Le schéma présenté ici se fonde sur différentes sources produites dans le temps de l’inspection des pêches et émanant toutes du pouvoir, c’est-à-dire de ses agents. Il vise à synthétiser un cadre de pensée, en l’occurrence une façon d’interpréter le problème de la disette de poisson du point de vue des intérêts de l’État.

Figure 2

La formalisation d’un discours : la disette du poisson vue par les administrateurs de la marine dans les années 1720-1730[39].

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Toujours inscrite dans une relation à un temps d’abondance passé (étape 1), la disette désigne au premier chef un état, celui de la mer, caractérisé par une « rareté » momentanée du poisson, dont découle une situation conjoncturelle : la « stérilité » de la pêche (étape 3). Même si les causes qui lui sont attribuées font l’objet de conflits d’interprétation et sont en tout cas multiples, la disette du poisson tend à être considérée par les administrateurs de la marine comme un fait social (et non naturel), imputable à la multiplication des pratiques de pêche « abusives » (étape 2)[40]. Autrement dit, la responsabilité de la stérilité de la mer est attribuée aux pêcheurs eux-mêmes, dont on dénonce aussi bien l’« imprévoyance » que l’« avidité », bref l’incapacité à réguler l’exploitation d’une ressource qui demande pourtant à être « ménagée ». On retrouve là un véritable lieu commun des luttes environnementales passées et actuelles, consistant à postuler le caractère destructeur des pratiques locales pour mieux les disqualifier et justifier ainsi la mise sous contrôle étatique des richesses naturelles au nom de leur conservation[41].

De fait, les tentatives pour réformer la réglementation sur les pêches témoignent d’une incontestable « réflexivité » à l’égard de la dégradation environnementale et il n’est pas anachronique d’y voir d’authentiques mesures de conservation (étape 6)[42]. D’ailleurs, le terme apparaît explicitement dans les sources des années 1720, sous sa forme adjectivée du moins. On peut par exemple lire dans un mémoire datant de cette époque que la « stérilité des côtes de France » provient du fait qu’elles « ne sont pas conservées au lieu que celles d’Angleterre où les pesches abusives sont deffendues [...] sont toujours abbondantes et très poissonneuses »[43]. Pour autant, on ne saurait dire que les mesures de réglementation imposées visent de manière ultime la préservation des ressources de la mer. La « police des pêches » s’enracine en effet dans un cadre de pensée mercantiliste, au sein duquel la police renvoie à tout un ensemble de moyens destinés à « faire croître, de l’intérieur, les forces de l’État » : elle n’est, au total, qu’un instrument au service de la gloire du roi et de la puissance de son royaume[44]. Ainsi, « rétablir de la pêche » (étape 7) vise, d’une part, à développer le commerce du poisson afin de permettre un meilleur approvisionnement des villes en produits de la mer (étape 4) et, d’autre part, à éviter la « disette de matelots » (étape 5), en un temps où la pêche était considérée comme la principale « pépinière » de marins mobilisables dans la flotte royale[45]. Loin, par conséquent, de procéder de préoccupations d’ordre écologique, au sens où il s’agirait préserver la nature en elle-même et pour elle-même, les mesures de conservation mises en oeuvre n’ont d’autres but que d’en garantir l’exploitation. En d’autres termes, si régulation environnementale il y a, celle-ci ne constitue pas une fin, mais un moyen et il est d’ailleurs significatif que le terme d’« accroissement » puisse être appliqué indifféremment aux ressources et aux pêcheurs, sans que la tension inhérente à ce double objectif ne soit jamais relevée. Bref, si la police de la pêche a pour but de « faire foisonner la mer en poisson », c’est uniquement dans la perspective très utilitariste de « rendre la pesche abbondante » et de « multiplier les pescheurs »[46].

L’« oeconomie » des pêches

Cette rhétorique de la pêche comme facteur de puissance se retrouve dans les mémoires rédigés dans les années 1730 pour demander l’autorisation de la dreige, mais elle s’accompagne cependant d’une critique de la police élaborée par l’administration de la marine au cours de la décennie passée. Aux dispositions prévues par la déclaration du 2 avril 1726 est ainsi opposée la sagesse de l’ordonnance de la marine de 1681, véritable « chef d’oeuvre de prudence » qui, malgré les nombreuses plaintes émises contre la dreige au moment de sa rédaction, en autorisait néanmoins l’usage afin de garantir l’approvisionnement des marchés en poisson frais[47]. Informé des inconvénients propres à cette technique de pêche, le Conseil du roi avait en effet « jugé plus à propos de la permettre que de la défendre »[48]. L’invocation de la jurisprudence du règne de Louis XIV consiste ici à rappeler le roi à son devoir de « procurer l’abondance » à ses peuples pour mieux justifier la nécessité de rétablir la pêche « comme elle étoit auparavant », sinon « mesme avec plus de liberté et sans aucune restriction »[49]. En effet, nul besoin d’édicter de nouvelles mesures puisqu’il existe déjà des conventions locales entre les pêcheurs consistant à se répartir les zones de pêche et, si nécessaire, à « se réduire eux-mêmes à un moindre nombre de batteaux » afin d’éviter « d’en trop prendre et d’épuiser par là le fond de la pêche »[50].

Sur ce point, la prudence est de rigueur car, à les prendre au mot, on courrait le risque d’idéaliser les usagers de la ressource et de postuler sans preuve le caractère vertueux d’un modèle coutumier de gestion des environnements. De fait, on a plutôt affaire ici à une rhétorique de la conservation, inversée mais analogue à celle maniée par l’État royal pour justifier sa politique en matière de réglementation. Il s’agit en l’occurrence d’opposer à la police des pêches un certain nombre de « règles d’oeconomie » qui doivent régir les activités halieutiques pour qu’elles puissent être profitables à tous. Ces règles, qui charpentent ce qu’on appellera ici une « oeconomie des pêches », sont par exemple formulées dans un mémoire adressé en 1733 aux autorités centrales par « les intéressez à la pesche du harang » de Dieppe pour dénoncer le non-respect de la limitation de la saison :

La prospérité de cette pesche [écrivent-ils], est essentiellement attachée à certaines règles d’oeconomie sur lesquelles le commerce du harang doit estre dirigé. […] Il en est de la pesche comme de la culture des terres, et cette comparaison ne sauroit être plus juste. Si l’on outre les terres pour en tirer plus de fruits qu’on ne doit, si on les cultive hors les saisons convenables, il vient bientôt un temps que tout se dérange et que l’avidité est punie par la disette. Ainsy, pour rendre le commerce du harang capable d’en soutenir la pesche, il faut que le harang soit porté près et loin dans les temps convenables, pour une débouche et une consommation aisée ; il faut que les marchands qui sont obligés de s’en fournir pour l’approvisionnement des villes et des cantons de leur résidence n’ayent point à craindre une abondance tardive qui les surcharge et leur cause des pertes par une diminution inespérée [de son prix][51].

Au-delà de l’objet même de la requête—faire respecter la limitation de la saison pour éviter qu’une « abondance tardive » de hareng frais ne vienne faire chuter le cours des prix durant les premiers mois de l’année—l’idée forte qui se dégage de cet extrait est qu’il existe un temps « convenable » à l’échelle d’une année pour se livrer à chaque métier, faute de quoi « tout se dérange ». Or, ces mêmes « règles d’oeconomie » sont invoquées quelques années plus tard lors de l’assemblée réunie à Dieppe en 1739 dans le but de se prononcer sur l’opportunité de rétablir la pêche de la dreige. Composée de négociants et d’anciens maîtres représentant la communauté, cette assemblée émet un avis très réservé quant à la perspective d’autoriser l’usage de ce métier, non plus seulement pendant le Carême, comme c’était le cas avant son interdiction en 1726, mais tout au long de l’automne et de l’hiver, comme le souhaiteraient les pêcheurs du Tréport :

Cette pesche ne se peut pratiquer dès le 1er 8bre parce qu’elle causeroit un préjudice considérable à la pesche du harang par rapport aux équipages, dont une partie se fait à Dieppe à présent par des matelots du Tréport et du Bourg d’Ault qui abandonneroient cette pesche pour faire celle de la dreige, et une partie des bateaux qui font la pesche du harang deviendroient inutiles. Il y a plus, c’est que les bateaux qui iroient à la pesche de la dreige pendant celle du harang ne manqueroient pas de coupper le hallin des pescheurs de harang et leur feroient perdre leurs filets, ces pescheurs de harang étant obligés de faire leur pesche dans le mois de 9bre aux mesmes endroits que la pesche de la dreige se fait. Le temps de la pesche de la dreige seroit trop long et les fonds seroient épuisés de poisson pour le Caresme, qui est le temps auquel on en a le plus besoin[52].

On retrouve ici la nécessité, invoquée plus haut par les marchands de hareng, de maintenir un certain équilibre entre les différents métiers pratiqués à l’échelle de la communauté et plus largement de la côte normande. Cette nécessité découle tout d’abord de l’incompatibilité entre les multiples techniques de pêche qui, lorsqu’elles sont employées dans les mêmes parages, doivent l’être à des moments différents de l’année au risque de susciter des conflits d’usage. Mais elle découle surtout de considérations d’ordre économique, dictées par le calendrier de la demande en poisson, autrement dit par le marché. Il importe ainsi de « ménager » pendant l’hiver les fonds où se pêche le poisson frais afin d’être en mesure d’approvisionner abondamment les étals pendant la période du Carême, quand la demande est forte. Pas plus qu’au fondement de la police des pêches, on ne saurait donc voir dans ces règles revendiquées collectivement par les acteurs locaux l’expression d’une « économie morale de la nature », dont l’historiographie a pu créditer parfois les communautés de pêcheurs[53]. En effet, l’idée de « ménager » la ressource relève autant de la régulation environnementale que de la régulation économique : il ne s’agit pas seulement d’établir des normes de conservation de la ressource, mais également des règles justes et équitables pour encadrer son exploitation[54].

Au total, les archives produites dans le temps de l’inspection des pêches révèlent comment le mythe d’un océan inépuisable, entretenu jusqu’au XXe siècle, s’est en réalité maintenu en dépit d’une conscience aiguë de la fragilité des ressources halieutiques et de tentatives anciennes pour les conserver. Certes, ni la « police des pêches » mise en oeuvre par l’administration de la marine du XVIIIe siècle, ni les « règles d’oeconomie » opposées à cette police par les communautés littorales ne s’inscrivent à proprement parler dans des préoccupations de nature écologique, au sens contemporain du terme. Il ne s’agit jamais, en effet, de préserver la mer et ses ressources en les protégeant totalement des activités halieutiques, mais, à l’inverse, de réguler ces activités pour en permettre le développement, ceci en vue d’objectifs d’ordre économique (l’approvisionnement des marchés) et politique (la multiplication de la population des gens de mer). Il n’en reste pas moins qu’elles témoignent de la profondeur historique des problématiques relative au gouvernement de la mer, question conflictuelle s’il en est, à laquelle l’éphémère institution de l’inspection des pêches maritimes a ouvertement visé à apporter des réponses adaptées, étayées par un ambitieux travail d’expertise et de négociation avec les communautés locales.