Article body

Le concept de race comme nous l’entendons de nos jours est quelque peu anachronique au XVIIIe siècle. À cette époque, le terme « race » est porteur d’une polysémie particulièrement malléable. Si certains témoignages rapprochent certes leur définition à celle d’une classification de l’espèce humaine basée sur des caractéristiques morphologiques, comme l’on retrouvera au XIXe et XXe siècle, d’autres s’en tiennent plutôt à une définition présente depuis le XVIe siècle qui fait référence aux caractéristiques d’un lignage ou d’une généalogie [bloodlines] [1]. Ceci dit, il n’est pas rare de voir dans la littérature et dans les témoignages du siècle des Lumières des convergences, concurrences et contradictions quant à la terminologie utilisée pour parler de la race[2]. Or, ces inconsistances, notamment véhiculées par Linné et Buffon, provoquent des situations, comme David Bindman le remarque, où « ‘race’ appears to have been meant, [while] ‘race’ was sometimes used when it clearly was not »[3]. Cette polysémie est problématique dans la mesure où l’on cherche à observer une cohérence au concept. Elle permet néanmoins d’entrevoir en sa malléabilité un processus de racialisation, au coeur de cet article, loin d’être unilatérale et rigide[4]. La réflexion centrale de ce texte est, dès lors, liée aux facteurs ayant été déterminants dans le mécanisme de représentation de l’altérité racial au XVIIIe siècle.

Dans ce processus de racialisation, la structure socioculturelle européenne est un facteur essentiel à la représentation des deux indigènes de Polynésie ramenés par les expéditions de Louis-Antoine de Bougainville et de James Cook. La sphère sociale de l’aristocratie ayant le plus profité de la présence des voyageurs, les caractéristiques de la représentation raciale se sont traduites en la performance socioculturelle d’Aotourou et Omai aux normes de bienséances de l’élite européenne. En ce sens, la politesse et la civilité expriment au XVIIIe siècle, comme Norbert Elias l’a affirmé, une « self-image of the European upper class… [a] specific kind of behavior through which [it] felt itself different to all simpler and more primitive people »[5]. Notons que les « peuples primitifs », dont fait mention Elias, consistent à tous les individus ne maîtrisant pas les pratiques socioculturelles de l’aristocratie. Cet exceptionnalisme de l’élite est notamment assimilé par des ouvrages de référence de l’époque, tels que l’Encyclopédie et le dictionnaire de Samuel Johnson, qui basent leur définition de la race selon la maîtrise ou non ce décorum qu’ils considèrent exprimer la vertu ou le vice chez un individu ou une famille. De par leur civilité, les aristocrates se classent alors comme une race vertueuse, tandis qu’au contraire, le vice est une prédisposition des roturiers. Les épisodes polynésiens présentés dans cet article, soit le voyage d’Aotourou en France (1769-1771) et celui d’Omai en Angleterre (1774-1776), mettent particulièrement en valeur cet antagonisme au centre du processus de racialisation. À cet antagonisme entre race aristocratique (vertu) et race roturière (vice) se superpose aussi une logique historique des Lumières, que nous verrons sous peu, identifiant alors la race d’un indigène, entre bon sauvage et ignoble sauvage, selon leur propension à être civilisé à l’européenne—soit leur affinité à la vertu de la civilisation ou au vice du primitivisme.

Le premier Polynésien à mettre le pied en Europe est Aotourou. Ce dernier est ramené par Bougainville en France, lors de la première circumnavigation française, et y reste de mars 1769 à mars 1770. Il entreprend par la suite son périple du retour vers Tahiti, durant lequel il meurt de la petite vérole sur le navire de Marion-Dufresne en novembre 1771[6]. Quelques années plus tard, c’est au tour d’Omai de voyager en Europe. Né sur l’île de Raiatea dans l’archipel de la société, Omai dut fuir son île natale durant son adolescence vers Huahine, puis Tahiti, à la suite de l’invasion de l’île par des guerriers de Bora Bora. Omai a été reçu en Angleterre d’octobre 1774 à juillet 1776 avant de rentrer à Tahiti sain et sauf en 1777, ramené sur l’île lors de la troisième expédition de James Cook. Il y meurt deux ans et demi plus tard, sans provoquer de bouleversement[7].

Lors de leurs arrivées en Europe, Aotourou et Omai sont reçus en tant que spécimen de la diversité humaine, provenant de contrées nouvellement rencontrées. Leur présence respective en France et en Angleterre a passionnément excité plusieurs Européens. Les deux Polynésiens sont mentionnés dans de nombreuses correspondances et dans les journaux partout sur le continent. La jeune écrivaine anglaise Fanny Burney, par exemple, nous offre un témoignage retentissant de la popularité d’Aotourou et d’Omai, les représentant en tant que bêtes sociales de leur époque : « the favorite excitement of [the] eighteenth century »[8]. Or, le séjour d’Aotourou et d’Omai en Europe est en quelque sorte sans précédent. Ils n’ont pas été enlevés pour rassasier la curiosité européenne face à l’altérité comme cela fut le cas avec plusieurs Inuits, Amérindiens et Africains durant l’époque moderne. Les Polynésiens n’ont pas non plus voyagé sous prétexte de chercher une alliance avec la France ou l’Angleterre afin de tirer leur épingle des rivalités coloniales. Ils ont encore moins été ramenés pour devenir des serviteurs ou esclaves. Aotourou et Omai ont décidé de leur propre chef de suivre les Européens[9].

En vérité, tous les deux ont été séduits par la possibilité d’ascension sociale qu’un tel voyage leur procurerait, puisqu’ils font partie de la classe inférieure en Polynésie—celle ressemblant aux mulâtres d’après un témoignage de Bougainville[10]. D’abord, l’esthétisme polynésien considère à l’époque le teint pâle comme étant le plus beau et la noble parce qu’elle montre richesse et pouvoir—avoir le teint pâle c’est ne pas être soumis aux rayons du soleil, donc d’avoir les moyens ou le pouvoir de faire travailler les autres à sa place[11]. Aotourou et Omai sont dès lors habités par le désir d’épouser une femme blanche afin d’accéder à une visibilité leur accordant de meilleures conditions sociales sur Tahiti[12]. En outre, Aotourou a l’intention avec cet incroyable voyage d’obtenir plus de respect de la part de ses compatriotes, alors qu’Omai, lui, manifeste en plus un intense désir de vengeance puisqu’il cherche à revenir en Polynésie « with men and guns in a ship to drive to Bola Bola usurpers from his property [Raiatea] »[13]. Or, la perspective européenne est quelque peu différente, puisqu’on pense pouvoir « civiliser » ces indigènes et ainsi les utiliser comme truchement entre l’Europe et la Polynésie.

Il faut savoir qu’au XVIIIe siècle, l’histoire et l’ethnologie sont étroitement liées dans la théorisation de l’humanité. Plutôt que de considérer les différents peuples de la terre uniquement à partir de leurs caractéristiques morphologiques, ils sont aussi souvent comparés selon leurs degrés de développement sociétal. Il est ainsi considéré que les sociétés humaines se développent dans le temps à raison d’étapes : du primitivisme à la civilisation ou plutôt de l’Antiquité aux Lumières. Cette histoire conjoncturelle—aussi nommée : histoire de l’homme ou stadial theory—affirme que l’Europe [aristocratique] était au point le plus développé du spectre, sans pour autant nier, dans une certaine mesure, la possibilité du progrès social des autres peuples. Adam Ferguson, par exemple, dans son Essay on the History of Civil Society (1767) détaille une séquence de quatre étapes du développement humain : sauvage, barbare, commercial et poli, qui sont déterminées par les activités économiques et les capacités sociales d’un peuple[14]. Dans cet ordre d’idée, Charles de Brosses, Georg Forster et Bougainville avancent que le progrès d’un peuple est nettement favorisé par sa rencontre avec les Européens, puisque ces derniers partageraient avec ces sociétés leurs technologies, connaissances, polices, vertus, etc.[15] Cela favorisant ainsi la progression d’un peuple vers un stade de société supérieur. De Brosses alla même jusqu’à affirmer qu’il était possible pour les peuples des mers du Sud (océan Pacifique) d’arriver à un degré de civilisation similaire à celui de l’Europe en quelques décennies ou siècles, car ces indigènes n’y avaient « aucune impossibilité physique ni morale »[16]. L’aventure d’Aotourou et d’Omai témoigne non seulement de ce phénomène, mais surtout de la manière dont il est central dans la construction raciale de l’Autre. Le potentiel de civilisation permet de croire que le « bon sauvage » provient d’une race similaire à celle de l’aristocratie, puisque prédisposée à leur vertu et pratique socioculturelles de la « civilisation ». Tandis que « l’ignoble sauvage », étant incapable de se soumettre à cette métamorphose, est associé à un barbare inférieur aux roturiers européens.

Ainsi, comme nous allons le voir, la représentation raciale d’Aotourou et d’Omai en Europe entre 1769-1776 s’est formée par la friction entre l’idéalisation de leur société, établie par les récits de voyage, et leurs performances aux pratiques de sociabilité de l’élite européenne en vigueur à l’époque, telle que l’art de la conversation, la civilité et la politesse. Si le premier facteur, celui de l’idéalisation, laisse entendre une prédisposition à une racialisation vertueuse près de l’aristocratie, le second facteur est plus déterminant puisqu’il confirme ou infirme cette idéalisation de l’indigène. De ce fait, lorsqu’une performance est considérée comme adéquate, le Polynésien se fait racialiser en tant que bon sauvage [noble savage], soit ici un homme bien élevé, poli, et intelligent—des caractéristiques normalement attribuées à l’aristocratie. Si au contraire la performance est inadéquate, l’indigène est identifié au primitivisme d’un ignoble sauvage : un être offensant, désagréable et de prime abord stupide—une race radicalement inférieure. Cette perspective présente ainsi le double résultat du processus de racialisation mentionné ci-dessus. Soit d’abord en la constante dualité entre les caractéristiques vertueuses attribuables à la noblesse et celles dépravées des classes roturières[17]. Puis, en la superposition à cet antagonisme du degré de disposition des indigènes à l’évolution sociétale, soit entre bon sauvage et ignoble sauvage.

La singularité de l’épisode polynésien en Europe réside notamment dans l’étude comparative de la réception et des représentations d’Aotourou en France et celle d’Omai en Angleterre. Celles-ci étant très différentes, retracent les manières dont la racialisation de l’Autre fut opérée et rencontrent le cadre conceptuel du « temps historique » (dans son sens anthropologique) développé par Reinhart Koselleck, soit le champ d’expérience des contemporains et leur horizon d’attente. L’idée de Koselleck est d’installer une tension temporelle entre l’expérimentation et les attentes afin d’en appréhender la vision des contemporains en utilisant, à la fois, des éléments langagier et symbolique[18]. On serait ainsi en mesure d’éclaircir la construction du sens et des transformations sociales qui relève de formes identitaires, soit ici vue en termes de race[19]. Dans cet article, l’« horizon d’attente » s’associe aux attentes liées à l’idéalisation de la Polynésie et de ses indigènes en tant que bons sauvages ou noble savage, alors que le « champ d’expérience » fait référence à l’interaction entre Européens et Polynésiens dans les milieux sociaux de France et d’Angleterre. Ces deux thématiques sont la principale manière de ponctuer cette étude. D’abord, nous verrons comment l’idéalisation de la Polynésie, et plus précisément de Tahiti, s’est formée et en quoi elle génère un horizon d’attentes à l’égard d’Aotourou et d’Omai. Ensuite, la popularité en Europe des indigènes sera brièvement étudiée afin d’introduire les conjonctures dans lesquelles ils furent reçus dans les espaces sociaux européens. Enfin, l’interaction entre Polynésiens et Européens dans cet espace, soit le champ d’expérience, sera analysée pour en révéler les mécanismes selon lesquels leur représentation raciale fut construite.

L’idéalisation de Tahiti

La localisation de Tahiti par les Européens au milieu du XVIIIe siècle donne un nouveau souffle à la croyance qu’il existe dans les mers du Sud une Arcadie tropicale habitée par des peuples similaires aux Grecs de l’Antiquité. Il est communément pensé que ces peuples sauvages au potentiel de civilisation immense vivent dans un état semblable à celui des premiers hommes, soit en paix, en harmonie, en prospérité et protégés des influences néfastes et des maladies de la civilisation[20]. L’ouvrage de Joseph François Latifau, Moeurs des sauvages américains comparées aux moeurs des premiers temps (1724), a beaucoup influencé cette association entre peuples primitifs et peuples de l’Antiquité, arguant que « dans tout le détail des moeurs des Américains une si grande uniformité [persiste] avec les moeurs des premiers peuples, qu’on en puisse inférer qu’ils sortent tous d’une même tige »[21]. John Locke avait également avancé que « in the beginning all the World was America », voulant lui aussi associer les Amérindiens aux premières sociétés humaines. Notons toutefois que Latifau et Locke ne comparent pas les peuples amérindiens uniquement aux Grecs de l’Antiquité, et en associent plusieurs aux sociétés antiques plus « primitives », notamment aux Scythes, aux Parthes et aux Tartars. Cela dit, les indigènes rencontrés en Polynésie sont directement associés à la culture plus « avancée » de la Grèce antique. Dans cette perspective, les Polynésiens sont vus comme les premiers Grecs, soit « gifted children who [lived] at the dawn of [a] civilization, themselves noble savages »—contrairement aux indigènes de Nouvelle-Zélande qui, par exemple, sont associés aux Scythes à cause de leur pratique du cannibalisme[22]. Lorsque les peuples de Polynésie et surtout de l’île de Tahiti sont rencontrés, la majorité des illustrations que l’on fait d’eux les représentent vivants dans un paradis arcadien ou édénique. On retrouve ainsi partout sur Tahiti, dans son paysage, dans ses habitants et dans sa joie de vivre, l’expression d’un Âge d’or.

La peinture de William Hodges, Oaitepeha Bay (1776) [annexe I], est l’une des plus éloquentes images de l’envoûtant paysage de l’île de Tahiti. Hodges qui avait été engagé par l’Admiralty pour accompagner Cook lors de son second voyage, illustre Tahiti d’une manière qui, selon Bernard Smith, représente les mêmes flagrances de la beauté et du bonheur que l’on retrouve dans les peintures de l’Arcadie à la même époque[23]. C’est d’ailleurs comme si Hodges avait peint la description bucolique de Tahiti qu’avait faite Bougainville dans son célèbre Voyage autour du monde (1771) :

Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse, sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des vergers […] partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur[24].

Les images de Hodges et Bougainville doivent certainement avoir retenti dans l’imaginaire collectif européen, puisque l’éducation classique était primordiale pour toutes les élites et par conséquent le mythe de l’Âge d’or était tout aussi bien connu[25]. L’envoûtement de Tahiti est généré outre son paysage, en sa population qui exhibe une perfection et une idylle antique.

À son arrivée à Tahiti, Bougainville la nomme instinctivement, Nouvelle Cythère, en référence à la mythique île grecque de Cythère, où Aphrodite, la déesse de l’amour, se serait échouée[26]. L’inspiration de Bougainville semble trouver ses origines dans une jeune femme nue ayant réussi à embarquer sur la Boudeuse, l’un des deux navires de l’expédition, avant même qu’un Français eut la chance de descendre du navire. Cette femme ainsi apparut « aux yeux de tous telle que Vénus [ou Aphrodite] se fit voir au berger phrygien : elle en avait la forme céleste »[27]. Ce parallèle entre la femme tahitienne et la déesse de l’amour est suivi par une impression tout aussi élogieuse des hommes, Bougainville écrivant, « Je n’ai jamais rencontré d’homme mieux fait ni mieux proportionné ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles »[28]. Le navigateur paraît être ébahi par la perfection physique des peuples de Tahiti et ces comparaisons aux figures mythologiques les associent nécessairement à un Âge d’or. De plus, le très populaire Post-scriptum sur l’Isle de la Nouvelle-Cythère ou Tayti, de Philibert Commerson, naturaliste à bord de l’expédition de Bougainville, ajoute à la perfection physique des peuples tahitiens une perfection morale et intellectuelle, leur attribuant une nature inégalée et la « plus parfaite intelligence »[29]. Commerson considère que ces humains sont dans un « état naturel » très favorable dans lequel ils sont nés bons, où ils sont exempts de préjudices et où ils n’ont pas encore subi la dégénération de la raison ni la corruption de la civilisation—ils sont dépeints comme une race de bons sauvages[30].

En résumé, Tahiti est représentée en tant qu’Âge d’or par le biais de comparaisons à la mythologie antique ou aux Jardins d’Éden. Les terres de l’île sont magnifiques, prospères et paisibles ; son peuple est modelé à partir d’Aphrodite et de Hercule ; ses habitants sont pourvus d’une intelligence des plus parfaites. Ce que Hodges, Bougainville et Commerson représentent fait une importante référence, comme l’écrit Bernard Smith, au stéréotype du bon sauvage qui est présent dans l’imaginaire européen depuis la Renaissance dans notamment les écrits de Montaigne, Lahontan et Latifau. Ainsi, certaines sociétés primitives, dont les Polynésiens font désormais partie, sont considérées comme une race plus raffinée et pure que celles des autres sociétés primitives. Elles sont alors plus aptes à « perceiving the follies and wickednesses of [European] world … because he [the savage] thought, and acted, by natural reason alone »[31]. La perfection des Polynésiens se traduit ainsi en la noblesse de sa nature, ouvrant la porte au processus de civilisation mentionné par De Brosses. Les conséquences d’une telle association et de sa diffusion sont cruciales pour la représentation des Polynésiens puisque ces idées créent un lourd horizon d’attente face à leurs comportements, habiletés et personne[32]. On s’attend nécessairement à ce qu’Aotourou et Omai soient des illustrations vivantes de ces nobles savages ou bons sauvages habitant l’Âge d’or tahitien. Ils se devaient donc d’être critiques à l’égard de l’Europe, d’avoir une prestance remarquable et d’avoir une aisance avec les manières de l’aristocratie européenne.

L’espace social

À leur arrivée en Europe, Aotourou et Omai deviennent incroyablement populaires. Il existe des mentions d’Aotourou partout sur le continent ce qui révèle le net engouement pour sa personne. Omai est lui aussi quotidiennement mentionné, mais plutôt dans les journaux anglais, dont au moins trois très populaires à l’époque : le General Evening Post, le London Chronicle et le Daily Advertiser[33]. La compagnie des Polynésiens est si recherchée, qu’Aotourou et Omai sont tous les deux constamment invités aux foyers de l’aristocratie et de la cour royale[34]. Au grand plaisir de tous, ces rencontres génèrent des rumeurs et anecdotes amusantes, ultimement publiées dans les journaux et discutées dans les espaces de sociabilité. Il est dit, par exemple, qu’Aotourou tenta de tatouer les fesses d’une certaine Mlle Heinsel, alors qu’Omai fut supposément effrayé à l’idée d’être possiblement mangé par George III[35]. La popularité d’Omai en Angleterre atteint un sommet inégalé jusqu’alors par un « sauvage » en Europe. En effet, l’intérêt qu’on lui porte est si grand qu’il est dessiné et peint par plusieurs artistes de l’époque. L’éminent peintre anglais, Joshua Reynolds, lui fait notamment un portrait complet [annexe II], lequel révèle selon Bernard Smith « both how fashionable society adopted him as one of its members while viewing him at the same time as an exemplar of the noble savage »[36].

Il est essentiel de comprendre, ici, qu’Aotourou et Omai sont tous les deux insérés dans le régime de sociabilité européen. En fait, puisqu’ils sont amenés dans les plus hautes sphères sociales, soit à la cour, dans les salons mondains et les foyers aristocrates, il leur est requis de faire usage des pratiques sociales en vigueur : l’art de la conversation, la civilité et la politesse—les pratiques distinctes de l’élite au XVIIIe siècle qui font d’elle une race à part[37]. Il est attendu des deux Polynésiens de se comporter selon l’étiquette sociale et de s’accorder aux comportements adéquats à tenir lors de ces rencontres mondaines notamment prescrites par des ouvrages de bienséance, tels que ceux de Lord Chesterfield, Letters to His Son (1774), et du prêtre J.B. de la Salle, Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne (1703) [38]. D’ailleurs, cette immense exposition aux impératifs sociaux est une manière de leur partager un fondement de la civilisation européenne et ainsi favoriser le progrès sociétal de la Polynésie au retour de ses voyageurs.

Nous verrons ainsi qu’Aotourou et Omai sont constamment jugés par rapport à leur sociabilité rudimentaire. Aux yeux de plusieurs contemporains, il semble que le degré de maîtrise du décorum et du raffinement socioculturel européen par les Polynésiens est un indicatif de leur « race » d’indigène, ici au nombre de deux, soit en tant que bon sauvage ou ignoble sauvage. En d’autres termes, soit dignes de l’aristocratie ou au contraire des roturiers. Dans ces conditions, la performance sociale de nos protagonistes, étroitement lié au champ d’expérience des Européens, est désormais le facteur central de leur identification, puisqu’elle offrirait une confirmation à l’idéalisation de la Polynésie et à la disposition de ses peuples à la civilisation des Lumières.

Le bonnet du sauvage

Le raffinement d’Omai

En Angleterre, la représentation de Tahiti en tant qu’Âge d’or est popularisée par l’éloquent livre de Bougainville, traduit en anglais en 1772, et par la publication du récit de voyage de la première expédition de James Cook en 1774, fameusement édité par John Hawkesworth, qui y dépeint une idylle similaire[39]. À l’arrivée d’Omai en 1774, l’horizon d’attente anglais s’attend à voir un noble savage de Tahiti. Le Raiatéen en sera à la hauteur. Plusieurs contemporains le considèrent comme naturellement bien éduqué et gracieux au point de couvrir de honte certains Européens.

La plupart des témoignages sur le séjour d’Omai notent un raffinement qui se reflète par les nombreuses allusions au mythe du bon sauvage. Un portrait enthousiaste d’Omai circule largement entre août et septembre 1774, affirmant que le Polynésien est « far from shewing […] marks of simplicity and ignorance… his deportment is genteel, and resembles so much that of the well-bred people here »[40]. Cette publication met d’ailleurs beaucoup d’emphase sur le fait qu’Omai n’est seulement en Europe que depuis peu de temps, ce qui rend son savoir-vivre encore plus impressionnant puisque les manières des îles des Mers du Sud sont « by no means savage […] yet so totally different » de celles européennes[41]. D’une part, ce relativisme quant à l’étiquetage des manières polynésiennes est une éloquente expression de l’étendue et de la pénétration de l’idéalisation de la Polynésie dans l’imaginaire anglais qui l’acception comme étant vertueuse. D’autre part, cette réticence à caractériser négativement les moeurs polynésiennes comme étant sauvages réaffirme la tendance naturelle d’Omai à la vertu anglaise, bien qu’il y soit complètement étranger. Ceci place Omai dans une position fort avantageuse, puisque ses manières sont de facto interprétées positivement[42].

Sans même être capable de s’exprimer en anglais, Omai convoie un grand sens de la distinction. En effet, lorsque Fanny Burney rencontre pour la première fois l’indigène, elle le décrit comme un homme bien élevé même s’il est incapable de faire la conversation. Dans son journal intime, elle se rappelle que « when Mr Strange and Mr Hayes were Introduced to him, he paid his Compliments with great politeness to them, which he has found a method of doing without words »[43]. Cette caractéristique d’Omai, celle d’être un gentleman sans la parole, est particulièrement fascinante considérant que la politesse au xviiie siècle est essentiellement un mélange entre l’art de la conversation et la contenance—des pratiques cruciales pour l’aristocratie[44]. Or, la performance d’Omai s’accorde avec les conseils de Lord Chesterfield et particulièrement la grâce—sur laquelle il met le plus d’emphase[45]. Ainsi, selon les diverses appréciations de l’époque, Omai apparaît le plus souvent comme une personne dont les gestes et la prestance sont gracieux, même sans la faculté de parler l’anglais.

Fanny Burney se retrouve encore plus envoûtée par le savoir-vivre d’Omai, au point où elle considère que le Polynésien excède la bienséance de l’élite. Dans son journal, Burney écrit qu’Omai couvre de honte l’éducation anglaise, puisque sa grâce naturelle et sa politesse illustrent le raffinement supérieur de la nature face à celui synthétique [de l’éducation] créé par l’homme. Dans une conversation où l’on compare Omai à Philip Stanhope—le fils illégitime de Lord Chesterfield pour lequel il avait écrit ses lettres sur l’art de devenir un gentleman—Burney exprime une sévère critique envers l’Européen :

[Mr Stanhope] with all the advantage of Lord Chesterfield’s instructions, brought up at a great school […] taught all possible accomplishments from an infant, and having all the care, expence, labour & benefit of the best Education that any man can receive, —prove after it all a meer pedantic Booby[46].

Alors que Stanhope apparaît être un « meer pedantic Booby » (probablement plus à cause de son illégitimité que de son comportement), Omai est couvert de compliments, car il a :

[…] studied the Graces, and attended with unremitting application and diligence to form his manners, to render his appearance and behaviour politely easy and thoroughly well bred! I think this shows how much more nature can do without art, than art all her refinement, unassisted by nature[47].

Les commentaires de Burney à propos de Stanhope et d’Omai révèlent l’ampleur qu’elle attache à la performance sociale et aux manières du Raiatéen, faisant aussi référence à la supériorité de son « état de nature ». Celui même qui a façonné l’idéalisme de Tahiti. Or, la bienséance d’Omai dont Burney témoigne, s’associe encore une fois à Lord Chesterfield en sa conception de la civilité, soit : « To sacrifice one’s own self-love to other people’s is a short, but, I believe, a true, definition of civility : to do it with ease, propriety, and grace, is good-breeding. The one is the result of good-nature ; the other, of good-sense, joined to experience, observation, and attention »[48]. Il se trouve que bien que Standhope soit le produit de la race aristocratique en raison de sa naissance et de son éducation, il ne peut rivaliser avec les qualités d’Omai qui lui montre une noblesse naturelle supposément bien supérieures à la sienne et dont Burney fait l’éloge. Au final, Omai confirme les attentes que l’on se faisait de lui en Angleterre, le champ d’expérience et les horizons d’attentes s’accordant parfaitement. Cela, voir même au-delà des attentes puisque le comportement d’Omai révèle une judicieuse [si consciente] appropriation du décorum de l’aristocratie anglaise.

Cette autre dimension de la performance sociale d’Omai est révélée par son propre enthousiasme à être considéré comme faisant partie de la haute société anglaise. D’abord, il exprime par lui-même le désir d’être traité comme tout aristocrate. Lors d’une pièce de théâtre au Sadlers Wells, Omai demande à Joseph Banks, son chaperon, si son ami Lord Sandwich allait normalement aux mêmes représentations que celle qu’ils allaient regarder ensemble. Ce à quoi Banks lui répond qu’aucun membre de la noblesse n’assiste à ce genre de pièce. Face à cette humiliation, Omai déclare « I will go no more » et convainc Banks de l’amener aux théâtres où « Great People frequently amuse themselves »[49]. Le lendemain, ils se rendent à un théâtre plus chic, mais où Omai a bien peu de plaisir, puisqu’il demande finalement à Banks si les gens allaient à ce théâtre pour y avoir des conversations plutôt que pour y regarder la pièce[50]. Il n’est pas mentionné si Omai est retourné à un théâtre de l’aristocratie, mais cet évènement n’est pas le seul rapportant son comportement de dandy. Le Raiatéen a notamment manifesté beaucoup de vanité lors d’un dîner organisé par Lord Sandwich quelque temps plus tard. Selon Joseph Cradock, Omai est très « attentive to dress » et exprime beaucoup de colère contre ses propres vêtements lors de cette soirée. En effet, le Polynésien remarque dès son arrivée que son habit de velours de Manchester est d’une qualité bien inférieure à celui de Gênes que portent les autres invités. Omai se serait exclamé qu’un tel accoutrement lui était disgracieux à la fois en qualité et en honneur en présence des vêtements de ses voisins de tables. Craddock renchérit et écrit que le Raiatéen mit beaucoup d’emphase sur la honte que provoquait cette situation[51].

Il faut dire que l’apparence d’Omai a grandement changé durant son séjour. Il a rapidement adopté une coiffure à l’anglaise « clubbed behind », utilisant un peigne pour ajuster ses cheveux et « left his Otaheite [Tahiti] garnement [a Tahitian chief tapta], which were […] in every respect improper for England »[52]. Il est difficile de déterminer si ces changements dans l’apparence d’Omai est le résultat de sa propre volonté ou celle de ses chaperons, Banks et Solander. Il est néanmoins bien évident que l’adoption de ce nouveau style d’apparence devient acceptée et même recherchée par le Polynésien. Ce comportement de dandy n’est pas sans répercussions. En effet, les commentaires sur ses traits physiques sont dès lors plus positifs et le rapprochent de l’état de la race civilisée aristocratique, de cet horizon d’attente accessible aux peuples primitifs considérés comme supérieurs. Si son teint sombre a d’abord surpris plusieurs personnes comme Cook qui écrit qu’Omai est « dark, ugly and a downright black guard »[53], il est affirmé plus tard dans les journaux anglais que la couleur de sa peau « much ressembles that of an European accustomed to hot climate »[54]. Une puissante démonstration que l’indigène est accepté par la société et racialisé en un bon sauvage étant prédisposé à acquérir, voir même à surpasser, la vertu et la bienséance de la race aristocratique anglaises—la civilisation des Lumières.

Si Omai n’avait suivi adéquatement le décorum anglais, il est fort possible qu’il n’ait jamais atteint le même niveau de respectabilité et de crédibilité. Il aurait probablement été traité en ignoble sauvage, comme ce fut le cas pour Aotourou en France quelques années plus tôt. Pourtant, Omai satisfait les attentes anglaises et confirme par son comportement sa noble appartenance à l’Âge d’or de Tahiti et de ce fait même la tendance de sa race à la vertu. Omai est même placé dans une position supérieure à l’aristocratie anglaise par Fanny Burney qui entend critiquer l’aristocratie générique, née noble, mais n’ayant pas bien acquise la grâce et la civilité si importante à Lord Chesterfield. Finalement, à en croire les récits, Omai est d’une race de loin supérieure à celle des roturiers anglais même si le Polynésien est issu d’une société primitive. Cette dernière possède, contrairement au petit peuple anglais, un potentiel de civilisation immense et Omai en est l’exemple vivant.

L’inaptitude sociale d’Aotourou

Cinq ans avant l’aventure d’Omai en Angleterre, Aotourou mettait les pieds en France et son périple fut particulièrement différent. Aotourou est loin d’avoir été un aussi bon invité qu’Omai. Si les premières mentions du Tahitien en France annoncent l’arrivée d’un indigène « intelligent » et ayant de « bonnes manières », le champ d’expérience témoigne de tout le contraire[55]. Le problème est d’autant plus important étant donné l’horizon d’attente que crée Bougainville, puisque son récit rapporte que Tahiti est habitée d’une race supérieure de bons sauvages. Pourtant, les sources mentionnant Aotourou durant son séjour en France révèlent une inaptitude sociale de l’indigène notamment causée par sa laide apparence physique, son incapacité à parler le français et son comportement inacceptable. Ces traits prépondérants auront comme effet d’étiqueter Aotourou comme appartenant à une race bien inférieure à celle à laquelle on s’attendait. Le Polynésien sera dès lors vu comme un ignoble sauvage.

À son retour en France en mars 1769, Bougainville ne tarde pas à partager son éloge de la Polynésie et, toujours accompagné d’Aotourou, il parcourt les salons mondains en révélant à la fois son protégé et son idyllique image de Tahiti[56]. Le récit de Bougainville est nettement renforcé lorsque paraît le Post-Scriptum de Commerson en novembre de la même année. Toutefois, l’image de Tahiti qu’ont créé Bougainville et Commerson est visiblement très contradictoire pour les contemporains qui voient de leurs yeux un Aotourou supposément fort laid. En effet, si on croit bien que Tahiti est un Éden, Aotourou, son seul spécimen que l’Europe peut admirer, est loin d’être représentatif de la perfection physique et intellectuelle, décrite par les récits de voyage. D’une part, l’apparence d’Aotourou ne marque pas positivement les esprits de ses contemporains. L’auteur des Mémoires secrets est l’un des moins sévères à l’égard de la beauté d’Aotourou et note uniquement que « sa figure n’a rien d’extraordinaire, ni en beauté ni en laideur »[57]. Au-delà de ce commentaire, une majorité de contemporains semblent mépriser l’apparence physique d’Aotourou. La couleur de sa peau lui est notamment peu favorable, puisqu’elle n’est pas sans rappeler la teinte « fort olivâtre » des mulâtres, à laquelle il est souvent machinalement associé[58]. Ceci n’est pas sans conséquence, puisque la figure du mulâtre n’est pas particulièrement élogieuse en France au xviiie siècle. De cette ressemblance, Charles de Brosses décrit sévèrement Aotourou et rapporte que « son maintien est stupide et sa figure fort laide »[59]. L’importance de ces critiques esthétiques se retrouve dans l’aspect inhérent à la société française qu’elles possèdent à la suite de la polysémie au coeur du mot « politesse ».

En dérivant du verbe « polir », la « politesse » implique nécessairement la transformation d’un matériel rugueux en une chose agréable et douce. Ceci se transpose implicitement aux pratiques sociales du XVIIIe siècle[60]. Dès lors, l’interaction sociale et l’apparence physique sont étroitement liées. L’une peut difficile être sans l’autre. Or, on semble croire que si Aotourou est si peu attrayant, c’est qu’il n’a pas été « poli » par la nature, contrairement à ce que Bougainville affirme, ce qui le rend alors déplaisant et moins propice à séduire l’aristocratie française[61]. Aotourou ne semble pas être de cette race tahitienne si agréable qui aurait été façonnée à l’image de Hercule et Aphrodite. L’achat de dispendieux vêtement pour Aotourou est un moyen utilisé par Bougainville afin de rendre son protégé plus agréable aux yeux des Français[62]. Pourtant, même si Aotourou délaisse ses vêtements tahitiens, cette transformation n’est pas couronnée de succès. Une situation dont se désole Bougainville qui la mentionne dans la seconde édition de Voyage autour du monde (1772)[63]. Cependant, l’inaptitude sociale d’Aotourou n’est pas uniquement basée sur son apparence et elle est aussi une conséquence de son incapacité à maîtriser le français.

Durant tout son séjour en France, le Tahitien est incapable de parler le français et la plupart des témoignages sur ce sujet sont cyniques vis-à-vis de ses capacités rudimentaires à maîtriser la langue[64]. Ce handicap est désastreux pour la représentation du Tahitien en France. En avril 1770, quelque temps avant son départ, Charles de Brosses écrit que « [Aotourou] commence à parler un peu français, et à dire quelques phrases vulgaires et d’usage »[65]. Cette critique témoigne de la superficialité et, de toute évidence, de l’inaptitude d’Aotourou à parler le français ce qui l’empêche de faire bonne figure dans l’espace social français. Ce problème est aussi abordé par Bougainville dans son Voyage. En effet, Bougainville répertorie les critiques les plus communes quant à la maîtrise du français par Aotourou. Il illustre par le fait même la consternation des contemporains à l’égard des origines raciales idéalisées du Polynésien et de sa supposée propension à la civilisation attribuée par De Brosses. Dans une longue section à propos du Tahitien, Bougainville fait le point sur de véhémentes critiques :

[Des] aristarques[66] tranchants, prenaient et répandaient une fort mince idée du pauvre insulaire, sur ce qu’après un séjour de deux ans avec des Français, il parlait à peine quelques mots de la langue. Ne voyons-nous pas tous les jours, disaient-ils, des Italiens, des Anglais, des Allemands, auxquels un séjour d’un an à Paris suffit pour apprendre le français[67].

À l’époque, rares sont les Français qui doutent de l’universalité de leur langue et l’impossibilité d’Aotourou à parler le français est inattendue et peu appréciée[68]. Comment cette race de personnages vertueux dont Bougainville fait l’éloge peut-elle être incapable d’apprendre le français ? Cette question résonne chez plusieurs contemporains et génère beaucoup de mépris envers Aotourou qui n’aura jamais une connaissance suffisante du français pour plaire aux aristocrates.

Alors qu’Omai est en mesure de pallier ses faiblesses au niveau du langage en véhiculant sa noblesse par ses manières, Aotourou en est incapable. Son comportement est au contraire marqué par une sexualité et une antipathie considérées comme une caractéristique du vice des races primitives. D’abord, l’intérêt d’Aotourou pour les femmes françaises est sans détour. La rumeur court qu’il va régulièrement sur les remparts de Paris pour y séduire des femmes qu’il ramène ensuite dans son lit[69]. Plusieurs contemporains notent cet intérêt et le qualifient dans un registre langagier suggérant l’excessivité : « grande passion » ; « fort ardent » ; « à la fureur »[70]. Or, le décorum du XVIIIe siècle renvoie les pulsions sexuelles à la sphère l’intime[71]. L’ouvrage, Les Règles de la bien-séance et de la civilité chrestienne, de nombreuses fois rééditée au cours du XVIIIe siècle, condamne religieusement le comportement adopté par le Tahitien et recommandait plutôt de « control [one’s] body in the way prescribed by nature or by custom »[72]. D’ailleurs, lorsqu’Aotourou est prévenu des dangereuses maladies vénériennes qu’il encoure en prenant n’importe quelle courtisane, il explique tout simplement, en utilisant des gestes, qu’il est capable de discerner entre une femme en santé et une malade. Il n’a qu’à porter son doigt « à l’endroit suspect [aux parties génitales de la femme], puis à son nez ou sur sa langue » pour savoir si une femme est saine ou non[73]. La sexualité d’Aotourou apparaît dès lors bien explicite pour les contemporains. Loin d’exprimer le raffinement d’un comportement vertueux de la race noble, ce comportement est associés aux tendances vicieuses et primitives de l’ignoble sauvage[74].

Ensuite, on croit aussi qu’Aotourou est simple d’esprit, ce qui accentue son éloignement avec ces bons sauvages si intelligents décris par Commerson. Lorsqu’on veut l’impressionner avec l’élégance de la civilisation française, il ne marque aucune admiration ni émotion face aux « merveilles » qui lui sont présentées. Les Mémoires secrets notent que « ce Patagon [sic] […] affecte de n’y [en France] rien trouver de frappant, & il n’a témoigné aucune émotion à la vue de toutes les beautés du château de Versailles »[75]. Ce comportement est rapidement perçu par les contemporains comme une évidence que l’incapacité d’Aotourou à exprimer une émotion face à la civilisation européenne à cause de son état primitif. Selon Bougainville, son esprit n’avait jamais été exercé, ce qui le réduit alors à ne pouvoir que se faire un petit nombre d’idées bien simples de ce qu’il voit[76]. La manière délicate de Bougainville d’exprimer les capacités mentales d’Aotourou n’est pas généralisée et, par exemple, le naturaliste Johann Reinhold Forster considère le Tahitien comme étant « one of the most stupid fellows ; which not only has been found by Englishmen who saw him at Paris… [even] the very countrymen of Aotourou were, without exception, all of the same opinion »[77]. Les commentaires de Bougainville et de Forster non seulement critiquent les capacités intellectuelles d’Aotourou, mais impliquent aussi plus largement l’impossibilité de l’indigène à être civiliser comme De Brosses l’avait avancé. Il semble alors évident qu’Aotourou est condamné à rester dans son état d’ignoble sauvage, une racialisation bien inférieure aux roturiers d’Europe.

À la défense d’Aotourou, il faut toutefois mentionner que l’indigène semble désintéressé par la France parce qu’il est épris d’une profonde mélancolie pour sa patrie natale. Le mal du pays d’Aotourou est loin d’avoir été un secret durant son séjour en France. Charles de Brosses, par exemple, remarque son désir de retourner à Tahiti : « Il a toujours à la bouche le nom de son île Tahiti, marquant beaucoup de regrets d’en être absent et un grand désir d’y retourner »[78]. Sa mélancolie crée une si forte impression en France, même après son départ, qu’elle est reprise des années plus tard par Jacques Delille dans Les Jardins (1782) :

Doute de son exil à leur touchante image,

Et d’un doux souvenir sent son coeur attendri

Je t’en prends à témoin, jeune Potaveri [Aotourou].

Des champs d’Otaïti [Tahiti], si chers à son enfance,

Où l’amour, sans pudeur, n’est pas sans innocence,

Ce sauvage ingénu dans nos murs transporté,

Regrettait en son coeur sa douce liberté,

Et son île riante, et ses plaisirs faciles.

Ébloui, mais lassé de l’éclat de nos villes[79].

Pourtant, cette mélancolie n’est pas présente selon Bougainville dans les premiers mois du voyage d’Aotourou. En effet, à la vue de la colonie néerlandaise de Boeroe (l’île de Buru), par exemple, Aotourou devient très excité et ne veut pas être mis de côté pour les aventures subséquentes sur l’île[80]. Sa passion est telle qu’il aurait imité remarquablement bien le comportement et le décorum français—visiblement bien plus qu’en France —, supposément pour que l’on n’ait pas honte de lui. Aotourou demande même aux marins de redresser ses genoux cagneux en sautant dessus, parce qu’il pense que ceux-ci sont la raison pourquoi il a été laissé à bord du navire la première journée[81]. Malheureusement, comme nous l’avons observé, cette excitation pour le monde européen semble avoir disparu à l’arrivée d’Aotourou en France. La mélancolie qui prend sa place est interprétée par les contemporains, notamment Bougainville, Forster et De Brosse, non comme un émotion légitime d’un homme loin de sa patrie, mais plutôt comme une illustration de plus de la non-appartenance du Polynésien aux races vertueuses.

Au final, on semble refuser à Aotourou la possibilité d’être mélancolique, car tout ce qu’il a illustré jusqu’alors en France, d’après le champ d’expérience européen, n’a été que le primitivisme propre aux races d’ignobles sauvages. D’abord, dans son apparence physique, bien qu’il en ait peu le contrôle, qui est décriée comme étant un facteur contredisant ses nobles origines tahitiennes dépeintes par Bougainville. Puis, dans son incapacité à parler le français ce qui accentue la scissure avec l’horizon d’attente représenté par l’idéalisation de Tahiti. Enfin, dans son comportement sexuel immoral et dans ses supposées faibles capacités mentales qui accentuent d’autant plus son identification à une race inférieure. Pire, la simplicité naturelle d’Aotourou n’est jamais associée à la perfection de la nature, comme c’est le cas pour celle d’Omai. Cette « nature » est plutôt vue comme une illustration du primitivisme d’un humain au premier stade de l’évolution sociétal, soit le « sauvage » de Ferguson, et n’ayant que très peu de potentiel au progrès des Lumières.

Pour conclure, nous avons vu dans cette étude comment le mécanisme de la construction de l’Autre s’est appuyé sur la performance pour poser et corroborer des jugements raciaux. Dans le cas présent, la compétence d’Aotourou et d’Omai à l’égard des pratiques sociales aristocratiques, comme la conversation, la civilité et la politesse, a manifestement été déterminante dans le processus de racialisation. Les attentes européennes ayant été façonnées par les fabuleuses illustrations de la Polynésie et par tout l’imaginaire lié aux peuples primitifs, elles ont été confrontées par l’expérimentation de l’altérité des deux voyageurs polynésiens et ont ainsi à la fois confirmé et réfuté leurs croyances sur la race. On se retrouve alors dans un spectre où Omai est classifié dans la race vertueuse propre à l’aristocratie et au bon sauvage, tandis qu’Aotourou est placé avec les races disposées au vice, soit les roturiers et les ignobles sauvages, voire même en deçà. L’examen des sources relève aussi qu’Aotourou et Omai, de par leur acte et leurs non-actes, ont eux-mêmes influencé leur représentation raciale. Cet épisode brise, de ce fait, l’idée selon laquelle les deux Polynésiens n’auraient été que des réceptacles passifs du colonialisme et les présente à l’inverse comme des agents actifs dans leur racialisation. Les Polynésiens, de par leurs agissements et leur comportement, ont corroboré, surpassé ou défier l’horizon d’attente des Européens. En définitive, si durant leur séjour respectif en Europe, les représentations raciales d’Aotourou et Omai ont été perçues par le biais de leurs performances dans les espaces sociaux, leur postérité ne représente aucunement la réalité de leur expérience en France et en Angleterre. En effet, même si Omai a été la représentation parfaite d’une race d’indigène noble, son histoire a été rapidement oubliée. On retrouve très peu de sources le concernant après son départ d’Angleterre. Pendant ce temps, l’expérience Aotourou est travestie et toutes les caractéristiques négatives l’ayant identifié en tant que race inférieure ont été remplacées par les Lumières par une étrange capacité à critiquer la société française[82]. Ironiquement, c’est Aotourou qui, dans le siècle suivant, est resté en tant que bon sauvage, alors qu’Omai en est disparu presque complètement.