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Les événements de 1291 [1] ont confirmé le pouvoir du sultanat mamelouk d’Égypte, qui devient l’obstacle majeur de la reconquête de la Terre sainte, mais ils ne mettent pas fin au rêve croisé. Ainsi, les traités de croisade écrits après la chute de Saint-Jean d’Acre ont une mission bien précise : montrer comment conquérir la Terre sainte, car il faut repartir à zéro, comme au moment de la première croisade. Dans les traités de croisade, l’usage de la rhétorique et de la polémique est récurrent, étant fondé sur des valeurs religieuses et orienté selon un dualisme bien/mal. Les mêmes moyens techniques sont employés pour dévaloriser l’adversaire musulman et sa religion et promouvoir les valeurs du christianisme. Le projet de Marino Sanudo Torsello ne fait guère exception [2]. De nombreux travaux ont été consacrés depuis les trente dernières années à l’image de l’autre au Moyen Âge. L’image des Sarrasins a été analysée notamment par John Tolan [3], Armelle Leclercq [4], Svetlana Loutchitskaja [5], Norman Daniel [6], Jean Flori [7], pour n’en citer que quelques-uns.

Marino Sanudo Torsello (vers 1260-1343) est issu d’une grande famille marchande de Venise. Son éducation est étoffée par l’expérience de nombreux voyages au cours desquels il acquiert une bonne connaissance des régions qu’il visite et prend contact non seulement avec les individus liés à sa famille par un intérêt commercial, mais aussi avec les communautés chrétiennes de l’Orient. Le Vénitien noue des relations partout en Europe. Il visite la Romanie, les iles de Rhodes et de Chypre, mais aussi l’Allemagne et le Danemark. À Rome, il fréquente le canoniste Riccardo Petroni da Siena, cardinal diacre du titre de Santo Eustachio. Entre les années 1322 et 1323, il se rend en France et visite plusieurs familles nobles avec lesquelles il discute principalement de la croisade [8]. Il est également un très bon connaisseur de l’Orient car il visite Constantinople, Acre, les côtes égyptiennes. Manifestement, l’Orient occupe une place importante au sein de ses activités. Parmi ses amis et correspondants, nous trouvons Guglielmo Bernardi de Furvo, un noble Vénitien qui a voyagé dans les terres des Mongols et des Sarrasins (à Tabriz, Bagdad, Damas, Le Caire), et l’évêque de Crimée, Jérôme de Kaffa, qui a visité la Chine en 1312 pour renforcer l’effort missionnaire catholique. Ses relations et la fréquentation du personnel de la Curie seront décisives pour la réussite de sa carrière diplomatique et politique[9]. De toute évidence, Sanudo est influencé par son entourage, car ses propos sur la croisade se retrouvent chez d’autres personnes dans son milieu. Les hommes politiques pensent à la reconquête de la Terre sainte, qui fascine encore, étant un sujet de discussion dans la sphère politique et ecclésiastique du XIVe siècle. Sanudo commence à écrire sur la croisade en 1306, mais son projet et sa pensée tactique évoluent constamment. En 1321, il présente son projet intitulé Liber secretorum fidelium crucis[10] au pape Jean XXII (1316-1334) [11], divisé en trois livres : le premier décrit l’embargo commercial sur l’Égypte, le deuxième met en place le passage préliminaire et ensuite la conquête finale de l’Égypte, le troisième est une histoire de la Terre sainte.

Dans le présent texte, nous analyserons deux éléments qui sont au coeur de l’idéologie de croisade chez Marino Sanudo. La tactique militaire occupe une place importante dans le traité : le Vénitien se prononce sur les aspects stratégiques et sur la manière de mener la guerre contre les infidèles. Son raisonnement vise un but bien précis : anéantir la puissance sarrasine en Égypte et reconquérir la Terre sainte. Deuxièmement, nous traiterons la représentation des musulmans dans l’oeuvre de Sanudo, car pour comprendre ses idées belliqueuses, il nous semble essentiel d’examiner la façon dont le théoricien décrit et perçoit l’ennemi. L’oeuvre de Sanudo s’adresse à un public spécifique et vise des fins spécifiques et diverses. Le Vénitien offre des exemples concrets de la façon dont l’image de « l’autre » peut être manipulée pour son propre ordre du jour idéologique. Ces constructions stéréotypées démontrent comment le dénigrement de l’autre permet parfois de défendre sa propre vision du monde.

Un discours sur la croisade : idéologie et tactique militaire

Marino Sanudo Torsello, dans son projet Liber secretorum fidelium crucis, prône une croisade en trois temps. Premièrement, il faut assurer le blocus commercial de l’Égypte [12]. L’embargo stratégique préconisé par le Vénitien a pour principal but de priver le sultan de ses revenus fiscaux. Étant donné que le pays des pharaons est l’intermédiaire commercial entre l’Europe et les Indes, en interrompant le commerce avec ce pays et en se procurant les produits orientaux d’une autre manière, écrit Sanudo, les chrétiens d’Europe priveraient le sultan de ses revenus commerciaux. Ainsi, l’Empire mongol est à son avis une alternative commerciale viable pour se procurer les produits orientaux, car même si le coût du transport est plus élevé, les taxes douanières compenseront l’écart [13]. En conclusion, l’embargo ne signifie pas que l’Europe doive renoncer au profitable commerce des épices, mais en revanche il privera le sultan de ses revenus commerciaux, appauvrissant davantage son royaume.

Pour diminuer la puissance mamelouke, Sanudo préconise encore d’autres moyens. L’Égypte exporte du sucre, de la soie et du lin, mais les chrétiens peuvent créer des plantations en Apulie, en Sicile, en Romanie, en Crète et à Chypre [14]. Un autre moyen de déstabiliser la puissance égyptienne est de cesser l’importation des esclaves. Ces derniers sont convertis à la religion musulmane et instruits dans le métier des armes, devenant le noyau central de l’armée du sultan [15]. Comme le pays ne produit pas de fer et de bois, qui sont nécessaires à la construction des galères, la flotte du sultan diminuera, et par conséquent il perdra une autre partie de ses revenus commerciaux [16]. Pour que l’embargo soit efficace, il faut également empêcher toute activité commerciale avec les territoires sous contrôle sarrasin, ceci incluant l’Asie Mineure qui est sous la domination des Turcs [17]. Pour renforcer cet embargo stratégique, Sanudo suggère qu’une flotte de dix galères surveille l’activité commerciale dans la mer Méditerranée [18]. Ainsi, une période de deux à trois ans suffira pour affaiblir la puissance mamelouke [19]. Le théoricien prévoit des punitions sévères pour les « malis Christianis » (mauvais chrétiens) qui ne respecteraient pas les dispositions prévues par l’embargo : ils seront excommuniés et il leur sera interdit de léguer leurs biens par testament ou de recueillir les biens d’une succession. Il incite la papauté à persécuter les transgresseurs, comme s’ils étaient des hérétiques, sur mer et sur terre, car il faut les punir sévèrement pour donner un exemple [20].

L’embargo stratégique proposé par le Vénitien vise à atteindre un objectif politique très clair : l’affaiblissement de la puissance mamelouke pour ainsi faciliter la recuperatio de la Terre sainte. Alors, nous pouvons dire que Sanudo élabore un argument fonctionnel pour l’utilisation de cet outil économique tout en réfléchissant sur les coûts et les avantages d’une telle entreprise. Toutefois, certaines précisions d’ordre tactique et pratique s’imposent. L’espace à couvrir est trop vaste pour être surveillé par les dix galères. Les vents et les courants de la Méditerranée permettent la navigation le long de la côte septentrionale de la mer, concentrant le trafic qui part des ports européens dans les canaux près de Chypre, Rhodes et les iles de la mer Égée. Le commerce vers l’Égypte doit transiter le quadrilatère délimité par Chypre, Beyrouth et Tripoli, mais la zone à surveiller est estimée à plus de 4 000 miles carrés [21]. Toutefois, les transgresseurs peuvent chercher des routes alternatives et ainsi échapper au contrôle de la flotte. Pour mettre en place un embargo commercial efficace, les navires devraient surveiller un parcours plus long, de la mer Ionienne jusqu’à Constantinople, ce qui était vraiment difficile tenant compte des moyens techniques du début du XIVe siècle. La dimension des galères qui surveillent les commerçants pose aussi des problèmes. Même si les grandes galères de commerce sont interceptées, rien ne garantit que la marchandise puisse être saisie. Une autre difficulté, qui est mentionnée d’ailleurs par Marino Sanudo, est que les galères armées ne peuvent pas jeter l’ancre en mer lors de tempêtes : il faut donc les ravitailler fréquemment. Alors, le Vénitien propose aussi de surveiller l’activité commerciale terrestre pour empêcher toute tentative de charger les navires commerciaux [22]. Il ne faut pas oublier non plus les pressions exercées par les républiques marchandes italiennes sur la papauté, car elles ne veulent pas renoncer au profitable commerce avec le sultan. Ainsi, la législation papale est assez permissive, le Saint-Siège impose seulement un blocus rigoureux à la veille d’une campagne militaire contre les Sarrasins. En conséquence, les coûts pratiques d’un embargo total seraient très élevés et l’effort logistique serait également considérable, dépassant les capacités organisationnelles du début du XIVe siècle.

La deuxième étape dans la reconquête de la Terre sainte est le passagium particulare (passage particulier) [23]. Après que le blocus ait affaibli la puissance du sultan, une armée composée de 15 000 fantassins et 300 chevaliers devra s’emparer d’une partie de terre sur la côte égyptienne pour y mettre en place une base militaire et des fortifications [24]. De là, l’armée croisée doit mener des opérations de harcèlement pour mettre en déroute les forces ennemies [25]. Le fait de pouvoir bénéficier d’un point stratégique sur la côte égyptienne représente pour Sanudo un grand avantage tactique : la base sera préparée pour recevoir un grand nombre de soldats croisés, l’armée sera constamment approvisionnée et ravitaillée tout en bénéficiant des galères pour mener l’expédition sur le Nil.

La dernière étape est la croisade générale (passagium generale). Après deux ou trois ans, la puissance mamelouke sera affaiblie et le pape devrait prêcher une croisade (crux praedicari). L’Égypte recevra l’expédition générale, la base militaire et les fortifications construites étant le point de départ de la campagne. En même temps, Sanudo espère que les Nubiens et les Mongols se joindront à l’entreprise [26]. La stratégie d’alliance avec les puissances orientales, un sujet très abordé par la théorie de croisade du début du XIVe siècle, a essentiellement comme but d’engager le sultanat mamelouk sur plusieurs fronts de guerre, facilitant ainsi la tâche de l’armée chrétienne. Pour vaincre les Sarrasins et reconquérir la Terre sainte, tous les moyens sont justifiés, même l’alliance avec les Infidèles, dont la Chrétienté a un grand besoin après la chute d’Acre. Par contre, l’espace consacré dans les théories de croisade à un éventuel projet d’alliance avec les chrétiens d’Orient est beaucoup plus restreint que celle consacrée à l’alliance mongole, démontrant qu’aux yeux des théoriciens, cette possibilité est moins importante et moins efficace.

Dans la pensée de Sanudo, la conquête de l’Égypte a un rôle très important. Le théoricien compare la puissance sarrasine à un arbre dont le tronc et la racine symbolisent l’Égypte. Les branches représentent les autres provinces sous contrôle musulman : la Turquie, la Syrie, la Terre sainte, l’Afrique et tout autre territoire où la religion du Mahomet s’est répandue. La source qui arrose cet arbre allégorique est la mer, à travers laquelle les produits primaires et les épices entrent dans le pays [27]. Alors, la conclusion générale qui s’impose est celle-ci : pour reconquérir la Terre sainte, il faut d’abord déraciner l’arbre. L’effondrement du sultanat d’Égypte, qui représente pour le Vénitien le coeur de la puissance sarrasine, affectera l’ensemble du monde musulman. Ainsi, les provinces qui sont à la périphérie de la sphère musulmane, comme le Granada, ne pouvant pas recevoir de l’aide matérielle, seront une cible facile pour le roi d’Espagne [28]. Dans cette perspective, nous pouvons observer que la réussite de la croisade contre les infidèles partout dans le monde est étroitement liée à l’affaire de la Terre sainte. La conquête de l’Égypte aurait un effet de domino, parce qu’au-delà de la reconquête de Jérusalem, elle entraînerait la destruction des Sarrasins sur tous les fronts du combat.

L’originalité du projet du Vénitien ne réside pas dans les idées tactiques (elles étaient en effet déjà exposées par les théoriciens au début du XIVe siècle [29]), mais dans la capacité d’analyser les données économiques en liant les intérêts commerciaux à la croisade. Celle-ci n’est pas seulement une lutte pour la reconquête de la Terre sainte, elle est le moyen d’instaurer la suprématie du monde chrétien sur le monde musulman. En conséquence, l’Occident doit dominer militairement et économiquement le monde connu pour renverser la domination musulmane qui occupe plus d’espace que la Christianitas. Pour soutenir son idée conquérante, Sanudo fournit plusieurs cartes géographiques : une mappemonde, des cartes marines de la mer Noire et de la Méditerranée, une carte de la côte méditerranéenne-de l’Égypte jusqu’au nord de la Syrie-et l’intérieure des terres, une carte de la Terre sainte ainsi que les plans de villes-Jérusalem, Acre, Antioche. Elles sont réalisées par le cartographe Petrus Vesconte, actif à Venise dans les années 1310-1330 [30]. Le rôle de ces cartes est d’illustrer le déclin des territoires de la chrétienté, qui dans le monde, couvre un espace plus restreint que les territoires de l’islam : l’Asie n’est pas chrétienne (sauf pour l’Arménie qui est constamment assiégée), l’Espagne est partiellement sous contrôle sarrasin et l’Europe n’est pas homogène à cause des Grecs schismatiques. Nous pouvons observer que Sanudo prend conscience du danger que représente l’islam pour le monde chrétien. D’ailleurs, il recommande au pape de mettre en pratique un blocus commercial pour empêcher les échanges entre le sultan d’Égypte et le khan de la Horde bleue, Ghiyath-ad-Din Muhammad Ozbeg (1312-1341) [31]. Le Vénitien a peur que les Mongols, à travers ces échanges, reçoivent les « lois du perfide Mahomet » et ainsi la « perfida secta » (secte maléfique) s’implantera dans les parties septentrionales, devenant une grande menace pour la chrétienté [32]. En conséquence, la croisade devient inévitable et l’étape suivante, après la destruction de la puissance égyptienne et la reconquête de Jérusalem, est la conversion des musulmans. Ceux-ci, comme nous l’avons vu, sont les ennemis par excellence de la Chrétienté, leur image, comme celle de tout le monde musulman, étant très péjorative dans le projet de Sanudo. Cette image de l’autre est intéressante parce qu’elle reflète autant le mode de pensée de Sanudo que les critères de l’altérité soutenant son discours.

L’image des musulmans dans le Secreta fidelium crucis

Il n’est pas facile de décrire la confusion régnant dans les représentations chrétiennes des rites et des traditions de l’islam qui ont surgi à l’époque des croisades, lorsque les contacts entre l’Occident et l’Orient sont devenus plus fréquents. Le jugement de l’historien allemand Hans Prutz résume parfaitement le sentiment des Occidentaux envers l’islam : « En général, l’image que les chrétiens se faisaient de Mahomet et de sa doctrine était très floue, fortement obscurcie, voire totalement défigurée par de folles représentations et calomnies odieuses » [33].

L’image défigurée des musulmans révèle nombre de préjugés et d’idées lourdes de conséquences qui persistent encore aujourd’hui. Les nombreux écrits qui ressurgissent après les premières croisades sont teintés de merveilleux et ont donné naissance à une floraison de légendes fabuleuses qui retiennent l’attention des historiens en raison de leur dimension culturelle.

La terminologie employée par le théoricien devrait nous permettre de saisir la nature de cette représentation. Ainsi, l’analyse du champ lexical de l’altérité est le premier niveau sensible de cette réalité, la désignation étant déjà une représentation. L’oeuvre de Marino Sanudo ne fait guère exception, le Vénitien est particulièrement hostile envers l’islam et son prophète Mahomet, qu’il orthographie Mahumeth, Machomet et Mahomet. Sanudo attribue généralement aux musulmans les qualificatifs d’infideles (infidèle), pagani (païen), inimicis ecclesiae (ennemi de l’Église), inimicis crucis (ennemi de la croix) ou de perfidi (perfide), termes qui appartiennent à un vocabulaire familier au début du XIVe siècle. Nous pouvons observer un contraste saisissant entre la désignation des musulmans et des chrétiens, la plupart du temps qualifiés populus Christianus (peuple chrétien), fideles crucis (fidèles de la croix), fideles Christiani (chrétiens fidèles), milites Christi (soldats du Christ). Donc, la religion et la culture chrétienne sont constamment mises en avant aux dépens de la culture islamique, jugée hostile. Ce dualisme psychologique divisant le monde en couple antithétique est typique de la conscience médiévale.

Le terme le plus souvent employé pour désigner les peuples de confession musulmane durant le Moyen Âge est celui de sarrasin, faisant référence, par corruption de leur nom, à leur descendance de Sarah. Sanudo l’utilise fréquemment, car les mots « musulman » et « islam » n’existaient pas en l’Occident médiéval au XIVe siècle [34]. En français, musulman est employé pour la première fois au XIVe siècle et islam au XVIIe siècle. En anglais, le mot moslim est attesté pour la première fois en 1615 et islam en 1613 [35]. Pour désigner leur religion, les auteurs utilisent fréquemment « loi de Mahomet » ou « loi des Sarrasins ».

Marino Sanudo emploie le plus souvent dans son oeuvre le terme infideles pour décrire les musulmans « qui fidem Christi non habent » (qui ne croient pas au Christ) [36]. Les écrivains chrétiens opposaient depuis saint Ambroise (340-397) la catégorie des hommes infidèles aux hommes baptisés ainsi qu’aux catéchumènes en cours de christianisation. Le qualificatif infidelis correspond au terme grec apistos qui est introduit dans la littérature chrétienne lors de la rédaction des Évangiles [37]. Après les croisades, ce terme est abondamment utilisé par les chroniqueurs pour désigner les Sarrasins [38]. Son ambivalence n’exclut pas une utilisation moins favorable comme synonyme de paganus, c’est-à-dire païen. La démarche du Vénitien consiste à assimiler l’islam au paganisme, car il utilise le terme Agarenicae gentes pour dénommer les musulmans. Celui-ci désigne dans la Bible un peuple non hébraïque, descendant d’Abraham par Agar (esclave égyptienne de Sarah et la future mère d’Ismaël), puis plus tard, il s’impose dans le langage byzantin pour qualifier les musulmans. On appela d’abord par ce terme les Arabes, en tant que descendants prétendus du personnage biblique d’Agar, et par la suite tous les peuples musulmans, y compris des populations non arabes comme les Turcs et les Kurdes. Le terme Agarènes est offensant, car il fait allusion au fait que les Arabes seraient les descendants d’une esclave [39]. Bien que du point de vue chrétien Agarènes ait une connotation dévalorisante, car Agar et sa progéniture sont considérées dans la Bible comme illégitimes, la tradition musulmane, qui voit en Ismaël l’aîné d’Abraham, héritier légitime né de sa seconde épouse, revendique la filiation agarienne de façon positive. L’idolâtrie que Sanudo critique sévèrement se veut l’antithèse de l’adoratio christiana (adoration chrétienne) dont les manifestations les plus évidentes sont la devotio (dévotion) et la pietas (piété). Selon Svetlana Loutchitskaja, cette hypothèse implique que les Ismaélites n’ignorent pas le christianisme, mais qu’ils sont des apostats qui s’en dissocient [40].

Le monde est divisé pour l’auteur en deux parties : d’un côté, nous avons les infideles qui sont les ennemis du Christ, et de l’autre nous avons les fidels crucis qui constituent un peuple méritoire. Cette démarche est caractéristique chez les chroniqueurs de la première croisade (Foucher de Chartre, Guibert de Nogent, Guillaume de Tyr, l’auteur anonyme de la première croisade), le Vénitien n’innove donc pas, mais il reste fidèle aux préjugés des XIIe-XIIIe siècles. Selon Norbert Élias, cette construction antithétique exprime un des degrés de conscience profonds de l’Occident médiéval. La religion chrétienne qui prétend à l’universalité qualifie de fausseté l’islam et la représentation des musulmans comme des païens outrageux révèle plutôt les convictions intimes des auteurs que leurs connaissances réelles de l’islam [41].

L’image du prophète Mahomet révèle encore plus de stéréotypes et de l’ignorance des Occidentaux au sujet de l’islam. Il est qualifié comme étant un trompeur, un homme impur, un pseudopropheta (pseudo-prophète) ou encore un pseudo-messie, perditionis filium Antichristum (fils de la perdition) [42]. Sanudo le décrit comme étant un brigand qui aurait attaqué des caravanes et aurait entrepris vingt-six expéditions en saisissant la marchandise. Il est l’incarnation de l’Antéchrist, le fils de la perdition, ou encore un « fouet sauvage » qui corrompt les âmes des pauvres malheureux [43]. Ces dénominations calomnieuses s’inscrivent dans une tradition chrétienne remontant aux premiers contacts entre le christianisme et l’islam. Saint Jean Damascène (675-749) est le premier théologien à déclarer que l’islam est une hérésie et que Mahomet est le fondateur d’une secte qui porte les germes de l’Apocalypse [44]. Nicétas de Byzance, un écrivain grec du IXe siècle, est le premier à identifier Mahomet avec Satan dans son ouvrage célèbre Confutatio falsi libri quem scripsit Mohamedes Arabs [45]. En Espagne, l’islam est étroitement lié à l’attente eschatologique. Ainsi pour Euloge (? - 850), l’islam est une hérésie d’origine chrétienne, fausse religion prêchée par un faux prophète luxurieux et belliqueux. Il est assimilé à l’Antéchrist qui persécute les fidèles du Christ [46]. Alvare de Cordue, le disciple d’Euloge, perçoit l’islam comme signe et accomplissement apocalyptique de la fin des temps. En conséquence, il associe Mahomet à l’Antéchrist et il identifie la quatrième bête de l’Apocalypse de Daniel (7:23-27) avec le prophète de l’islam [47]. Selon ces auteurs, la conclusion qui s’impose est que la domination musulmane est une manifestation de l’Antéchrist et un signe de la fin des temps, le prophète Mahomet étant un instrument divin envoyé par Dieu pour châtier son peuple pour les péchés commis.

Nous partageons l’avis de Svetlana Loutchitskaja selon lequel l’association de Mahomet à la fin du monde rend compte de la diffusion de stéréotypes culturels au sein des élites ecclésiastiques [48]. Pendant les croisades les clichés se multiplient, les chroniqueurs présentant non seulement Mahomet comme ayant un lien étroit avec Satan, mais aussi sa religion comme étant une manifestation des forces de l’Antéchrist [49]. Alors, la croisade est perçue dans ce contexte comme un aspect de la lutte eschatologique opposant le Bien, personnifié par les fideles Christi, au Mal, incarné par Mahomet et l’islam.

Pour Sanudo, la religion islamique est synonyme de l’idolâtrie. Pour soutenir ce propos, il s’attaque aux lois de l’islam en essayant de démontrer l’irrationalité des enseignements du prophète. Selon lui, les musulmans se livrent à des pratiques idolâtres, adorant des dieux personnifiant les planètes. Avant l’islam, les Arabes auraient adoré Vénus, la déesse de la luxure, et auraient honoré son jour, le vendredi. La consommation de la viande du porc est interdite, car après le Déluge, le cochon naquit des excréments de chameaux. Sanudo condamne cette coutume soutenant que seulement la viande humaine devrait être prohibée. Il condamne également la polygamie musulmane et le fait que les épouses peuvent être répudiées. Aux yeux du Vénitien, même les brutes condamnent le divorce puisque même les parents des monstres restent ensemble jusqu’à ce qu’ils aient élevé leurs progénitures [50]. L’accusation d’idolâtrie contribue à enraciner dans la conscience collective l’image d’une société diabolique justifiant ainsi toutes les agressions envers elle.

Selon Sanudo, les peuples qui naissent dans les terres du sultan ne sont pas forts et pour cette raison l’armée s’appuie sur les importations des esclaves soit chrétiens ou païens. Ils sont convertis à la religion musulmane et instruits dans le métier des armes. Pour satisfaire ses plaisirs charnels, le sultan importe des femmes, qui sont aussi converties à la religion du Mahomet [51]. Ce type de portrait présentant les musulmans comme des hommes qui se livrent à des plaisirs sexuels est typique du XIVe siècle : c’est un topos souvent utilisé pour représenter les Sarrasins et le prophète Mahomet tout au long du Moyen Âge. Sanudo décrit le prophète comme étant brutal dans les plaisirs charnels, comme « le cheval ou le mulet sans intelligence » [52], se ventant de pouvoir égaler quarante hommes à faire l’amour [53]. Accuser ses adversaires de débauches sexuelles est une ancienne tradition ecclésiastique : saint Jérôme de Stridon (347 - 420) lance de telles accusations à propos de Priscillien, Simon Mage et d’autres hérésiarques. La polygamie musulmane et la promesse de houris, des vierges qui récompensent les élus dans un paradis charnel, ne pouvaient que confirmer les chrétiens dans leurs préjugés [54]. En soulignant la nature supposée libidineuse de l’islam, Sanudo s’inscrit dans une longue tradition de polémique antimusulmane.

Suivant un raisonnement très simpliste, le Vénitien enchaîne trois arguments pour démontrer que Mahomet est un faux prophète. À ses yeux, un vrai prophète est connu par trois signes : une vie sainte-le prophète de l’islam n’a pas mené une vie sainte, car il est un homme impur et a participé à des brigandages-, ses oeuvres miraculeuses-il n’a pas accompli des miracles, parce que Dieu le lui avait interdit pour le protéger contre les accusations de fausseté-, par le fait de pouvoir prévoir le futur-Mahomet se montrait plus préoccupé des plaisirs charnels, ne pouvait par conséquent pas prévoir les événements futurs- [55]. De la sorte, les trois critères n’étant pas remplis, Sanudo juge que Mahomet est un faux prophète qui a réussi à convertir un grand nombre de fidèles à travers le monde par la tricherie. La description de la mort du prophète permet à Sanudo de démontrer la fausseté de son enseignement, mais également le fait que ses disciples sont dans l’erreur totale. Il lie sa mort à ses supposées débauches et à un épuisement sexuel. Sentant que la fin est proche, le prophète demande à ses disciples de placer son corps dans une tombe, puisqu’après trois jours il sera transporté au paradis. Comme rien ne s’était passé, après dix jours, les disciples ne supportant plus la puanteur de son cadavre, ont lavé le corps et l’ont enterré [56]. Nous pouvons constater que la vie de Mahomet et implicitement sa mort contrastent avec celles de Christ et de ses saints. L’image du prophète qui ressort est celle d’un Antéchrist ou « anti-saint ». Les parallèles avec les biographies chrétiennes de Mahomet sont frappants. Certains éléments de la vie de Jésus sont transformés, déformés par la plume hostile de Sanudo : la naissance vierge devient une naissance illégitime (descendant d’Agar, l’esclave d’Abraham), la révélation du Coran et les dialogues avec l’archange Gabriel deviennent des crises d’épilepsie, les miracles réalisés par Mahomet pour convaincre les Arabes de la justesse de ses enseignements sont des faux miracles réalisés par magie et par la ruse (l’exemple du taureau). En relatant la mort ordinaire du prophète, sans utiliser les légendes qui circulaient à l’époque (cercueil flottant de Mahomet à La Mecque, dévoration par des chiens, meurtre par une femme juive), Sanudo veut montrer encore une fois que le prophète de l’islam est un homme bien ordinaire, loin d’être aimé de Dieu.

Il est légitime de se demander pourquoi Marino Sanudo a une image négative des musulmans et de l’islam. La négation de toute originalité de l’islam apparait comme une caractéristique commune de la littérature médiévale. Le Vénitien qualifie les enseignements du prophète comme étant faux, toute sa doctrine dérivant de la tromperie et de la dissimulation. Selon le récit de Sanudo, pour convaincre les Arabes de l’essence divine de sa religion, il aurait habitué un taureau à prendre de la nourriture de ses mains avant de le cacher dans sa tente avec un livret de loi entre ses cornes, et ensuite faisant apparaitre l’animal au milieu de sa prédication pour prouver au peuple la nature miraculeuse de sa doctrine. De la même façon, il aurait tiré profit de ses crises épileptiques en les présentant comme étant un signe divin et la preuve de sa conversation avec l’archange Gabriel [57]. Sanudo ne s’éloigne pas de la tradition des chroniqueurs de croisade, il reprend les mêmes faits exposés par Guillaume de Tyr et Guibert de Nogent [58].

À la suite de cette évidence, nous pouvons conclure que la perception des auteurs chrétiens envers l’islam n’a pas évolué à la suite de contacts prolongés avec les musulmans au Moyen Âge. Sanudo ne fait aucun effort intellectuel pour expliquer et réfuter les lois de l’islam, il utilise plutôt les armes intellectuelles forgées par ses prédécesseurs. Les stéréotypes idéologiques semblent ne pas avoir eu d’autres buts que de discréditer l’islam en le présentant comme une hérésie et une fausse doctrine. Pour provoquer chez ses lecteurs la haine et le dégoût pour l’islam, Sanudo présente les musulmans comme des bêtes sans raison, ayant des lois totalement irrationnelles et contraires à la morale chrétienne, et le prophète Mahomet sous les traits d’un hérésiarque débauché. Tout au long du Moyen Âge, des auteurs chrétiens se servent des instruments intellectuels, en particulier de la raison et de la révélation, afin d’affirmer leur supériorité religieuse et intellectuelle ainsi que leur hégémonie politique sur l’autre. Cette représentation négative constitue la preuve de la supériorité dogmatique et morale du christianisme. Ainsi, les barrières entre les chrétiens et les autres sont renforcées et la croisade contre les persécuteurs des fideles crucis est justifiée. Qui refuse d’écouter la raison de la doctrine chrétienne doit être irrationnel et il se trouve relégué dans le monde hérésiarque et païen. Le sarrasin-et dans les siècles suivants l’inca ou l’animiste asiatique et africain-est différent, inférieur au chrétien, parce qu’il refuse le message universel et rationnel du christianisme. Nous pouvons constater que les traditions employées par Sanudo se perpétuent au-delà du XIVsiècle. Après la découverte du Nouveau Monde, les auteurs européens ne font aucun effort systématique pour comprendre les Amérindiens, ils copient tout simplement leurs devanciers. À travers deux siècles, les préoccupations des auteurs et leurs constatations ne varient guère, les mêmes stéréotypes étant employés.

Mais faut-il voir dans ces représentations du Moyen Âge les racines du rejet de l’islam ? C’est principalement la thèse d’Edward Said [59]. Il considère que l’Orient est une fabrication des Occidentaux et forge une image mythique de l’Occident figé dans cette attitude anti-arabe. Toutefois, il est certain que ces préjugés ont largement servi à justifier par la suite l’entreprise coloniale au Proche-Orient. Après les événements du 11 septembre, cette méfiance antagoniste de l’Occident vis-à-vis de l’islam semble s’être accentuée. Mais le propos appelle au débat.