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Il y aurait en Chine des centaines d’écoles différentes d’arts martiaux (wushu), ces arts de combat codifiés se pratiquant à mains nues ou armées. Ces écoles chinoises sont généralement réparties en deux grandes branches : une tradition appelée « externe » (en chinois waijia), liée au monastère bouddhique de Shaolin, situé dans la province du Henan, et une tradition dite « interne » (neijia), liée au complexe de temples taoïstes construits sur le Mont Wudang, dans la province du Hubei. Les adeptes modernes d’arts martiaux attribuent la fondation de ces grandes traditions à deux personnages issus respectivement du bouddhisme et du taoïsme : le moine indien Bodhidharma, qui aurait voyagé en Chine au vie siècle, et l’immortel taoïste Zhang Sanfeng, qui aurait vécu au xiiie siècle. Même si tous les adeptes d’arts martiaux n’inscrivent pas leur pratique dans un cadre monastique ou spirituel, ceux-ci acceptent habituellement l’idée que leur art soit associé, d’une manière ou d’une autre, à l’une ou l’autre de ces traditions et à ces personnages fondateurs.

Cet article cherche à expliquer comment s’est construite, sur une période d’un peu plus de deux siècles et demi, toute une hagiographie fondatrice et légitimatrice de la pratique moderne des arts de combat chinois autour des figures de Zhang Sanfeng et de Bodhidharma. Récupérés de traditions religieuses chinoises établies et élevés au rang de fondateurs de traditions d’arts martiaux, ces personnages viennent en effet justifier la pratique d’un art potentiellement violent et agressif, lui donnant ainsi une dimension spirituelle allant au-delà de la simple dimension combative[1]. En s’inspirant des travaux de Terence Turner sur l’analyse structurale des récits, Zhang Sanfeng et Bodhidharma seront analysés comme un seul « acteur narratif », ou, selon les termes de Roland Barthes, un « personnage duel », dans la mesure où leurs hagiographies respectives sont fondamentalement liées l’une à l’autre dans un seul et même discours sur l’origine des arts martiaux chinois. Ainsi, les traditions modernes d’arts martiaux chinois[2] se construisent-elles essentiellement dans l’antagonisme de ces deux figures mythiques et des deux approches martiales qu’elles inspirent respectivement.

C’est à partir du milieu xixe siècle que se serait constituée, au sein des communautés de pratiquants d’arts martiaux chinois, une structure dialectique opposant deux figures fondatrices issues du taoïsme et du bouddhisme. Les adeptes auraient alors récupéré ces personnages religieux, jouissant d’un certain prestige (c’est-à-dire faisant déjà l’objet d’hagiographies au sein des milieux taoïstes et bouddhistes), pour les intégrer à la rhétorique légitimatrice des arts martiaux modernes. Les interprètes et metteurs en scène de cette rhétorique s’inspirent alors de textes qui circulent depuis le xviie siècle, à savoir l’épitaphe du maître d’arts martiaux Wang Zhengnan, écrite par le philosophe Huang Zongxi en 1669 et dans lequel on mentionne Zhang Sanfeng, ainsi que le Classique de la transformation des tendons (Yijin jing), apparu à la même époque et dont on attribue la rédaction au moine Bodhidharma. Une deuxième collection de textes, incluant les fameux Classiques du taijiquan (Taijiquan jing) et un roman intitulé Les voyages de Laocan (Laocan youji), fera son apparition dans la deuxième moitié du xixe siècle et au début du xxe siècle. Ces écrits établissent un lien entre les textes fondateurs du xviie siècle et la rhétorique des adeptes modernes, légitimant ainsi une vision de la pratique répondant à de nouveaux besoins nationalistes, spirituels et thérapeutiques. Leur analyse met ainsi en lumière un phénomène à la fois complexe et fascinant de codification et de légitimation des pratiques de combat chinois à travers une hagiographie bouddhique et taoïste.

La pertinence de l’analyse hagiographique dans les études chinoises

La pertinence du style hagiographique pour qualifier certains récits chinois, qu’on aurait, par ailleurs, peut-être avantage à étudier comme des mythes, est une question complexe qui ne peut, dans le cadre de cet article, être abordée en détail. L’utilisation de la catégorie occidentale « saint » pour désigner des figures du monde asiatique comporte, de fait, son lot de problèmes conceptuels qui ont déjà été soulevés ailleurs. Ainsi, analysant les récits de l’enfance de Krishna, André Couture se demande s’il est possible de « dissocier l’hagiographie de la mythologie dans un contexte où le moins qu’on puisse dire est que la distinction entre Dieu et les humains n’est pas aussi tranchée que dans des religions comme le judaïsme, le christianisme ou l’islam[3] ». Il n’en demeure pas moins que Bodhidharma et Zhang Sanfeng sont fréquemment qualifiés respectivement de « saint bouddhiste » et de « saint taoïste », et ce, tant dans la littérature populaire que dans certains textes académiques en langues occidentales. Par exemple, dans un article publié en 1970, Anna Seidel n’hésite pas à affirmer que les biographies concernant Zhang Sanfeng comportent toutes les caractéristiques du style hagiographique. La sinologue explique d’ailleurs comment certains adeptes d’arts martiaux ont fait de l’immortel taoïste leur « saint patron »[4]. Du côté des études bouddhiques, Bernard Faure rappelle que certains missionnaires jésuites de l’époque de Matteo Ricci (1552-1610) et de ses successeurs suggéraient que les Chinois ont pu confondre Bodhidharma (Damo en chinois) avec saint Thomas, dont on disait à l’époque qu’il avait prêché jusqu’en Inde[5]. Faure propose également quelques traductions anglaises de textes chinois dans lesquelles il qualifie le moine indien de « saint »[6].

Dès lors, cette catégorisation, qui n’existe pas dans la langue chinoise traditionnelle, est-elle suffisante pour analyser l’idéal religieux ou spirituel dont il est question dans le taoïsme ou le bouddhisme chinois[7] ? Ni Faure ni Seidel ne semblent se préoccuper de cette question. Il est vrai que ces deux personnages sont réputés avoir atteint un degré élevé de perfection spirituelle, un idéal religieux qui les place dans une catégorie à part du commun des mortels. On dit de Bodhidharma qu’il est un être « éveillé », faisant ainsi de lui un bodhisattva ; Zhang Sanfeng est, quant à lui, habituellement présenté comme un « immortel » (xian), c’est-à-dire une personne ayant atteint une grande longévité et ayant développé toute sorte d’aptitudes surnaturelles (résistance au froid et à la chaleur, résistance à la faim, capacité à se déplacer instantanément, etc.). Sans parler de saints au sens traditionnel du terme, il semble que la récupération de ces deux figures par les adeptes modernes d’arts martiaux peut en effet comporter certains traits qui les qualifient pour l’analyse hagiographique. Il faut cependant toujours garder en mémoire que cette hagiographie se construit dans un contexte culturel et historique très différent de celui qui a vu naître le genre littéraire chrétien dont il est habituellement question lorsqu’on parle « d’histoire des saints », faisant ainsi ressortir une problématique qui mériterait une réflexion plus approfondie.

Zhang Sanfeng, le fondateur de l’école interne des arts martiaux

Tout porte à croire que la première mention d’une distinction entre une école interne (neijia) et une école externe (waijia) des arts martiaux chinois apparaît dans une épitaphe dédiée au maître d’arts martiaux Wang Zhengnan (1617-1669) et rédigée par le philosophe Huang Zongxi en 1669. L’épitaphe mentionne que Wang enseignait un art appelé « école interne de boxe » (neijiaquan) dont les origines remontent à Zhang Sanfeng :

Shaolin est réputé pour ses combattants. Cependant, ses techniques sont essentiellement offensives, ce qui donne plusieurs opportunités exploitables pour un adversaire. Il existe une autre école appelée « interne », qui propose de venir à bout du mouvement par l’immobilité. Les agresseurs sont alors repoussés sans effort. Dès lors, on qualifie Shaolin d’« externe ». L’école interne a été fondée par Zhang Sanfeng de la dynastie Song. Sanfeng était un alchimiste taoïste du Mont Wudang. Il fut convoqué par l’empereur Huizong des Song, mais la route était bloquée. Cette nuit-là, il rêva que le dieu de la guerre [Zhenwu] lui transmettait l’art de la boxe ; le matin suivant, il terrassa à lui seul une centaine de bandits[8] (traduction libre).

Le sens de cet extrait n’est pas aussi évident qu’il y paraît à première vue. Bien sûr, il insiste sur les défauts de l’école de Shaolin auxquels il oppose les caractéristiques soi-disant supérieures de l’école interne. Le ton de l’épitaphe privilégie clairement la méthode de combat de la tradition interne au détriment de celle de la tradition externe. Néanmoins, plusieurs spécialistes de l’histoire des arts martiaux chinois voient également dans cette épitaphe un pamphlet à saveur politique qui n’aurait finalement que peu à voir avec la pratique des arts martiaux. On sait en effet que son auteur, Huang Zongxi, faisait partie de la classe des lettrés confucéens au service de la dynastie des Ming (1368-1644). Lorsqu’en 1644 les Mandchous venus du Nord renversent les Ming, Huang rejette l’autorité de la nouvelle dynastie Qing et se positionne jusqu’à la fin de sa vie du côté des opposants aux envahisseurs étrangers. Le ton de l’épitaphe pourrait donc cacher le sentiment anti-mandchou de la famille Huang sur le fond d’une métaphore martiale. Les Mandchous y seraient représentés par la tradition de Shaolin, liée à une tradition religieuse d’origine étrangère à la Chine (le bouddhisme), donc une tradition « externe », qui mise sur la combativité et la force brute, alors que la dynastie Ming, constituée de Chinois du peuple Han, serait représentée par la tradition taoïste, une tradition autochtone, donc « interne », qui privilégie plutôt la défense passive[9].

Une deuxième hypothèse, reprise par les mêmes auteurs, veut que Zhang Sanfeng ait été associé à la fondation d’un art martial par les pratiquants de l’école interne pour lui donner un caractère taoïste et ainsi concurrencer l’école de Shaolin, d’origine bouddhique, qui jouissait déjà à cette époque d’une certaine popularité[10]. En témoigne d’ailleurs le texte L’art de l’école interne (Neijiaquanfa), écrit en 1676 par le fils de Huang Zongxi, Baijia, lui-même élève du maître Wang Zhengnan. Baijia y décrit les principes derrière l’art enseigné par son maître, dont l’épitaphe avait été rédigée sept ans plus tôt. Dans son texte, il reprend les arguments de son père et alimente l’idée que les techniques de l’école interne sont supérieures à celles de l’école de Shaolin. Baijia ajoute d’ailleurs que « [l]’école externe de boxe a atteint son développement le plus élevé avec Shaolin. Zhang Sanfeng, ayant maîtrisé [les techniques de] Shaolin, en a renversé les principes, et c’est ce qu’on appelle l’école interne des arts martiaux »[11] (traduction libre). Cette remarque est importante pour comprendre le discours hagiographique qui mise sur l’opposition entre deux personnages religieux. Elle implique d’abord que les arts martiaux de la tradition interne tirent en partie leurs origines de l’école de Shaolin, ce qui confirme un vieil adage voulant que tous les arts martiaux aient vu le jour à Shaolin[12]. Mais également, et paradoxalement, Zhang Sanfeng, si l’on en croit Huang Baijia, aurait appris, maîtrisé et modifié les principes de base de l’école de Shaolin pour rendre l’art martial plus souple et plus efficace, rendant, encore une fois, l’école interne de Wang Zhengnan supérieure à l’école externe de Shaolin[13]. On peut d’ailleurs lire un peu plus loin dans le même texte qu’« acquérir ne serait-ce que les bases de cet art [interne] est suffisant pour venir à bout de Shaolin »[14] (traduction libre).

La position dichotomique des Huang sur les arts martiaux semble unique pour leur époque et n’eut au final que peu d’impact sur la mentalité de l’ensemble des adeptes d’arts martiaux avant la fin du xixe siècle[15], alors que certains adeptes de taijiquan[16] font valoir que leur art serait un descendant direct du neijiaquan, l’école interne d’arts martiaux. Selon leur interprétation, le neijiaquan aurait été transmis à la famille Chen et aurait ainsi évolué pour former le taijiquan qu’on retrouve aujourd’hui et auquel se seraient ajoutées d’autres écoles aux noms évocateurs, telles que le baguazhang (boxe des huit trigrammes), le xingyiquan (boxe de la forme et de l’esprit) et le liuhebafa (les six coordinations et les huit méthodes). Dès lors, les adeptes de ces écoles établissent une lignée faisant remonter leur pratique directement au taoïste Zhang Sanfeng.

Les adeptes du taijiquan ont associé leur art au neijiaquan par l’entremise d’une autre collection de textes découverte dans des conditions obscures en 1867 par un maître du nom de Wu Yuxiang (1812-1880) et rapidement devenue une référence pour les pratiquants. C’est pourquoi on leur donnera le nom de Classiques du taijiquan (taijiquan jing). Il s’agit d’une série de petits textes épars dont l’origine est pour la plupart inconnue et dont le contenu divers oscille entre la cosmologie chinoise et les principes fondamentaux du taijiquan, en passant par la philosophie, la description technique de certains mouvements et divers éléments de culture et d’histoire chinoise[17]. Les deux premiers textes de cette collection (le Classique du taijiquan [Taijiquan jing] et le Traité sur le taijiquan [Taijiquan lun]) sont respectivement attribués à Zhang Sanfeng et à un dénommé Wang Zongyue, un pratiquant d’arts martiaux dont on ne sait à peu près rien sinon qu’il aurait été un successeur de Zhang Sanfeng et celui qui aurait transmis l’art de Zhang à la famille Chen, les concepteurs historiques du taijiquan. À ce sujet, l’épitaphe de Wang Zhengnan par Huang Zongxi explique effectivement qu’« [u]n siècle plus tard, l’art de Sanfeng s’est répandu dans la province du Shanxi où Wang Zong fut son transmetteur le plus important. Chen Zhoutong reçut l’art de Wang Zong et l’enseigna aux gens de son village »[18] (traduction libre). Dans ce cas-ci, il semble cependant qu’on ait associé arbitrairement deux personnages ayant des noms semblables, un dénommé Wang Zongyue (originaire du Shansi), auquel les adeptes de taijiquan attribuent le Traité sur le taijiquan découvert en 1867, avec un dénommé Wang Zong (originaire du Shanxi), un personnage décrit comme un disciple de Zhang Sanfeng dans l’épitaphe écrite par Huang Zongxi en 1669[19]. Il n’existe cependant aucune évidence concrète que ces deux personnages sont une seule et même personne. On ne retrouve pas non plus de trace d’un Chen Zhoutong à Chenjiagou à cette époque. De même, rien ne laisse supposer que Zhang Sanfeng soit véritablement l’auteur d’un texte sur le taijiquan inclus dans cette collection, ou d’ailleurs de quelque texte que ce soit sur la pratique d’un art de combat. De toute évidence, on a attribué la rédaction de ces textes à ces personnages pour attester un lien avec l’école interne de Zhang Sanfeng et ainsi établir une lignée légitimatrice.

Si, dès le xviie siècle, on distingue dans un texte deux traditions d’arts martiaux opposées, il faut vraisemblablement attendre la fin du xixe siècle, et même le début du xxe siècle, pour que se structure réellement ce discours au niveau des différentes écoles et de leurs adeptes. Ce discours n’apparaît en effet qu’au moment où certains pratiquants de taijiquan vont récupérer le mythe de Zhang Sanfeng tel que présenté par l’épitaphe de Wang Zhengnan pour faire de l’« alchimiste » taoïste le fondateur de leur pratique et ainsi intégrer cet art martial à une tradition plus grande et soi-disant plus ancienne, la tradition interne[20]. Mais pour que le discours hagiographique d’opposition soit complet, il a fallu lui ajouter un autre personnage qui n’est pas mentionné dans l’épitaphe ou dans les Classiques du taijiquan et qui est élevé lui aussi au rang de maître fondateur d’une tradition d’arts martiaux : le moine indien Bodhidharma.

Bodhidharma, le fondateur de l’école de Shaolin

La tradition du bouddhisme chinois présente Bodhidharma comme le vingt-huitième patriarche de la branche chan, dont la lignée remonterait directement à Gautama Bouddha. Il est désigné comme le fils d’un aristocrate du sud de l’Inde, donc de la classe des guerriers kshatriya. On raconte qu’à l’âge de 110 ans, après avoir passé quarante ans auprès de son maître Pajnatara, Bodhidharma aurait quitté l’Inde pour aller propager en Chine l’enseignement du dhyâna (chan en chinois ; une pratique de contemplation méditative). L’année 520 après J.-C. est la plus fréquemment mentionnée pour marquer son entrée en Chine, mais certains textes considèrent qu’il arrive aussi tôt qu’en 470 ou même 420. Il aurait alors visité le monastère de Shaolin dans la province du Henan où il aurait enseigné le bouddhisme chan[21]. Un épisode célèbre raconte qu’il est resté assis en méditation devant le mur d’une grotte durant neuf années complètes. La tradition des arts martiaux ajoute qu’il aurait également enseigné aux moines des exercices physiques et respiratoires qui sont devenus au fil du temps l’art martial de l’école Shaolin.

Au-delà de ce que dit la tradition, il est difficile de déterminer avec exactitude à quel moment les moines de Shaolin se sont adonnés de manière constante à la pratique des arts martiaux. Le monastère qui les abrite, et dont la fondation remonte au ve siècle après J.-C., a été impliqué dans maints conflits au fil des siècles[22]. On ne sait cependant rien des méthodes d’entraînement en vigueur dans les premiers siècles, ni même si les moines qui ont participé à ces conflits avaient reçu un entraînement particulier pour le combat. Il faut attendre le xvie siècle pour que la réputation martiale de Shaolin soit reconnue officiellement dans quelques traités militaires décrivant en détail l’art pratiqué par les moines[23]. On ne sait rien non plus de la manière dont se sont systématisées ces techniques de combat au sein du monastère. Les récents travaux de Meir Shahar ont cependant confirmé qu’à l’origine les moines de Shaolin n’associaient pas systématiquement les pratiques de combat à Bodhidharma. Au contraire, il semble qu’avant le xviiie siècle ceux-ci faisaient une distinction claire entre Bodhidharma, vu comme le patriarche fondateur de la tradition du bouddhisme chan, et le dieu bouddhique Vajrapani (en chinois Jinnaluo), considéré comme le géniteur de leurs techniques de combat[24].

C’est un texte intitulé le Classique de la transformation des tendons (Yijin jing) qui est à l’origine de l’association entre les pratiques martiales de Shaolin et Bodhidharma. La gymnastique décrite dans le Yijin jing comprend une série de douze postures dont l’exécution permettrait de développer la « robustesse interne » du corps humain, faisant en sorte que le pratiquant devienne résistant aux blessures et à la maladie. Bien exécutées, ces techniques sont même supposées mener à une forme d’immortalité[25]. La version originale de ce texte obscur a fort probablement été rédigée au début du xviie siècle comme en témoigne la postface datée de 1624 signée par un dénommé « Zongheng du Mont Tiantai », qui se fait appeler « l’homme de la voie de la coagulation pourpre » (zining daoren), titre comportant une consonance taoïste évidente, un fait au premier abord un peu étonnant pour un texte qu’on associe à un personnage bouddhiste. De fait, et malgré quelques références confucéennes et bouddhiques disséminées un peu partout dans le texte, l’orientation du Yijin jing est de toute évidence taoïste. Les techniques qu’il propose s’accordent tout à fait avec les pratiques de longévité taoïstes qui circulaient à cette époque et connues sous le nom d’« alchimie interne » (neidan). L’objectif de ces pratiques est littéralement de renverser le processus de vieillissement du corps pour atteindre un état d’immortalité physique et métaphysique[26].

Si le Yijin jing semble provenir de milieux taoïstes, les préfaces du texte mentionnent cependant qu’il a été transmis par le moine indien Bodhidharma. La première préface, attribuée au général Lijing (571-649), mentionne en effet :

Durant la période du règne taihe de l’empereur Xiaomingdi des Wei du Nord (477-499), le grand maître Bodhidharma fit le voyage du royaume des Liang [dans le sud de la Chine] jusqu’au royaume des Wei [dans le nord]. Il fit face [en méditation] à un mur au monastère de Shaolin. […] Après avoir fait neuf années de méditation, le maître prit le chemin du nirvana. […] Plus tard, le mur de briques auquel il fit face en méditation fut endommagé par le vent et la pluie. Lorsque les moines de Shaolin le réparèrent, ils découvrirent une boîte de métal… Dissimulés dans la boîte se trouvaient deux manuscrits, l’un intitulé Classique du nettoyage de la moelle (Xisui jing), l’autre intitulé Classique de la transformation des tendons (Yijing jing)…[27] (traduction libre).

La deuxième préface raconte comment un dénommé Nuigao (1087-1147), qu’on dit être le lieutenant du héros national, le général Yue Fei (1103-1142), aurait hérité du Classique de transformation des tendons de son maître, qui lui-même l’aurait reçu d’un moine bouddhiste disciple de Bodhidharma. À la mort de Yue Fei, son lieutenant serait retourné au monastère de Shaolin pour cacher le document dans le mur de méditation, faisant ainsi un lien avec le récit de la préface de Lijing[28].

Même s’il a été établi que ces préfaces sont des falsifications rédigées fort probablement par l’homme de la voie de la coagulation pourpre lui-même[29], il est légitime de se demander comment un texte d’origine taoïste a pu être attribué à un moine bouddhiste. On sait que les pratiques contemplatives du bouddhisme chan ont fortement influencé le développement du taoïsme. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que certaines pratiques taoïstes fassent référence à un patriarche bouddhiste. Shahar fait remarquer que, déjà au xie siècle, un texte taoïste attribuait une pratique respiratoire embryonnaire à Bodhidharma. De même, l’ouvrage Histoire des Song mentionne un texte de gymnastique taoïste et un texte de pratiques respiratoires (aujourd’hui disparus) dont les titres renvoient spécifiquement à Bodhidharma. Finalement, on sait qu’une des étapes du processus alchimique a été nommée « barrière des neuf années » par les taoïstes en référence à la légende de Bodhidharma racontant qu’il serait resté en méditation devant un mur durant cette longue période[30]. La figure de Bodhidharma n’est donc pas étrangère aux pratiques d’alchimie interne taoïste et il n’est pas surprenant que l’auteur taoïste du Yijin jing ait voulu attribuer son texte à ce personnage jouissant déjà d’une certaine crédibilité tant dans les milieux bouddhiques que taoïstes.

Au milieu du xviiie siècle, alors que le Yijin jing devenait populaire dans les cercles militaires qui l’appliquaient à l’entraînement des soldats et que les moines de Shaolin commençaient eux aussi à l’utiliser dans l’élaboration de leurs techniques à mains nues, ces derniers ont également commencé à attribuer leurs méthodes de combats au moine indien. Au début du xxe siècle, alors que les Chinois abandonnent le régime impérial et que les arts martiaux entrent dans la modernité et commencent à se diffuser de façon plus large dans la population, la plupart des techniques de Shaolin lui sont attribuées. Dès lors, Bodhidharma est vu, tant au sein du monastère que dans les milieux populaires, comme l’ancêtre de la tradition martiale de Shaolin. Par l’entremise de ce texte taoïste qu’ils ont adopté, les moines ont pas à pas délaissé (bien que pas totalement) le culte à Vajrapani pour lui préférer Bodhidharma, qui jouissait déjà, de toute façon, d’une vénération en tant que patriarche de la branche chan. De cette manière, Bodhidharma est facilement intégré à la rhétorique de la tradition interne et de la tradition externe.

La cristallisation du discours et la construction des arts martiaux modernes

Deux textes du début du xxe siècle confirment que Bodhidharma est bien, à cette époque, perçu comme le fondateur de l’art martial de Shaolin[31]. Le premier est un roman satirique publié en 1907 par Liu E et intitulé en français L’odyssée de Lao Can (Lao can youji). L’auteur y brosse un portrait de la société chinoise à la fin du régime impérial à travers l’oeil de son personnage principal, Lao Can, un médecin chinois qui voyage sur le territoire encore contrôlé par la dynastie Qing. Lors d’une discussion avec un magistrat qui veut assurer la paix dans son district, Lao Can propose de faire appel à un certain Liu Renfu, un maître d’arts martiaux qui aurait appris son art d’un moine du monastère de Shaolin. Ce dernier explique à son élève Liu que l’art martial qu’il lui enseigne vient de Bodhidharma :

Bien que ce style pugiliste provienne du temple de Chao-lin [Shaolin], je ne l’ai pas appris au temple même, car cet art y est maintenant perdu. La méthode T’ai-tsou que vous avez apprise de moi nous a été transmise par Dharma[32], fondateur de l’école. […] À l’origine, les arts pugilistes étaient destinés aux moines, qui s’y exerçaient afin d’acquérir une santé robuste et la vigueur de l’endurance. Lorsqu’ils allaient dans les montagnes en quête du tao et cheminaient seuls, au risque de rencontrer des fauves ou des malandrins, la pratique des arts pugilistes assurait leur légitime défense, puisque aussi bien le port des armes est interdit aux moines [sic]. En outre, avec un organisme solide et bien musclé, ils étaient à même d’endurer le froid et la faim[33].

Le deuxième texte est un manuel d’origine inconnue et publié vers 1911. Dès la préface, l’auteur associe les origines de l’art martial de Shaolin à Bodhidharma :

Pour atteindre un haut niveau de compétence dans la boxe, les « cinq styles » transmis par le moine Da Mo doivent être maîtrisés. L’apprentissage de ces méthodes douces est au coeur de l’art : sans cela, on demeure un novice pour toujours. Le moine Da Mo a vécu durant la dynastie Liang (506—556 après J.-C.). Il constata que les frêles novices bouddhistes s’assoupissaient durant son enseignement. Convaincu qu’un corps fort pouvait non seulement remédier à cette faiblesse, mais également rapprocher l’adepte de son âme, il leur enseigna dix-huit postures à exécuter chaque matin[34] (traduction libre).

On remarque qu’il n’est plus question dans ces textes de simples exercices de fortification du corps inspirés des pratiques de longévités taoïstes, mais bien de techniques de combat à proprement parler. Dès lors, Bodhidharma est véritablement perçu dans ces deux livres comme un maître d’arts martiaux, ce qui n’était pas le cas avec le Yijin jing.

On dit souvent que la Chine est entrée dans la modernité avec la fin du régime impérial et l’instauration de la République nationaliste en 1912. Dans ce contexte, plusieurs à cette époque voient dans les arts martiaux un véhicule de développement du nationalisme chinois devant passer, entre autres moyens, par la fortification corporelle de chaque citoyen. L’un des objectifs avoués de ce nationalisme est en effet de faire disparaître l’étiquette d’« hommes malades de l’Asie » (dong ya bing fu) qui était accolée aux Chinois depuis plus d’un siècle[35]. C’est ainsi que sont apparus une multitude de manuels d’entraînement aux arts martiaux, dont plusieurs confirment l’opposition entre les figures de Zhang Sanfeng et de Bodhidharma, tous deux perçus comme les fondateurs de traditions d’arts martiaux.

Encore ici, deux exemples suffiront. D’abord, la préface du manuel d’He Guangxian publié en 1917 :

Durant la dynastie Liang, le maître chan indien Damo a transmis son enseignement à la Chine et a rédigé les deux classiques de transformation des tendons et de nettoyage de la moelle. Ce qu’il transmit à ses disciples fut appelé l’école bouddhiste, reconnue aujourd’hui comme l’école de Shaolin. […] L’école de Wudang a commencé avec Zhang Sanfeng[36] (traduction libre).

L’autre extrait reprend sensiblement les mêmes idées. Il est tiré d’un manuel du célèbre maître de taijiquan Sun Lutang publié en 1919 et qui est rapidement devenu une référence chez les adeptes de cet art :

Avant l’arrivée de Da Mo en Chine, les moines du temple Shaolin cultivaient la voie [le dao], mais la pratique affectait considérablement leur moral. Ils semblaient toujours épuisés et égarés. Pour restaurer l’équilibre du yin et du yang, pour accroître le qi [le souffle vital] primordial du Ciel antérieur et fortifier leurs corps, Da Mo a inventé les systèmes de conditionnement physique appelés « transformation des tendons » (Yijin) et « nettoyage de la moelle » (Xisui) et les a enseignés aux moines. […] Durant le règne de l’empereur Shun Di de la dynastie Yuan, Zhang Sanfeng a cultivé le dao sur le Mont Wudang. Il cultiva le dantian [le « champ de cinabre »] autant qu’il pratiqua les arts martiaux (traduction libre. Les termes entre crochets sont de nous)[37].

Ces quelques exemples montrent bien qu’au début du régime nationaliste (1912-1937), les adeptes sont bien au fait des légendes entourant la création des arts martiaux chinois et que l’opposition entre la chaîne « école interne—Zhang Sanfeng—Wudang » et la chaîne « école externe—Bodhidharma—Shaolin » est clairement imprégnée dans les mentalités. Ce discours sera en quelque sorte officialisé au mois de mars 1928, alors que le gouvernement nationaliste (guomindang) de Chiang Kai-shek fonde dans la capitale Nanjing l’Académie de recherche sur les arts nationaux (guoshu yanjiuguan), une académie où devaient se réunir les meilleurs éléments chinois dans le domaine. Dès l’ouverture, l’académie fut organisée en deux écoles, ou deux branches distinctes, enseignant respectivement les styles « de Wudang » et les styles « de Shaolin ». La branche de Wudang incluait l’enseignement du taijiquan, du baguazhang et du xingyiquan, alors que l’enseignement de tous les autres styles se retrouvait sous l’étiquette de Shaolin[38]. Cette structure fut cependant de courte durée : les représentants de chacune des deux branches n’ont jamais su passer outre leurs rivalités et respecter la mission rassembleuse de l’académie. Enseignants et élèves ont rapidement cherché à régler leurs différends par la violence, faisant en sorte que le système a été aboli dès le mois de juillet de la même année[39]. Malgré cet échec, la création de cette structure binaire au sein d’une organisation officielle chapeautée par le gouvernement confirme une rivalité alors bien implantée entre les adeptes appartenant à deux grandes traditions d’arts martiaux : une tradition de Wudang qui représenterait une branche taoïste de la pratique des arts martiaux et une tradition de Shaolin qui représenterait une branche bouddhique[40].

Deux personnages, un « acteur narratif »

À la lumière de l’analyse des différents extraits de textes qui ont contribué à la construction du discours sur les arts martiaux chinois, on comprend que ce n’est pas l’historicité de ces personnages qui importe ici. En effet, les évidences historiques remettent généralement en cause la teneur du discours concernant ces deux fondateurs d’art martiaux. De même, on constate rapidement que le discours des adeptes d’arts martiaux ne concorde habituellement pas avec ce qu’on retrouve au sein des communautés religieuses. Le Zhang Sanfeng à qui l’on crédite un art martial aurait vécu, selon l’épitaphe de Wang Zhengnan, durant la période de la dynastie Song (960-1279). Mais si l’on en croit les hagiographies officielles de Zhang qui circulent dans les milieux taoïstes (la première aurait été compilée en 1431 par un certain Ren Ziyuan), il aurait plutôt vécu à l’époque des Ming (1368-1644) et serait peut-être né à la fin de la période des Yuan (1279-1368)[41]. Wile, Wong, Seidel et de Bruyn confirment d’ailleurs ce point : les biographies taoïstes de Zhang Sanfeng ne comportent aucune mention du fait qu’il aurait pu être à l’origine d’un art martial, ou même qu’il aurait pu pratiquer un art de combat. Aucun portrait de Zhang ne le montre en position martiale, mais toujours en position contemplative ou méditative[42]. Les travaux de l’historien chinois Tang Hao menés dans les années 1920 ont également confirmé qu’aucune source documentaire traditionnelle provenant de la famille Chen, à qui est attribuée l’origine historique du taijiquan au xvie siècle, ne fait mention de Zhang Sanfeng ou d’une quelconque influence du taoïsme[43].

On peut affirmer la même chose au sujet de Bodhidharma. Les historiens et les spécialistes du chan sont généralement peu enclins à tenir compte de l’apport du moine indien aux arts martiaux. Lorsqu’ils en font mention (c’est le cas par exemple de Bernard Faure[44]), c’est généralement pour considérer qu’il s’agit d’un aspect mineur non confirmé de la légende de ce personnage. Les sources chan traditionnelles ne le présentent jamais comme un maître d’arts martiaux. Au contraire, les moines attribuaient traditionnellement leur puissance martiale et leur force au dieu protecteur Vajrapani. De même, l’attribution du Yijin jing à Bodhidharma fait initialement de lui un maître de pratiques de longévité taoïste, mais pas spécialement un adepte de techniques de combat. Il faut attendre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle pour que le moine bouddhiste soit considéré comme le réel fondateur des arts martiaux de Shaolin par les adeptes de l’époque.

Au premier abord, tout dans le discours hagiographique semble opposer Zhang Sanfeng et Bodhidharma, tout comme les deux légendes de la construction des arts martiaux qui leur sont associées. Cependant, même s’il s’agit en apparence de deux traditions distinctes, on constate rapidement que leurs structures narratives respectives, de même que leurs constructions historiques, sont fondamentalement liées : un maître fondateur (Zhang Sanfeng ou Bodhidharma), un lieu sacré (le mont Wudang ou le monastère de Shaolin), une tradition martiale (interne ou externe)[45]. Cette opposition dans le discours constitue essentiellement ce qui structure et cimente le récit narratif. En effet, on ne peut comprendre les deux mythes d’origine de la tradition interne et de la tradition externe séparément[46]. Considérés sous cet angle, Bodhidharma et Zhang Sanfeng constituent ensemble ce que Terence Turner qualifie d’« acteur narratif ». Turner fait valoir qu’à l’intérieur de certains récits (qu’ils soient littéraires ou mythiques), cet acteur narratif peut en effet se polariser en deux protagonistes qui s’affrontent sur certains aspects, mais qui partagent les mêmes attributs[47]. Ainsi, les récits de l’apparition des arts martiaux chinois se polarisent à travers deux personnages fondateurs dont les approches respectives des arts martiaux s’opposent. Au-delà du fait que ces deux approches sont censées être influencées par deux traditions religieuses différentes, les arts martiaux de l’école Shaolin sont réputés privilégier le développement de la force musculaire, de la vitesse d’exécution et la fortification globale du corps, alors que les pratiques de l’école de Wudang sont reconnues pour une approche plus douce qui mise sur le développement et le contrôle de l’énergie interne (qi), ainsi que sur le principe de « céder » à la force de l’adversaire.

Par ailleurs, Turner montre que les attributs de deux acteurs qui s’opposent dans un récit peuvent se condenser en une seule « figure médiane ». Dans ce contexte, polarisation et condensation des protagonistes ne s’opposent pas nécessairement ; elles apparaissent plutôt comme des aspects indépendants d’un même processus[48]. Dans le discours sur les arts martiaux, le même processus discursif fait en sorte que les attributs qui opposent chacun de ces personnages et leurs mythes respectifs se condensent également dans le récit des adeptes, même si les deux personnages sont à l’origine très éloignés l’un de l’autre, tant au plan historique qu’au plan des milieux religieux dont ils sont issus. La mise en évidence, dans le discours des adeptes d’arts martiaux, d’une tradition de Wudang fondée par un taoïste qu’on qualifie d’« interne » (nei) implique nécessairement qu’il existe une tradition « externe » (wai), qu’on lie au temple Shaolin et à un moine bouddhiste. Ces mythes ne prennent donc leur sens que lorsque les adeptes les mettent ensemble, condensés dans une seule rhétorique ; pris isolément, ils perdent en quelque sorte leur pertinence. Ici, les arts martiaux, pris comme un ensemble dont les adeptes veulent raconter l’origine et l’histoire pour légitimer leur pratique, pourraient servir de « figure médiane » dans laquelle se condensent les attributs de Zhang Sanfeng et de Bodhidharma.

En étudiant un cas similaire dans le bouddhisme, soit celui de Bodhidharma et de Sengchou, deux protagonistes dont les hagiographies ont servi à élaborer les bases de la tradition chan, Bernard Faure rapproche le phénomène décrit par Turner de la notion de « duel » proposée par Roland Barthes[49]. Selon ce dernier :

Beaucoup de récits mettent aux prises, autour d’un enjeu, deux adversaires dont les « actions » sont de la sorte égalisées ; le sujet est alors véritablement double, sans qu’on puisse davantage le réduire par substitution ; c’est même peut-être là une forme archaïque courante, comme si le récit, à l’instar de certaines langues, avait lui aussi un duel de personnes. Ce duel est d’autant plus intéressant qu’il apparente le récit à la structure de certains jeux (fort modernes), dans lesquels deux adversaires égaux désirent conquérir un objet mis en circulation par un arbitre[50].

Cette analyse s’applique certainement aux arts martiaux, l’enjeu étant ici l’origine et l’authenticité des pratiques chinoises de combat. Les deux personnages, en l’occurrence Bodhidharma et Zhang Sanfeng, ne sont pertinents que lorsqu’ils s’opposent pour légitimer l’authenticité de la pratique d’une école d’arts martiaux ou d’une autre, que lorsqu’on veut opposer une approche taoïste à une approche bouddhique de la pratique des arts martiaux. En fait, on peut dire qu’on est en présence d’un seul discours sur les origines des arts martiaux, un discours qui cherche à expliquer l’arrivée de deux systèmes différents d’arts martiaux à travers un « duel » entre deux personnages, deux traditions, deux systèmes martiaux[51]. C’est ce duel qui est littéralement mis en scène par les pratiquants modernes.

Les deux mythes à l’origine des grandes traditions d’arts martiaux chinois servent fondamentalement à insérer leur pratique dans un cadre philosophique, moral et spirituel, voire religieux. On cherche à y légitimer la pratique d’un art martial en la rattachant à un personnage religieux et à une tradition religieuse chinoise déjà bien implantée. Ainsi, le discours des adeptes d’arts martiaux, lequel cherche essentiellement à insérer la pratique dans un cadre narratif légitimateur, met en évidence ce que Danièle Hervieu-Léger identifie comme une lignée croyante dans les traditions religieuses. En construisant leurs traditions d’arts martiaux, les adeptes rattachent leur pratique à une lignée continue de maîtres et de disciples qui remontent à un fondateur, lui-même personnage religieux. C’est cette recherche de continuité qui, selon Hervieu-Léger, constitue le fondement de la tradition et le coeur de la légitimation des traditions en modernité[52].

La construction d’un discours d’opposition mettant en scène deux figures religieuses fondatrices de traditions d’arts martiaux s’inscrit dans un processus historique qui s’enclenche dès le xviie siècle avec des textes précis ayant, sur le coup, peu d’influence sur les arts martiaux, mais dont les personnages principaux sont récupérés par les adeptes à partir de la fin du xixe siècle pour construire et légitimer la pratique moderne des arts martiaux chinois. Le discours sur l’origine de ces arts se construit dès lors à partir de textes « fondateurs » comme l’épitaphe de Wang Zhengnan, écrite en 1669, et le Yijing jing, probablement écrit à la même époque. Il a cependant acquis sa forme définitive lorsque les adeptes d’arts martiaux ont cherché à faire entrer leur pratique dans la modernité, à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. C’est réellement à cette époque que se polarisent les différentes écoles d’arts martiaux chinois autour de deux personnages fondateurs issus de deux traditions religieuses établies.

Le fait que Bodhidharma et Zhang Sanfeng aient vécu, selon leur légende respective, à des époques éloignées l’une de l’autre et qu’ils ne se rencontrent finalement jamais dans le récit ne change rien à l’analyse. Ce qui compte dans le discours d’opposition, ce sont les valeurs et l’approche martiale qui sont véhiculées par ceux-ci ; c’est ce que les adeptes retiennent en premier lieu. Dans ce contexte, pour emprunter encore ici à l’analyse de Bernard Faure sur le bouddhisme chan, ces personnages ne doivent pas être pris comme des individus historiques, mais plutôt comme des « foyers virtuels » :

En définitive, tous ces personnages doivent être considérés essentiellement comme des paradigmes textuels. Leur éventuelle historicité n’a qu’un intérêt très secondaire pour la compréhension de la tradition […]. Ce sont, selon la formule de Lévi-Strauss, des « foyers virtuels », des objets virtuels dont l’ombre seule est réelle, et donne à la tradition naissante […] sa teinte particulière[53].

On note par ailleurs que ce discours est généralement plus répandu chez les pratiquants qui s’identifient à la tradition interne des arts martiaux. Il est habituellement le fait d’adeptes de taijiquan, de baguazhang et de xingyiquan qui cherchent à légitimer leur pratique en montrant qu’il s’agit d’une approche complètement différente, souvent opposée à la tradition de Shaolin et, de surcroît, meilleure et plus efficace. De ce point de vue, l’influence de l’épitaphe de Wang Zhengnan se fait encore sentir dans le discours moderne, même si la plupart des pratiquants d’arts martiaux aujourd’hui ne semblent pas connaître l’existence de ce texte[54].

Cette distinction entre deux écoles « spirituelles » des arts martiaux chinois affirmée officiellement par la création de l’Académie de recherche sur les arts nationaux en 1928 imprègne encore la mentalité des adeptes d’arts martiaux chinois aujourd’hui, tant en Chine qu’en Occident. Une analyse des livres populaires sur le taijiquan publiés en Occident entre 1960 et 2006 confirme en effet que le discours sur les origines de cet art martial reprend cette interprétation dualiste en l’opposant à l’origine bouddhique de l’école de Shaolin[55]. On comprend donc que les arts martiaux chinois se construisent en modernité autour de thèmes religieux. Les adeptes légitiment leur pratique à travers l’hagiographie de deux personnages tirés du bouddhisme et du taoïsme. Mais malgré la rhétorique d’opposition construite au fil du temps, il faut être conscient que cette vision des arts martiaux n’est possible que parce qu’elle s’est construite initialement dans un climat socio-culturel où se côtoient deux traditions religieuses dont les frontières sont loin d’être hermétiques et dont les adeptes échangent continuellement des croyances, des pratiques, des textes et des rituels. Les taoïstes utilisent la figure du moine bouddhiste Bodhidharma à qui on attribue un texte de longévité, alors que les moines du monastère de Shaolin n’hésitent pas à s’inspirer des pratiques de longévité taoïstes pour développer leurs pratiques de combat à mains nues. Au-delà du discours d’opposition, ce sont d’abord les contacts humains, ainsi que les échanges culturels et religieux qui en découlent, qui ont permis de construire ces hagiographies.