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Jean-Philippe Warren, titulaire d’une chaire d’études sur le Québec, est également l’un des auteurs d’ouvrages historiques québécois les plus prolifiques. Il signe en 2015 une monographie consacrée à Honoré Beaugrand. Aboutissement de près de dix ans de recherches et récipiendaire du prix du Gouverneur général, cette biographie vient combler une importante lacune dans notre historiographie. En effet, peu a été écrit sur la vie de cet homme haut en couleur. L’auteur y suit à travers l’Amérique du Nord et l’Europe son parcours mouvementé.

La recherche nécessaire à la rédaction de cette oeuvre est impressionnante. Jean-Philippe Warren a puisé dans de nombreux fonds d’archives. Le dépouillement des archives des journaux fondés par Beaugrand, notamment L’Écho du Canada, La République et La Patrie, est en soi un travail colossal. Ce sont d’ailleurs ces journaux qui forment la source principale de cette biographie. L’ouvrage propose sept chapitres qui présentent autant de facettes de la vie d’Honoré Beaugrand. C’est d’abord l’homme aux idées politiques libérales, puis le mercenaire enrôlé dans différents corps d’armée auxquels l’auteur s’attarde. Warren ne se contente pas de présenter son parcours au Québec, il nous fait traverser la frontière pour suivre le parcours du soldat ayant combattu au Mexique puis du Franco-Américain ayant vécu à New York, Philadelphie et Falls River. Il offre ainsi une belle fenêtre sur la diaspora canadienne vivant aux États-Unis. Puis, l’auteur choisit de s’attarder à l’homme aux idées républicaines. Finalement, Jean-Philippe Warren considère tour à tour le maire de Montréal, l’éditeur et le voyageur. Ces chapitres ne sont cependant pas aussi étanches qu’on pourrait le croire. On peut déplorer que les thèmes qu’ils traitent ne soient pas mieux circonscrits aux différents chapitres, un certain désordre régnant dans l’organisation de certaines sections du livre.

Jean-Philippe Warren tente, comme il l’a fait dans plusieurs de ses ouvrages, de déconstruire les mythes persistants dans notre imaginaire collectif. Beaugrand est à ce titre un excellent exemple parce qu’il ébranle cette notion d’un Québec homogène et conservateur où l’Église dictait seule la marche à suivre. Ce livre s’inscrit en continuité avec celui d’Yvan Lamonde consacré à Louis-Antoine Dessaulles et publié en 1994. Dessaulles, comme le démontre Warren, n’est donc pas un cas atypique dans le paysage québécois du XIXe siècle. Plus encore, le cas de Beaugrand illustre qu’on pouvait être en butte avec les idées de l’Église et connaître un certain succès dans la société montréalaise, se faisant élire maire de la métropole tout en étant à la tête d’un de ses principaux quotidiens. Warren établit clairement les limites du contrôle que pouvait exercer le clergé sur la société montréalaise de la fin du XIXe siècle.

Ce n’est pas seulement Honoré Beaugrand que l’on découvre à la lecture de ce livre, c’est tout un réseau de libéraux gravitant autour de l’homme. Mais c’est surtout la ligne mince séparant catholique, libéral et anticlérical qui est frappante. Beaugrand, ayant été novice chez les clercs de Saint-Viateur, est plus tard membre d’une loge maçonnique.

Ouvertement opposé à l’Église, il rencontra à plusieurs reprises l’archevêque de Montréal, le recevant même à son chevet peu de jours avant sa mort. Ce livre illustre ainsi clairement les ambiguïtés pouvant exister dans une société aux nombreux paradoxes et qu’on cherche peut-être trop souvent à faire correspondre à nos cadres théoriques contemporains.

Cette biographie apporte également un nouvel éclairage sur le monde de la presse écrite en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle. Warren souligne à de nombreuses reprises les différents changements affectant cet univers autour duquel gravite Beaugrand. C’est également l’histoire du journal La Patrie et de ses années fondatrices qu’il explore à travers ces pages. Ce quotidien est un outil de prédilection pour de nombreux historiens depuis sa mise en ligne par Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

La richesse de cet ouvrage est de ne pas se limiter aux simples pièces d’archives. Warren enrichit sa narration d’éléments provenant des nouvelles littéraires écrites par Beaugrand. Il y décèle de précieux détails biographiques qu’il n’hésite pas à rattacher au récit de sa vie. Honoré Beaugrand embellit certainement ses nouvelles, mais Warren fait preuve d’une grande rigueur intellectuelle en présentant ces rapprochements. On peut cependant déplorer l’absence d’un chapitre qui conclurait ce livre et permettrait de faire lumière sur l’héritage laissé par Honoré Beaugrand. Warren passe rapidement sur ce que signifiera le nom de Beaugrand au XXe siècle. Ainsi, la réception de ses oeuvres dans le milieu de l’éducation et dans les milieux littéraires aurait le mérite d’être explorée davantage.

En définitive, le dernier ouvrage de Jean-Philippe Warren livre une biographie bien complète d’Honoré Beaugrand. Il permet de brosser un portrait fascinant d’un homme influent et des nombreux milieux dans lesquels il évolua.