Article body

Au tournant du XIXe siècle, la convergence entre le mouvement d’internationalisation des sciences et les pressions grandissantes sur les ressources forestières entraînèrent une intensification des échanges scientifiques entre forestiers nord-américains et européens, notamment allemands et français[1]. Ces échanges, mais aussi les polémiques scientifiques entre forestiers européens et nord-américains, tissèrent la trame d’un dialogue transnational par le biais duquel se construisirent des « territoires scientifiques » propres, à un moment d’intense production de savoirs sur la nature visant à mieux s’en approprier les ressources. Cette circulation active de connaissances et de pratiques scientifiques à l’échelle transatlantique, fondamentale dans le développement de la foresterie, demeure pourtant une dimension méconnue de son histoire. En effet, les racines européennes de la foresterie nord-américaine sont régulièrement évoquées par les historiens et présentées comme des évidences[2], mais les mécanismes concrets de circulation et de ces transferts de savoirs et de pratiques n’ont encore jamais été examinés dans le détail[3]. Une étude plus fine de la circulation et de la mise en pratique des idées européennes en matière de foresterie, révélant les motivations, mais aussi les limites économiques, politiques, et culturelles de ces transferts scientifiques sur les environnements forestiers nord-américains, reste encore à mener.

Si la forêt a de longue date constitué un objet d’étude pour les historiens[4], ces derniers partagent avant tout un intérêt marqué pour l’aspect institutionnel de l’exploitation des forêts et pour les représentations associées au milieu forestier[5]. Les fondements scientifiques de cette entreprise gestionnaire n’ont donc que rarement été examinés[6]. Par ailleurs depuis le début des années 2000, l’historiographie consacrée à la gestion des ressources naturelles et au rôle joué par les sciences dans ce processus a largement été renouvelée[7], mais les contraintes imposées par les particularités des forêts comme terrain d’étude (leur étendue, leur inscription dans le temps long), ont incité les historiens à privilégier les approches régionales[8]. Les nombreuses réflexions méthodologiques et conceptuelles cherchant à intégrer l’histoire des sciences et l’histoire de l’environnement dans une perspective globale, qui ont émergé dans le sillage du tournant spatial pris par les sciences sociales dans les années 1990, offrent cependant de nouvelles perspectives au champ de l’histoire des forêts[9]. Certains historiens ont ainsi remis en cause l’universalité apparente de la science, en mettant en lumière le rôle de la culture dans la construction de styles cognitifs variés d’un endroit du globe à l’autre, en fonction de la diversité des traditions éducatives, religieuses, ou linguistiques, et des modes de fonctionnement des canaux d’échanges intellectuels[10]. Ce nouveau regard porté sur l’histoire des sciences a engagé les chercheurs à sortir l’histoire des savoirs et des techniques de leur cadre national, en s’inspirant de l’approche de l’histoire environnementale et en explorant la diversité des expériences historiques de mise en science de la nature[11].

À cet égard, de par son internationalisation précoce liée au poids représenté des ressources ligneuses dans les économies coloniales, la foresterie scientifique représente un objet d’étude pertinent pour observer les échanges et la circulation de pratiques et des connaissances à l’échelle globale. Par ailleurs, les sciences forestières étant des sciences appliquées intimement liées aux caractéristiques environnementales de leurs terrains d’intervention, elles apparaissent également comme des disciplines de choix pour observer la manière dont certains transferts des pratiques ont été intégrés ou rejetés en réponse à diverses spécificités et contraintes économiques, politiques, sociales et écologiques locales. Le Québec est une zone d’interface privilégiée, partageant à la fois des racines culturelles et linguistiques avec l’Europe—et en particulier avec la France—, et un environnement forestier commun avec l’Est de l’Amérique du Nord (topographies, types de sols et de forêts similaires, convergence des modes d’occupation du territoire le long de la vallée du Saint-Laurent, de la Nouvelle-Ecosse jusqu’au Massachusetts)[12]. A ce titre, il nous apparaît donc comme un terrain d’investigation idéal au sein duquel examiner la manière dont les échanges locaux et les circulations globales ont simultanément modelé le développement et le métissage des théories et des pratiques forestières dans la première moitié du XXe siècle.

Cet article se propose d’examiner la manière dont divers points de vue économiques, politiques, et culturels sur les sciences et les environnements ont motivé l’adoption ou le rejet de théories et de pratiques européennes et nord-américaines au Québec, et ainsi influencé la dynamique des échanges scientifiques à l’échelle transatlantique dans le domaine de la foresterie entre les années 1880 et 1940. Afin de proposer des hypothèses sur les mécanismes concrets de circulation des savoirs et des pratiques (hypothèses demandant bien entendu encore à être approfondies) une grande variété de sources archivistiques a été examinée. Les indices de circulation de connaissances relevés dans la presse professionnelle, la littérature scientifique et les correspondances entre acteurs du monde forestier, mais aussi divers documents et objets techniques révélateurs de certains transferts de pratiques (rapports, croquis, catalogues d’outillage et instruments) nous ont permis d’en apprendre davantage sur les différentes manières de penser la forêt en Europe et en Amérique du Nord, de déterminer par quels canaux les savoirs forestiers ont circulé, mais aussi d’observer leurs diverses appropriations pratiques au niveau local et d’en documenter l’évolution dans le temps.

La diffusion des connaissances théoriques par le biais de la circulation des hommes et des imprimés

Au début des années 1880, les inquiétudes quant à la pérennité des ressources ligneuses nord-américaines commencèrent à gagner progressivement les sphères scientifiques et politiques. Cette prise de conscience se matérialisa lors de la tenue de l’American Forestry Congress à Montréal en 1882, au cours duquel se constitua un réseau d’influence à la croisée des diverses composantes (académique, scientifique, mais aussi industrielle et politique) du mouvement militant de conservation des forêts. Les délibérations du congrès, largement relayées dans la presse, impactèrent durablement l’opinion publique. Ce n’est cependant que dans les premières années du XXe siècle que des mesures durables et innovantes commencèrent à être mises en place au Québec, dans le contexte de l’essor du mouvement conservationniste nord-américain et avec le soutien du gouvernement de Wilfrid Laurier (1896-1911). L’organisation d’une Conférence nationale sur la forêt en 1906, suivie de l’institution de la Commission de la Conservation en 1909 sur le modèle de celle créée aux États-Unis un an plus tôt[13], contribuèrent à l’émergence d’un climat intellectuel propice à la poursuite d’études scientifiques sur les environnements naturels et au développement de formations universitaires destinées aux nouveaux experts chargés d’administrer scientifiquement les ressources forestières[14].

Au Québec, le projet d’implanter une école forestière au Canada français devint plus concret dans les premières années du XXe siècle, en réponse aux pressions sur les ressources ligneuses, perçues comme un enjeu économique majeur pour la province, qui tirait l’essentiel de ses revenus de cette ressource. Par ailleurs, l’établissement des premières écoles forestières nord-américaines aux États-Unis et au Canada anglophone depuis la fin du XIXe siècle joua également un rôle déterminant dans la concrétisation du projet[15]. En effet, l’élection de Lomer Gouin au poste de Premier Ministre du Québec en 1905 donna le coup d’envoi de la réforme du système d’enseignement supérieur francophone, dont le but était de développer le réseau d’écoles techniques et professionnelles afin de permettre aux francophones d’accéder à des métiers qualifiés, et de manière générale, de combler le retard pris par les universités francophones dans le domaine de l’enseignement et de la recherche[16]. C’est ainsi qu’au moment où la nécessité d’une gestion scientifique des ressources forestières se faisait de plus en plus pressante, le mouvement francophile qui animait alors les élites libérales canadienne-françaises infiltra le développement des sciences forestières au Québec. L’École Nationale des Eaux et Forêts de Nancy (ENEF), créée en 1824, bénéficiait du prestige de l’ancienneté, et les méthodes françaises faisaient alors figure de modèle en termes de gestion rationnelle des forêts. En outre, la filiation française dans le domaine de la botanique était forte : la visite des grands herbiers d’Europe constituait une étape indispensable de la formation des botanistes canadiens, car c’est dans les herbiers européens qu’avaient été déposées les collections ramenées par les premiers botanistes français de leurs voyages en Amérique du Nord[17]. Les aspirants forestiers canadiens et états-uniens se sont donc largement dirigés vers les écoles forestières européennes—allemandes et françaises, notamment—afin de s’inspirer des pratiques de gestion rationnelle des forêts et des méthodes d’enseignement forestier[18]. À leur retour, certains jouèrent un rôle majeur dans le développement de la foresterie nord-américaine[19]. Au Québec, les échanges avec les communautés scientifiques européennes et nord-américaine, portés par des initiatives individuelles de personnalités politiques, ecclésiastiques et scientifiques influentes au sein de l’élite canadienne-française, furent déterminants dans le développement et l’orientation de la future école forestière de l’Université Laval. Dès 1905, Lomer Gouin se documenta auprès du Collège d’agriculture de Guelph (Ontario) et de l’Université de Yale aux États-Unis[20], tandis que Joseph Clovis Kemner Laflamme, supérieur du Séminaire de Québec et recteur de l’Université Laval, où il assura l’enseignement des sciences naturelles entre les années 1890 et 1910, écrivit personnellement à Gifford Pinchot, alors chef du Service Forestier des États-Unis[21]. Par ailleurs, Gustave Piché entretint une correspondance suivie avec Charles Guyot[22], le directeur de l’ENEF, avant de partir y observer les pratiques forestières et la manière dont y était dispensé l’enseignement forestier. Particulièrement intéressé par la dimension appliquée de la foresterie, Piché choisit de suivre les forestiers français dans leurs tournées. Ses excursions dans les forêts des Vosges lui firent remarquer dans ses rapports à J.C.K. Laflamme que « le Français vise à enlever ses arbres suivant leurs besoins (sic) », tandis que les Allemands « prônent le système de coupe à blanc et de reboiser. C’est très simple, mais c’est un système antinaturel, qui demande peu de connaissances sylvicoles, c’est trop mathématique »[23]. Piché soulignait également le fait que ces méthodes françaises étaient ignorées dans les écoles forestières états-uniennes, qui prônaient la coupe à blanc allemande, un procédé selon lui peu adapté aux forêts canadiennes. Il n’est donc pas étonnant que lorsqu’à son retour, Piché prit la direction de l’école forestière de l’Université Laval, inaugurée en 1910, celle-ci ait fortement été imprégnée par la tradition forestière française.

Cependant, si les idées en matière de foresterie scientifique circulaient par le biais de séjours de formation ou de conférences, les voyages des forestiers demeuraient ponctuels avant l’essor des vols commerciaux dans les années 1920. L’essentiel de la circulation des connaissances se faisait donc par le biais d’imprimés (manuels scientifiques, correspondance), comme l’ont montré les travaux de Raymond Duchesne sur les réseaux de correspondants internationaux des botanistes canadiens et sur le contenu de leurs bibliothèques scientifiques[24]. Avant la parution des travaux séminaux de Michel Dupuy portant sur le développement de l’écologie forestière en France et en Allemagne entre les années 1880 et 1980, les historiens s’étaient toutefois peu intéressés aux canaux de circulation des idées mis en oeuvre dans le domaine de la foresterie à l’international. En proposant une analyse bibliométrique d’articles et d’ouvrages ayant trait à l’écologie forestière en France et en Allemagne, Dupuy a notamment pu dégager un corpus représentatif d’auteurs de référence et déterminer les revues au travers desquelles l’écologie scientifique a été véhiculée[25].

Une approche similaire nous a permis de déterminer quels ouvrages de référence européens avaient traversé l’Atlantique et d’avoir ainsi une idée des pratiques et des savoirs européens considérés comme utiles et applicables sur le terrain forestier canadien. D’après les listes de participants aux divers congrès internationaux portant sur la sylviculture, les forestiers canadiens sont rarement et faiblement représentés. Néanmoins, leur absence de participation « physique » (qui peut s’expliquer autant par des contraintes économiques que diplomatiques[26]) ne semble pas être un indice probant. On trouve dans les fonds anciens des bibliothèques québécoises (Université de Montréal, Université Laval) les compte-rendu des divers congrès tenus durant la période étudiée, tels que les Congrès internationaux de sylviculture (1900, 1913, 1926) et les Congrès internationaux de botanique (1900, 1904, 1905, 1910). Par ailleurs, les bibliothèques québécoises semblent également avoir été abonnées de manière régulière à certaines revues professionnelles françaises comme les Annales de l’École Nationale des Eaux et Forêts (collection complète de 1923 à 1963) ou la Revue des Eaux et Forêts (collection complète de 1862 à 1948). Le premier journal scientifique dédié à la foresterie en Amérique du Nord, le Forestry Quarterly, est lancé par les étudiants du New York State College of Forestry de l’Université Cornell dès 1902. Au Canada, si le Canadian Forestry Journal est lancé en 1905 à l’instigation de la Canadian Forestry Association, il faut attendre la parution du bilingue Forestry Chronicle, en 1925, pour qu’un journal professionnel forestier paraisse en français[27], ce qui explique sans doute la longévité de l’influence européenne sur la foresterie québécoise. On trouve également dans le fonds de l’Université Laval (siège de l’École Forestière fondée en 1910) de nombreux manuels et traités de référence rédigés par des professeurs de l’ENEF[28]. Certains ouvrages reflètent plus particulièrement les préoccupations des forestiers canadiens, comme L’extinction des torrents en France par le reboisement de Prosper Demontzey (1894) ou encore l’Arboretum national des Barres. Énumération des végétaux ligneux indigènes et exotiques qui y sont cultivés (1906) de Jean Pardé, et ce au moment même où l’on discutait de la création de pépinières (celle de Berthierville fut établie en 1908). Par ailleurs, les forestiers de l’ENEF représentent un maillon important de la chaîne de transmission des connaissances européennes au Canada français à un moment où les sciences allemandes dominent. En effet, certains d’entre eux réalisent des traductions d’ouvrages majeurs, tels que les Recherches sur les formes naturelles de l’humus et leur influence sur la végétation et le sol de Peter Muller (1889), traduit de l’allemand par Edmond Henry et que l’on retrouve dans les bibliothèques de plusieurs universités québécoises.

Cependant, la présence de littérature scientifique européenne, si elle représente un indice, n’est pas forcément un indicateur du transfert de pratiques dans les forêts québécoises. L’examen de la correspondance échangée par les acteurs du monde de la foresterie, ainsi que de la presse professionnelle locale, permet une analyse plus fine des mécanismes de diffusion des connaissances et des pratiques à l’échelle transatlantique et met en lumière certaines subtilités ayant motivé l’adoption ou le rejet de pratiques exogènes.

Une intégration sélective des pratiques européennes

Les forestiers européens, qui durent faire face aux problèmes posés par la déforestation bien avant leurs homologues nord-américains, avaient dès le XVIIIe siècle mis en place certaines pratiques d’aménagement des forêts[29]. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, ils commencèrent à pouvoir observer les résultats de leurs diverses expérimentations. Les Landes de Gascogne par exemple, avaient été aménagées dès XVIIIe siècle pour remédier à l’ensablement et constituèrent un cas d’école régulièrement cité dans la presse forestière professionnelle québécoise et nord-américaine[30]. Pourtant, les premières mises en application de méthodes forestières empruntant au modèle européen furent principalement l’oeuvre informelle d’individus isolés. Dans une lettre datée de janvier 1891 adressée au conservateur forestier R.W. Phipps, Gustave Joly de Lotbinière (qui expérimentait lui-même l’acclimatation d’essences forestières exotiques sur ses terres[31]), mentionne l’initiative d’aménagement d’une forêt côtière de pins menée par un certain M. Fay dans sa propriété du Massachussetts, inspirée du modèle français des Landes et donnant de beaux résultats[32]. De la même façon, l’historien Michel Girard décrit l’opération de reboisement menée par le curé Daniel-Joseph Lefebvre (1829-1915) entre 1886 et 1888 afin de contrer l’ensablement de la paroisse d’Oka. D’après Girard, Lebevre aurait été éduqué en France, où il aurait observé les forêts plantées par les ingénieurs des Ponts et Chaussées afin de contrer l’érosion des sols. Il se serait donc inspiré des techniques de plantation et aurait utilisé des essences d’arbres européennes dans son entreprise d’aménagement[33].

Ces entreprises ponctuelles de reboisement traduisent ainsi non seulement une communauté d’intérêts de part et d’autre de l’Atlantique, mais aussi une compatibilité sur le plan « écologique », puisque non seulement les pratiques, mais aussi les essences forestières employées, étaient importées d’Europe. Ces deux exemples semblent indiquer que dans les dernières décennies du XIXe siècle, les transferts de pratiques européennes en Amérique du Nord se firent sur le mode de l’imitation à l’identique. Dès les années 1910, toutefois, certains témoignages rendent compte d’appropriations locales. Ainsi, l’entreprise de plantation menée par la Laurentide Company Limited sur les berges de la Rivière Saint-Maurice, près de Grand-Mère, met en lumière le métissage des pratiques européennes et nord-américaines dans les expériences de reboisement sur le terrain québécois. Le forestier en charge des opérations, Ellwood Wilson, racontait ainsi dans un numéro du Canadian Forestry Journal daté de 1915 comment l’idée d’adjoindre une pépinière à la plantation lui avait été inspirée par ses voyages successifs en Europe et détaillait la manière dont ces principes avaient ensuite été adaptés au terrain nord-américain, expliquant que : « It is of course self-evident to every thinking person that no scheme of operations can be bodily transferred from one set of conditions to another entirely dissimilar, but the general underlying principles are the same and can be adapted to different circumstances ». Tandis que l’idée même de la pépinière était d’inspiration européenne, son modèle de réalisation avait pris exemple sur celui de la New York State Nursery de Lake Clear Junction, et avait ensuite été adapté aux conditions climatiques locales québécoises (plantations des conifères en automne afin de favoriser leur germination au printemps et de les préserver de la fonte des semis, notamment)[34]. Cet exemple de transfert de pratiques met ainsi en lumière les usages adaptatifs des savoirs, des procédures et des instruments dans les appropriations locales des méthodes scientifiques, puis éclaire la façon dont les idées, loin d’exister dans un vacuum, sont davantage « traduites » que directement transmises[35].

En effet, l’adoption ou le rejet de méthodes d’exploitation forestières exogènes fut dicté par certaines circonstances culturelles et environnementales, mais suivait aussi l’agenda imposé par le contexte politique et économique canadien. Ainsi, lors d’une visite dans les forêts françaises de Chaux et de Faye de la Montrond (Jura) en 1916, H.R. MacMillan, alors chef du Département des Forêts de la Colombie-Britannique, put observer les méthodes d’éclaircies et la conversion des taillis en futaies, ainsi que les plantation monospécifiques de conifères, dont on attendait alors les meilleurs profits. Ces méthodes d’exploitation représentaient selon lui « an excellent example of what forest care should accomplish on similar small, non-agricultural tracts in the more densely settled and industrial regions of Ontario or Québec ». MacMillan demeurait cependant sceptique quant à leur application sur le territoire canadien, faute d’être acceptées par les mentalités[36]. Par ailleurs, les travaux de Stéphane Castonguay ont particulièrement bien montré la manière dont les divergences en termes d’occupation du territoire et de conditions écologiques, tout comme les impératifs économiques et politiques fluctuants, orientèrent les choix opérés dans le domaine de l’exploitation forestière. Contrairement à l’Europe, où la rareté du territoire forestier exigeait d’accélérer le processus de régénération, l’étendue des forêts québécoises ne nécessitait pas de mettre en oeuvre une reforestation artificielle. La solution privilégiée pour remédier au déboisement fut la planification d’opérations de coupe visant à faciliter la régénération naturelle. Cependant, la transition de l’exploitation des forêts en direction des pâtes et papiers initiée au tournant du XXe siècle, amena une orientation de la production vers la quantité davantage que la qualité. Sous la pression de la demande exponentielle des marchés états-uniens, combinée à la volonté du gouvernement québécois de se réapproprier le territoire abandonné à la colonisation par l’enrésinement, la reforestation artificielle fur massivement adoptée dès le milieu des années 1910[37]. Pourtant, si dans les années 1910-1920 le Service forestier québécois, sous la houlette de Gustave Piché, mit en oeuvre une gestion et un aménagement forestier largement inspirés du modèle français (inventaire des ressources, établissement de plans de coupe, régulation minutieuse des opérations forestières)[38], certaines divergences majeures dans la manière de concevoir l’exploitation raisonnée des forêts firent jour, comme le montre l’expérience de la Grande Guerre, qui fit se rencontrer sur le terrain les forestiers canadiens et forestiers français.

« Between the devil and the deep sea »[39] : la confrontation des conceptions françaises et canadiennes de la forêt et de son exploitation durant la Première Guerre mondiale

Les périodes de conflit peuvent être perçues comme des moments de perte de capital scientifique (destruction des bibliothèques, interruption des publications, génération de scientifiques décimée). Pour autant, certaines circonstances particulières peuvent également créer des opportunités d’échanges et parfois de confrontation sur le terrain scientifique, comme le révèle l’étude de l’abondante correspondante entre les officiels canadiens et les forestiers français générée par l’envoi du Corps Forestier Canadien (CFC) en France lors de la Grande Guerre[40]. En filigrane des missives et télégrammes échangés se lit la confrontation entre deux conceptions opposées des « bonnes pratiques » d’exploitation des forêts. La co-administration de forêts françaises par les forestiers canadiens et français entre 1916 et 1918 peut ainsi être considérée comme un « middle-ground »[41] où la nécessaire négociation entre deux écoles de pensée est souvent houleuse.

Dans un article de 1918 intitulé « War needs collide with French traditions », un lieutenant canadien stationné en France avec le CFC, R.G. Lewis, résumait ainsi sa situation : « I am still trying to keep the peace between the demand for lumber and the threatened destruction of forest and have come to the conclusion than the man between the devil and the deep sea had more or less a sinecure. […] »[42]. En plus des conflits récurrents portant sur les méthodes de mesures, les observateurs français déploraient le manque de supervision et l’absence de soin, qualifiée de « criminelle », portée aux coupes (pas de nettoyage des branches, souches exagérément hautes). L’utilisation de jeunes plantations d’arbres pour la construction de cales de halage, en particulier, suscita l’indignation[43]. En effet, la pomme de discorde entre officiers canadiens et français fut bien le maintien de pratiques d’exploitation raisonnées, et ce malgré la nécessité de répondre aux besoins pressants en bois d’oeuvre. Dans un rapport d’août 1917, le lieutenant-colonel Jourdain se désolait que seule soit considérée la quantité produite en un temps record et non la nature du travail, sans souci de l’exécution technique : « In one word, to produce above all the biggest volume, seems to be the rule prescribed to the Canadian woodcutters [...] Such errors are deplorable, for they are contrary to the rational exploitation of the wonderful spruces of La Joux, La Fresse, and Levier »[44]. L’utilisation de dynamite par les officiers canadiens pour retailler les troncs de diamètre trop important, par exemple, scandalisa les observateurs français et donna lieu à des échanges épistolaires musclés[45]. Les officiers canadiens, quant à eux, exprimèrent à la fin de la guerre leur satisfaction quant au travail accompli : « the large overstocked forests such as La Joux, Levier, and the La Vologne Forest in the Vosges have been improved by having been opened up ; these forests having reached a stage of over-ripeness […] silviculturally, the forest is in a much better condition after the C.F.C exploitation than before »[46]. La correspondance entre forestiers canadiens et français met ainsi en lumière deux perceptions radicalement différentes d’un même environnement et des méthodes d’exploitation à lui appliquer. Cette forêt co-administrée apparaît donc comme un « translated space » au sein duquel divers processus de négociation et de représentation établirent des relations entre forestiers français et canadiens, entre pratiques scientifiques et environnements forestiers[47].

Beau joueur, le conservateur Bazaille salua à la fin de la guerre le travail des forestiers canadiens et affirma que l’exploitation des forêts avait été menée « in such a manner as to comply as far as possible to the cultural and economic regulations »[48]. Il n’en demeure pas moins que l’écart culturel souligné par Bazaille et cette confrontation sur le terrain ont sans doute influencé l’évolution des échanges entre forestiers français et canadiens et celle de la foresterie canadienne. Certains témoignages sont particulièrement éclairants, offrant un aperçu de la manière dont les forestiers canadiens considéraient non seulement la forêt, mais la foresterie française. Ainsi, le lieutenant R.G. Lewis expliquait que : « Of course, it is absurd to suppose that in war time when there is an urgent demand for lumber of all descriptions, we should take as much time to exploit a coupe as the French bûcherons do in peace time »[49]. Cette déclaration fait écho aux travaux de Gary Downey et Juan Lucena, qui proposent de penser l’identité professionnelle des ingénieurs non comme une émanation de cultures ou de styles nationaux, mais comme une forme de réponse à différentes « métriques du progrès », et qui défendent l’idée de distinguer entre des moments d’acceptation et des moments de réaction face aux influences transnationales[50]. Ici, la résistance des forestiers canadiens face aux pratiques françaises peut être mise en lien avec l’impératif d’efficacité prédominant en Amérique du Nord à cette période et avec son influence dans le domaine des sciences naturelles et de l’ingénierie[51]. Ces divergences précoces entre deux conceptions opposées de la forêt et de son exploitation, combinées au contexte politique et scientifique de l’entre-deux-guerres, amenèrent à une prise de distance plus affirmée vis-à-vis du modèle européen. L’expérience commune de la guerre initia un resserrement des liens entre la France et le Canada, qui prit notamment la forme d’une institutionnalisation des échanges diplomatiques et culturels entre les deux pays dans les années 1920[52]. Cependant,, la prise de conscience de l’inadéquation des imports scientifiques européens sur les environnements forestiers nord-américains, associée aux mutations économiques, politiques, et culturelles de l’Entre-Deux-Guerres, aboutit à une réorientation progressive des échanges scientifiques québécois au sein de l’espace nord-américain, et plus particulièrement en direction des États-Unis.

La prise de distance vis-à-vis du modèle européen dans l’entre-deux-guerres et la réorientation des échanges scientifiques vers les États-Unis

La coopération entre le Québec et la France, mise en veilleuse par la Grande Guerre, sortit renforcée par l’épreuve commune du conflit. La création de sociétés savantes telles que l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (1923) et l’Institut scientifique franco-canadien (1926) participa au resserrement des liens entre le Québec et la France[53], tandis que les échanges épistolaires interpersonnels entre le frère Marie-Victorin et des figures de proue du monde de la botanique forestière, telles que Josias Braun-Blanquet et Charles Flahault, se poursuivirent tout au long des années 1930[54]. Par ailleurs, le programme des boursiers d’Europe, lancé en 1920, officialisa encore davantage les échanges d’étudiants et les relations diplomatico-scientifiques entre la France et le Québec[55]. De futurs grands noms de la foresterie québécoise, tels que René Pomerleau et Lionel Daviault, vinrent étudier à l’ENEF et jouèrent ensuite un rôle important dans le développement des sciences forestières au Québec[56]. Cependant, l’émergence d’un mouvement scientifique nationaliste, au cours des années 1920[57], initia une réorientation des échanges scientifiques en direction de l’Amérique du Nord. Le leader du mouvement, le frère Marie-Victorin (1885-1944), s’opposait vivement aux partisans du modèle français souhaitant construire une science canadienne-française refusant d’être absorbée par le flot anglo-saxon[58]. Il engageait ainsi les scientifiques québécois à se détacher de la tutelle culturelle et scientifique française, en insistant notamment sur la nécessité de se référer à des études botaniques locales :

Le domaine des sciences naturelles, par sa nature même, est étroitement conditionné par la géographie […] la province de Québec est une entité géographique purement artificielle dont la faune, la flore, les formations géologiques, les horizons paléontologiques débordent largement sur les États-Unis […] C’est dire que dans tous ces domaines, les objectifs nous sont communs avec nos collègues des universités des États-Unis, et que notre bibliographie doit être surtout américaine et de langue anglaise[59].

Les prises de parole et les écrits de Marie-Victorin étaient des plaidoyers pour la science « moderne », désormais développée en Amérique du Nord et non plus celle issue des universités françaises. En outre, ces discours de « sécession » vis-à-vis de la mère-patrie culturelle entraient en résonance avec l’émergence de l’écologie scientifique, ainsi qu’avec la prise de conscience de l’inadéquation de certains transferts de pratiques et l’émergence de nouveaux problèmes forestiers. Les incompatibilités des transferts de pratiques d’un continent à l’autre, notamment en raison des caractères démographiques et géographiques radicalement différents des environnements canadiens et français, apparurent dès la fin du XIXe siècle. En 1886, dans son Rapport sur les forêts du Canada, le commissaire des forêts J.H. Morgan insistait par exemple sur l’impossibilité d’importer au Canada le système français de lutte contre les feux de forêts. Selon Morgan, en France, les feux sont repérés rapidement car les forêts sont plus petites et le pays plus densément peuplé. Il décrit ainsi comment, au son des cloches de l’église donnant l’alerte, les villageois se mettent en action, encerclant l’incendie et le dirigeant vers des coupe-feux en pelletant de la terre sur les matières inflammables. Ce système paraissait irréalisable dans le contexte canadien :

We cannot do that; our forests are not surrounded by villages, the alarm bells cannot muster crowds of willing workers to our distant wilderness, often hundreds of miles away from the dwellings of men. […] though not always efficient, these safety strips are nevertheless of great service, but their opening with us is scarcely practicable. It would entail incredible labor and expenditure, on account of the great length we would have to prolong them and the distance […] We cannot think of undertaking such a gigantic work, at least in our large and remote forests. […] Our circumstances are totally different, as any man of any experience must know[60].

Ainsi, dans les années 1930, la parution de nouveaux travaux portant sur la classification des forêts par types, qui rapprochaient les environnements nord-américains et canadiens comme les Adirondacks et le plateau Laurentien[61], engagèrent les forestiers canadiens à se tourner vers des technologies développées aux États-Unis, à l’instar du modèle no 6 du « fire danger meter », un instrument spécialement développé par la Northern Rocky Mountain Forest and Range Experiment Station (Missoula, Montana) pour être utilisé dans les régions septentrionales des Rocheuses[62]. Cette circulation d’artefacts en provenance des États-Unis n’est pas anodine, ces « objets en mouvement »[63] étant à considérer comme autant d’indices de la réorientation des échanges scientifiques québécois vers les États-Unis. De la même façon, la résurgence de la rouille vésiculeuse du pin blanc, latente dans le nord-est du Canada et des États-Unis depuis les années 1910, stimula la coopération entre forestiers canadiens et états-uniens. Les forestiers canadiens partirent examiner les forêts des Adirondacks, du Vermont, du New-Hampshire et du sud du Maine, et empruntèrent des bobines de films techniques édités par le Département de l’Agriculture des États-Unis pour s’informer sur les méthodes de lutte contre le champignon responsable de l’épiphytie[64]. Fait significatif, le chef du Service Forestier québécois, Gustave Piché, fut nommé représentant de la province de Québec auprès de l’Ecological Society of America en 1931, symbole du renforcement des liens entre états-uniens et canadiens dans le domaine des sciences naturelles[65]. Enfin, la réinscription du Canada et donc du Québec au sein de la zone d’influence anglo-saxonne s’opéra également par la tenue régulière des Conférences forestières de l’empire britannique à partir des années 1920. Destinées à remédier aux différents problèmes rencontrés dans la gestion des ressources forestières à travers l’empire, ces conférences mirent en relief les communautés d’intérêts entre le Canada, les États- Unis et l’Australie en termes de lutte contre les incendies, de problème de mise en réserve des forêts et de poursuite de la colonisation. Elles stimulèrent également les entreprises collaboratives d’inventaire forestier entre le Canada et les États-Unis[66].

Amorcé dans les années 1930, ce revirement se confirma avec l’arrivée au pouvoir de Maurice Duplessis, qui changea la donne sur le plan politique comme scientifique. En effet, son élection poussa Gustave Piché (de tendance ouvertement libérale) à quitter ses fonctions de chef du Service Forestier de la province de Québec, qu’il occupait depuis 1908[67]. Non seulement l’entreprise de classification des sols fut retirée des mains des ingénieurs, ouvrant ainsi la voie à une vague de colonisation massive, mais les pratiques forestières européennes—et plus particulièrement françaises—, dont Gustave Piché était féru, perdirent de leur influence sur la foresterie québécoise. L’éclatement du deuxième conflit mondial, et ses conséquences dans l’immédiat après-guerre, jouèrent également un rôle déterminant dans le repli scientifique québécois sur le continent nord-américain. Stéphane Castonguay a par exemple décrit comment les laboratoires du Service impérial en contrôle biologique britannique situés à Farnham House (Grande-Bretagne) avaient été transférés au Canada en 1940, à l’Institut de Belleville. Lorsque le conflit prit fin, la Division de l’entomologie canadienne prit définitivement le relais de l’Imperial Parasite Service, la faible diversité climatique du territoire britannique ayant toujours limité le spectre des problèmes rencontrés sur le territoire nord-américain pouvant être traités par les entomologistes britanniques[68]. Par ailleurs, l’issue du conflit laissa l’Europe en ruines et scella le renversement de la balance du pouvoir entre Europe et Amérique du Nord, aussi bien sur les plans diplomatique que scientifique. Un nombre croissant de scientifiques canadiens prirent le chemin des États-Unis pour se former[69], et les forestiers ne firent pas exception à la règle : en 1942, sur les dix bourses d’études forestières délivrées par la province du Québec, neuf furent attribuées à des étudiants en partance pour les universités américaines[70]. Par ailleurs, les restrictions imposées par la crise des années 1930 sur la poursuite des projets d’aménagement et de recherche et les objectifs productivistes assignés à la foresterie par l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale mirent un coup d’arrêt à la foresterie innovante mise en place au Québec dans les années 1910-1920. Elles contribuèrent de surcroît à la faire entrer dans le moule nord-américain à la fin des années 1940[71]. Pour autant, malgré ce recentrage sur le continent nord-américain, l’hybridation franco-québécoise des savoirs, des pratiques, et des environnements forestiers se poursuivit dans l’après-guerre, comme le montrent les travaux de l’écologue Pierre « Dansereau ». Dans ses recherches sur les érablières laurentiennes entamées au début des années 1940, Dansereau mobilisa les méthodes de la phytosociologie européenne, et notamment celle de l’école zuricho-montpelliéraine, car selon lui, « […] en ce qui concerne l’érablière et, en général les bois décidus de l’Amérique du nord-est, l’analogie avec la hêtraie européenne est évidente ». Ce parallélisme que nous ne pouvons qu’entrevoir, pour l’instant, promet des développements très intéressants[72], illustrant ainsi la continuité de l’influence de la botanique française sur les études floristiques québécoises, et la pertinence de certains apports théoriques.

Comme l’exprimait Marie-Victorin dans un discours prononcé devant la Société Canadienne d’Histoire Naturelle à l’automne 1930, la province du Québec n’était pas « une île au milieu de l’Atlantique », mais une « enclave française dans un grand continent anglophone »[73], où l’héritage culturel et scientifique français se confronta à des conditions environnementales et des défis forestiers typiquement nord-américains. Combinées au contexte économique et politique mouvant des premières décennies du XXe siècle, ces caractéristiques participèrent à la création d’un paysage scientifique et forestier hybride, le Québec représentant un cas original d’appropriation au niveau local d’idées et de pratiques circulant à l’échelle internationale et régionale.

En interrogeant les diverses manières dont les forestiers ont pensé la foresterie et développé leurs pratiques, l’analyse dans le temps long du développement des sciences forestières au Québec participe ainsi à la reconstitution nuancée d’une partie du paysage scientifique transatlantique du premier XXe siècle. Retracer les multiples mécanismes concrets de diffusion des idées scientifiques et éclairer les modes de pensée et d’action de différents acteurs impliqués dans le développement des pratiques forestières, ainsi que la confrontation de différentes approches de la forêt sur des terrains divers en croisant une grande diversité de sources, contribue également à une meilleure appréciation de la « géographie variable » de la dynamique de construction des sciences.

Cette étude exploratoire demande à être approfondie, notamment en intégrant les apports de l’histoire environnementale. La forêt et les pratiques scientifiques et gestionnaires qui y prennent place nous apparaissent comme un laboratoire d’observation très prometteur pour explorer les nouvelles perspectives ouvertes par le champ de l’histoire de la coévolution[74]. Des études s’inspirant de cette approche pourraient par exemple révéler dans quelle mesure les écosystèmes forestiers en pleine mutation ont réagi aux divers systèmes d’exploitation mis en place et ainsi influencé les pratiques et le développement des sciences forestières, une question qui n’a pas encore été historicisée.