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Massimo Cacciari, dans un entretien accordé à la revue Sociétés en 2010, s’est exprimé sur les dangers que représente le tourisme pour la ville de Venise dont il a été maire. Selon lui, ces dangers ne sont pas seulement matériels : si Venise est confrontée à l’affaissement de ses fondations et à la montée des eaux, elle doit aussi faire face à un problème d'une tout autre nature. Il la dit victime de sa renommée touristique, à cause de laquelle elle peinerait aujourd’hui à se revendiquer comme « une grande cité culturelle et de recherche » et semblerait plutôt « condamnée à n’être qu’un stéréotype, une carte postale d’une ville qui meurt ». La cause, selon lui : le mythe de Venise, « très lourd pour pouvoir apporter quelque chose de nouveau[1] », qui a évolué au cours du temps et dont il tient à rappeler l’histoire.

Nous constatons la présence de deux mythes. Le premier commence aux treizième-quatorzième siècles, un mythe politique dans le sens fort du terme. Ce mythe avec le dix-septième siècle se termine et il en émerge un autre, un nouveau... Le second se fondant avec toute l’histoire touristique de la cité[2].

La division chronologique qu’il postule entre les XVIIe et XVIIIe siècles, et dont il fait un point de bascule essentiel dans l’histoire de la cité, sépare deux mythes vénitiens qui se seraient succédés : l’un politique, l’autre touristique. Selon cette division, c’est au XVIIe siècle que se serait renversée la perception européenne de Venise, passant d’un modèle politique à une destination touristique de choix. Comment cette rupture est-elle envisagée par les historiens actuels de la République de Venise ? À en juger par les titres des chapitres qui traitent du XVIIe siècle dans les deux monographies historiques majeures[3] consacrées à la République, le Grand Siècle a été pour Venise l’occasion d’une « lutte » (A. Zorzi) et d’une « défense acharnée » (F. C. Lane). Après un XVIe siècle prospère qui l’a portée à son apogée, Venise doit en effet y affronter un certain nombre de déconvenues : alors que sa puissance économique se voit affaiblie par le transfert progressif des grandes routes de commerce vers l’Atlantique, sa puissance politique, elle, est diminuée aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. À l’extérieur, les guerres dans lesquelles la République s’engage—de la guerre de succession de Mantoue en 1628 à la grande guerre Turque qui s’achève en 1699—montrent qu’elle commence à se déclasser par rapport aux autres puissances européennes ; à l’intérieur, la tentative de réforme du Conseil des Dix de 1628 se solde par un échec, en plus de révéler la stagnation de son organisation politique vieillissante dans laquelle l’opposition entre les patriciens et la noblesse pauvre se radicalise[4]. Cependant, au moment de faire le bilan du XVIIe siècle vénitien, Alvise Zorzi refuse de souscrire à une interprétation téléologique qui y verrait déjà une annonce de la chute de la République, en 1797 :

Ce fut pourtant un grand siècle, Venise avait traversé les guerres sans renoncer à son statut d’État indépendant, d’État italien dans l’acception la plus profonde du terme. Alors que tous les autres États d’Italie avaient dû s’incliner devant telle ou telle prépondérance, Venise avait brandi haut la bannière de l’indépendance ; et si la décadence économique était indéniable et profonde, il ne s’y associait pas encore la décadence politique et militaire qui deviendra sensible dans les décennies à venir[5].

Si la République de Venise n’en est donc plus aux grandes heures de son Histoire, il semble qu’au XVIIe siècle elle soit encore porteuse d’une certaine gloire et d’un certain prestige ; pour reprendre la formule de Nicolas Amelot de la Houssaye, qui y fut ambassadeur à la fin du siècle, « bien que la République de Venise soit […] sur son déclin, elle ne laisse pas […] de conserver encore de la majesté[6] ». En quoi consiste cette « majesté » ? Venise la doit à un certain type de discours historique, instauré sous l’impulsion du pouvoir politique à partir du xve siècle, qui a chargé son histoire millénaire d’affirmations proprement mythiques et qui a fait de la longévité unique de ses institutions la preuve du caractère prétendument exceptionnel de son système politique. C’est ce discours qui constitue un mythe politique à part entière, un mythe républicain : le mythe de Venise dont nous allons parler ici.

Qu’est-ce que le mythe de Venise[7] ?

C’est d’abord par ses habitants que Venise fut chargée, dès sa fondation, d’un discours mythique. Les légendes à propos de la Sérénissime, qui ont circulé très tôt, ont très vite dissocié son histoire de celle du reste de l’Italie. Celles qui portent sur le récit de la fondation de la ville montrent de manière exemplaire le type de représentations dans lesquelles Venise a été intégrée par ses habitants et ses premiers historiens dès ses débuts, représentations dont la spécificité est de toujours présenter le politique et le religieux de manière liée et de construire autour de la République une véritable théologie politique[8]. La date du 25 mars 421, jour de l’Annonciation, a été rapidement retenue comme la date de fondation de la ville par la tradition, bien qu’aucun document ne l’atteste. Pouvant ainsi être mise en rapport avec la naissance du Christ en son temps, la naissance de Venise a été interprétée comme la naissance d’un nouveau centre politique et religieux du monde chrétien dont le but aurait été de remplacer Rome, centre d’un Empire romain sur le déclin[9]. Le passage de ces légendes orales éparses à un mythe politique à proprement parler a été le fait des chroniqueurs puis des historiens officiels de la République. Le fait de ses chroniqueurs, d’abord, du Chronicon Venetum du Diacre Jean (xe siècle) à Marcantonio Sabellico (fin du xve siècle) ; le fait de ses historiens officiels, ensuite, dont le premier fut Paolo Paruta (Istoria Veneziana, tardivement publiée en 1605), suivi au XVIe siècle par Donato Gianotti (Della Republica dei Venetiani, 1540) et Gasparo Contarini (De magistratibus et Republica Venetorum, 1543). Il s’est agi pour eux de reprendre à leur compte les légendes orales pour construire un mythe politique unifié et à visée patriotique, mythe dont le vocabulaire s’est progressivement adapté aux concepts de la philosophie politique naissante. Quatre idées directrices le structurent, idées que l’on reformule ici dans l’ordre chronologique de leur apparition :

  1. Venise détient depuis sa fondation une liberté originelle qu’elle n’a jamais perdue.

  2. Les institutions de Venise, vieilles de douze siècles, comptent parmi les plus anciennes du monde et sont promises à l’éternité dans une Italie divisée où peu d’États sont stables.

  3. Venise est la réalisation sur terre de l’idéal philosophique de gouvernement mixte, car elle allie monarchie (Doge), démocratie (Grand Conseil) et aristocratie (Sénat).

  4. Venise, dont l’organisation politique empêche toute influence de la religion dans la gestion politique de la République, a toujours été fidèle à la foi catholique, et n’a jamais commis d’hérésie.

Ce mythe, dont Donato Gianotti et Gasparo Contarini sont les grands défenseurs à la fin du XVIe siècle, rencontre un grand succès auprès des penseurs politiques européens, puisqu’il expose un système politique dont la puissance et la longévité proviendraient d’une séparation stricte du politique et du religieux. Venise mettait en effet un point d’honneur à limiter les influences des ecclésiastiques sur la vie politique, grâce à différentes lois qui étaient aussi bien le fruit de son histoire (une loi de 1391 soumettait la nomination des évêques de Venise à l’approbation du Sénat), que de sa politique contemporaine (en 1547, une institution de contrôle était créée afin de contraindre les inquisiteurs de Rome à officier en présence de laïcs vénitiens). Dans une Europe où le pape, à la suite du concile de Trente, voulait réaffirmer sa toute-puissance remise en question par la Réforme, cette organisation politique singulière avait donc de quoi intéresser les théoriciens de l’État moderne. Car si Venise avait toujours mis son autonomie et sa liberté en concurrence avec le pouvoir papal, les conflits religieux du XVIe siècle lui ont donné la possibilité de présenter son organisation politique comme une solution de choix à la crise de la conception des pouvoirs qui se développait en Europe. Pour la première fois dans l’histoire de l’occident chrétien se faisait sentir la possibilité d’une rupture entre principe chrétien et principe monarchique. La dégradation des rapports entre la papauté et certaines royautés permettait alors le premier véritable essor de la philosophie politique moderne[10], en amenant la nécessité de repenser les rapports entre politique et religion, devenus problématiques. L’organisation politique de la République de Venise, chargée des affirmations mythiques que nous avons rappelées et synthétisée par Gianotti et Contarini autour du concept de gouvernement mixte[11], est dès lors devenue un modèle que les penseurs de l’État moderne ont analysé avec intérêt, et parfois appelé à imiter. Machiavel, par exemple, affirme dans le premier livre de son Discours sur la première décade de Tite-Live que « quiconque voudrait fonder une république qui subsistât longtemps devrait l’organiser intérieurement comme Sparte, et comme Venise[12] ».

Parachevant la diffusion du mythe vénitien dans les milieux intellectuels européens, les premières années du XVIIe siècle ont placé Venise au centre d’un grand débat européen sur la Raison d’État[13] qui a marqué une génération entière de penseurs politiques, et dont on retrouve des échos tout au long du siècle. À l’origine de ce débat, un conflit diplomatique entre la République et le pape : l’affaire de l’Interdit vénitien (1605-1607). Résumons-la très brièvement[14]. En 1605, deux détenteurs de bénéfices ecclésiastiques sont arrêtés et emprisonnés sur l’ordre du Conseil des Dix pour délits de droit commun. Le Sénat vote à la même époque deux lois qui soumettent à son approbation toutes les opérations immobilières du clergé vénitien. Rome, se sentant bafouée, exige alors que ces lois soient retirées et les deux ecclésiastiques confiés à ses tribunaux. Venise, sûre de son bon droit, refuse, persiste dans ses intentions et, ignorant les ultimatums du pape Paul V, est excommuniée tout entière par un Interdit pontifical en date du 17 avril 1606. Le pape revendiquait là son droit d’intervenir dans la vie politique des États lorsque la religion était concernée[15], alors que Venise revendiquait sa légendaire autonomie originelle. La guerre des livres massive qui s’en est suivie a structuré une controverse proprement théologico-politique qui a cherché à déterminer jusqu’où le pape pouvait et devait intervenir dans la gestion des affaires temporelles des États. Pour en donner la mesure, remarquons simplement que l’éditeur des Lettres et ambassade de Philippe Canaye de Fresnes, qui fut ambassadeur de France à Venise au moment de la crise, ne recense pas moins de cent trente-cinq « traités, apologies, conseils, réponses, lettres et autres opuscules faits et publiés tant en faveur du Saint Siège que de la Sérénissime République[16] » rédigés à travers toute l’Europe en moins de deux ans. La crise de l’Interdit a permis de renforcer l’intérêt porté aux idées politiques contenues dans le mythe de Venise, et a été pour le pouvoir politique vénitien une des « dernières tentatives de donner une nouvelle vie au modèle [politique] vénitien, […] en faisant de la Sérénissime le porte-parole des exigences des États contre les prétentions ecclésiastiques[17] ».

Si c’est bien d’un mythe dont il est ici question, il faut, avant d’aller plus avant, préciser que les hommes des XVIe et XVIIe siècles étaient étrangers à une telle notion. Une exploration des dictionnaires de langue française du XVIIe siècle montre qu’un problème lexical de taille se pose à qui veut tenter de comprendre la circulation et l’évolution dans l’Europe de l’époque moderne de ce que nous nommons aujourd’hui, dans une perspective historique, des mythes[18]. Ni le dictionnaire de Pierre Richelet (1680), ni celui d’Antoine Furetière (1690), ni celui de l’Académie Française (1694) ne comptent d’article à mythe. Si Furetière et l’Académie reconnaissent l’existence de la mythologie, leurs définitions n’en font pas encore l’« étude scientifique des mythes » (Bescherelle, 1882) qui ne sera instituée qu’au XIXe siècle, mais simplement une « explication des fables » (Académie). Est-ce à dire que ce qu’on appelait alors fables désignait déjà les mythes que nous identifions aujourd’hui ? Les dictionnaires du français donnent au terme deux sens distincts : celui d’un genre littéraire, et celui d’un « sens collectif » (Académie). La fable est d’abord une narration fictive « inventée pour instruire, ou pour divertir » (Académie), qui doit « corriger agréablement les hommes » (Richelet), faite sur le modèle proposé dans l’antiquité païenne par Ésope et Phèdre et repris par Jean de la Fontaine. Dans son « sens collectif », la fable désigne une déformation ou une contrefaçon de la vérité, une « fausseté » (Furetière), le plus souvent sous la forme un récit mensonger. Alors que la fable littéraire ne déforme ou ne cache aucune vérité (au contraire, elle veut en révéler une, morale), la fable entendue dans son sens collectif est comprise au XVIIe siècle comme une carence de vérité, dont on sait depuis que les mythes liés à l’écriture de l’histoire sont porteurs. La notion de fable à cette époque approche ainsi d’assez près notre définition moderne du mythe entendu dans un sens historiographique, puisque la fable reposerait sur une mauvaise version de l’histoire, ou sa mauvaise interprétation, qu’il s’agirait de reconnaître pour pouvoir ensuite établir la vérité[19]. Ne nous y trompons donc pas : le mythe de Venise dont il est ici question a été défini en ces termes pour la première fois dans la seconde moitié du xxe siècle, en tant qu’objet d’étude historique[20]. Les perspectives de recherches que l’on expose ici cherchent à suggérer qu’il est possible de faire de ce mythe politique déterminé historiquement un outil de compréhension de certains textes littéraires français du XVIIe siècle, en ayant bien conscience, à la suite des travaux de Pierre Brunel et de Philippe Sellier, qu’il ne s’agit pas d’un mythe littéraire à proprement parler[21].

La réception du mythe vénitien dans la France du XVIIE siècle

Antiromanisme vénitien et gallicanisme français : naissance d’une amitié

L’affinité entre la France et Venise est née, au cours du XVIe siècle, d’une prise de conscience commune des dangers que représentait la papauté construite par le Concile de Trente pour leur autonomie politique et religieuse[22]. Les réticences de chacun des deux États à l’idée d’une intervention du pape dans ses affaires, qu’elles soient spirituelles ou temporelles, n’étaient pas nouvelles : la République revendiquait, on l’a vu, une indépendance politique et religieuse originelle vis-à-vis de Rome, tandis que la France, elle, tentait de limiter le pouvoir du pape à l’intérieur de ses frontières depuis la réforme grégorienne du XIe siècle et surtout depuis le différend intervenu entre Philippe le Bel et Boniface VIII en 1302 autour de la bulle Unam Sanctam ; les « Maximes de l’École de Paris » de la faculté de théologie française enseignaient d’ailleurs que la résistance contre les abus du pouvoir pontifical était nécessaire dans les cas les plus extrêmes[23]. C’est le Concile de Trente (1545-1563) qui marque une nouvelle étape dans l’histoire de ces deux courants d’opposition. Il ouvre une période où ils parviennent à leur plus forte expression, et où la France et Venise deviennent, de rivales des guerres d’Italie, deux compagnes de lutte face aux prétentions romaines : Venise antiromaine, la France gallicane. À l’époque où les théories de Machiavel et de la raison d’État connaissaient leur première réception en France[24], et où l’excommunication du protestant Henri de Bourbon, futur Henri IV, avait provoqué en 1585 une première polémique sur la légitimité du pape à intervenir dans la vie politique de l’État, le gallicanisme[25] français s’exprimait de deux manières[26]. Dans sa dimension politique d’abord, le gallicanisme jugeait que le pape n’a pas à intervenir dans les affaires temporelles des États, que ce soit directement ou indirectement ; dans sa dimension religieuse, formulée par une majorité du clergé français, dont Bossuet sera un des grands représentants au XVIIe siècle, il revendiquait une plus grande autonomie de l’Église française par rapport à Rome, en affirmant avec l’appui de Jean Gerson[27] que les conciles ont une autorité supérieure à celle du pape. Si Alain Tallon parle de ce gallicanisme dans les termes d’un « gallicanisme à la mode vénitienne[28] », c’est que la République de Venise et la monarchie française, liées par la situation de leurs Églises à défaut d’être des systèmes politiques semblables, étaient les deux seules puissances européennes qui se montraient alors « capables de concilier autonomie nationale, cogestion de l’Église par les deux pouvoirs spirituel et temporel, et respect de la communion romaine[29] ».

Manifestations littéraires de la réception française du mythe vénitien

Forte de ce rapprochement doctrinal, la perception française de Venise a connu un renversement presque complet au cours du XVIe siècle. Des guerres d’Italie à l’Interdit vénitien du début du XVIIe siècle, la relation entre les deux États s’est donnée à voir dans des contextes polémiques qui en ont fait une relation hautement subjective. La France a tenu sur Venise un discours facilement porté aux excès. Excès de haine d’abord, envers l’ennemie coriace des guerres d’Italie, dont les prétentions politiques résumées dans son mythe ne pouvaient avoir aucun crédit auprès de l’opposant français ; excès d’admiration, ensuite, pour l’« église soeur » antiromaine dont nous venons de parler. Deux textes, différents tant par leur contexte de production que par leur contenu, nous permettront ici de donner un aperçu (nécessairement schématique pour ne pas trop nous éloigner de notre propos) de ce renversement. Ils permettent notamment de montrer comment les penseurs français, influencés par le rapprochement doctrinal entre la France et Venise de la seconde moitié du siècle, ont incorporé dans leurs discours des éléments du mythe politique vénitien. Louis Hélian, ancien ambassadeur de France à Venise, prononce en 1510 devant l’empereur Maximilien de Habsbourg, ses Princes et ses députés, une harangue contre les Vénitiens. Il y fait du système politique de la République un contre-mythe, le lieu d’une violence rétrograde :

Ils choisissent pour leurs ambassadeurs des Sénateurs pleins de ruses et d’artifices, qu’ils envoient partout avec des filets et des hameçons pour tromper et surprendre les princes étrangers. […] Les Vénitiens ont des boucheries de chair humaine, ils ont leurs carrières et leurs taureaux d’airain, comme en avaient autrefois les cruels tyrans dont l’histoire rapporte les excès. C’est là qu’ils font périr misérablement ceux de leurs sujets à qui ils trouvent trop de mérite ou qui leurs sont suspects à cause de leur grande richesse[30].

Un tel discours, qui assimile les représentants contemporains de la République aux tyrans des temps anciens, répond à la même démarche que celle de Jean Lemaire de Belges dans sa Légende des Vénitiens[31]. C’est ainsi que les auteurs de langue française du premier XVIe siècle se revendiquaient de farouches ennemis de la puissante Venise, dont le miraculeux redressement après la défaite d’Agnadel (1509) avait surpris toute l’Europe, et dont ils « se vengeaient en disant et en écrivant des Vénitiens et de Venise tout le mal qu’ils pouvaient en dire ou en écrire[32] ». Au cours du siècle cependant, le souvenir des guerres d’Italie s’est peu à peu estompé, et les nouvelles affinités de la France et de Venise ont permis la diffusion du mythe politique vénitien tel que Contarini et Gianotti le formulaient à la même époque[33], notamment à partir du Concile de Trente dont nous avons rappelé l’enjeu. La crise de l’Interdit vénitien, suivie de très près par les milieux intellectuels français[34], a parachevé cette diffusion. Henri de Rohan, chef de file des protestants français au cours des guerres de religion, fait dans son ouvrage De l’intérêt des princes et des États de la chrétienté (1634) un portrait de la République qui incorpore symptomatiquement des affirmations qui sont celles du mythe de Venise (que nous soulignons ci-dessous, en italique), et donne ainsi un indice de la manière dont le mythe politique vénitien a été reçu en France :

La République de Venise, à l’égard de l’étendue de sa domination et par mer et par terre de la fermeté de son établissement par douze siècles entiers et de la prudente conduite d’un si sage gouvernement est, sans controverse, la première puissance d’Italie après celle du roi d’Espagne[35]. […] [La crise de l’Interdit] a été une guerre de négociation, dans laquelle les vénitiens ont remporté la victoire toute entière, aussi faut-il confesser que c’était les prendre par la partie où ils sont les plus forts. Ils suivirent en cela toutes les maximes de leur vrai intérêt[36].

La perception française de Venise à l’époque moderne a donc, semble-t-il, dépendu de critères d’évolution analogues à ceux du gallicanisme français. « Extraordinairement sensible à la conjoncture internationale, aux guerres, aux alliances, à la diplomatie, aux situations de personnes[37] », cette perception a progressivement incorporé dans les discours français le discours mythique sur Venise qui était celui de l’histoire officielle. Les textes du XVIIe siècle témoignent si souvent d’un attachement particulier à Venise qu’ils suggèrent par moments (à tort) que Venise aurait été en matière de politique et de religion le seul pays qui aurait réussi à véritablement intéresser la France[38]. Pour étudier les manifestations du mythe vénitien dans les textes français, il faut alors user de prudence et se poser plusieurs questions. La diffusion du mythe et son incorporation dans le discours politique français a-t-elle donné lieu à des modifications, ou des variations de son contenu ? Une critique du mythe de Venise a-t-elle été possible ? Si oui, dans quelle mesure, selon quelles modalités et dans quels courants de pensée ? La principale difficulté qui se présente pour répondre à ces questions vient du fait que les discours où le mythe de Venise s’est manifesté ne se revendiquent jamais comme proprement démystifiants, au sens où ils ne procèdent pas à une étude scientifique du mythe en tant que mythe[39]. C’est parce qu’ils entretenaient un rapport particulier à l’Histoire que ces discours pouvaient éventuellement entretenir un rapport critique au mythe de Venise, dans le cadre général de l’évolution des pratiques historiographiques françaises.

Les transitions de la discipline historique française : vers la fin des mythes ?

Puisque le mythe vénitien avait été élaboré à partir d’une interprétation officielle de l’histoire, il est intéressant de voir dans quelle mesure, à une époque où la discipline historique était en train d’évoluer en France, les historiens français qui ont voulu faire l’histoire de Venise ont été influencés par ce mythe qu’ils étaient, on l’a vu, conditionnés à recevoir favorablement. Le XVIIe siècle français est celui d’une mutation assez incertaine pour la discipline historique, alors que les acquis de l’histoire des humanistes semblent à l’abandon. Que l’on considère la démarche de Pierre Bayle, dont le Dictionnaire historique et critique est publié en 1694 (aboutissement d’un premier projet de dictionnaire qui aurait dû recenser l’intégralité des erreurs et des extravagances accumulées par les hommes au cours de l’histoire), ou celle de libertins français comme François de La Mothe Le Vayer, méfiants envers les récits trompeurs dont ils accusent notamment la religion, le XVIIe siècle français semble être celui où sont en germe de premières tentatives de démarche critique à l’encontre des déformations légendaires infligées à l’histoire. Il serait bien sûr inexact de faire du XVIIe siècle une introduction en bonne et due forme à l’histoire critique qui sera celle du XVIIIe siècle et des Lumières. Mais s’il n’en est pas une introduction, il serait tout aussi faux de dire qu’il ne se donne pas les moyens de faire progresser la méthode historique. L’âge classique est celui où vaut toujours (et plus que jamais, peut-être) la remarque de Jacques Rancière selon laquelle « c’est une malheureuse homonymie propre à notre langue qui désigne d’un même nom l’expérience vécue, son récit fidèle, sa fiction menteuse et son explication savante[40] ». Il est le moment où une foule de textes qui réfléchissent sur l’écriture de l’histoire et se réclament du genre historique sont produits[41]. Seulement, la discipline manque d’unité, et les conceptions de méthode, qu’on les cherche dans les différents traités et discours sur l’histoire[42] ou dans les remarques qui jalonnent les préfaces et les ouvrages des historiens, dépendent bien souvent de visions différentes, voire concurrentes ou antagonistes. L’effet d’accumulation qui ressort de la courte synthèse proposée par Alain Niderst[43] sur la conception de l’histoire dans la France du XVIIe siècle en est sans doute un symptôme. Si la méthodologie historique n’est pas unifiée, on peut cependant distinguer deux types d’histoire avec lesquels les auteurs français entretenaient un rapport constant, et qui ont été déterminants dans l’évolution de leur rapport au mythe vénitien. L’histoire immédiate, d’un côté, « caractéristique de la plupart des textes politiques de la première moitié du XVIIe siècle, […] textes de circonstance, souvent courts, directement consacrés à des analyses de conjoncture ou d’événements[44] » ; l’histoire éloignée, de l’autre, qui est l’occasion soit de remarques ponctuelles, soit d’entreprises historiques beaucoup plus ambitieuses. La distinction a son importance, puisque ces deux formes d’histoire jouent un rôle complémentaire dans les textes de l’époque qui se revendiquent du genre historique : c’est motivés par les événements conditionnés par la vision de leur temps que les auteurs se nourrissaient du passé pour interpréter leur propre actualité.

En quoi cette remarque est-elle nécessaire à propos du mythe vénitien ? Au moment où la relativisation du pouvoir du pape avait provoqué une crise majeure de conception des pouvoirs en Europe, l’heure était venue pour les penseurs politiques de définir un idéal théorique de gouvernement qui pouvait y faire face. C’est donc une réflexion massive autour de l’exemplarité des systèmes politiques déjà existants (c’est-à-dire autour de leur capacité à valoir comme modèle pour les autres) qui s’est développée[45]. La recherche d’un système politique exemplaire devait à la fois s’appuyer sur l’Histoire, qui montrait ou non des preuves passées de l’efficacité d’un système, et le temps présent, qui manifestait sa capacité de résistance face à la crise[46]. Or, on a rappelé que le XVIIe siècle est justement celui où Venise semble avoir quitté son âge d’or pour entrer dans une période de déconvenues qui ne lui permettaient plus de justifier, dans les faits, le mythe dont elle avait chargé sa propre histoire. Dès lors, qu’en était-il de son exemplarité historique ? Valait-elle encore ? Face au progrès de la discipline historique, était-elle vouée à durer ? Le mythe vénitien n’a-t-il pas, lui aussi, commencé son déclin dans l’imaginaire collectif ? Les textes des auteurs français du XVIIe siècle apportent des éléments de réponse à ces questions, et fournissent un matériau qui peut permettre de suivre le conseil méthodologique donné par Jean-Louis Fournel :

Ce qu’il faut [...] tenter de faire, c’est rassembler des éléments pour une étude de la construction, des fondements, des principes et des effets du modèle mythique, […] comprendre les formes que peut prendre sa circulation et, enfin, mettre en évidence les mutations que les migrations spatiales et temporelles font subir au mythe de Venise[47].

Réfléchir sur les mutations du mythe de Venise au XVIIe siècle peut, semble-t-il, se faire autour de la notion-clé d’exemplarité. Il faut l’employer de deux manières bien distinctes pour en saisir toute la richesse dans le cas du mythe vénitien. D’une part, il faut chercher à savoir dans quelle mesure les auteurs du XVIIe siècle français ont considéré le système politique vénitien comme exemplaire : c’est-à-dire savoir lesquels d’entre eux en ont fait un modèle à imiter, et identifier les raisons qui les ont poussés à le faire. D’autre part, c’est plus généralement l’exemplarité de la référence à Venise elle-même que l’on peut chercher à mettre en évidence, c’est-à-dire la manière dont un auteur, en faisant référence à Venise, expose indirectement à nous qui l’étudions sa pensée politique et ses principes méthodologiques. On sait que Venise n’était pas vue par tous les auteurs comme un modèle à suivre, et qu’elle donnait lieu à des prises de position critiques. Cependant, l’utilisation de Venise et de son histoire comme exemples, quelle que soit la thèse défendue, se montre bien souvent représentative de la démarche théorique propre à chaque auteur, ce qui a pour avantage de faire du mythe de Venise, à défaut d’un modèle d’action[48], un prisme éclairant les positions théoriques de chacun.

Venise, exemplaire ? Deux études de cas

Blaise Pascal, Venise et les jésuites

Des plus de huit cents fragments que contiennent les Pensées de Blaise Pascal, un seul concerne Venise. C’est que le projet des Pensées est avant tout de faire une apologie de la religion chrétienne, apologie où l’histoire du monde politique—comme son actualité—n’est mobilisée que quand elle peut servir une réflexion plus vaste sur la condition humaine[49]. Or, nous allons voir ici que cet unique fragment, qui commente la politique de Venise vis-à-vis des jésuites, présente malgré sa brièveté une manifestation représentative de l’image de la Compagnie de Jésus construite par Pascal dans différentes parties de son oeuvre. Pour bénéficier du soutien du pape et faire alliance contre la menace turque, la République de Venise se résigne, en 1656, à réintégrer dans ses murs les jésuites qui en avaient été chassés au moment de l’Interdit. Voilà le commentaire qu’en fait Pascal :

Quel avantage en tirerez-vous si du besoin qu’en ont les princes et de l’horreur qu’en ont les peuples… S’ils vous avaient demandés et que pour l’obtenir ils eussent imploré l’assistance des princes chrétiens vous pourriez faire valoir cette recherche. Mais que durant cinquante ans les princes s’y soient employés inutilement et qu’il ait fallu un aussi pressant besoin pour l’obtenir[50]...

L’aventure des jésuites à Venise, ainsi présentée, devient un exemple concret de l’antimodèle que Pascal construit au même moment de la Compagnie de Jésus dans les Provinciales[51]. Si les Jésuites avaient été chassés de la République (et s’il n’aurait pas fallu les réintégrer selon Pascal), c’est qu’ils étaient perçus comme une faction davantage politique que religieuse. Venise, qui s’est montrée réticente à les voir revenir, ne pouvait alors pour Pascal que servir d’exemple à la France qui se trouvait au même moment dans une situation comparable. La même année, la bulle Ad sacram du pape Alexandre VII avait condamné cinq propositions prétendument contenues dans l’Augustinus de Jansénius. Tout comme Venise face au pape Paul V cinquante ans auparavant, les adeptes de Port-Royal étaient entrés en lutte contre les directives de la papauté. Face à un Louis XIV et un Mazarin proches du pouvoir pontifical, la polémique allait s’étendre jusqu’en 1712, année où l’abbaye de Port-Royal des Champs, foyer du jansénisme, fut détruite sur ordre du roi suite au refus obstiné de reconnaître la bulle pontificale. Texte donc brûlant d’actualité que ce fragment où « le succès jésuite tourne tout entier à la confirmation du modèle vénitien[52] », et où l’affirmation mythique selon laquelle Venise refusait depuis toujours toute influence politique de la religion connaissait une nouvelle expression dans l’histoire immédiate. Venise y est exemplaire selon les deux nuances que nous avons définies ; présentée comme un modèle à suivre, la République est employée par Pascal au service de sa propre argumentation antijésuite.

Nicolas Amelot de la Houssaye : une histoire critique de Venise est-elle possible ?

Né en 1634 à Orléans et mort en 1706 à Paris, Nicolas Amelot de la Houssaye fut secrétaire d’ambassade à Venise entre 1669 et 1671. On s’attardera ici brièvement sur un texte rédigé dès son retour en France : l’Histoire du gouvernement de Venise, publiée à partir de 1676 chez Frédéric Léonard. Le statut de ce texte est problématique, puisqu’il revendique la mise en oeuvre d’un certain idéal d’histoire objective tout en s’inscrivant dans une lignée de publications qui viennent le compléter et qui, elles, relativisent cette objectivité. Dans sa longue préface, tout d’abord, l’auteur définit la démarche d’historien qu’il s’est attachée à suivre (nous soulignons, en italique) :

[Mon ouvrage] est bien davantage [recommandable] par la bonté des matériaux dont je me suis servi, qui sont les lettres, les mémoires et les relations des ambassadeurs que l’on m’a communiquées ; les anciennes Annales de cette République, d’où j’ai tiré les exemples et les faits que je rapporte. […] De sorte que je crois avoir satisfait au devoir d’un historien, qui n’ayant d’autre but que d’instruire ne doit rien dissimuler mais dire ingénument la vérité, sans se soucier ni d’encenser, ni de plaire. […] Que personne ne m’accuse de haine ni d’aigreur contre les Vénitiens (que je n’ai aucun sujet de haïr) puisque je n’ai rien avancé que sur de bons mémoires et que j’ai pour garants leurs propres historiens, plusieurs ambassadeurs, et la foi publique, qui mettent la mienne à couvert[53].

Amelot revendique par rapport à l’histoire de Venise une position d’objectivité qui doit être selon lui celle de tout historien[54]. Cette objectivité repose sur une méthodologie particulière qu’il convient d’expliquer. L’Histoire du gouvernement de Venise reprend, comme beaucoup d’autres histoires de Venise[55], les événements qui ont servi aux historiens officiels de la République pour bâtir leur mythe politique : et c’est sans surprise qu’Amelot désigne Gianotti et Contarini comme ses deux prédécesseurs directs[56]. Cependant, l’Histoire confronte ces événements déjà connus à d’autres portant la « grâce de la nouveauté[57] », selon son auteur, qui viennent mettre en perspective et relativiser les premiers. Si les sources dont Amelot se sert ne sont pas nouvelles (il fait massivement référence à Tacite et aux historiens de la République), c’est sa méthodologie qui fonde la nouveauté de sa démarche, par laquelle il entend porter un regard neuf sur l’intégralité de l’histoire de Venise. Dans cette oeuvre très tournée vers l’actualité du XVIIe siècle, qui fournit la traduction de plusieurs documents centraux de la crise de l’Interdit et dont la dernière partie est tout entière consacrée à la « décadence de la République de Venise[58] », l’auteur ne se contente pas de la vision de ses contemporains selon laquelle Venise et la France entretenaient un lien privilégié : bien au contraire, le tableau des relations diplomatiques qu’il dresse entre le Sénat et les autres pays d’Europe dans la première partie de son livre ne fait de la France qu’un des nombreux pays avec lesquels Venise a affaire[59].

Ainsi, qui s’en tient au texte et rien qu’au texte de l’Histoire pourrait conclure qu’Amelot de la Houssaye est parvenu à réaliser le projet d’une histoire critique de Venise dégagée des présupposés mythiques de son temps. Cependant, une fois que l’on s’intéresse aux publications qui ont entouré les rééditions et augmentations de cette Histoire du gouvernement de Venise[60], des questions d’importance se posent sur l’objectivité critique de son projet. Dès 1677, il publie deux traductions en supplément de son ouvrage : celle de l’Examen de la liberté originelle de Venise attribué à Marcus Walser (1612), et celle de la Harangue de Louis Hélian, Ambassadeur de France, contre les Vénitiens (1510), que nous avons citée plus haut. Les préfaces dont elles sont enrichies en font des éléments centraux de compréhension de l’histoire de Venise, et sont élevées au rang de sources historiques de premier plan. À propos de la Harangue, Amelot de la Houssaye nous dit : « [Louis Hélian] raconte l’origine, les progrès, les dessins, les artifices et moyens de régner de cette République, qu’il nous fait voir tout au naturel. […] De sorte qu’avec [l’Examen] et cette harangue, l’on en apprend plus qu’avec tous les historiens de Venise ensemble[61] ». Ces textes avaient en effet l’avantage, contrairement à ceux des historiens de la République, de porter sur Venise un regard extérieur. Cependant, est-ce parce qu’il était extérieur que ce regard était objectif ? On a vu plus haut que la harangue de Louis Hélian s’inscrivait dans un ensemble de textes qui voulaient liguer l’Europe contre Venise, miraculeusement revenue en puissance après la défaite de 1509 : dire des Vénitiens que « ce sont des Loups-garous et des Esprits-malins, qui vont la nuit par les maisons, qui excitent des orages et des tempêtes sur la Mer contre ceux qui y naviguent[62] », était-ce vraiment les présenter « tout au naturel » ? Il serait sans doute plus juste de penser qu’Amelot, revenu d’une ambassade qu’il jugeait « la plus difficile, aussi bien que la plus ennuyeuse de toutes[63] », avait voulu construire de Venise une nouvelle image, différente de celle véhiculée par le mythe vénitien. Cette image de Venise est assez proche de celle du contre-mythe élaboré au moment des guerres d’Italie, à la différence près qu’elle profite du commode recul du temps qui permettait alors à Amelot de prétendre se livrer à une approche historiquement critique. Venise n’est pas proposée comme modèle d’action aux lecteurs, elle est construite comme un modèle de manipulation politique et de ruse. Si cet emploi de Venise est exemplaire de la démarche d’Amelot, c’est que son Histoire, riche de précautions rhétoriques pour justifier son bien-fondé, constitue elle-même une forme de ruse et de manipulation qui, sous couvert de dépasser la perception idéalisée de Venise de ses contemporains, dépend de celle de son auteur, mythique certes, mais cette fois « dans le mauvais sens du terme[64] ».

N’est-il pas contradictoire d’annoncer des « perspectives de recherche en littérature » et de conclure sur l’analyse d’un texte historique ? De même qu’une légende ou un mythe excède la seule réalité des faits, la littérature française du XVIIe siècle, où se joue le devenir de mythes politiques comme celui de Venise, excède ce que nous qualifions aujourd’hui de « littérature ». L’âge classique ne limitait pas l’appellation à l’exercice d’écriture particulier théorisé comme tel depuis le XIXe siècle : en un temps où « Lettres se di[sait] aussi des sciences » (Furetière), la notion ne désignait rien de moins que la production d’une vaste « encyclopédie des connaissances humaines[65] », tant imprimée que manuscrite, qui proposait une réflexion sur le monde présent et passé en se nourrissant de sources variées parmi lesquelles l’Histoire tenait une place de choix. Un premier renouvellement des connaissances historiques, certes encore loin de l’idéal critique de l’histoire des Lumières du XVIIIe siècle, a encouragé les auteurs de l’âge classique à interroger l’objectivité d’affirmations tenues jusque-là pour des évidences. Le XVIIe siècle apporte des éléments nouveaux sur l’histoire de Venise, comme sur d’autres, mais il apparaît davantage comme le moment d’une évolution de la discipline historique que comme l’âge de la destruction des mythes. La réflexion novatrice qui s’y développe sur les droits et les devoirs de l’historienrégit une mutation historiographique, capitale bien qu’incertaine, dont on a ici présenté les enjeux dans le cas de Venise[66]. C’est au coeur de cette mutation que le discours théorique porté sur la République de Venise évolue, à une époque où l’univocité qu’elle avait élaborée à coup de censures et de répressions internes ne vaut plus[67]. Cette évolution nous permet de rassembler de premiers éléments pour suivre jusque dans des textes que l’on qualifierait aujourd’hui de littéraires—fictions narratives en prose, lettres, poésies, pièces de théâtre—le parcours de mythes politiques comme celui-ci au cours de l’âge classique. Bien plus, elle nous permet de cerner le rapport problématique des auteurs du temps avec des imaginaires dont ils étaient tout à la fois le public fasciné et les metteurs en scène.

Aux yeux des lecteurs du XXIe siècle que nous sommes, la mise en doute des qualités mythiques de Venise au XVIIe siècle ne vaut plus seulement pour une rectification d’erreurs et de manipulations historiques : elle met en évidence une certaine prise de position et une certaine manière de penser, toutes deux nourries d’un intérêt particulier pour l’Histoire, qui dépassent la seule historiographie. Cette mise en doute constitue « un moyen d’accéder aux formes de pensée de l’homme qui l’a produit[e] [et] aux structures de la société qui l’a vu naître[68] ». La mobilisation de Venise comme exemple dans la France du XVIIe siècle n’a rien de révolutionnaire, rien de systématique ; on se tromperait cependant si on en concluait qu’elle n’a rien à nous apprendre. La subjectivité presque constante qui encadre la référence à Venise—et dans laquelle le mythe politique transparaît systématiquement à défaut d’être toujours approuvé—est très riche de sens. Elle constitue un indice précieux qui nous permet de toujours mieux comprendre l’histoire des idées et des textes de l’âge classique, histoire complexe s’il en est, qui ne peut se faire que par une prise en compte objective de subjectivités multiples et complexes.