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Comme porte d’entrée à la réflexion sur le mythe dans Le Seigneur des Anneaux, de J. R. R. Tolkien, nous reprendrons les trois concepts du titre du colloque : mythes, légendes et histoire, et essaierons de comprendre la place de chacun de ces trois termes dans le roman[1].

Bien qu’y soit présente « une large dose de thèmes ou d’éléments anciens largement répandus[2] », Le Seigneur des Anneaux s’inscrit dans un univers imaginaire. Ce monde narratif trouve sa dimension la plus vaste dans le Silmarillion, dont la rédaction progressive, commencée dès 1917[3], n’est pas achevée à la mort de l’auteur en 1973[4]. Ce vaste roman rend compte de la mythologie qui constitue la toile de fond du Seigneur des Anneaux. On comprend mieux alors les efforts acharnés de Tolkien pour que ces deux romans soient publiés en même temps[5]. Dans cette perspective, Le Seigneur des Anneaux serait une légende parce qu’il est une oeuvre rattachée à un fond mythologique.

Une autre relation apparait cependant entre la légende et le mythe dans le cas de ce roman. Comme le raconte le biographe de son auteur, Humphrey Carpenter[6], C. S. Lewis[7] et Tolkien auraient pris la décision d’écrire, le premier une légende relative aux « voyages dans l’espace[8] », le second au « voyage dans le temps[9] », chacune de ces histoires devant mener « à la découverte du Mythe[10] ». Ce « voyage dans le temps » apparaît dans un récit non terminé par Tolkien, The Lost Road, « où deux voyageurs dans le temps, le père et le fils, découvrent la mythologie du Silmarillion[11] ». Selon cette conception, l’univers imaginé par Tolkien ne serait pas distinct du nôtre : il en serait le passé lointain. Quant à l’idée de « la découverte du Mythe », nous proposerions pour la comprendre l’hypothèse suivante : Le Seigneur des Anneaux est une légende métalégendaire, c’est-à-dire que sa nature de légende est mise en relief et que, de cette façon, est révélé son lien avec le « Mythe ».

Reste le dernier des trois termes, l’histoire, qu’on peut comprendre comme le contexte historique dans lequel Tolkien a composé son oeuvre, à savoir celui de la Seconde Guerre mondiale. Dans les lettres que Tolkien adresse alors à son fils Christopher, pilote dans la Royal Air Force, il établit souvent des liens explicites entre le conflit et Le Seigneur des Anneaux. Par exemple, dans celle du 6 mai 1944, il exprime en ces termes sa désapprobation de l’aviation :

Ton arme, comme quiconque ayant de l’intelligence, des oreilles et des yeux le sait, est bien entendu très mauvaise (…) Car nous essayons de vaincre Sauron avec l’Anneau. Et nous réussirons (semble-t-il). Mais le prix à payer est, comme tu le sais, de faire de nouveaux Sauron et de lentement transformer en Orques les Hommes et les Elfes.[12]

Il serait alors tentant de voir Le Seigneur des Anneaux comme une allégorie de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, Tolkien rejette avec fermeté cette interprétation. L’expression la plus ferme de ce refus apparaît dans la préface à la seconde édition du roman :

[…] l’allégorie sous toutes ses formes me déplaît cordialement, et il en est ainsi depuis que j’ai eu un âge suffisamment raisonnable pour détecter sa présence. Je préfère de loin l’histoire [history], vraie ou inventée, avec tout ce qu’elle comporte de pertinent [its varied applicability] pour la pensée et l’expérience des lecteurs. Je crois que beaucoup de gens confondent « pertinence » [applicability] et « allégorie » [allegory], mais l’une réside dans la liberté du lecteur, l’autre dans un projet de domination de la part de l’auteur[13].

Le Seigneur des Anneaux peut être rapproché du second conflit mondial, mais cette lecture ne saurait être vue comme le sens de l’oeuvre. C’est toute la différence entre la « pertinence » et l’« allégorie »[14]. Alors que l’allégorie suppose que le roman et la réalité existent comme deux niveaux différents, parallèles l’un à l’autre, la « pertinence » apparaît comme l’acte par lequel quelque chose de l’histoire (« tout ce qu’elle comporte de pertinent ») est intégré à la vie des lecteurs : tout se passe comme si l’une et l’autre appartenaient au même univers. C’est une telle pertinence, pensons-nous, qui amène Tolkien à faire surgir l’Anneau, les hobbits et Sauron dans les lettres qu’il envoie à son fils.

Avec cette perspective, nous proposons d’aborder deux chapitres du roman, « La chevauchée des Rohirrim » (V, 5)[15] et « La bataille des champs du Pelennor » (V, 6). Sauron a plongé le Gondor dans l’obscurité et lancé son armée, commandée par le Roi-sorcier, à l’assaut de ce Royaume. Tandis que la capitale, Minas Tirith, est assiégée, les cavaliers du Rohan, les Rohirrim, chevauchent du Nord pour venir au secours des Gondoriens. Parmi eux se trouve un des hobbits, Merry.

Après avoir étudié le glissement de la légende à l’histoire qui apparaît dans ces chapitres, nous montrerons comment la légende est présentée aux lecteurs comme une expérience à vivre et à ressentir. Enfin, nous nous interrogerons sur le mouvement inverse au premier ; celui par lequel l’histoire se fait légende. Ces deux mouvements complémentaires confirment ce qui semble être la perspective de Tolkien : histoire et légende sont à situer dans une continuité[16].

Un surgissement des légendes dans le présent

À plusieurs reprises dans le roman, les légendes deviennent une partie de l’histoire. Au chapitre 3 du livre V[17], alors que les Rohirrim se rassemblaient à Harrowdale avant de prendre la route de Minas Tirith, Merry y avait vu :

de grandes pierres dressées qui étaient sculptées à la ressemblance d’hommes, immenses, aux membres maladroits, accroupis, les jambes croisées, leurs bras courtauds repliés sur leurs ventres ronds. Certains sous l’usure du temps avaient perdu toute forme, à l’exception des trous sombres de leurs yeux qui regardaient encore tristement ceux qui passaient là. Les Cavaliers les regardaient à peine. Ils les appelaient les hommes Púkel et ne leur prêtaient guère attention : ni pouvoir ni terreur ne subsistaient en eux, mais Merry avec émerveillement et presque avec un sentiment de pitié, les regardait, dressés plaintivement dans la nuit tombante[18].

Cette description est celle d’êtres de légendes, comme l’exprime le temps immense qui semble s’être écoulé depuis la création des statues, visible aussi bien par l’usure qui les affecte que par l’indifférence des Rohirrim à leur encontre. Comme l’a montré Verlyn Flieger[19], Tolkien emprunte d’ailleurs pour les décrire certains traits d’un personnage du folklore médiéval, l’« homme sauvage ».

Pourtant, Merry est directement confronté à un de ces êtres dans le chapitre 5 du même livre[20]. La description du personnage de Ghân-buri-Ghân, qui vient alors trouver le roi du Rohan Théoden, le rattache directement aux statues à demi-effacées : « Ici se tenait une de ces vieilles images ramenées à la vie, ou peut-être une créature descendant en ligne directe, à travers d’innombrables années, de celles que les artisans depuis longtemps oubliés avaient pris pour modèles[21] ».

Les connaissances de ces créatures quant à ce passé lointain vont leur permettre de révéler aux Rohirrim une route à travers la forêt pour arriver aux champs du Pelennor, qui entourent Minas Tirith, sans être vus des guetteurs ennemis. Ce chemin, tout comme les statues des Púkel, est recouvert par les effets du temps. Il appartient lui aussi à un passé oublié. En le suivant, les Cavaliers du Rohan entrent pour ainsi dire dans la légende à laquelle appartiennent les Hommes Sauvages. Ghân-buri-Ghân le décrit ainsi :

Beaucoup de chemins ont été faits quand le peuple des Maisons de pierre était plus fort. Ils creusaient les collines comme les chasseurs creusent la chair des bêtes. Les Hommes Sauvages pensent que la pierre était leur nourriture. Ils traversaient Drúadan jusqu’à Rimmon avec de grands chariots. Ils n’y vont plus. La route a été oubliée, mais pas par les Hommes Sauvages. Sur la colline et sous la colline elle s’étend silencieusement sous herbe et arbre, là, derrière Rimmon et en descendant vers Dîn et, dans l’autre sens, jusqu’à la route des Hommes des Chevaux.[22]

Une fois cette tâche de guide accomplie, Ghân-buri-Ghân retourne à la légende : « en ce qui sembla être un clignement d’yeux, lui et ses compagnons avaient disparu dans les ombres et aucun Cavalier du Rohan ne les revit jamais[23] ».

Dans le chapitre suivant, de la même façon, un passé lointain ressurgit à deux reprises au coeur des péripéties présentes que constitue la bataille des Champs du Pelennor. L’épée de Merry, trouvée dans une tombe[24], et grâce à laquelle le hobbit parvient à blesser le Roi-sorcier, accomplit son destin des siècles et des siècles après sa création :

Ainsi passa l’épée des Barrow-downs, oeuvre de Westernesse. Mais il aurait été heureux de connaître son destin, celui qui lentement l’avait ouvrée, longtemps auparavant dans le Royaume du Nord, quand les Dúnedain étaient jeunes et que leur principal ennemi était l’effroyable royaume d’Angmar et son roi-sorcier[25].

Enfin, Aragorn est lui-même un surgissement de la légende. Il est le fils d’Isildur, le premier vainqueur de Sauron, dont il brandit l’épée reforgée[26]. Il appartient au peuple de Númenor, venu d’au-delà de la mer, et dont le symbole est l’arbre blanc, descendant de l’arbre de lumière qui pousse en Valinor, la terre des dieux décrite dans le Silmarillion. Enfin, par l’amour qui l’unit à Arwen, il est lié au peuple légendaire que sont les elfes. Toute cette identité ancrée dans les légendes est manifestée lors de la bataille des champs du Pelennor, sur la bannière déployée au milieu des voiles noires des corsaires d’Umbar et qui, alors que les Rohirrim croient voir arriver de nouveaux adversaires, révèle qui il est vraiment[27].

Une expérience de tous les sens

Le récit dans lequel ces légendes prennent place en appelle aux sens des lecteurs : il leur fait vivre une expérience, que plusieurs références présentent comme étant liée au mythe.

Sauron a plongé le Gondor dans l’obscurité pour y faire avancer ses armées. Pour les héros, les chapitres qui suivent sont guidés par l’espoir que le jour perce ces ténèbres. Cette opposition de l’ombre et de la lumière se présente aussi comme un combat entre le désespoir et l’espérance, ce qui apparaît nettement dans le fait que, loin d’être seulement extérieure et objective, la nuit exerce une action sur la psychologie des personnages : « l’obscurité toujours plus épaisse s’était lentement appesantie sur son coeur [celui de Merry][28]. » De même, la lumière n’est pas d’abord extérieure. Elle se présente en premier lieu comme une espérance : « Le matin apportera des choses nouvelles. Par-delà cette puanteur, l’aube se lèvera quand vous passerez le mur[29]. » Le cri lancé par Théoden à ses soldats exprime la même confiance : « Ne craignez nulle ténèbre[30] ! »

À cet élan vers la lumière correspond une expérience de mouvement. Au début du chapitre 5, Merry manifeste son impatience d’être figé dans l’attente : « Attendre était insupportable.[31] » Le mouvement se présente d’abord comme le désir d’être en action. Le récit s’emplit de cette envie frustrée de courir vers les murs de la cité assiégée. Ainsi, plusieurs prolepses font découvrir aux lecteurs par avance le paysage de Minas Tirith, alors même qu’ils sont encore bloqués avec Merry dans la forêt de Drúadan :

Mais les fourrés offraient aux Cavaliers leur dernier espoir d’avancer à couvert avant qu’ils n’entrent sur un champ de bataille à ciel ouvert ; car devant eux s’étendaient la route et les plaines de l’Anduin, tandis qu’à l’Est et au Sud les pentes étaient nues et rocailleuses, là où les collines tordues se rassemblaient et montaient, bastion sur bastion, pour former la grande masse et les contreforts du Mindolluin[32].

Après avoir avancé à pied sur la route ancienne envahie par la végétation, les Rohirrim arrivent enfin sur les champs de Pelennor. Le changement de vitesse, de la progression lente au grand galop, s’exprime alors à travers la transformation de la figure du roi Théoden :

La Cité était maintenant toute proche. Une odeur d’incendie était dans l’air, et l’ombre même de la mort. Les chevaux étaient inquiets. Mais le roi se tenait sur Snowmane, immobile, fixant l’agonie de Minas Tirith, comme si soudain il était dévasté par l’angoisse, ou par l’effroi. Il sembla se recroqueviller, diminué par l’âge. Merry lui-même se sentait comme si un grand poids d’horreur et de doute s’était posé sur lui. Son coeur battait lentement. Le temps semblait suspendu dans l’incertitude. Ils étaient arrivés trop tard ! Et trop tard était pire que jamais ! Théoden, peut-être, allait frissonner, baisser sa vieille tête, s’en retourner, s’éclipser furtivement pour chercher une cachette dans les collines.

Puis soudain, Merry le sentit enfin, au-delà de tout doute possible : un changement. Le vent soufflait sur son visage ! La lumière tressaillait. Loin, très loin, dans le Sud, on pouvait voir les nuages comme de vagues formes grises, roulant, dérivant : derrière eux, il y avait le matin.

Mais au même moment, il y eut un éclair brutal, comme si le tonnerre avait jailli de la terre, de sous la Cité. Pendant une brûlante seconde on la vit, là, aveuglante, loin, en noir et blanc, sa plus haute tour comme une aiguille scintillante ; puis, tandis que l’obscurité se refermait sur elle, un grand « boum » roula sur les champs.

Quand ce son retentit, la silhouette courbée du roi soudain se redressa d’un bond. Grand et fier il se dressait à nouveau et, debout dans sa cotte de mailles, il cria d’une voix forte, plus claire qu’aucune autre voix qu’ait jamais entendue un mortel :

Debout, debout, Cavaliers de Théoden !
Furieuses actions de jadis, réveillez-vous : feu et massacre !
La lance se brisera, le bouclier volera en éclats !
Un jour d’épée, un jour rouge avant que le soleil ne se lève !
Chevauchez, chevauchez maintenant, chevauchez au Gondor !

Sur ces mots il saisit un grand cor des mains de Guthláf son porte-bannière, et il y souffla d’une telle force qu’il éclata en morceaux. Et aussitôt tous les cors de l’armée s’élevèrent en musique, et le souffle des cors du Rohan en cette heure était comme une tempête sur la plaine, comme un tonnerre dans les montagnes.

Chevauchez, chevauchez maintenant ! Chevauchez au Gondor !

Le roi poussa un cri et Snowmane s’élança en avant. Derrière lui, sa bannière claquait au vent, un cheval blanc sur un champ vert, mais il la dépassa. Après lui avançaient en tonnerre les chevaliers de sa maison, mais il était toujours devant eux. Éomer chevauchait là, la queue de cheval de son casque flottant au galop de sa monture. Et le front de la première éored hurlait comme un brisant écumant sur le rivage, mais Théoden ne pouvait être rattrapé.

Il semblait surnaturel, ou la furie guerrière de ses pères coulait en lui comme un feu nouveau dans ses veines, et il se tenait sur Snowmane comme un dieu des jours anciens, comme Oromë le Grand lui-même dans la bataille des Valar, quand le monde était jeune. Son bouclier d’or était découvert et regardez ! il brillait comme une image du Soleil, et l’herbe flamboyait de vert autour des pieds blancs de sa monture. Car le matin se levait, le matin et un vent venant de la mer ; et l’obscurité était repoussée, et les armées du Mordor gémissaient, et la terreur les saisissait, et ils fuyaient, et ils mouraient, et les sabots de la colère les écrasaient. Et, alors, toute l’armée du Rohan éclata en chants, et ils chantaient en tuant, car la joie de la bataille était en eux, et le son de leur chanson, qui était belle et terrible, vint jusqu’à la Cité[33].

L’horreur de la vision du siège paraît accentuer la vieillesse du roi : « Il sembla se recroqueviller, diminué par l’âge[34]. » Le hobbit imagine alors un futur possible : brisé par le découragement, Théoden pourrait s’en retourner, s’enfoncer encore plus dans la vieillesse—la mention de sa « vieille [old] tête » n’est pas le fait du hasard—et chercher une cachette loin des champs de bataille, en un effacement volontaire proche de la mort. Pour le lecteur il s’agit à la fois d’un futur possible et d’un retour en arrière : cette image de Théoden rappelle en effet le moment où, ensorcelé par Saroumane, le roi apathique se tenait recroquevillé sur son trône, avant que Gandalf ne le libère de son emprise[35]. L’angoisse pourrait réussir là où les maléfices de Saroumane avaient été tenus en échec.

Mais ce n’est pas ce qui se produit. Au moment où jaillit de la cité l’ultime signe de sa défaite—le lecteur sait par le chapitre précédent que l’« éclair » vient d’un sortilège lancé par le Roi-sorcier et que le « boum » est celui de l’ultime coup de bélier brisant les portes de Minas Tirith[36]—Théoden est saisi par une jeunesse nouvelle. Loin d’être un retour de ses jeunes années, ce « feu nouveau » vient du fond des âges, « de ses pères ». Ce paradoxe apparaît dans la comparaison avec Oromë, un des dieux des premières pages du Silmarillion : « il se tenait sur Snowmane comme un dieu des jours anciens [like a god of old], comme Oromë le Grand lui-même dans la bataille des Valar, quand le monde était jeune [when the world was young] ». Cette transformation du roi en figure mythique passe par l’adjectif « fey », liée à la faërie et difficile à traduire, que Tolkien met en valeur en début de phrase : « Fey he seemed » ; « Il paraissait surnaturel ».

Le silence de la traversée du bois de Drúadan, seulement troublé par les quelques bruits perçus par Merry au début du chapitre, laisse alors place à un tonnerre de musiques et de chants[37]. Le style de Tolkien se fait mimétique de cette transformation. Plutôt sobre dans les lignes précédentes, l’auteur lâche la bride aux hyperboles et aux comparaisons : « et le souffle des cors du Rohan en cette heure était comme une tempête sur la plaine, comme un tonnerre dans les montagnes ». Le rythme de ses phrases rappelle le galop des chevaux. On pourrait remarquer notamment la façon dont la description de l’armée prenant de la vitesse est entrecoupée par le triple rappel, à chaque fois en fin de phrase, que Théoden, plus rapide que tous, reste toujours devant.

Du présent aux légendes

Il est temps de s’intéresser au mouvement inverse, celui par lequel les actions du récit peuvent devenir légendaires. Un premier phénomène de ce genre apparaît lorsque, après la mort de Théoden, écrasé par sa monture Snowmane, est évoquée par avance la stèle qui sera plus tard érigée pour celle-ci :

Et plus tard [afterwards], quand tout fut terminé, des hommes revinrent (…) pour Snowmane, ils creusèrent une tombe et dressèrent une pierre sur laquelle il fut gravé en langues du Gondor et de la Marche :

Servant fidèle mais fléau de son maître
Poulain de Pieds-légers, Snowmane le rapide[38].

Mais surtout, la bataille des champs du Pelennor, de même que le chapitre 6, s’achève par la citation d’un poème composé par la suite :

Ainsi, longtemps après [long afterward], un créateur en Rohan dit des tertres de Mundburg en sa chanson :

Nous avons entendu les cors sonner dans les collines,
Les épées briller dans le Royaume du Sud.
La foulée des sabots dans le pays de pierre,
Comme le vent du matin. La guerre s’était enflammée[39].

On pourrait interpréter cette présence d’une oeuvre dans l’oeuvre comme une caractéristique métalittéraire. Tolkien lui aussi, « longtemps après », dans ce futur lointain de la Terre du Milieu qu’est notre présent, écrit un récit de la bataille des champs du Pelennor : le chapitre 6 que le lecteur vient de terminer[40]. Ainsi, au sein même de cette narration, l’auteur présente lui-même la transformation des faits historiques—au regard de la réalité de l’univers fictionnel—en légendes.

Il y a bien un double mouvement dans Le Seigneur des Anneaux : les légendes apparaissent dans l’histoire, et, en même temps, l’histoire est affirmée comme une légende en devenir. Par ce double mouvement donné à percevoir aux lecteurs—ce que nous avons proposé d’appeler la dimension métalégendaire du texte—le récit dit aussi quelque chose du mythe.

Le mythe est d’abord la conscience d’être face à une légende, la prise de conscience aussi que tout événement est une légende en puissance. Dans la conception que présente Tolkien, il n’en serait pas autrement pour les événements de notre histoire : on pourrait porter sur eux un regard historique ou un regard légendaire. Par-delà les données historiques, Hitler, par exemple, est devenu une figure mythologique du mal.

Mais peut-être y a-t-il encore autre chose dans le Mythe. Le récit de la charge de Théoden fait ressentir quelque chose, au-delà des événements eux-mêmes. Cette exaltation n’est pas seulement une communion avec les héros. En effet, la bataille des champs du Pelennor n’est pas seulement le combat des Rohirrim contre les armées de Sauron, mais aussi celui de la lumière contre l’ombre, de l’espoir contre la désespérance, de la vie contre la mort. La multiplicité de ces niveaux mêlés et confondus empêche toute lecture unique qui ferait du récit une simple allégorie. Au-delà des mots, au-delà de tout langage, la légende des champs du Pelennor fait ressentir et vivre une vérité.