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Traditionnellement liée à l’histoire nationale, la discipline historique telle qu’on l’a connue depuis la fin du XIXe siècle s’est, de manière générale, concentrée sur ce type d’échelle spatio-temporelle. En se centrant sur l’État-nation, l’accumulation des faits retrouvés grâce au travail de recherche en archives, ainsi que l’atteinte d’une objectivité et d’une vérité historique, la discipline délaissait des histoires plus larges dites universelles. Le nationalisme de cette époque « offrait un objet historique […] qui déterminait des frontières claires, malléables et même séduisantes à la recherche historique, attirait de considérables montants de subventions gouvernementales grâce à son importance dans l’éducation publique et attirait l’attention d’un large lectorat intéressé par l’histoire de sa propre communauté imaginée. » [1] La deuxième moitié du XXe siècle a pourtant amené sa part de remises en cause, d’abord par des penseurs postmodernistes qui ont questionné l’idée de vérité historique, et, plus récemment, avec les tenants de l’histoire culturelle et des courants qui en découlent (par exemple le postcolonialisme ou encore le transnationalisme) qui ont réfléchi aux échelles spatio-temporelles d’analyse de l’histoire, dans le contexte un peu plus actuel de mondialisation et globalisation. Quoi qu’il en soit, les échelles temporelles sont restées assez modestes et peu d’historiens ont réinvesti des histoires plus larges dites universelles alors que des projets comme l’histoire mondiale étaient considérablement critiqués par la communauté historienne [2].

Remettant en question cette fameuse histoire nationale, les nouvelles approches postcoloniales et transnationales ont contribué, chacune à leur façon, à penser de nouveaux cadres d’analyse, notamment en utilisant de nouvelles échelles d’étude du passé. En proposant de faire une « historicisation des contacts entre communautés » [3], de prendre conscience des contributions des éléments externes dans les phénomènes plus locaux et en identifiant des tendances et des modèles qui peuvent servir d’unité de recherche [4], l’histoire transnationale propose de faire une histoire axée sur les échanges et les circulations, se détachant ainsi du simple cadre national traditionnel. Pour Patricia Clavin, « la valeur du transnationalisme se trouve dans son ouverture comme concept historique. L’histoire transnationale permet aussi de réfléchir à la nation, tout en dépassant en même temps les confins de la nation. […] La nation est un élément délimité dans un environnement transnational, et le transnationalisme fournit un moyen de considérer le changement historique dans la longue durée et sur des échelles de temps différentes de celles qui dominent l’historiographie nationalement dominée. » [5] Cette histoire ne propose donc pas d’abandonner la nation mais plutôt de comprendre ce qui « vit contre, entre et au travers d’elle [6]. » Bien que le cadre spatial soit ici transformé, l’échelle temporelle reste, quant à elle, assez modeste et les historiens transnationaux reculent rarement de plus de 250 ans. [7]

Le postcolonialisme, grandement influencé par les idées développées par Edward Saïd dans son ouvrage Orientalisme [8], effectue, lui aussi, un changement d’échelle spatiale en s’écartant, de manière un peu plus marquée, du cadre national en mettant l’accent sur la notion d’empire. Si cette approche ne transforme pas réellement le cadre temporel, elle impose d’importants défis à l’historien d’aujourd’hui en critiquant le fonctionnement même de la discipline. Elle provoque ainsi une remise en cause interne « du cadre conceptuel de l’étude historique (traditionnellement, l’État-nation) ; des modèles acceptés de périodisation (le traditionnel, le moderne) et les conceptions du temps historique ; et des catégories considérées comme universelles comme le capitalisme et la religion » [9]. Cette approche tente cependant, contrairement au transnationalisme, de se défaire complètement de l’histoire nationale en s’engageant dans « l’idée d’une histoire post-nationale » [10].

Les historiens David Christian et Dipesh Chakrabarty vont beaucoup plus loin dans les questionnements quant aux différentes échelles d’étude du passé. Ils publient ainsi, de manière quasi-simultanée (2009 et 2010, respectivement), chacun un article réfléchissant aux possibilités qu’offre une histoire plus large, plus profonde : une histoire universelle. Dans The Return of Universal History, Christian nous fait part de ses réflexions quant à l’avenir de la discipline. Pour lui, la complexification de plus en plus importante de la société poussera l’historien à faire une histoire universelle qui permettra à l’homme de mieux comprendre sa place dans l’univers et de donner un sens au monde dans lequel il évolue. Grandement motivé par l’idée de créer un projet éducatif et pédagogique, Christian réfléchit ainsi au rôle et à la place de l’histoire comme discipline et de l’historien dans la société. Charkrabarty, dans son article The Climate of History: Four Theses, se questionne plutôt sur la crise des changements climatiques et tente de l’aborder du point de vue d’un historien. Partant du constat que la planète est entrée dans la période de l’Anthropocène, qui se caractérise principalement par une nouvelle agentivité géologique de l’être humain, il réfléchit aux effets de telles transformations sur la discipline et aux façons dont elles pousseront les historiens à mettre en relations des histoires qui, étant à des échelles temporelles différentes, n’ont pas l’habitude d’être confrontées.

À l’heure de la globalisation, ces historiens se questionnent sur la fonction même de l’histoire et réfléchissent non seulement aux échelles spatiales, mais également aux échelles temporelles tout en recréant le lien entre l’homme et la nature [11]. Inspiré de leurs réflexions profondes sur la discipline et de leur remise en question sérieuse de ses fondements et de son fonctionnement, cet article se propose de réfléchir plus précisément au lien entre histoire universelle et conflits contemporains en essayant d’abord de mieux comprendre les projets respectifs des deux historiens. Il s’agira ensuite de voir comment de telles approches sont susceptibles de renouveler la discipline et de voir comment elles peuvent apporter des pistes de réflexion qui permettront de mieux comprendre les enjeux planétaires actuels et de dépasser les conflits nationaux.

La Big History de David Christian

L’histoire universelle, qui a déjà existé, est rejetée depuis le XIXe siècle, puisqu’elle ne cadre pas avec la rigueur scientifique que l’on a tenté de donner à l’histoire dans la recherche d’une plus grande crédibilité et parce qu’elle ne fonctionne pas avec l’accent mis sur le nationalisme et sur la recherche en archives. Pourtant, David Christian, professeur d’histoire et président de la International Big History Association, croit qu’elle reviendra d’ici 50 ans et c’est ce dont il traite dans son article The Return of Universal History.

L’humain représente une des entités les plus complexes de ce monde puisqu’il n’évolue pas simplement par la sélection naturelle, mais aussi par une adaptation culturelle qui se fait, entre autres, par l’utilisation d’un langage qui permet de communiquer le savoir de manière très précise. Le caractère cumulatif de ces connaissances mène Christian à conclure que, plus le temps avance, plus la société se complexifie. Alors qu’on avait tendance à ne rien généraliser, l’idée de trouver des modèles et des généralités permet de simplifier l’histoire de l’homme et ainsi mieux comprendre l’histoire à plus petite échelle.

C’est pourquoi David Christian croit qu’il faut changer notre rapport à l’histoire. Les nouvelles techniques précises de datation nous permettent d’effectuer un retour à une histoire universelle qui n’avait jamais complètement disparu. Il faut donc commencer à se considérer comme « l’humanité » afin de faire l’histoire de ce qui nous est commun et ainsi développer une certaine identité globale. Cela nécessite un réel dépassement des frontières entre les disciplines et, par le fait même, d’encourager la collaboration entre les sciences humaines et les sciences naturelles.

Revoir notre rapport au passé et accepter qu’il existe des tendances dans l’histoire permet de donner plus de cohérence à la discipline en facilitant l’enseignement de l’histoire, et donc d’  « [aider] les étudiants à saisir l’unité du savoir moderne » [12]. Elle permet aussi de mieux comprendre notre relation à la biosphère et de voir comment nous devons utiliser notre créativité dans ce monde en constante évolution. « Finalement, seulement à l’échelle de l’histoire universelle sera-t-il possible de comprendre l’unité de l’humanité » [13]. Arriver à se considérer comme « humanité » peut alors entrainer une baisse du nationalisme qui est à l’origine de tant de conflits et pourra nous aider à développer une identité globale où la paix devient un objectif réalisable. C’est donc en changeant le rapport au passé que l’historien peut jouer un rôle vital dans la recherche de solutions par rapport aux problèmes globaux auxquels nous devons faire face aujourd’hui.

L’historien face à l’Anthropocène

La perspective du réchauffement de la planète crée aujourd’hui chez l’homme la peur de la fin de l’humanité. Cette peur de la finitude humaine a pour effet de transformer notre rapport au temps. Pour Dipesh Chakrabarty, cela entraîne de grands questionnements qui n’ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes. Alors que la globalisation et les changements climatiques sont nés de processus qui se chevauchent, il est nécessaire de se demander comment il est possible de mettre les deux phénomènes en relation afin d’éclairer notre compréhension du monde actuel. Son article The Climate of History: Four Theses tente donc de comprendre comment les changements climatiques transforment notre manière de concevoir l’humanité et comment cela remet en question notre compréhension de l’histoire.

D’abord, Chakrabarty croit que la traditionnelle idée selon laquelle il n’y a pas de lien entre histoire naturelle et histoire de l’homme est sur le point de s’effondrer, car il ne s’agit plus de se questionner sur une interaction que l’on a toujours eue avec la nature, mais plutôt de réaliser que nous avons aujourd’hui un impact réel sur la planète puisque nous sommes devenus, selon les scientifiques, des agents géologiques.

Les scientifiques acceptent de plus en plus l’idée que nous sommes entrés dans une nouvelle ère climatique, celle de l’Anthropocène, qui est rattachée à l’influence de l’être humain sur la planète. Cela serait directement lié à la constante recherche de liberté qui caractérise tant l’histoire des 250 dernières années. Associée à la révolution industrielle et à notre consommation de combustibles fossiles, cette recherche de liberté occasionne aujourd’hui un coût à payer, celui de la possibilité de l’extinction de l’espèce humaine.

L’Anthropocène nous force à revoir l’histoire du capitalisme et à le mettre en lien avec l’environnement en allant dans l’histoire profonde afin de comprendre comment les changements climatiques représentent une crise pour l’espèce humaine. Cela demande d’abord de se considérer comme une espèce afin de mieux évaluer notre façon d’interagir avec les autres espèces et de comprendre que la nature sert de limite et de paramètres à l’existence humaine et que déstabiliser ce fragile équilibre comporte un danger inhérent.

Finalement, croiser l’histoire de l’espèce humaine et l’histoire du capitalisme devient un processus d’investigation des limites de la compréhension historique. Alors que l’histoire traditionnelle permet une compréhension de l’expérience humaine, l’idée de se considérer comme espèce ne correspond à rien qui ait été vécu avant puisque, bien que nous sachions ce qu’est l’espèce humaine, il est impossible d’expérimenter l’idée d’être ce concept. Il s’agit alors d’aller plus loin que les particularismes qui servent au postcolonialisme puisque cela nous empêche de voir le sens de la crise. Se considérer comme espèce vient donc plutôt de l’idée que nous sommes tous face au même danger, celui de la fin de l’espèce humaine. « Il s’agit plutôt d’un universel qui émerge d’un sens commun de catastrophe. » [14]

Questionner les échelles temporelles de l’étude du passé

Si a priori les projets de Christian et Chakrabarty semblent être très différents, ils se rejoignent dans leur réflexion plus profonde. Partant de constats différents, les deux historiens en viennent à la même conclusion : il est nécessaire de se questionner sur les échelles temporelles d’étude du passé et d’explorer les possibilités que nous offre l’exploration du passé en fonction de ces différentes échelles [15]. Examinant tous deux un changement d’échelle ultime, ils proposent de faire l’histoire de l’univers, entraînant ainsi la mise en rapport de l’homme et la biosphère, permettant alors de mieux comprendre la place de l’humain dans celle-ci.

Pour Christian, qui effectue une réflexion plus pratique et qui présente de manière concrète les applications de l’histoire universelle, un tel changement d’échelle entraîne toute sorte de défis pour l’historien et le force à remettre en question plusieurs de ses pratiques pour en adopter de nouvelles. Il considère qu’il ne s’agit donc plus de simplement faire l’histoire de l’homme, mais bien l’histoire de l’univers afin de dégager de grandes tendances pour finalement mieux comprendre notre place dans le monde. Pour arriver à un tel changement, il faut finalement revoir notre rapport à la nature. Alors que traditionnellement la nature est mise de côté dans la discipline historique, l’histoire universelle propose d’éliminer la distinction entre histoire humaine et histoire naturelle afin de refaire le lien entre l’homme et la nature et ainsi jeter la lumière sur l’importance de notre interaction avec l’environnement [16].

Ce genre de réflexions suggérant de nouveaux angles d’analyse représentent un important défi pour la discipline historique puisqu’elles impliquent de repenser de façon drastique notre manière de faire l’histoire. Faire l’histoire de l’univers force d’abord à revoir notre rapport aux sources écrites. L’histoire universelle exige un important recul dans le temps et d’aborder l’histoire bien avant l’apparition de l’écriture. Il devient alors inévitable de faire appel aux sciences pures et naturelles et ainsi de dépendre de sources secondaires en utilisant l’expertise des autres domaines pour être en mesure de proposer une compréhension plus profonde des phénomènes humains et naturels. L’histoire universelle appelle donc à un abaissement des barrières entre les disciplines en prônant une approche pluridisciplinaire.

L’histoire universelle telle que Christian la conçoit suppose aussi qu’il faille laisser de côté les histoires à très petite échelle afin d’effectuer une histoire plus globale. Peut alors émerger une meilleure idée de ce qu’est l’histoire de la planète en tant que « tout » beaucoup plus cohérent. Il ne s’agit pas là de quelque chose de négatif, mais plutôt d’un renversement d’échelle qui permet de mettre l’accent sur d’autres informations qui sont ignorées dans les récits historiques à plus petite échelle [17].

L’histoire universelle de Christian laisse aussi de côté l’idée de donner une place aux trames narratives alternatives abordées majoritairement par les historiens postcoloniaux. Alors que certains pourraient croire qu’il s’agit ici d’ignorer le sort de ces peuples qui ont vu leur histoire négligée au profit des soi-disant discours officiels, David Christian croit plutôt que l’histoire universelle remet en question l’idée selon laquelle la meilleure façon de mettre en relief la richesse de l’expérience humaine est de faire une histoire fragmentée. Loin de rejeter l’histoire postcoloniale et la pertinence de faire l’histoire des groupes marginalisés, l’historien croit plutôt que c’est en faisant une histoire universelle et commune à tous qu’on sera en mesure d’offrir une meilleure compréhension de l’expérience humaine [18].

Finalement, l’histoire universelle amène plusieurs questionnements sur la notion de la réalité historique. Si les historiens sont maintenant conscients qu’il n’existe pas vraiment de vérité historique [19], l’histoire universelle, qui voudrait retracer des grandes tendances et des paradigmes, pourrait donner l’impression de vouloir faire des affirmations quelque peu exagérées. C’est pourquoi Christian voit la Big History comme étant la création d’un mythe moderne. Ainsi, en partant de l’idée que toute vérité est provisoire et qu’il est nécessaire que l’être humain en prenne conscience, l’histoire universelle propose plutôt de servir de genre de carte de la réalité, de se développer comme un système de savoir. Cette carte permettrait de mieux comprendre le monde dans lequel nous évoluons et ainsi de mieux comprendre notre place dans l’univers. Assurément, il s’agit d’un projet ambitieux qui peut facilement se buter à d’importants obstacles. Néanmoins, les historiens ayant travaillé sur le concept de Big History croient fermement qu’il faut tenter l’expérience pour les bénéfices qu’elle laisse miroiter avant de simplement la critiquer [20].

Pour Chakrabarty, qui réfléchit plutôt à l’impact de la crise climatique sur la discipline, il s’agit surtout de briser cette tradition historienne de séparer histoire humaine et histoire naturelle. Alors que les historiens ont souvent levé le nez sur l’histoire naturelle car elle ne changeait pas aussi rapidement que celle de l’humain, l’entrée dans l’Anthropocène remet en question cette idée et force la confrontation de trois types d’histoire qui, chacune représentant une échelle temporelle différente, vont à des vitesses différentes. Il croit que l’époque dans laquelle nous vivons et la crise climatique qui la caractérise donnent lieu à une convergence entre l’histoire du système planétaire, de la vie sur Terre et de l’industrialisation, cette dernière étant à l’origine de cette rencontre [21].

En posant de telles questions, Chakrabarty va plus loin que Christian puisqu’il n’appelle pas seulement à un changement de pratiques mais demande de reconsidérer la compréhension historique qui est intimement liée à l’idée de l’expérience humaine. Se considérer comme espèce va au-delà de ce type de compréhension historique puisque l’idée même d’espèce constitue un concept et que « personne n’a jamais pu expérimenter être un concept [22] ». L’universel abordé par Chakrabarty dépasse ainsi le mythe d’une identité globale, puisque cet universel ne peut pas réellement s’expérimenter. Il n’en demeure pas moins qu’il existe, puisqu’il émerge de la crise actuelle des changements climatiques.

L’histoire universelle comme moyen de comprendre les crises et conflits actuels

Loin de s’arrêter à de simples réflexions, Christian accorde une importance considérable à la mise en application d’un tel projet en s’engageant de manière concrète dans l’aspect pédagogique et éducatif de la discipline historique. Motivé par ses nouvelles réflexions sur l’histoire, Christian crée d’abord un cours universitaire qu’il donne à l’Université de Macquarie à Sydney en Australie. Soucieux de bien mettre en application l’interdisciplinarité qu’il prône, il invite des professeurs d’autres départements à venir faire des présentations. Les étudiants assistent ainsi à des séances données par des professeurs provenant de différents domaines et se familiarisent autant avec des notions de physiques que d’histoire ou d’économie [23]. Dans un effort de rendre le tout le plus accessible possible, Christian écrit aussi deux ouvrages de Big history, cette fois-ci beaucoup plus courts, et présente, en 2011, une conférence TED qui dépasse aujourd’hui le million de vues [24].

L’application la plus importante reste cependant sa collaboration avec l’important homme d’affaires Bill Gates. Fasciné par le projet de Christian, ce dernier décide d’offrir du financement pour la création d’un plan de cours pour un cours de niveau secondaire, accessible à tous, en ligne. Ce cours, créé par Christian, est basé sur l’idée de huit « threshold » qu’il présente comme étant huit moments charnières de l’histoire de l’humanité : le Big bang, l’apparition des étoiles, l’apparition de la matière, la formation du système solaire et des planètes, l’apparition de la vie sur Terre, l’apprentissage collectif, le développement de l’agriculture, puis, finalement, la révolution moderne [25]. La Big History montre alors comment l’histoire de l’univers progresse en se complexifiant de plus en plus et permet justement de comprendre la complexité et la fragilité du monde dans lequel nous vivons [26]. Au-delà de simplement tracer un portrait de l’histoire de l’univers, Christian et Gates ambitionnent de faire de l’histoire universelle un outil de réflexion intellectuelle pour tous ceux qui suivront le cours.

Finalement, selon Christian, l’histoire universelle est essentielle pour mieux comprendre

l’unité de l’humanité comme un tout […] en construisant des histoires de l’humanité aussi puissantes et inspirantes que les grandes histoires nationales des XIXe et XXe siècles.  […] En attaquant cet important défi, l’histoire scolaire et l’enseignement de l’histoire pourront peut-être être capables de jouer un rôle vital en aidant à aborder les problèmes globaux auxquels nous faisons face aujourd’hui et en évitant certains des dangers inséparables du nationalisme dans un monde équipé d’armes nucléaires [27].

Chakrabarty, une fois encore, pousse la réflexion plus loin que Christian et montre l’importance de réfléchir aux différentes échelles temporelles comme un moyen de penser intellectuellement la crise. D’après lui, il s’agit plutôt d’une façon de mieux comprendre les problématiques auxquelles nous faisons face aujourd’hui puisqu’il ne croit pas vraiment qu’il soit possible que l’humain n’arrive jamais à opérer une seule unité politique. Ainsi, explorer le passé à partir de nouvelles échelles temporelles permet de comprendre comment le fonctionnement même de la société et comment ses différents systèmes de valeurs (religion, capitalisme, etc.) sont à la base de la manière dont nous pensons notre relation de domination humaine envers la nature. Étudier un passé plus large jette ainsi la lumière sur la production de telles valeurs.

Bien que leurs idées soient en quelque sorte bien différentes, on comprend que les deux historiens considèrent que l’exploration des différentes échelles d’étude du passé représente un moyen concret pour l’historien de s’impliquer dans la société et de réfléchir au rôle de la discipline dans la résolution de conflits et des crises actuelles.

Élément déclencheur de plusieurs affrontements importants, l’histoire est intimement liée à la notion de conflit. Alors que l’historien ne semble pas en être complètement inconscient, le travail pour faire de la discipline un élément unificateur plutôt qu’une cause de division semble être assez ardu, et ce, malgré le développement de nouvelles approches. Si le postcolonialisme permet d’avoir accès à une plus grande diversité de récits et met en lumière l’aspect construit de l’histoire, il contribue à la création de conflits en confrontant les discours traditionnels de l’histoire dite officielle. L’histoire transnationale, quant à elle, peine à se défaire du cadre national et, bien qu’elle fasse preuve d’une ouverture considérable face au monde, elle reste encore majoritairement occidentale. Alors qu’un changement de champ d’étude ne permet toujours pas à l’histoire de devenir un facteur d’unification à l’échelle planétaire, une réflexion et un questionnement quant à notre rapport avec le passé pourraient peut-être bien y arriver. C’est ce que proposent, entre autres, des historiens comme David Christian ou Dipesh Charkrabarty qui prônent un retour à une histoire totale, une nouvelle histoire universelle qui replacerait l’homme dans une histoire non pas seulement de l’humanité, mais bien de l’univers en partant, ni plus ni moins, du Big bang. L’objectif premier d’un tel projet étant d’offrir une meilleure compréhension de l’expérience humaine, un des impacts, selon ses tenants, serait le développement d’une nouvelle solidarité humaine créée par la compréhension de l’aspect commun de cette expérience.

Dans le développement de cette solidarité humaine, l’historien a un important rôle à jouer [28]. L’histoire universelle propose ainsi de faire sortir les historiens de leur tour d’ivoire en s’impliquant de manière directe dans la sphère publique par le biais d’un important projet éducatif. Pour ce faire, l’historien se doit de prendre conscience de sa responsabilité. En créant une trame narrative basée sur ce qui nous unit, l’historien peut ainsi faire comprendre au monde que les différents peuples de la planète ont des caractéristiques communes et sont liés par le partage d’une expérience humaine unique.

Quoi qu’il en soit, les ouvertures créées par le développement d’une nouvelle histoire universelle sont inspirantes. La faisabilité d’un projet d’une telle envergure peut cependant être remise en question. Si quelques historiens ont tenté l’expérience de rédiger des ouvrages d’histoire universelle où ils racontent l’histoire de l’univers, du Big bang à aujourd’hui, peu de travaux ont été faits et il est difficile d’imaginer quelles sont les prochaines pistes à explorer. Quelle est, concrètement, la façon de faire l’histoire universelle ? Ne peut-elle se réaliser qu’à travers un projet éducatif grand public ? Représente-t-elle simplement une façon de rendre l’histoire plus accessible ?

Malgré les questions qui s’élèvent quant à cet ambitieux projet, on ne peut nier la pertinence des réflexions soulevées par des historiens comme Christian ou Chakrabarty. Se questionner sur les échelles d’étude du passé pousse à effectuer une réelle remise en question et responsabilise l’historien qui est alors obligé de réfléchir à l’impact de sa discipline sur le monde qui l’entoure. Qui sait ? Le retour d’une histoire universelle nous permettra peut-être de mieux comprendre cette tendance humaine à toujours vouloir établir un rapport de domination sur ce qui est autre et à rejeter l’étranger. À une heure où le réchauffement climatique est une certitude, ce questionnement est inévitable, car seule la création d’un réel sentiment de solidarité humaine peut nous aider à éviter le pire.