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Étudier l’environnement du passé

Bien que l’environnement soit un sujet de préoccupation relativement récent en histoire, il n’en est pas moins fondamental : les travaux qui l’abordent cherchent à exhumer les processus par lesquels l’humain en est venu à se dissocier des espaces, des dynamiques et des êtres naturels qui l’entourent. S’engager dans l’étude des relations humaines avec l’environnement, c’est tenter de comprendre ce que c’est qu’être, et de mieux saisir les dynamiques spatio-temporelles qui ont façonné les expériences humaines passées. Étudier l’environnement peut nous aider à comprendre ces expériences en tant qu’espèce, mais également à s’engager à mieux concevoir comment et en quoi ces dynamiques relationnelles nous mènent à un futur rapproché et plus lointain[1]. Examiner l’histoire de l’environnement est aussi susceptible de nous inciter à revoir les récits du passé déjà constitués et à remettre en question les idées préconçues sur lesquelles se fondent notre compréhension du monde. En ce sens, nous estimons que l’histoire environnementale est une histoire engagée, non seulement dans sa démarche envers la reconstitution du passé mais aussi dans les voies qu’elle suggère pour concevoir et entrevoir un futur qui soit partagé entre tous les êtres vivants.

En tant qu’historien.ne.s de l’environnement, nous bénéficions des avancées de plusieurs spécialistes de l’histoire de ce champ dont les premiers travaux s’en réclamant datent des années 1960-1970. Si, comme Richard White l’explique dans un article paru en 1985, on peut faire remonter les origines de ce domaine d’étude au mouvement conservationniste du tournant du XIXe au XXe siècle, celui-ci se développe concrètement au moment où l’environnement devient un enjeu politique d’une plus grande envergure avec le mouvement environnementaliste moderne[2]. C’est ce que constatent aussi Valérie Poirier et Stéphane Savard dans un bilan historiographique dressé en 2015 qui cherche à identifier les origines de l’histoire environnementale québécoise[3]. Mais Andrew Isenberg souligne à juste titre que l’histoire environnementale est plus que le résultat du mouvement du même nom : ses fondations sont intellectuelles et elles remontent facilement au travail d’historiens américains tel que Frederick Jackson Turner et d’écrivains tel que George Perkins Marsh, et du côté français à l’École des Annales et à la longue durée de Fernand Braudel[4]. Si la filiation établie avec ces divers travaux et écoles se défend, dès 1985 Richard White enjoint les historien.ne.s à problématiser davantage les objets et approches de ce domaine afin de complexifier les récits et prendre une distance salutaire avec une vision « naturalisante » de l’environnement. Il les exhorte à historiciser la nature, alors perçue de manière universelle et intemporelle, mais aussi les rapports et les préoccupations des populations passées trop souvent confondus avec ceux des historiens qui les examinent. Il suggère de considérer le caractère à la fois physique et culturel de la nature : « (n)ature is at once a physical setting where living beings exist in a complex relationship with each other, and a human invention »[5]. Dans son plaidoyer, White invite l’histoire environnementale à se détacher aussi de l’histoire politique et intellectuelle, puisque que même si ces deux domaines ont permis son émergence, ils sont « unable to nurture [environmental history] »[6] à eux seuls. Il vaut la peine de rappeler cette série de conseils qu’il prodigue dans un souci d’identifier ce qui constitue les spécificités d’une histoire environnementale pleinement assumée :

Historians must find some way to fix with care and precision the causes and consequences of the changes that they study. Necessarily, this will mean interdisciplinary research. They must also attempt to determine the nature of cultural attitudes toward the environment in the past, how they evolved, and how they influenced action. They must not arbitrarily pick out representative thinkers to whom influences are assigned. Similarly, historians must fully explore the political, social, and economic contexts in which the environmental actions and policies that influenced the environment took shape. They must explain how priorities are set and whose interests they serve. Finally, before lamenting environmental deterioration, historians must offer some definition of what healthy ecosystems are and what constitutes their decline. Much of this is being done already, but it is being done unevenly and piecemeal.

[…] Humans may think what they want; they cannot always do what they want, and not all they do turns out as planned. It is in the midst of this compromised and complex situation—the reciprocal influences of a changing nature and a changing society—that environmental history must find its home.[7]

À partir des années 1990, un autre développement important de la discipline, que signalent Poirier et Savard, est l’internationalisation des perspectives en histoire environnementale, qui se détachent de l’influence exercée par les travaux américains « ainsi que son éclatement géographique et thématique »[8]. Au Canada, c’est en 1998 que le terme « environmental history » est utilisé pour la première fois, dans la revue généraliste The Canadian Historical Review[9]. Paul Sutter souligne qu’une des grandes réussites de la deuxième génération d’historien.ne.s de l’environnement, qui émerge à la fin des années 1990, est son acceptation de l’hybridité des environnements, mais aussi son refus de perpétuer la dichotomie entre les termes nature et culture[10]. De plus, ces historien.ne.s prennent une distance salutaire avec la vision décliniste de l’histoire environnementale et rejettent l’idée selon laquelle un environnement transformé par l’activité humaine serait de facto contaminé ou dégradé[11]. Cela mène les praticien.ne.s de la discipline à questionner avec un regard renouvelé la nature, l’humanité, les espaces, l’hybridité, et plus encore ouvre la porte à de nouvelle avenues de recherche ou sous-spécialisations. L’histoire spatiale, sensorielle, de l’énergie, des animaux, du climat, des catastrophes, etc., explique Sutter[12] résulte d’un besoin d’analyser avec précision non seulement l’environnement au sens large, mais aussi les réalités spécifiques qui découlent de toutes ces relations et dynamiques dans le passé.

La question de l’agentivité émerge également dans les nouvelles problématiques en histoire environnementale. Les travaux qui examinent le passé à travers le prisme de l’agentivité, considérée comme émanant de sources multiples et interrogée sous toutes ses formes, remettent de plus en plus en question la place centrale réservée à l’humain en histoire environnementale. Comme le déplore Liza Piper, dans une réflexion sur le sujet en 2013 : « Canadian environmental historians, even as they understand their contribution to historiography in their efforts and ability to foreground nature and its historical agency, nevertheless continue to focus their attention on people, albeit in their intimate, intricate, and innumerable connections with nature »[13]. Pourquoi lui semble-t-il nécessaire, voire crucial, de laisser une place plus centrale au non-humain en histoire environnementale ? Alan MacEachern l’explique en ces termes : «  Nature does not really render texts, of course. Rather, it renders more complicated the texts we render. And that is of value: nature complicates the ways in which we understand Canadian history »[14]. En d’autres mots, il importe de reconnaître que notre passé est partagé avec les autres espèces, que le « non-humain » est un facteur déterminant qui intervient dans l’élaboration de nos croyances et nos cultures, nos arrangements spatiaux dans le développement des villes et du peuplement en général, nos décisions et l’orientation que prendra notre futur. Bien que le débat demeure ouvert à savoir jusqu’à quel point le non-humain est doté d’une agentivité et quels en seraient les caractéristiques ou les ressorts[15], l’histoire de l’environnement se doit d’élargir la focale de manière à mieux comprendre et rendre compte des dynamiques historiques et spatiales d’un passé qui est à la fois humain et non-humain.

Dans ce numéro thématique de la revue Les Cahiers d’histoire, les articles montrent comment, peu importe dans quel espace-temps, le non-humain a sa place en histoire. En regroupant sept articles écrits par des étudiant.e.s et chercheur.e.s, nous appréhendons à peine la pointe de l’iceberg du possible en histoire environnementale, mais nous croyons que la qualité des réflexions amenées pousseront nos lecteurs et lectrices à vouloir en apprendre plus, et à revoir les préconceptions sur lesquelles repose une historiographie encore trop souvent anthropocentrique et qui réfléchit trop rarement aux relations entre humains et non-humains et à l’impact direct que cela peut avoir sur nos conceptions de l’espace et du monde qui nous entoure. Nous espérons aussi que ces articles aideront à dépasser des dichotomies encore bien ancrées dans nos travaux universitaires (ville/campagne, nature/culture, humain/animal, etc.).

Les textes qui composent ce numéro abordent une variété de sujets et, surtout, des temporalités et des géographies diverses. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’article de Traïan Buruiana, qui démontre comment « Connaître, conduire et consommer les eaux douces d’après les auteurs de la Rome antique », revêt une importance particulière. Rares sont les historien.ne.s de l’antiquité qui abordent leur sujet sous la lentille de l’histoire environnementale. L’approche et l’analyse de M. Buruiana nous amènent à mieux comprendre l’importance, la signification, la gestion et les croyances associées à l’eau à une époque plus lointaine. L’eau y est présentée comme étant un « agent social qui influence la vie urbaine et son développement; elle est l’un des carburants de la cité »[16]. Le deuxième article de ce numéro examine plutôt la gestion des ressources marines. Proposant une relecture de sources bien utilisées et connues par les historiens de sa spécialisation, Romain Grancher révèle par l’analyse de l’inspection des pêches françaises au 18e siècle comment les préoccupations écologiques étaient, en fait, secondaires par rapport aux considérations économiques, et ce malgré la prise de conscience que la ressource alors exploitée, le poisson, était limitée. S’appuyant notamment sur les procès-verbaux des inspecteurs généraux des pêches, l’auteur met en lumière les caractéristiques spécifiques de la gouvernance des ressources de la mer sous l’Ancien Régime, de manière à bien saisir « ce qui se négocie sur le terrain entre l’inspecteur et les acteurs des communautés locales »[17]. Grancher se questionne sur l’exercice du pouvoir gouvernemental, mais aussi sur ce que signifiait la conservation et selon qui, dans la France du 18e siècle.

Étudier le déploiement des sciences peut aussi nous aider à mieux comprendre les pratiques associées à l’environnement. C’est ce à quoi s’emploie Lisalou Martone dans son article « Renouveler les perspectives sur l’internationalisation des sciences et des environnements : le cas de la foresterie québécoise (1880-1940) ». Par l’examen de la circulation des savoirs sur les théories et pratiques européennes et nord-américaines en foresterie au Québec, l’étude de Martone éclaire la dynamique des échanges scientifiques transatlantiques et les façons de penser la forêt. Son article montre bien comment la prise en compte de l’histoire des sciences, mais aussi l’interdisciplinarité qui allie l’histoire aux autres disciplines des sciences naturelles, telle que la biologie, est pertinente pour les études d’histoire environnementale. La recherche de Cristiana Oghină-Pavie, qui examine les rosiers de jardin au XIXe siècle, l’illustre clairement. L’auteure offre une analyse approfondie de l’horticulture des rosiers, en ayant recours à des sources historiques mais aussi à la génétique. Elle montre que les plantes de jardin en tant que ressources vivantes possèdent, elles aussi, leur propre parcours historique, qu’il importe de faire connaître : « La complexité du vivant résidant dans sa diversité, pour étudier son histoire il nous semble indispensable de poser le respect de cette diversité comme prémisse épistémologique »[18]. Le jardin, souvent considéré comme un lieu clos, est donc étudié ici comme un terrain ouvert de l’histoire environnementale, où est mis en lumière la complexité des interactions entre l’humain et les végétaux.

Les environnements construits sont une autre des dimensions abordées dans ce numéro ; certains articles examinant spécifiquement la gestion d’environnements urbains. L’étude de William Riguelle montre comment la densité croissante de la population urbaine à Liège de 1650-1750 soulève la question de l’hygiène publique. En se centrant sur les comportements humains vis-à-vis la gestion des déchets, il met au jour la manière dont ceux-ci façonnent aussi le rapport que les citoyens entretiennent avec l’environnement qui les entoure. À la nécessité de réglementer les usages de cet environnement présumés néfastes pour la santé correspond une volonté des autorités d’excercer un contrôle sur l’espace urbain et ses habitants. Sont particulièrement visées à cette époque les questions relatives au mouvement, à l’encombrement et aux nuisances olfactives et sonores, des enjeux qui reviennent fréquemment dans les études d’histoire environnementale urbaine. L’article de Tristan Loubes, « Renégocier l’environnement urbain face à l’automobile : le rôle précoce des citadins à Lyon et Marseille (1950-1970) », illustre bien ces enjeux. Si en cette période dite des Trente Glorieuses, la motorisation, symbole de la modernisation, est présentée comme un avancement social, elle est pourtant problématique d’un point de vue administratif, et elle altère la qualité de vie des citoyens. Dès les années 1950, ceux-ci formulent tout un ensemble de plaintes et d’objections qui révèlent les bouleversements qu’entraîne l’avènement de l’automobile en milieu urbain. L’article montre ainsi comment l’avènement de l’automobile en ville requiert d’importants ajustements dans l’environnement urbain et provoque d’intenses négocitations autour du partage de l’espace.

Le dernier article du présent numéro, celui de Yanick Turcotte, force à repenser notre façon de concevoir le rapport à la nature et à l’identité autochtone dans l’imaginaire québécois et canadien par une analyse de The Fourth World écrit par George Manuel. Turcotte examine comment ce militant politique autochtone conçoit le rapport à l’environnement des autochtones au travers de son ouvrage The Fourth World ; un rapport à la fois identitaire et politique. Ce rapport ayant été souvent essentialisé par les non-autochtones, il importe de mettre en lumière les manières dont les peuples autochtones définissent eux-mêmes leur relation à l’environnement et sa signification. Comme le montre l’article de Y. Turcotte, l’histoire environnementale, lorsqu’elle est mobilisée en connexion avec d’autres domaines (histoire autochtone), consitue un outil efficace pour revoir les narrations du passé.

Pour clore cette introduction, nous souhaiterions souligner et remercier la participation de l’équipe de la revue Les Cahiers d’histoire, ainsi que les corédacteurs sortants de l’époque, Florence Prévost-Grégoire et Magalie Fournier-Plouffe, qui nous ont approchées avec l’idée de diriger un numéro sur l’histoire environnementale. Nous voulons aussi remercier grandement les évaluateurs anonymes et les auteurs pour leur précieux temps, leurs expertises et leur volonté de partager. Fondée en 1981 au département d’histoire de l’Université de Montréal, la revue Les Cahiers d’histoire est gérée bénévolement, et sa vocation est la diffusion d’articles scientifiques de qualité. En tant que codirectrices, nous souhaitions offrir cette vitrine à des chercheurs à l’international issus de disciplines et d’expertises variées, pour réfléchir et enrichir les discussions sur l’histoire environnementale de nos jours. Nous avons l’intime conviction que l’histoire environnementale, tant dans sa perspective que dans sa méthode d’analyse, a le potentiel de nous offrir une relecture du passé éclairante pour mieux appréhender la relation que nous et que les êtres vivants entretenons avec l’environnement, et de dépasser les idées préconçues.