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Récemment publié par Martina Deuchler, professeur émérite à l’Université de Londres—SOAS[1], cet ouvrage vient relier et compléter une série d’idées et de pistes que l’on retrouve à travers l’ensemble de son oeuvre. En effet, Under the Ancestors’ Eyes est sûrement l’un des projets les plus ambitieux de l’incontournable auteure d’histoire coréenne, ne serait-ce que par le cadre temporel fixé qui s’étend du Ve siècle jusqu’à la fin du XIXe siècle. Contenant plus de 600 pages, le livre est, à première vue, assez imposant. Cependant, une partie considérable (200 pages) est consacrée à des tableaux, des appendices et des notes bibliographiques, témoignant ainsi de la recherche exhaustive qu’a entreprise l’auteure pour mener à terme son projet. Pour comprendre les enjeux liés au pouvoir à travers l’histoire coréenne, le livre est centré sur le concept de « lignage local » (indigenous descent group)[2] et son objectif est assez clair : le livre « aims to demonstrate that it was the descent-group model that empowered the elite to persist through time and space and across dynastic boundaries » (p. 17). En fait, Deuchler affirme qu’un nombre limité de « lignages locaux » auraient réussi à garder un pouvoir effectif, et ce malgré les différents changements dynastiques au cours de l’histoire coréenne. En prouvant son point, l’auteur arrive à la conclusion que l’aspect social prime sur le reste (aspect politique, économique, etc.).
Les nombreux chapitres du livre sont regroupés en cinq parties qui traitent chacune d’un aspect différent lié à l’accession ou au maintien du pouvoir accaparé par les « lignages locaux ». Dès le Ve siècle, le royaume de Silla, qui en viendra plus tard à contrôler la quasi-totalité de la péninsule coréenne, possédait un système politico-social rigide (Kolpum) qui plaçait un individu dans une caste à la naissance. Limitant ainsi la possibilité de promotion et sécurisant le pouvoir aux castes supérieures, ce système basé sur les liens du sang dura autour de cinq siècles et « even after the breakdown of the Kolp’um system, its philosophy remained intact ». (p. 21) Voyant ainsi la primauté de l’aspect social à travers l’histoire coréenne, Deuchler défie l’historiographie conventionnelle quant au changement dynastique de la fin du XIVe siècle. Suivant les conclusions de John Duncan[3], Deuchler voit la fondation de la dynastie Joseon comme ayant été, en partie, orchestrée par le noyau d’une certaine élite héréditaire pour renforcer son pouvoir et non pas comme le résultat de l’alliance entre une nouvelle bourgeoisie néo-confucéenne et certains officiers militaires.[4]
En parallèle avec cette révision historique, le livre se concentre de manière particulière sur deux lieux qui sont utilisés comme exemple pour illustrer le développement des « lignages locaux » : Andong dans la province de Kyeongsangbukdo et Namweon dans Jeollabukdo, car, outre une certaine abondance d’archives et de registres, ces lieux ont la réputation d’avoir produit un grand nombre d’intellectuels et d’officiers civils et d’être les sièges de plusieurs lignages influents.
Un point déterminant abordé par cet ouvrage quant au développement de la dominance des « lignages locaux » dans la dynastie Joseon est l’établissement du néo-confucianisme comme idéologie dominante dans la péninsule coréenne. Durant le règne dit tyrannique de certains rois et suite à des purges politiques, de nombreux individus ont abandonné leur position dans la capitale et se sont bâti une réputation d’intellectuel confucéen dans leur localité, l’exemple le plus connu étant celui de Toegye à Andong. Deuchler explique que l’élément néo-confucéen a modifié certaines pratiques natives, mais est devenu partie intégrante de la supériorité sociale et de l’identité des « lignages locaux » « by holding elaborate communal rituals, compiling genealogies, building pyŏlmyo and chaesil [temples des ancêtres et de purification] » (p. 303).
Finalement, il serait facile de qualifier l’oeuvre de Deuchler de simplificatrice vu son ambition de vouloir traiter de plus de 1000 ans d’histoire. Cependant, cette analyse a le mérite d’être proche de la réalité, car un grand nombre de systèmes politiques tourne autour de l’importance de la famille étendue et des liens du sang, le système monarchique étant seulement l’exemple le plus évident. Une bonne partie de l’oeuvre traite aussi d’importants sujets connexes, entre autres l’esclavagisme, les droits des fils secondaires et le système de contrats communautaires (hyangyak). Surtout, l’étude de Deuchler va bien plus loin en présentant en détail les parcours de centaines d’individus ayant appartenu aux « lignages locaux » et établit encore une fois la norme de ce qu’est une solide recherche historique.
Appendices
Notes
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[1]
School of Oriental and African Studies.
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[2]
Il est important de comprendre le sens que Deuchler donne à ce concept. Ici, « indigenous » a le sens de « provenance d’un endroit particulier (un village, une localité) ». Deuchler décrit le « descent group » en expliquant que le membres d’un même groupe doivent avoir « the consciousness of a common descent and ancestral prestige » (p. 2), d’où l’utilisation du mot « lignage ».
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[3]
John B. Duncan, The Origins of the Chosŏn Dynasty, Seattle, University of Washington Press, 2000.
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[4]
La théorie de la bourgeoisie néo-confucéenne montante est celle qui fait consensus depuis les dernières décennies surtout en Corée. Pour un exemple de livre qui y souscrit, consultez : Lee Ki-baik, trad. par Edward Wagner, A New History of Korea, Cambridge, Harvard University Press, 1984.