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Dans une série de conférences prononcées en 1961, mais qui conservent toujours aujourd’hui une actualité étonnante, l’historien E.H. Carr cherchait à répondre à la question de ce qu’est l’histoire. « [Q]u’est-ce que l’histoire ?, ma première réponse sera […] que c’est un processus continu d’interactions entre l’historien et les faits, un dialogue perpétuel entre le présent et le passé[1] ». Par cette formule succincte, Carr introduit ce qu’il considère comme la composante fondamentale de l’histoire : l’historien. C’est qu’il ne faut pas confondre histoire et passé. Alors que le passé renverrait à une idée totalisante de l’entièreté des événements advenus, l’histoire, elle, relève plutôt du récit qui interroge, justement, ce passé. Si l’histoire est un dialogue entre présent et passé, selon la formule de Carr, c’est qu’il s’agit d’un processus articulé autour d’un individu, l’historien, qui depuis le présent cherche à comprendre et interprété une réalité désormais révolue. Il va sans dire que cette démarche implique la mobilisation d’une méthode, de règles, de normes, au-devant desquelles se trouve la nécessité de dénicher, recueillir, puis évaluer des sources contemporaines de l’époque étudiée. En somme, l’histoire apparaît comme la mise en récit, articulée depuis le présent, d’une réalité passée interprétée à la lumière de sources lui étant contemporaines. C’est cette idée de l’histoire que l’on retrouve dans les livres qui peuplent les rayons des bibliothèques, c’est cette idée de l’histoire que l’on enseigne encore aujourd’hui majoritairement dans les universités et les écoles. Comme l’écrit l’historien Bruno Ramirez :

Dans sa tentative de « reconstituer scientifiquement les “faits” de l’histoire, ou d’écrire à propos d’événements tels qu’ils se sont réellement déroulés […] comme le dirait le père de l’histoire moderne, Leopold von Ranke, la discipline de l’histoire a, non seulement, expurgé la fiction de la narration historique, mais en a également fait le pêché capital de notre pratique professionnelle[2].

L’institutionnalisation, à partir de la fin du XIXe siècle, d’une méthode « scientifique » spécifique de mise en récit du passé est effectivement venue réifier un discours historien particulier en tant qu’unique discours légitime à propos de l’histoire. Ainsi furent balayées les autres formes de récit comme le mythe[3], par exemple, de même que les modes de narrativité autres, comme le cinéma. Sans remettre en question la valeur heuristique de l’histoire disciplinaire, cette mise au rencart des modes alternatifs de mise en récit du passé nous apparaît comme un écueil significatif dans la quête d’une « vérité » historique holistique.

Ainsi, le texte qui suit met de l’avant l’idée que le cinéma peut constituer un mode à part entière d’expression de l’histoire, au même titre que l’histoire disciplinaire conventionnellement écrite. Il met également de l’avant l’idée que la mobilisation de certains mythes peut s’avérer judicieuse lorsqu’il s’agit de présenter une histoire que la discipline historique scientifiquement constituée peine à saisir. Mais comment cela se déploie-t-il concrètement à l’écran ? Afin de réfléchir à cette question du cinéma comme mode d’expression de l’histoire et de l’usage du mythe dans cette démarche, nous convoquerons l’exemple The New World de Terrence Malick[4]. Le texte se structurera en deux temps. Dans un premier temps nous exposerons les brèches de l’histoire disciplinaire conventionnelle que le cinéma—qu’un certain cinéma—semble en mesure de colmater. Autrement dit, il sera question de présenter une forme de réalité historique que l’histoire traditionnelle ne semble pas apte à saisir, mais que le cinéma pourrait investiguer avec plus de succès. Puis, dans un deuxième temps, nous tâcherons, en nous appuyant sur certains exemples tirés de The New World, de montrer comment le cinéma parvient à offrir une alternative riche au discours historien disciplinaire afin de comprendre une réalité spécifique du passé. Nous verrons que la mobilisation d’un mythe connu, l’histoire de Pocahontas et de John Smith, permet d’élaborer un questionnement critique sur le passé, et plus précisément sur la nature de la rencontre avec l’Autre au début de la colonisation. Cet exemple nous permettra de suggérer que la mise en récit propre au cinéma repose sur une « méthodologie » qui la distingue de l’histoire disciplinaire académiquement instituée, et que c’est cette distinction dans les modes de mise en récit qui permet au cinéma d’aborder certains enjeux de l’histoire qui échappent, plus souvent qu’autrement, à l’histoire traditionnellement envisagée.

Les silences de l’histoire en tant que limites de l’histoire disciplinaire conventionnelle

« Les récits sont toujours produit à l’intérieur de l’histoire[5] ». La production du récit historique est elle-même conditionnée par l’histoire au sein de laquelle elle s’effectue. Telle est l’idée de base sur laquelle repose la réflexion épistémologique de l’historien Michel-Rolph Trouillot. Pour Trouillot, une théorie portant sur le récit historique doit reconnaître à la fois la distinction et le chevauchement entre le processus et le récit. Ce n’est qu’en ciblant le processus via lequel l’histoire est produite que l’on peut mettre à jour les manières par lesquelles les deux faces de l’historicité s’entremêlent dans un contexte particulier. Ce n’est que par ce chevauchement que l’on peut découvrir les divers exercices du pouvoir qui font en sorte que certains récits se concrétisent alors que d’autres sont passés sous silence.

En fait, selon Trouillot, l’histoire est constituée en partie d’une multitude de silences. Silences en provenance des sources elles-mêmes (jamais créées, détruites ou non trouvées), des relations de pouvoir soutenant la création des sources (les sources de l’historien étant majoritairement « écrites », elles reposent sur des intentions et perceptions humaines qui relèguent au silence une multitude d’éléments), ou de l’historien lui-même et du contexte dans lequel il produit l’histoire. En effet, par ses valeurs, idéologies, par ses choix conscients ou non, l’historien passe inévitablement sous silence un grand nombre de faits ou d’interprétations possibles. En d’autres mots, l’idée de l’histoire en tant qu’expression totalisante d’une réalité passée est non seulement une utopie, elle est un obstacle à toute compréhension sensible du passé. Faire fit de ces silences ou encore chercher à la manière d’un Sisyphe à les combler en s’enfonçant dans la voie de l’histoire disciplinaire est, au mieux, une perte de temps, au pire, une méprise épistémologique.

Poussant cette logique encore plus loin, Slavoj Žižek, dérivant son idée de Walter Benjamin[6], suggère que

[pour] saisir réellement une époque passée, il ne suffit pas de considérer les conditions historiques à partir desquelles cette époque est née, il faut également prendre en compte les espoirs utopiques d’un Futur qui y ont été trahis et étouffés—ce qui y a été « nié » et n’est pas arrivé—, et qui ont fait de cette réalité historique passée ce qu’elle a été[7].

Ainsi, si nous cherchions à comprendre globalement une réalité historique passée, non seulement faudrait-il parvenir à déjouer les silences, rendre loquaces des données, des situations, des réalités muettes, mais il faudrait également être en mesure de rendre apparents les non-dits, les échecs, les interruptions, ces éléments constitutifs de la réalité historique, mais dont la matérialité fut, à l’amorce, niée.

Si elle peut aspirer à répondre, ne serait-ce que partiellement, à la première condition, il est indéniable que l’histoire disciplinaire conventionnelle ne peut en aucune mesure envisager de répondre à la seconde. Énoncer cela n’est aucunement une façon de déconsidérer cette approche. Il s’agit plutôt d’en exposer une limite incontestable. Par son recours inévitable aux sources en tant qu’artéfacts d’une réalité passée, l’histoire dite scientifique ne peut envisager de faire un récit—fidèle à sa méthodologie—du « non advenu historiquement ancré ». Pourtant, si l’on souhaite effectivement comprendre le passé, ou plutôt le mettre en récit afin d’en tirer une compréhension qui soit la plus englobante et la plus authentique possible, tous ces silences et ces non advenus ne peuvent être négligés[8]. Devant une telle situation, il semble approprié de mobiliser ce que Carlo Ginzburg nommait, en d’autres lieux et pour d’autres objets, une « stratégie de débordement[9] ». Et c’est ici, selon nous, qu’apparaît le moment de faire intervenir le cinéma en tant que médiation alternative vers ce passé. En ce sens, nous adhérons pleinement à l’idée formulée par Robert A. Rosenstone lorsqu’il écrit « […] le film historique ne doit pas être mis en comparaison avec l’histoire écrite, mais [plutôt être envisagé] comme une manière de raconter le passé avec ses propres règles de représentation[10] ». Pour exposer cela, nous nous tournerons désormais vers l’exemple de The New World de Terrence Malick.

Le cinéma en tant que discours historique alternatif : l’usage historien du mythe dans The New World

The New World est l’adaptation poétique qu’offre Malick du mythe entourant la rencontre entre John Smith et Pocahontas dans la foulée de la fondation de Jamestown sur les côtes virginiennes en 1607. S’attardant principalement au personnage de Pocahontas—dont le nom n’est jamais mentionné avant son baptême chrétien sous le nom de Rebecca—, c’est à travers elle que nous avons accès aux débuts de la colonisation états-unienne et aux relations et tensions qui émergent de cette rencontre coloniale. La première moitié du film—qui porte sur les premiers moments de la colonisation, soit la Conquête—est marquée par la relation amoureuse entre Pocahontas et Smith, par cette rencontre mutuelle avec l’Autre. La seconde partie du film—qui porte quant à elle sur l’institutionnalisation de la relation coloniale principalement via l’établissement de colons en Amérique—aborde plutôt la capture de Pocahontas par les Anglais suite au départ de Smith et son anglicisation progressive marquée, entre autres, par son mariage à John Rolfe, un colon arrivé avec la première vague d’immigration suivant l’établissement initial.

Mais plus qu’un simple portait élégiaque d’une figure marquante de la mythologie fondatrice états-unienne, le film de Malick, par la mobilisation d’un mythe connu (celui de Pocahontas et de John Smith), vise l’élaboration d’un questionnement critique sur le passé, précisément sur la nature de la rencontre avec l’Autre au début de la colonisation. Dans l’optique d’une perspective historienne alternative, ce que The New World permet est une plongée au coeur de l’altérité fondamentale qui se trouve à la base de la rencontre coloniale.

La présentation qu’effectue Malick du mythe de Pocahontas ne relève donc pas de la naïveté ou de l’erreur historique. Il s’agit d’un choix assumé relevant d’une finalité spécifiquement visée. La trame narrative le suggère, tandis que la représentation romantique de l’idylle amoureuse, dépourvue de la violence coloniale, ou encore la représentation esthétisée et à bien des égards essentialistes des Amérindiens le confirme. Nous ne sommes pas dans la rencontre ethnographique, mais de plein pied dans le mythe. Ce parti pris pour le mythe permet à Malick de se distancier des contraintes liées à une représentation fidèle de l’histoire. En faisant comprendre au spectateur qu’il ne s’agit pas d’une tentative de projeter dans le présent une image véridique du passé, il s’octroie l’espace nécessaire pour explorer ce passé. Non plus le représenter, mais le présenter. Et par cela, nous ne voulons pas dire l’imaginer, le créer, mais plutôt en élaborer une vision nouvelle.

La réception critique du quatrième film de Malick ne s’était pas faite sans heurts. En raison du choix du réalisateur de ne pas aborder de front les suites tragiques de la rencontre coloniale, d’étouffer significativement la violence inhérente à la conquête de l’Amérique par les Européens, The New World fut plus souvent qu’autrement considéré comme naïf ou candide, voire vide et même dégoutant. Ces critiques ne semblent toutefois pas avoir été en mesure d’outrepasser la naïveté contenue dans leur propre regard. Du récit, ils ne retinrent que les résidus d’une Pocahontas disneyenne, tandis que des images, ils ne perçurent qu’une beauté plastique. Ce faisant, lorsque confrontée à leur propre filtre analytique conditionné par une posture critique de la Conquête, leur vision du film rendait ce dernier au mieux candide, au pire, historiquement et éthiquement fautif. Mais cette perception est mal avisée, puisque The New World n’est pas, à proprement parler, un film sur la Conquête. Il s’agit plutôt d’un film sur la rencontre avec l’Autre, voire même sur la recherche de cet Autre. C’est, comme son titre l’indique, un film sur le nouveau monde. Mais comme l’écrit Elizabeth Walden, il y a plusieurs « nouveaux mondes » présents dans l’oeuvre de Malick :

Il y a le nouveau monde des Amériques pour les colons et le nouveau monde que les Amérindiens doivent d’abord rencontrer comme nouvel élément de leur paysage, puis comme de nouvelles conditions de leur survie. Pour Smith et Pocahontas il y a ce nouveau monde qu’ils représentent l’un pour l’autre en tant qu’amoureux. Pour Pocahontas il y a le nouveau monde qu’elle incarne tandis qu’elle se transforme de Motoaka [un de ses véritables prénoms] à Rebecca et qu’elle voyage de son village vers le fort puis vers sa présentation devant la Reine[11].

Cette multiplicité des nouveaux mondes permet l’effritement du vernis naïf initialement perçu à la surface de l’oeuvre. Selon les mots de James Morrison, « [l]oin de nier la violence coloniale, dans le fatras de la construction de mythe esthétisée, Malick explore les voies par lesquelles histoire, légende et idéologie se combinent pour produire les possibilités d’une “vision du monde” plurielle—et pour les subvertir[12]. » Les nouveaux mondes de Malick ne sont pas des mondes qui se découvrent simplement les uns aux autres, ils ne se présentent pas immuables, disposés à être pris, sentis, habités. Ce sont des mondes en pleine construction qui se définissent et se constituent au contact. Malick, par sa sensibilité, ne propose pas tant la représentation d’une situation historique précise, mais plutôt la présentation d’un processus, historique certes, mais humain avant tout, celui de la « création » de « mondes ». Revenant sur les diverses critiques faites au film, Morrison précise : « [a]u niveau historique, la brutalité de la conquête coloniale peut sembler minimisée par le film, mais en tant que conscience, elle est partout, […] Malick montre comment l’indiciblement violent s’entremêle à la beauté éphémère[13]. »

Dans l’espace qu’il crée, Malick donne vie à ses personnages au sens où il parvient à leur conférer une existence propre. Ils s’inscrivent clairement dans un mythe, mais un mythe dont ils repoussent constamment les limites dans un mouvement contre-intuitif : non pas vers l’extérieur des frontières du mythe qu’ils habitent, mais vers l’intérieur d’eux-mêmes, déconstruisant le mythe qu’ils incarnent. Et si leur environnement est bien défini, structuré, leur existence, elle, exprime une liberté qui est rarement acquise au cinéma. Cela est rendu possible par un langage cher à Malick : le recours fréquent à l’ellipse, le montage qui juxtapose les temporalités, et surtout, sans doute, l’usage de la voix extra diégétique comme expression de l’évolution intime des personnages. Cet usage d’une voix extraite du contexte des images est sans doute la principale incarnation de cette rencontre des mondes : d’une part une réalité physique qui, bien que changeante, s’inscrit dans l’environnement, la nature, et d’autre part une réalité intérieure, spirituelle, qui se heurte aux autres mondes. Nous ne sommes pas dans le monologue intérieur synchrone à l’événement, mais dans l’expression, cinématographiquement présentée, de la multiplicité des mondes.

Effectivement, l’usage récurant de la voix extra diégétique, avec au premier plan celles de Pocahontas et de Smith, puis éventuellement celle de Rolfe, n’agit pas comme un commentaire des personnages sur la situation présentée de manière synchrone en images. Cette voix, ces voix apparaissent comme extraites du temps et de l’espace ; elles appartiennent à d’autres temps et d’autres lieux. Et aucun indice n’intervient pour préciser l’espace-temps au sein duquel s’inscrivent ces paroles, de sorte que ce qui est contenu dans la diégèse pourrait très bien ne représenter qu’un rêve, un souvenir. Cette indétermination est constitutive de la multiplication des mondes malickiens, de l’expression des « possibles » historiquement vécus, mais auxquels l’histoire conventionnelle n’a pas accès.

Prenons l’exemple de la scène d’ouverture du film qui, d’entrée de jeu, présente une incarnation sensible des éléments exprimés ci-haut. Alors que se présentent au spectateur des images et des sons de la nature américaine, la voix de Pocahontas se surimpose : « Come spirit. Help us sing the story of our land ». Suit rapidement une image de Pocahontas, en forte contre-plongée, les bras tendus vers le ciel. Elle semble effectuer une sorte de rituel, une forme de prière, un geste qui semble invoquer quelque chose de plus grand qu’elle-même. Or, si la posture de Pocahontas apparait conséquente avec les paroles entendues, et semble donc renvoyer à une forme de monologue intérieur synchrone au images, le fait qu’elle s’exprime en anglais implique, à la lumière de cette simultanéité, un anachronisme : Pocahontas ne peut s’exprimer en anglais avant le contact colonial. Il faut donc comprendre de cette scène que la parole qui accompagne l’image intervient ex post facto. Elle implique donc, à l’échelle des personnages, un décalage entre les pensées (ce qui est dit extra diégétiquement) et les actions (ce qui est contenu dans l’image au niveau des êtres agissants). En somme, le film porte sur des mondes intérieurs qui s’entrechoquent au contact les uns des autres pour éventuellement faire émerger d’autres nouveaux mondes : l’histoire telle qu’elle se construit intimement et sensiblement.

Cette interprétation est renforcée par la scène finale. Dans cette scène, la voix de Pocahontas est substituée par celle de son mari, John Rolfe, lisant la lettre que sa femme, désormais décédée, a écrite à son fils avant de s’éteindre. Une fois la lecture de la lettre terminée, la voix de Rolfe s’efface pour laisser toute la place à la musique de Wagner qui l’accompagnait. Ultimement, la musique cesse à son tour et est remplacée par des bruits de la nature. Cette scène est un écho direct à la scène initiale et ce, à trois principaux niveaux. Au niveau de la bande son, un chemin inverse est emprunté, un aller-retour est effectué. Au début du film, on entend la nature, puis la voix de Pocahontas qui se tait ensuite alors que l’on progresse tranquillement vers le Das Rheingold de Wagner. À la fin du film, on entend d’abord le morceau wagnérien, puis Rolfe, en voix-off qui lit la lettre et, une fois ce dernier redevenu silencieux, Wagner qui s’arrête sec pour laisser la place aux bruits de la nature. À ce premier aspect sonore s’ajoute une analogie au niveau des images. Dans les deux scènes, on passe d’une image présentant une rivière à une image en forte contre-plongée : alors que la scène initiale présente Pocahontas les bras tendues vers le ciel, la scène finale montre plutôt une forêt de pins, toute filiforme, comme pointant ou fuyant vers le ciel. Cette analogie renvoie à l’idée des mondes en construction, en mouvement. De l’Amérique native (bruits de nature) on passe à la civilisation européenne (Wagner) et on effectue ensuite le chemin inverse, on procède au retour. Mais ce retour n’est pas l’expression cyclique d’une nature retournant à elle-même en fin de vie. Pocahontas n’est pas prise dans un cercle essentialiste à l’intérieur duquel elle retournerait à son soi originel malgré les transformations imposées par la colonisation. Si on considère, et il s’agit du troisième niveau, les voix qui accompagnent les deux scènes, on constate qu’elles sont toujours portées par un autre ou une autre, que celle à laquelle elles renvoient. Dans la scène initiale, la Pocahontas que l’on voit, bras au ciel, et celle dont on entend la voix, ne sont pas une et une seule. Elles appartiennent à deux univers, deux mondes différents, ceux de l’avant et de l’après colonisation. Dans la scène finale, la parole de la défunte Pocahontas est portée par son mari, vecteur premier de la transformation coloniale de celle-ci. Mais l’image qui passe de l’Angleterre où Pocahontas décède à l’Amérique des premières années de sa vie, avec le retour à la nature, suggère un voyage, un retour vers un ailleurs. Or, ce retour est celui d’une personne transformée et suppose conséquemment une nouvelle rencontre entre deux mondes.

Comme l’écrivait Steven Rybin :

la tentative de poétiser sa quête spirituelle [celle de Pocahontas] relève moins d’une volonté de la confiner dans une autre sorte de légende que d’une tentative d’imaginer les conditions expérientielles dans lesquelles nous pourrions voir de fugaces impressions de ce qu’elle aurait réellement pu être[14].

En offrant ainsi, par l’usage du mythe, un univers de possibles à ses personnages, Malick s’inscrit en continuité avec ce qu’écrivait Žižek à propos de la nécessité de considérer les espoirs utopiques, les trahisons, les négations afin de saisir entièrement une réalité historique passée. En somme, l’usage du mythe permet à Malick l’exploration d’un passé indicible depuis le présent, car tu au moment même de sa formation. Il s’inscrit conséquemment dans une logique similaire à ce que Werner Herzog nomme la « vérité extatique », soit une compréhension de la vérité comme distincte de celles des faits (dont l’histoire traditionnelle serait le vecteur), une vérité poétique en tant que construction qui passe par l’action conjointe de l’imagination et de la stylisation, une vérité qui transcende la simple réalité factuelle pour toucher au Sublime et engendrer l’extase.[15] Le cinéma devient alors l’occasion d’une illumination menant vers une union avec une réalité transcendante.

En somme, ce que nous avons cherché à exposer, c’est que le cinéma peut bel et bien constituer un mode à part entière d’expression de l’histoire, au même titre que l’histoire disciplinaire conventionnellement écrite. Avec The New World, on constate que cette mise en récit spécifique au cinéma repose plutôt sur des mécanismes qui lui sont propres. Cette manière distincte de mettre en récit telle qu’elle est mise de l’avant par Malick (distincte de l’histoire disciplinaire conventionnelle, mais également du cinéma historique conventionnel) confère donc au cinéma la possibilité d’aborder certains enjeux de l’histoire qui échappent, plus souvent qu’autrement, à l’histoire traditionnellement envisagée. Elle permet ainsi d’offrir une compréhension davantage globale et sensible des phénomènes historiques et mérite donc d’être considérée avec équité dans le traitement historien du passé.