Article body

En mars 1916, alors que la Première Guerre mondiale fait rage et que toutes les ressources de la nation sont mises au service du combat contre l’ennemi allemand, le philanthrope et banquier français Albert Kahn crée le Comité national d’études sociales et politiques (CNESP). L’objectif de Kahn : « grouper des Français représentatifs de toutes les opinions, de toutes les croyances et de tous les milieux, en vue de l’étude positive des questions d’ordre social et politique d’intérêt général »[1]. Très ambitieux, ce programme met l’accent sur les deux caractéristiques principales du comité : la collaboration et la réflexion. Pendant près de seize années d’existence, cette ambition anime le CNESP : servir de lieu de collaboration et de réflexion pour les grands intellectuels français de l’époque. Se réunissant chaque semaine à la Cour de cassation de Paris[2], les membres du CNESP discutent des plus importants sujets de l’heure. Qu’il s’agisse de questions de politique interne ou externe, sociales, culturelles, philosophiques, tous les sujets valent la peine d’être abordés[3]. Suite aux rencontres, Kahn distribue gracieusement les procès-verbaux des séances (qu’il faisait imprimer à ses frais). Au-delà de la simple réflexion, le CNESP avait ainsi pour but d’influer les décideurs et de « procurer à tous ceux qui détiennent la destinée des nations, des outils de réflexion utiles à la construction de la paix internationale »[4].

Kahn n’en n’est pas à la première initiative du genre. Après avoir quitté son Alsace natale à l’âge de 16 ans pour se consacrer à une carrière de banquier, il fait fortune en spéculant sur les mines d’or et de diamants en Afrique du Sud. Il ouvre ensuite sa propre banque et connait un succès considérable. À la fin des années 1890, Kahn est un homme extrêmement riche qui a les moyens de ses ambitions. Cultivant depuis déjà longtemps un idéal de paix et de collaboration entre les peuples, il met sa fortune au service de la mise en oeuvre de toutes sortes de projets qui appuient ces idéaux. Les plus importants, outre le CNESP, les Archives de la planète et les Bourses autour du monde, favorisent la collaboration et l’ouverture sur le monde aux moyens de la création d’un immense fonds d’archives constitué de photos prises à travers le globe (près de 70 000 photos)[5] et d’un programme de bourses finançant le voyage d’étudiants désirant se familiariser avec d’autres cultures.

L’idéal pacifiste de Kahn aura une influence importante sur les intérêts du CNESP. Pour l’historienne Sophie Coeuré, il est effectivement difficile d’ignorer la visée pacifiste du comité alors que ce dernier accorde plusieurs séances à la question de l’arbitrage international et s’inscrit ainsi dans la tendance d’après-guerre de rechercher de nouveaux moyens afin d’éviter de futurs conflits[6]. Les membres du comité entament pourtant cette réflexion alors que la guerre n’est pas terminée. L’exemple du CNESP constitue ainsi un cas intéressant pour comprendre l’impact du conflit mondial sur la conception de la paix chez les intellectuels français de l’entre-deux-guerres. Alors que pour certains l’expérience du combat entraine un rejet total de la guerre, les membres du comité se tournent plutôt vers la paix par le droit et l’arbitrage, autrement dit vers l’internationalisme libéral. La perte de repères que la guerre a générée les pousse en effet à un concevoir un monde d’après-guerre basé sur des concepts qui sont, certes, déjà connus, mais qui, surtout, n’occasionnent pas de profonde remise en question de l’ordre établi. Mieux encore, nous verrons que cette conception de la paix valide l’existence même de la nation française et des valeurs qui la composent.

Le Comité national d’études sociales et politiques, une expérience pacifique

Il ne reste aujourd’hui que très peu de documents qui puissent nous éclairer sur le fonctionnement du CNESP, car les procès-verbaux des séances statutaires qui avaient lieu une fois par année ne nous sont pas parvenus. La lecture des procès-verbaux ainsi que des statuts publiés en 1928 permettent cependant de tracer un portrait sommaire de sa structure et de son organisation[7]. L’ouvrage Des droits et des devoirs des gouvernements rédigé par Kahn donne, quant à lui, accès à l’idéal derrière la création du CNESP.

L’idéal de Kahn

Publié en 1918, l’ouvrage programmatique Des droits et des devoirs des gouvernements énonce la vision que se fait Kahn de l’organisation du monde d’après-guerre[8]. Si le contenu est quelque peu étrange et parfois confus[9], il permet néanmoins de mieux comprendre quels étaient les objectifs du banquier lorsqu’il a créé le CNESP. Pour Kahn, le monde d’après-guerre devrait être organisé en une fédération mondiale avec à sa tête un « Conseil Général du Monde » composé d’experts qui seraient alors en mesure, grâce à leurs connaissances, de prendre les meilleures décisions possibles pour régler les problèmes internationaux. Le conseil mondial serait épaulé par de plus petits comités nationaux, des groupements « formé[s], dans chaque pays, du faisceau d’hommes représentatifs de toutes les forces vives et originales, déléguées par la confiance de tous les milieux sociaux, agréés par le choix de leurs collègues »[10]. Bien que Kahn n’ait pas pu mettre ce projet en application, on peut tout de même croire, comme le dit Carl Bouchard, que « le CNESP a été […], dès les premières années, un «laboratoire», un lieu d’expérimentation d’une idée, testée à petite échelle avant son éventuelle expansion »[11].

Selon Kahn, si la Grande Guerre n’a pu être évitée c’est que : « l’humanité n’a aucun organe rationnel pour la diriger; elle n’a aucune lumière certaine pour s’orienter »[12]. Le nouvel ordre international d’après-guerre doit donc être centré sur la notion de rationalité et éviter tout type de partisannerie, d’où l’idée de la « compétence » si chère au banquier.

Influencé par les idées de son temps telles que le saint-simonisme et le positivisme[13], Kahn conçoit le conseil mondial comme un « organe permanent de prévoyance collective et d’action. » Pour réaliser cette tâche, le « Conseil Général Mondial » :

enregistrerait toutes les phases de la vie, tous nos actes et pensées, tous les sentiments individuels et collectifs […]. Il en tiendrait le compte courant au jour le jour et en ferait le bilan comme un établissement bien ordonné le fait pour les affaires qui le concernent. Il dresserait l’inventaire des idées, arguments, mobiles, émotions, geste ; celui des étapes de la pensée humaine ; celui de toutes les questions et incidents depuis le passé le plus reculé[14].

Cet accent mis sur l’accumulation de connaissances et sur l’utilisation d’une méthode scientifique et objective se remarque enfin dans l’organisation et la structure du CNESP. Un tel organisme irait chercher sa légitimité dans « sa méthode de documentation impersonnelle, au lieu de discussions d’opinions personnelles »[15].

De cette brève présentation Des droits et des devoirs des gouvernements, on peut retenir trois éléments importants. D’abord, Kahn croit que la paix, contrairement à la guerre, repose sur des décisions rationnelles et ordonnées. Ensuite, cette rationalité repose elle-même sur une méthode scientifique positive. Kahn semble ainsi croire que si l’on « enregistre » et si l’on accumule tous les faits objectifs sur une question particulière, la vérité apparaîtra naturellement. Enfin, pour s’assurer d’obtenir des informations objectives, il est nécessaire de faire appel à des personnes compétentes—les experts-et, surtout, de se détacher de toute forme de partisannerie. Ces éléments se retrouvent au coeur du fonctionnement et des objectifs du CNESP.

Le fonctionnement du CNESP

Les séances du CNESP se déroulent selon un protocole assez précis. Chaque semaine a lieu une rencontre lors de laquelle est abordé un sujet particulier. Les séances se déroulent généralement de la même façon[16]. Un président de séance présente le conférencier et le sujet du jour. Ce dernier fait ensuite un exposé qui est suivi d’une discussion et « d’échanges auxquels prennent part les personnalités les plus qualifiées, au moment où ces discussions peuvent contribuer à mûrir le problème »[17]. Le choix des thèmes ainsi que des conférenciers et autres participants qui sont appelés à intervenir lors des séances est effectué par ce que le comité appelle la « Commission d’Initiative », un sous-comité d’une dizaine de membres élus pour une période d’un an.

Fidèle à sa conception positiviste de la compréhension des problèmes internationaux, le comité interroge « les témoins les plus qualifiés sur les diverses questions de son programme »[18]. Le CNESP attire ainsi en son sein des gens de tous les milieux de la société, et ce, sans exclure le sexe féminin, ce qui est proprement remarquable pour l’époque[19]. On y voit se côtoyer des représentants syndicaux, des médecins, des militaires, des membres du clergé, des hommes politiques, des universitaires et des membres de l’élite économique, de droite comme de gauche, situation plutôt rare dans la vie politique française[20]. Le comité fait aussi appel à des gens qui ne sont pas nécessairement membres et accueille nombre de conférenciers et d’intervenants provenant de l’étranger, qui sont appelés à traiter des sujets concernant leur pays d’origine.

Le comité étonne par la diversité des sujets qui peuvent être abordés. Ayant pour seule limite son ambition d’accumulation d’un savoir objectif et juste, ce dernier traite tout autant de questions d’économie avec des séances sur les dettes interalliées, de questions sociales avec des séances sur l’avortement, de politique avec des séances sur les constitutions des différents pays et même de questions plus générales comme celle de l’amour[21]. Les historiens Gilles Baud-Berthier et Carl Bouchard ont tenté, au moyen d’une étude des thèmes abordés lors des séances, de trouver une cohérence derrière cette diversité d’intérêts. Si Baud-Berthier conclut par la négative, Bouchard, lui, démontre que l’occurrence de certaines expressions dans les titres des séances révèle le rapport étroit que le comité entretient avec les évènements de son époque[22]. L’intérêt marqué pour les questions de paix, de gestion des relations internationales et du principe des nationalités dans les premières années d’existence du comité, l’important nombre de séances consacrées à l’URSS, puis un retour marqué, vers la fin des années 1920, aux questions centrées un peu plus vers l’intérieur avec des sujets comme la médecine et l’hygiène, illustrent l’attention que le comité porte aux problèmes de son temps.

Enfin, le CNESP n’a pas pour objectif de faire de la propagande ou de la publicité puisqu’il n’adopte aucune posture partisane particulière. C’est d’ailleurs ce que montre Ferdinand Larnaude de façon claire lors d’une séance où il souligne le 10e anniversaire, alors qu’il décrit ce choix de ne pas faire de propagande comme étant l’un des quatre caractères fondamentaux du comité[23]. Comme le CNESP cherche à « éduquer » les décideurs, les procès-verbaux des séances sont imprimés et distribués aux personnes intéressées, mais aucune campagne de publicité n’est organisée. Le comité, dans son désir de rester neutre, entend ne pas prendre position sur des enjeux de sociétés, au profit de la simple et stricte diffusion de la connaissance.

L’arbitrage international, un discours qui ne dérange pas

L’intérêt du CNESP pour les sujets d’actualité explique en grande partie que le comité réfléchisse, dans les premières années suivant sa création, à la paix et plus particulièrement à l’arbitrage international. S’il accorde des séances à des sujets liés à l’impact de la guerre sur les différentes nations[24], il s’intéresse surtout à ce qui se passera une fois que les armes se seront tues. La paix et l’organisation du monde d’après-guerre sont donc clairement au centre de ses intérêts. Mais de quelle façon le comité conçoit-il la paix ?

La paix par le droit, origines et principes

Fervent partisan du projet de la Société des Nations, Albert Kahn attire au CNESP plusieurs intellectuels français qui sont eux aussi en faveur de ce projet[25]. L’adhésion du comité à l’idée de paix par le droit se remarque d’abord dans les nombreuses séances (pas moins de 12[26]) qu’il accorde à l’arbitrage international dans sa première année d’existence. La paix par le droit s’impose très rapidement comme un moyen efficace de gérer les relations internationales et de s’assurer du maintien de l’ordre[27]. L’idée s’impose d’elle-même dans la mesure où la commission d’initiative n’organise aucune session pour discuter d’autres projets possibles[28]. Les premières rencontres servent plutôt à définir les contours d’un tel ordre, et à discuter du fonctionnement de cet arbitrage. Il s’agit, essentiellement, d’appliquer aux nations les principes juridiques qui fonctionnent déjà en leur sein.

Cette façon de concevoir la paix chez des intellectuels français nés au XIXe siècle n’a rien de neuf en ce début de XXe siècle. Les travaux sur le pacifisme d’historiens comme Sandi E. Cooper, Norman Ingram et Jean-Michel Guieu ont mis en évidence le lien entre l’engagement intellectuel et les mouvements pour la paix par le droit. Dans son ouvrage Pacifism, Waging War on War in Europe 1815-1914, Cooper montre comment le pacifisme se développe en Europe dès le début du XIXe siècle et comment il est, déjà à ce moment, associé à une idée de collaboration entre les peuples[29]. Conçue comme un projet qui doit être porté par les citoyens, la paix devient un cheval de bataille pour des groupes de militants, qui voient en elle un droit universel. La paix n’est cependant pas, à ce moment, perçue comme contraire au patriotisme et au nationalisme. Par conséquent, la vaste majorité de ceux qu’on qualifie de pacifistes avant la Première Guerre mondiale ne rejette pas complètement la guerre, parfois nécessaire, notamment en cas de légitime défense, mais croit plutôt à l’importance de développer un système d’arbitrage international qui permettrait la préservation de la paix. La Grande Guerre, attribuée entre autres à l’impact des nationalismes exacerbés, représente, en quelque sorte, un échec pour ce type de pacifisme. Cooper montre cependant à quel point les structures et les valeurs du mouvement pacifiste d’avant-guerre servent de base pour le mouvement de l’après-guerre, tendance dans laquelle s’insère le CNESP.

Si la Grande Guerre et sa violence inédite font émerger un nouveau mouvement pacifiste « radical », les promoteurs de la paix par le droit, eux, continuent d’occuper une place importante dans la réflexion d’après-guerre sur la paix. Le pacifisme « nouveau style », qui rejette complètement la guerre, coexiste avec le pacifisme que l’historien Norman Ingram qualifie d’« ancien style »[30]. Par conséquent, les intellectuels français qui soutiennent l’idée de la paix par le droit et la mise en place d’un système d’arbitrage international appuient alors, en grande majorité, la création de la Société des Nations. Selon Jean-Michel Guieu, les associations d’intellectuels et leurs réseaux jouent un rôle important dans le combat militant pour la création de la SDN. Héritier du pacifisme ancien style, ce pacifisme juridique et ce soutien à la SDN sont à la base de la réflexion d’Albert Kahn et des membres du CNESP.

Pour Carl Bouchard, qui a étudié le discours et les réflexions des « gens ordinaires » sur la paix, l’arbitrage international apparaît comme une évidence pour l’ensemble des promoteurs de la paix car ils « appliquent les solutions qu’ils connaissent sur ce qu’ils ne connaissent pas, et c’est le propre du raisonnement analogique que de jeter un pont entre le connu et l’inconnu »[31]. L’arbitrage international est en effet conçu au moyen d’une analogie domestique que Chiara Bottici définit comme suit :

In its classical fomulation, this reasoning can be expressed in the following way : states : international relations = individuals : domestic realm. Here, the unknown factor is the second, whereas all the other terms—as well as the relationship between the last two—are taken as given[32].

Les peuples auraient donc des droits, au même titre que les individus ont des droits à l’intérieur des États-nations, et c’est dans ces termes qu’Edgard Milhaud[33] pose les bases du système d’arbitrage international dans la première séance tenue par le CNESP : « Le premier acte de cette transformation sera nécessairement la proclamation des droits des peuples, complément et conséquence nécessaire de la proclamation des droits de l’homme »[34]. L’analogie se manifeste, entre autres, dans des extraits qu’il cite de la « Déclaration des Droits et des Devoir des Nations de l’Institut américain de Droit international » qui donne aux nations « droit à la poursuite du bonheur » et à la liberté « de se développer sans immixtion ni suprématie d’autres États, pourvu qu’en agissant ainsi, elle ne commette ni intervention, ni violation des justes droits des autres États»[35]. Faisant référence ici à la Déclaration d’indépendance américaine et à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la Déclaration des droits et des Devoirs des nations évoquée par Milhaud transpose aux nations des éléments typiquement développés pour des individus, et cela révèle la portée d’une telle réflexion analogique. M. Poisson[36], dans une séance de 1922 sur la crise économique mondiale et la coopération, s’exprime aussi en ces termes : « Nous avons pensé que, puisque la coopération était valable pour les relations des individus entre eux, elle pouvait être valable pour les relations des peuples entre eux »[37]. Il appelle ainsi les nations à régler les problèmes causés par la crise économique en mettant en application des habitudes ou des principes qui, habituellement, fonctionnent entre les individus.

L’angoisse générée par l’expérience de la guerre et la perte de repères pousse les membres du CNESP à concevoir la paix dans les termes connus de la paix par le droit et dans les limites de l’analogie domestique. Les idées auxquelles adhère le comité sont des notions bien implantées dans les milieux intellectuels français. On sait de quoi il s’agit et on sait qu’elles n’impliquent pas de remise en cause de l’ordre existant. Au contraire, l’arbitrage international semble en fait le renforcer.

L’internationalisme comme moyen de préserver la France

Le comité consacre une quantité importante de séances aux questions internationales après la guerre et s’intéresse grandement à ce qui se passe à l’extérieur de la France[38]. C’est lorsque l’on se penche plus précisément sur le contenu de ces séances que l’on peut comprendre à quel point une paix conçue selon les lignes bien définies de l’arbitrage international et de l’internationalisme n’est pas, en soi, une remise en cause de l’ordre social et politique. Bien au contraire : lieu de l’expression du national, l’international est davantage qu’un projet utopique qui peine à se réaliser ; il a une fonction. Les réflexions du comité sur l’internationalisme montrent que ce dernier, bien qu’il idéalise en quelque sorte l’éventualité d’une collaboration entre les peuples, se préoccupe beaucoup plus de la place de la France dans le reste du monde.

Constituant en quelque sorte l’espace international par excellence de l’entre-deux-guerres, la Société des Nations (et ses organismes connexes) est le sujet de plusieurs rencontres au comité. En traitant de la SDN, les membres du CNESP réfléchissent plutôt au rôle de la France sur la scène internationale. Le souci principal des membres du comité ? S’assurer que la France obtienne et consolide la place qui lui revient dans cette organisation qui fait la promotion de valeurs (républicaines) de justice. Si la France a perdu en puissance matérielle à cause de la guerre[39], les membres du CNESP restent convaincus de la puissance intellectuelle de leur nation et de l’importance, pour elle et pour le reste du monde, d’exploiter cette force. La création d’une commission de coopération intellectuelle au sein de la SDN est alors accueillie avec beaucoup d’enthousiasme[40]. Il s’agit là d’une bonne façon de montrer la puissance française, l’esprit étant, selon le CNESP, une caractéristique apparemment typiquement française, comme le montre cette citation de M. Luchaire :

Il est de l’intérêt français qu’il y ait en ce moment, quelque part dans le monde, une réunion d’hommes qui appartenant à toutes les cultures, à toutes les directions morales, qui, se plaçant au-dessus des spécialités, considèrent dans leur ensemble les problèmes de la vie intellectuelle et cherchent à les régler ou à en conseiller, à en susciter le règlement par des moyens d’ordre général. Car ces hommes ne peuvent pas ne pas s’adresser en premier lieu à l’une des plus grandes nations productrices dans le domaine de l’esprit, et à celle dont l’esprit est naturellement le mieux adapté aux formules générales, aux conceptions communes à toute l’humanité. […] Mais, inversement, l’autorité de la France intellectuelle s’accroîtra de celle qu’est en train d’acquérir la Commission internationale[41].

La mise en place d’une telle institution représente alors une façon non seulement de montrer sa puissance, mais surtout de l’accroître. Et c’est bien ce qui importe le plus au comité, alors que l’exposé de M. Luchaire sert surtout à montrer au comité que le projet servira sans doute les intérêts français.

Ensuite, l’international constitue également un moyen de s’assurer de la mise en place d’un système qui promeuve la notion de nation. Il va au-delà de la simple expression d’une analogie domestique, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’appliquer des principes juridiques nationaux à un projet global, mais bien de pousser d’autres peuples à adopter le modèle de l’État-nation pour qu’ils puissent intégrer la structure internationale. Pour les intellectuels qui oeuvrent au comité, l’ordre international apparaît comme complémentaire à la nation : « Vouloir la Société des Nations, c’est vouloir des nations. Il faut que ces nations aient des caractères différents et que chacune accompagne sa mission propre. La variété et l’individualité sont les fonctions mêmes de la vie »[42]. Cette réflexion sur la place de la nation et sur l’international comme espace d’existence des nations se manifeste à quelques reprises dans les fascicules relatifs à la SDN[43]. Comme l’affirme Liisa Malkki, « the international order itself serves to reproduce, naturalize, legitimate, and even generate “the nation form” all over the world »[44]. C’est la principale fonction de l’international, qui n’apparaît pas comme un état supérieur de la civilisation, mais bien comme le meilleur lieu d’expression de la nation. En légitimant l’État-nation, il assure à une nation comme la France son existence et sa valeur. « Le parti pris de la SDN est donc […] la conséquence d’une réflexion sur la puissance relative de leur nation. En voulant sauver la France, ils font aussi avancer la cause internationale »[45], affirme Carl Bouchard dans son analyse du point de vue de ces internationalistes français au début du siècle. C’est pourquoi le CNESP soutient une Société des Nations qui donne toute la place aux États-nations et qui encourage leur développement et leur émancipation : « L’esprit international n’affaiblira pas l’esprit national. La Société des Nations, comme toutes les sortes de Sociétés, ne peut être que la somme des valeurs de ses membres. Les nations continueront de travailler chacune dans son cadre de nation, de sa portion de sol, sous son fragment de ciel, avec les aptitudes diverses, nées du ciel et de la terre »[46]. En plus de permettre au national de s’exprimer et de s’imposer comme modèle, l’international agit sur le national en confirmant la validité, et donc l’universalité, des valeurs nationales.

Dans un monde mené par l’État-nation, l’arbitrage international se révèle ainsi être non pas seulement un système de gestion des relations entre les États, mais bien un complément, un support à un nationalisme qui ne peut s’exprimer seulement à l’intérieur des pays. S’il est à l’origine un idéal de paix, cet ordre permet à une puissance comme la France de garder une certaine suprématie en contrôlant la forme du projet politique européen et international d’après-guerre, et ce, malgré les difficultés encourues par la guerre. L’arbitrage international sert à assurer à la France une place de grande puissance sur l’échiquier européen et international. Ainsi, le comité, sous couvert d’ouverture sur le monde et de diversité des points de vu, cautionne un ordre international qui cherche à rétablir la puissance française ébranlée par la guerre.

Les premières années du CNESP sont révélatrices d’un intérêt marqué pour les questions d’arbitrage international et de géopolitique internationale et européenne. Si le mot « paix » ne se retrouve dans pratiquement aucun des intitulés de séance, l’idée de réfléchir à un monde régit par des lois positives prévenant les guerres illégales, elle, est bien présente. C’est qu’il s’agit d’une question qui intéresse particulièrement le fondateur du comité, le banquier et philanthrope Albert Kahn. Ses réflexions, bien qu’empreintes d’un idéal pacifiste, vont au-delà de la paix. Avec ses moyens financiers énormes et ses innombrables projets, Kahn espère contribuer à la création d’un monde meilleur. Le CNESP représente en quelque sorte un test pour une idée d’une bien plus grande ampleur : le Conseil général mondial, comme il en défend l’idée dans son texte programmatique Du Droit et des Devoirs des Gouvernements. Avec des regroupements comme le CNESP, Kahn croit pouvoir générer la paix; il croit que l’activité intellectuelle et que l’avancement des connaissances engendreront un monde pacifique, fondée sur la rationalité et l’expertise. Cet idéal influencera grandement le fonctionnement du comité qui, jamais, ne fera de propagande ou ne se mêlera de politique. La paix prend en effet une teinte particulière lorsqu’elle est pensée dans un contexte où la nation est en danger. Elle devient alors plus qu’une façon d’éviter la guerre et ses effets dévastateurs, elle est aussi un outil de conservation de la nation. C’est de cette façon que le comité entrevoit la paix : un ordre international qui légitime la nation-et donc, dans le cas présent, la nation française, créatrice de l’idée même de nation-et qui assure à la France de conserver sa puissance.