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En témoigne pour exemple l’importante médiatisation autour de la sortie des différents volumes de l’ouvrage collectif « Histoire des émotions », dans les dernières années, les affects, comme objets d’étude, ont suscité un intérêt croissant autant dans les recherches en sciences humaines que pour un plus large public[1]. Possible symptôme générationnel d’un monde occidental en soif toujours plus grande de contrôle du soi et d’intelligence émotionnelle, ce que le milieu académique anglophone nomme l’« emotional turn » est un phénomène désormais incontournable dans la production scientifique. Les historien.ne.s qui décident d’appréhender l’impact des affects dans leurs différents champs de recherches puisent généralement dans les domaines de l’anthropologie, des neurosciences et de la philosophie afin d’observer de possibles fluctuations émotionnelles à travers les espaces et le temps. La question du rapport que l’émotion entretient à l’histoire porte inévitablement en elle des enjeux de causalités. Les individus et les sociétés produisent-ils par eux-mêmes une série de normes émotives qui se diversifient, se réinventent et s’expriment avec plus ou moins d’intensité et de liberté au fil du temps ? Ou au contraire, en tant que charpente des normes sociales, les émotions agissent-elles comme actrices centrales du cours de l’histoire et par conséquent, bénéficient d’une certaine forme d’autonomie par rapport au temps qui passe ? En outre, d’un point de vue méthodologique et épistémologique, l’historien.ne lui-même ne doit-il/elle pas faire preuve d’humilité et admettre l’influence de ses propres émotions face à son objet d’étude ?

En organisant la XXVe édition du colloque de l’Association des Étudiant.e.s Diplomé.e.s du Département d’histoire de l’Université de Montréal (AÉDDHUM) autour du thème des affects, des perceptions et des subjectivités, nous souhaitions faire de l’analyse du phénomène émotionnel le centre d’un espace de discussion, de réflexion et de critique. Nous voulions ainsi offrir aux jeunes chercheur.e.s la possibilité pour eux d’investir un champ maintenant foisonnant en leur permettant d’affiner leurs compréhensions des émotions du passé tout en critiquant les classifications émotionnelles contemporaines. Au-delà des questions majeures déjà exprimées ici, nous nous sommes rendu compte que l’étude des affects ouvrait la voie à une multitude d’autres interrogations. Par exemple, comment est-ce que la foi, l’idéologie, la « race », la classe et le genre influencent l’expression des émotions ? Faut-il s’inquiéter de certaines formes de manipulation émotionnelle ? Comment percevoir les émotions à travers l’infinie multitude de nos sources (qu’elles soient écrites, orales, filmées, enregistrées, dessinées, etc.) ? Les chercheur.e.s, parfois témoins, doivent-ils taire leurs émotions pour en parler ? Et quel est l’engagement affectif des chercheur.e.s envers leurs témoins ? Enfin, nos perceptions et nos subjectivités altèrent elles nos travaux ?

La conférence de clôture de notre colloque a été donnée par Rob Boddice qui a déjà publié plusieurs ouvrages sur le sujet des affects[2]. Selon lui, parce qu’elle produit de nombreuses évidences sur les expressions, les expériences et les pratiques émotionnelles, la recherche en histoire peut se poser en intermédiaire sérieuse pour d’autres disciplines scientifiques. L’écriture de l’histoire, au carrefour d’une multitude de méthodologies empruntées librement, peut établir des ponts. Ces liens pourraient réunir des sciences aussi éloignées dans leurs approches de l’étude des émotions que le sont, par exemple, les neurosciences et la philosophie. Les présents actes, qui sont issus d’un colloque se voulant interdisciplinaire, illustrent de façon exemplaire la diversité tout autant que la cohérence des raisonnements dont a fait état notre rencontre. De la sorte, ce numéro se permet humblement d’ajouter une pierre à ce pont en construction.

Le premier article de ces actes de colloque se présente comme un essai. Il s’attèle à la question fondamentale de l’influence des émotions dans le travail des chercheur.e.s. Rituparna Das nous y dévoile les résultats d’une série d’entrevues qu’elle a tenues auprès de chercheur.e.s indien.ne.s en études postcoloniales issues de trois générations différentes. Alors que les plus âgé.e.s gardent plusieurs souvenirs « authentiques » de la période d’occupation britannique, les plus jeunes doivent composer avec des souvenirs racontés, héritages des expériences de leurs parents et de leurs grands-parents. Dans son article, Das, qui est elle-même impliquée dans ces complexes processus de création académique, nous parle de l’anxiété qui vient cueillir le/la chercheur.e. quand il/elle se sent influencé.e par une mémoire, qu’elle soit personnelle ou collective.

Avec son analyse de la Vita Leobae, relatant la vie de Leoba (†782), première abbesse d’un des plus anciens couvents féminins de Saxe, Anne-Gaëlle Weber démontre tout le potentiel du genre hagiographique dans l’étude des émotions dans le haut Moyen Âge. Avec son article, Weber parvient à se servir de ses résultats concernant les affects afin de mieux saisir le contexte dans lequel sa source a été produite tout autant qu’elle développe un véritable guide à l’attention de ceux et celles qui voudraient, comme elle, traquer les émotions dans la littérature hagiographique. En abordant par exemple la question de la traduction ou encore celle de l’agentivité des émotions, Weber apporte sur la table plusieurs enjeux incontournables concernant l’étude des affects.

Dans son article, Sophie Doucet, a, quant à elle, décidé de concentrer ses énergies sur une seule et unique émotion : la peur. Elle procède à cette habile autopsie à partir d’un journal intime, celui d’une bourgeoise catholique montréalaise au tournant du XXe siècle, Marie-Louise Globensky (1849–1919). La recherche de Doucet permet dans un premier temps de mieux appréhender les émotions personnelles de son actrice historique. Comment la diariste exprime-t-elle ses peurs et comment y trouve-t-elle des remèdes ? Dans un deuxième temps, Doucet offre une résonnance précieuse à cette émotion, notamment en interrogeant la pratique d’écriture des journaux intimes ou encore en réfléchissant au poids et au pouvoir des normes sur les ressentis. Ainsi, cet article nous éclaire sur l’influence que peut détenir une institution telle que l’église concernant les émotions vécues et exprimées de ses paroissiens.

Pierre Gauthier se concentre, quant à lui, sur les émotions telles qu’elles sont régies et négociées dans un cadre relationnel précis : l’amitié. Pour ce faire, à partir de journaux intimes et de correspondances, Gauthier propose une analyse des relations amicales-conçues comme de véritables « régimes émotionnels », pour reprendre l’expression de William Reddy-entretenues par deux pensionnaires du Collège de Valleyfield et dont le directeur spirituel n’était autre que Lionel Groulx (1878–1967). Cet article nous permet d’appréhender les différentes mutations qu’a subies le concept d’amitié au tournant du XXe siècle, passant d’une relation sentimentale à une camaraderie virile. On y découvre également le rôle important joué par le personnel du Collège, qui encourage la pratique amicale tout en se prémunissant de ce qui apparaît pour lui comme de potentielles « déviances morales ».

L’article d’Anne-Marie Shink se propose d’observer les transformations, à travers le temps, de la définition du concept de l’amour et des normes qui en découlent en Occident. Pour ce faire, Shink se sert d’un genre littéraire, le roman d’amour, comme miroir des conventions sociales de la société occidentale. Après avoir établi une revue littéraire chronologique, Shink cherche à définir les grandes caractéristiques de ce qu’elle nomme « l’amour postmoderne », celui de notre époque. Elle procède de la sorte à une comparaison qui le distinguerait d’un amour propre à l’époque victorienne dont les romans de Jane Austen, par exemple, en sont exemplaires. Dans son étude, Shink se penche notamment sur la « chick lit », un genre littéraire héritier du style victorien qui, selon elle, reflète particulièrement bien les impératifs normatifs du XXIe siècle, notamment l’autonomisation de l’individu et l’injonction permanente au bonheur.

En conclusion de ce dossier, l’article de Léna Dormeau se pose comme une analyse critique nécessaire des raisons qui nous ont poussés à organiser ce colloque et les actes qui en découlent tout autant que celles qui, plus généralement, conduisent la recherche en sciences humaines à s’intéresser aux affects. En effet, il s’agira ici de remettre en question l’attention grandissante de nos sociétés à l’égard des émotions. Du concept foucaldien de biopolitique à l’ontopolitique en passant par la psychopolitique, Dormeau démontre rigoureusement comment, dans le monde néolibéral, le contrôle des émotions a supplanté l’exploitation des corps. L’optimisation mentale, par le biais de séances de coaching et de développement personnel, tout autant que le rejet et la pathologisation des émotions négatives sont, selon l’auteure, les symptômes criants d’un système de domination où « l’individu est acteur de sa propre aliénation ».

En somme, ce numéro des Cahiers d’histoire veut explorer l’histoire des affects sous ses différentes formes, en étudiant, par exemple, le cas d’une émotion particulière ou en s’interrogeant encore sur les espaces sociaux dans lesquels les normes émotionnelles circulent, sans épargner au passage, certains enjeux comme celui de la source historique et de son approche. Ces études de cas concernant la place des émotions dans l’histoire ont ouvert avec eux des questionnements disciplinaires d’ordre plus introspectifs. Ils nous permettent de nous rappeler, qu’à titre de chercheur.e.s, nous ne sommes pas nous-mêmes exempté.e.s de ressentis pouvant affecter le contenu de nos travaux. Il serait d’utilité publique que nous poursuivions nos discussions sur nos propres subjectivités afin d’ouvrir la possibilité de leur laisser un espace mieux assumé dans nos écritures. Enfin, nous devons garder en tête que ce souci de l’émotion est aussi une marque de notre époque où les humeurs se partagent à coup d’émoticônes et de sourires aux pixels filtrés.

Cette introduction ne saurait trouver de fin convenable sans exprimer des remerciements auprès de celles et ceux qui ont soutenu l’organisation de notre rencontre et la production du présent ouvrage qui en découle. Je voudrais d’abord remercier nos subventionnaires, les Fonds d’investissement des cycles supérieurs de l’Université de Montréal (FICSUM), les Fonds d’amélioration de la vie étudiante (FAVE) et la Chaire de la Fondation J. W. McConnell en études américaines. Merci aux professeurs Cynthia Milton et à Gordon Blennemann ainsi qu’à Jacques Y. Perreault, directeur du département d’histoire de l’Université de Montréal. Merci à l’AÉDDHUM et aux Cahiers d’histoire qui offrent aux étudiant.e.s en cycles supérieurs du département d’histoire une multitude de façons de s’exprimer et de faire avancer leurs réflexions et leurs recherches.

Merci aussi à celles et ceux qui, par leur temps et leur aide, ont permis à un si bel évènement d’exister. Merci au comité organisateur composé de Nadine Auclair, Valérie Bordua, Maxence Denis-Blais, Mathilde Germond, Brintha Koneshachandra, Sophie Mailly, Gabrielle M. Hamelin, Céline Stantina et Marc-Antoine Therrien. Merci à Jean-Christophe Cusson et à Florence Prévost-Grégoire pour vos sages conseils. Merci à Yoann Daumer qui a su régaler tous les appétits. Merci à toutes et tous nos conférencières et conférenciers, en particulier à Rob Boddice et à Sonya Lipsett-Rivera. Enfin, merci aux professeur.e.s du département qui ont été présent.e.s., soit à la présidence d’un panel ou dans l’assistance, vos réflexions nous ont grandement apporté.