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Il existe aujourd’hui dans les sociétés occidentales contemporaines un état de fait paradoxal, caractérisé par l’incitation à un épanouissement via une optimisation sans réserve de l’individu-sujet comme facteur d’amélioration d’un monde commun ; alors même que ce dit monde-commun semble exponentiellement oppressant, destructeur, et peu propice à l’émancipation. Dès lors, il convient d’interroger les émotions—et le discours autour de ces dernières—comme dispositif devenu essentiel dans et pour nos existences, sans jamais cesser de mettre en relief ce paradoxe de départ. Le présent texte, envisagé comme exploration théorique, souhaite mettre en discussion différents auteurs (Foucault-Han-Illouz & Cabanas-Canguilhem), leur emprunter certains concepts afin de les articuler autour de notre objet propre, pour enfin émettre une proposition critique relative à un constat empirique. L’analyse conceptuelle présentée ici a pour objectif de proposer des clés permettant d’interroger des réalités quotidiennes collectives, et diffuses.

Quels sont les enjeux d’une société dans laquelle l’expression de nos affects intimes—tout comme l’injonction à cette expression—devient essentielle afin d’exister en tant que sujet ? De manière à décrypter ces nouvelles formes de subjectivation en étroite relation avec l’économie néolibérale contemporaine, nous analyserons le passage d’une socialisation des corps à une discipline corps-esprit, que nous alimenterons par la suite avec l’idée d’une normalisation des émotions, pour enfin le connecter à une construction normative relative à la santé et au bien-être.

De la biopolitique à la psychopolitique 

De la discipline du corps à la discipline de l’âme

Lors de son célèbre séminaire au Collège de France en 1978–1979 intitulé La naissance de la biopolitique, Michel Foucault consacre l’essentiel de son enseignement à l’émergence du libéralisme, à l’ordo-libéralisme allemand, puis au néolibéralisme américain. C’est à cet art libéral de gouverner, les mécanismes par lesquels cet art se met en oeuvre, s’analyse lui-même, que Foucault réfléchit principalement. Le libéralisme ne relevant pas d’une théorie économique ou politique, d’une logique unique, il ne s’agit alors pas pour Foucault d’étudier une doctrine générale qui serait cohérente en tant que telle. Ce qu’il met en lumière dans son cours, c’est bien le caractère protéiforme, hétérogène et discontinu du libéralisme, la multiplicité de ses points d’ancrage et sa généralisation à toutes les sphères de la vie sociale. Défini par l’historien comme une « technologie du pouvoir », le libéralisme vise le contrôle des populations en s’appuyant sur des fondements naturalistes ainsi que sur un déploiement maximal de la force marchande. Par-delà même l’analyse des pratiques politiques du libéralisme, c’est l’asservissement des individus aux forces du marché qui intéresse Foucault. C’est cet asservissement, transposé dans nos sociétés contemporaines et nommé psychopolitique par le philosophe berlinois Byung-Chul Han, que nous prendrons ici comme axe de réflexion.

Chez Foucault, le pouvoir disciplinaire soumet le sujet à un ensemble de prescriptions et d’interdictions, éliminant par là même déviances ou anomalies : il s’agit d’un pouvoir normatif. La technique orthopédique du pouvoir disciplinaire ne se contente pas d’agir sur le corps, elle s’immisce en outre dans l’esprit. Toutefois, la psyché n’apparaît pas comme étant au coeur du pouvoir disciplinaire. Le panoptique du philosophe utilitariste Jeremy Bentham n’observe lui aussi ses détenus que de l’extérieur. Il est lié au visible et ne peut avoir accès aux pensées intimes, aux désirs, aux besoins ou aux émotions. Le pouvoir disciplinaire envisage la masse des individus comme productive, reproductive, et qu’il convient d’administrer. La biopolitique, technique de gouvernement de la société disciplinaire, a pour objet de socialiser les corps sous leurs formes productives : « pour la société capitaliste, c’est la biopolitique qui importe avant tout, le biologique, le somatique, le corporel. »[1] Dans son acception la plus globale, la biopolitique est alors entendue comme politique des corps, intrinsèquement liée au biologique corporel.

Le néolibéralisme—que d’aucuns nommeront ultralibéralisme—pensé comme développement ou mutation du capitalisme, ne s’intéresse plus en premier lieu à ce qui est « biologique, somatique, corporel », mais semble découvrir la psyché comme force productive. C’est ce tournant psychologique que le philosophe Byung-Chul Han appelle psychopolitique, car le corps, en tant que force de production, n’occupe plus une place aussi centrale que dans la société disciplinaire biopolitique décrite par Foucault. Han, reprenant puis dépassant Foucault, analyse les nouveaux ressorts de la productivité humaine, constatant que la discipline du corps a cédé la place à l’optimisation mentale. Afin que la productivité augmente dit-il, « il faut, non pas surmonter des obstacles physiques, mais optimiser des processus psychiques ou mentaux. »[2] Il convoque et rejoint Stiegler lorsque ce dernier établit que le concept foucaldien de biopouvoir ne convient plus à notre époque : « Il me semble que le biopouvoir que Foucault s’est attaché à décrire historiquement et géographiquement, et si puissamment, en le situant en Europe, n’est plus ce qui trame notre époque. »[3]

La psychopolitique néolibérale telle que décrite par Byung-Chul Han propose donc une lecture des nouvelles servitudes par le prisme de ces « nouvelles techniques de pouvoir », des formes d’exploitation plus subtiles, quasi-invisibles, totales et totalisantes. Selon lui, et nous le rejoignons sur ce point, l’essor du développement personnel—avec son lot de coaching, séminaires de bien-être et autres ateliers de motivation—participe d’une logique du succès commercial quantifiable, dont la nécessité découle principalement de contraintes systémiques plutôt que d’une volonté profonde d’émancipation individuelle, ou pour le dire autrement, du souci de la « vie bonne ». Ce que vise Byung-Chul Han dans sa critique du néolibéralisme, ce que recouvre sa psychopolitique, c’est la manière dont le capitalisme néolibéral exploite l’être humain tout entier, corps, âme, émotions, attention, en plaçant justement l’individu au coeur de son système de domination, comme acteur de sa propre aliénation. Ainsi, devant la promesse d’une optimisation de soi, d’un accroissement d’efficacité sans limites, et d’une rencontre avec son « moi » intérieur, le sujet performant néolibéral s’exploite lui-même volontairement et passionnément. Dans cette perspective, il convient par ailleurs d’éradiquer tout ce qui pourrait freiner l’accroissement des performances individuelles. Les craintes, doutes, faiblesses ou blocages sauront faire l’objet d’une thérapie adéquate, qu’elle prenne la forme d’entretiens chez un psy ou d’adhésion à un club de pilates. Soumis à la logique du marché, tout est rendu mesurable et comparable ; ses propres performances, tout comme ses progrès, son degré de connaissance de soi, son intelligence émotionnelle, sa santé mentale ou sa propension au bonheur. L’impératif néolibéral d’auto-optimisation, sous couvert d’une invitation à l’émancipation individuelle, ne sert en définitive qu’à pérenniser le fonctionnement d’un système, dans un mouvement dialectique d’aliénation collective annoncée.

En outre, et nous y reviendrons en dernière partie, il est important de noter que l’impératif d’auto-optimisation illimitée exploite également les émotions connotées comme étant « négatives ». Mais ici encore, la seule « négativité » tolérée est celle qui peut être exploitée à des fins d’optimisation. Si nous ne pouvons pas « tirer profit » de nos émotions négatives, alors elles ne servent à rien. Leur expression est vaine car elles ne nous rapportent rien.

Techniques de soi et néolibéralisme

Dans le prolongement de l’idée de gouvernementalité telle qu’il l’avait développée dans ses cours, le thème du souci de soi apparaît chez Foucault. Au début des années 1980, il réfléchit à des « techniques de soi » à partir d’une problématisation du rapport à soi inspirée largement par la pensée grecque. Il définit celles-ci comme permettant « aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immoralité.[4] » À l’analyse du gouvernement des autres suit la réflexion sur le gouvernement de soi, c’est-à-dire un questionnement sur la manière dont les sujets se rapportent à eux-mêmes et rendent ainsi possible le rapport à autrui. L’expression « souci de soi », utilisée par Foucault, est une reprise de l’epimeleia heautou que l’on trouve principalement dans le Premier Alcibiade de Platon, et indique en réalité l’ensemble des expériences et des techniques qui élaborent le sujet et l’aident à se transformer lui-même.

Chronologiquement, Foucault pense donc une éthique de soi après avoir analysé le pouvoir disciplinaire et les techniques de domination. Loin d’envisager que l’un doit se penser par opposition à l’autre, dans une aporétique dichotomie aliénation/émancipation, Foucault, nous dit Byung-Chul Han, met de lui-même l’accent sur la transition entre les techniques de domination et les techniques de soi : « J’ai peut-être trop insisté sur les techniques de domination et de pouvoir. Je m’intéresse de plus en plus à l’interaction qui s’opère entre soi et les autres et aux techniques de domination individuelles, au mode d’action qu’un individu exerce sur lui-même. »[5] Selon Han, la technique de pouvoir du régime néolibéral constitue « le point aveugle de l’analyse foucaldienne du pouvoir. »[6] À son sens, Foucault ne perçoit pas que « le régime de domination néolibéral récupère entièrement à son compte la technique du soi », que la technique néolibérale d’optimisation illimitée du soi n’est rien d’autre qu’une forme efficace d’exploitation moderne[7]. Ne se saisissant pas corporellement des individus, la technique du pouvoir néolibéral s’assure, par des biais subtils, que les individus reproduisent dans leur fonctionnement intérieur même le rapport de domination. L’interprétant comme liberté, s’envisageant autonome et émancipée, la majeure partie de la population tend à agir d’elle-même, sur elle-même. Par conséquent, liberté et exploitation sont imbriquées, de la même façon qu’optimisation et soumission se synonymisent. Ce couple liberté-exploitation sous la forme de l’auto-exploitation, reste, selon Byung-Chul Han, « caché à Foucault », alors même que cela constitue la réelle problématique de nos sociétés actuelles. Nous pensons que la citation précédente convoquée par Han est fondamentale dans le glissement de la pensée foucaldienne, qu’en elle-même elle porte le germe des réflexions à venir, et que ce point, définit comme « aveugle » par le philosophe berlinois ne l’est en définitive pas tant que cela. Si Foucault était encore en vie, nous postulons qu’il aurait très largement refondu et déployé cette intuition, et que Byung-Chul Han, bien que nous le rejoignions à maints égards, parle injustement de « point aveugle ». Ce que cette citation indique justement, c’est qu’à cette période, Foucault prend ses distances à l’égard de sa focalisation sur les processus disciplinaires. De lui-même, il envisage comme lacunaire de n’appréhender le pouvoir qu’en terme de pouvoir disciplinaire, centré sur le corps en tant qu’objet du dressage et de la normalisation, car c’est à l’intérieur même de l’analytique du pouvoir qu’il se heurte à des obstacles l’obligeant à préciser son analyse afin d’étudier le rapport entre les formes de domination et les processus de subjectivation. Dans une interview publiée en 1978 sous le titre La société disciplinaire en crise, Foucault reconnaît les limites de ses analyses qui, dans la première moitié des années soixante-dix, s’orientaient vers la discipline comme technique dominante de pouvoir : « Il semble évident que nous devons nous séparer dans l’avenir de la société de discipline d’aujourd’hui. »[8] Cette correction, puis continuation de ses précédents travaux, qualifiée de « rupture »—que nous envisageons comme déplacement théorique radical—prend la forme d’une nouvelle problématique centrée sur la notion de gouvernement.

Il me semble en effet qu’à travers la crise économique actuelle et les grandes oppositions et conflits qui se dessinent entre nations riches et pauvres (entre pays industrialisés et non industrialisés), on peut voir la naissance d’une crise de gouvernement. Par gouvernement, j’entends l’ensemble des institutions et pratiques à travers lesquelles on guide les hommes depuis l’administration jusqu’à l’éducation. C’est cet ensemble de procédures, de techniques, de méthodes qui garantissent le guidage des hommes les uns par les autres qui me semble aujourd’hui en crise, […] nous sommes peut-être au début d’une grande crise de réévaluation du problème du gouvernement[9].

C’est dans une acception très large que Foucault utilise le concept de gouvernement, inévitablement tourné vers sa signification plus ancienne qui recouvrait l’interaction de formes de savoir, de stratégies de pouvoir et de modalités de subjectivation. Désignant des rationalités, des comportements et des champs de pratiques visant à contrôler les individus et les collectivités en incluant eux-mêmes des formes de comportement individuel (les techniques de soi), Foucault, à notre sens, s’est d’avantage approché d’une théorie de l’auto-optimisation contemporaine que Han ne le laisse à penser. Lorsque Byung-Chul Han désigne le cheminement foucaldien entre techniques de domination et techniques de soi comme un « passage », nous pensons le concept de gouvernement et par extension celui de « gouvernementalité » comme clé analytique d’exploration du rapport entre ces deux techniques. Nous ne pensons pas que le couple liberté-exploitation sous la forme de l’auto-exploitation soit restée « cachée » à Foucault, en revanche nous sommes convaincus qu’il ne lui a manqué que du temps pour le formaliser.

De la psychopolitique à l’ontopolitique

« Happycratie » ou le pouvoir par l’injonction au bonheur

Dans son récent ouvrage, co-écrit avec le psychologue Edgar Cabanas, la sociologue Eva Illouz poursuit et précise ses réflexions sur le processus de marchandisation de la sphère intime. Dans son essai de 2006 Les sentiments du capitalisme, elle posait déjà la « gestion du moi », de ses émotions, comme une « attitude culturelle », un phénomène sociétal propre à la modernité qui serait le fruit de la fusion d’une compétence communicationnelle managériale et l’expression d’affects intimes[10]. Il nous semblait cependant qu’Illouz ne questionnait pas assez précisément les conditions d’émergence de ce rapport nouveau aux émotions, les raisons pour lesquelles ce dernier se retrouvait principalement dans les sociétés capitalistes. Notre idée, dès le départ, en accord avec Byung-Chul Han, a été que les émotions et le capitalisme ne sont pas imbriqués, mais bien que l’un est soumis à l’autre, que l’un se sert de l’autre, que la « mode » de l’émotion ou du discours autour de ce dernier est liée principalement au processus économique néolibéral. Nous rejoignions Frédéric Lordon lorsque celui-ci voyait le regain d’intérêt pour l’individu-sujet et ses émotions comme ambivalent et piégeux. Car si « les affects ne sont pas autre chose que les effets des structures dans lesquelles les individus sont plongés »[11], alors cet intérêt soudain pour ces affects ne peut que masquer l’indéniable puissance des structures et des institutions.

Au début du chapitre 2 de Happycratie, les auteurs définissent le néolibéralisme comme étant caractérisé par « l’extension implacable du champ de l’économie à toutes les sphères de la société. »[12] Alors même que la notion d’aliénation est quasiment absente de leur ouvrage, Illouz et Cabanas posent, afin de nommer le capitalisme contemporain, une définition dont le sens rejoint inévitablement la définition de la réification telle que donnée par Lukàcs dans son essai La réification et la conscience du prolétariat :

L’essence de la structure marchande a déjà été souvent soulignée ; elle repose sur le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d’une chose, et, de cette façon, d’une « objectivité illusoire » qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre homme[13].

La définition de Lukàcs, faisant écho au « fétichisme de la marchandise » présent dans Le capital de Marx, rendait déjà compte de cette extension du rapport marchand à toutes les sphères de la vie humaine et sociale. Sans risquer de jugements hâtifs, nous considérons alors que le néolibéralisme au sein duquel se joue cet « happycratie », correspond bien à cette société psychopolitique que nous avons décrite préalablement. Car « happycratie » n’est pas à entendre comme tyrannie du bonheur, mais bien comme pouvoir via l’injonction au bonheur. Ce qui est mis en avant tout au long de l’essai, c’est cette idée que circule, depuis la psychologie positive jusqu’au management dans les entreprises, une nouvelle injonction à se gouverner soi-même au nom du bonheur. Décortiquant la pléthorique littérature en psychologie positive, Cabanas et Illouz mettent en exergue l’un des ressorts majeurs de cette injonction à l’auto-optimisation de soi. Il existe, nous expliquent-ils, un langage commun à la psychologie positive et au management qui permet de verbaliser positivement notre vécu, nos expériences. Ainsi, en abandonnant un regard social collectif sur les problèmes, les individus sont amenés à nommer subjectivement leurs ressentis, et n’envisager leur dépassement que dans un travail individuel. Toujours en se référant à cette parabole du « self-made man », il convient d’envisager chaque événement de façon positive, car dans chaque drame se loge un biais permettant de mieux se connaître, non pour s’éprouver dans la douleur, mais bien dans la perspective de trouver une possibilité de se réinventer, de puiser dans ses ressources, de sublimer son malheur, ou, pourrait-on presque dire, de se transcender.

Plus encore, alors même que les drames qui surviennent revêtent des causes sociales, sanitaires, climatiques, exogènes donc, ou pour citer Épictète « qui ne dépendent pas de nous »[14], c’est tout de même en soi qu’il faudra puiser, afin de se gouverner, afin de s’en sortir. Ce récit de l’« amélioration de soi », trame commune des ouvrages de psychologie positive et de management, repose sur la formalisation pseudoscientifique selon laquelle n’importe quel « traumatisme peut être suivi d’un développement personnel, stimulé principalement par la nécessité de lutter contre l’adversité. »[15] La réification que nous évoquions préalablement, dans son extension même, a significativement détourné et mercantilisé l’adage nietzschéen « ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort », devenu le nouveau mantra économiquement viable de l’individu-sujet néolibéral[16]. Ce qu’il convient de noter ici, c’est le glissement sémantique, et considérablement substantiel, de ces « techniques de soi » que proposait Foucault. Car le fonds de commerce de ces pratiques contemporaines repose sur la simplicité, la vulgarisation, et principalement sur la consommation, qui se doit d’être rapide, lacunaire et superficielle. L’invariable de toutes ces pratiques d’auto-gouvernance, c’est qu’aucune d’entre elles ne vise à changer structurellement ou profondément la psyché. Fondamentalement, nous pouvons dire qu’elles n’ont même pas vocation à une réelle connaissance de soi. C’est dans la promesse de la résolution des difficultés du quotidien, pour lesquelles elles dispensent des conseils pratiques « clé-en main », que ces techniques puisent leur succès. C’est en suggérant comme ligne de mire une émancipation individuelle via le contrôle et la maîtrise totale de soi que les individus acceptent de ne voir en chaque obstacle qu’un stimuli productif. En définitive, Happycratie, tout comme la psychopolitique de Byung-Chul Han, renvoie à ce pouvoir intériorisé de soi sur soi-même. Ce pouvoir, c’est la force de l’injonction à se gouverner soi-même, par le dépassement de soi, au nom de sa propre quête du bonheur. Comme Edgar Cabanas et Eva Illouz, nous questionnons cette tendance générale à accepter une telle logique, l’intériorisation de cette idée que l’existence la plus digne d’être vécue est une vie gestionnaire, mesurée, quantifiable, et par conséquent contrôlable. Car nous nous rendons serviles à ce nouveau discours, à cette nouvelle discipline de soi qui s’instaure.

Ontopolitique et normalisation des émotions

La biopolitique dont parle Foucault, qui pilote les corps dans un espace-temps prescrit et précis, s’est étendue—comme vu précédemment—à l’esprit, aux émotions, aux affects, tout autant qu’au couplage corps-esprit, acte-attention, optimisation-domination. Le terme, employé et déployé par Byung-Chul Han afin de décrire cette extension, la psychopolitique, bien que plus représentatif du système d’exploitation néolibéral contemporain, nous paraît encore inadéquat, peut-être trop restreint par rapport à l’ampleur du phénomène. Han, tout comme Illouz et Cabanas, souhaitent décrire les effets d’une biopolitique extensive, d’une psychopolitique donc, qui préempte à la fois la psyché, les émotions et l’attention, constituants la source même du rapport à soi, à l’Autre, au monde. Ce déploiement d’auto-aliénation peut également être pensé comme un point d’aboutissement des démocraties horizontales, où il n’est nul besoin de gouvernement, d’un pouvoir vertical, pour que s’organise de façon immanente un auto-contrôle généralisé de la population issu à la source de pratiques individuelles largement répandues et mimétiques. Nous sommes d’accord avec Byung-Chul Han lorsqu’il pose que « la psychopolitique néolibérale se saisit de l’être dans son entièreté, […] en somme, de la vie elle-même. »[17] Alors, quand celui-ci théorise sa psychopolitique, au regard même de la définition qu’il en donne ainsi que les données présentes dans l’ouvrage d‘Illouz et Cabanas, nous sommes presque dans une ontopolitique, c’est-à-dire une appréhension quasi-intégrale de ce qu’est une existence citoyenne, ayant pour seule finalité de régir les comportements humains les plus quotidiens. La notion de psychopolitique, tout comme celle de psychotechnologies telle qu’employée par Stiegler, ne rend pas assez compte de la mesure dans laquelle ces technologies du pouvoir agissent sur les affects, les émotions, les désirs des individus. Il y a indéniablement une pure mécanique psychologique dans la façon dont le pouvoir capte l’attention, la façonne, la « design ». Nous pensons malgré cela que pour une large part, l’efficacité de l’auto-aliénation est de nature affective. L’optimisation mentale dont traite Byung-Chul Han ou l’Happycratie dépeinte par Illouz et Cabanas incluent la dimension émotionnelle, là où nous croyons que les affects constituent la clé de voûte de la domination auto-déterminée.

Par conséquent, nous voudrions ici tenter de découpler la volonté de puissance néolibérale, largement individualisée même dans son exercice, et les pratiques de soi qui viennent converger avec cette volonté. Il existe, selon nous, une forme d’immanence dans ces pratiques, une saisie personnelle, volontaire et « libre » de toutes les potentialités que propose et met en place le capitalisme néolibéral. Nous posons cette idée que chaque individu possède intrinsèquement une part auto-aliénante, auto-consentante, qui le rend perméable et potentiellement réactif à tous ces schèmes stimuli-réaction dans lesquels il se trouve délibérément inséré. La force principale du néolibéralisme ne serait alors pas tant de soumettre l’individu via des injonctions d’auto-optimisation intériorisées, mais bien de lui bâtir un cadre sur-mesure au sein duquel le sujet se soumettrait volontairement en se rendant attentivement et affectivement disponible à la réception de tous les stimuli de son contexte. Han l’esquisse d’ailleurs lorsqu’il pose que les émotions dépendraient du système limbique, dans lequel il localise également les pulsions instinctives. Elles formeraient ce « plan de l’action, pré-réflexif, semi-conscient, somato-pulsionnel, dont le plus souvent on n’a pas spécialement conscience. La psychopolitique néolibérale s’empare de l’émotion pour influencer les actions à ce niveau pré-réflexif. »[18]

Admettre de façon spectrale que le régime néolibéral nous aliène revient à faire l’économie d’une réflexion sur la propension intrinsèque des individus à la servitude volontaire. Plutôt qu’envisager les techniques d’optimisation de soi comme « nouvelles techniques de pouvoir » dans une théorie de l’aliénation totale, il convient d’analyser et réfléchir sur le point de rencontre entre les deux. De quelles manières et par quelles forces convergentes, à l’intersection de cette interaction, se produit une coagulation aliénante ? C’est dans cet interstice seulement que l’optimisation devient domination, au point de contact entre la volonté d’asservissement et la soumission librement consentie que se loge la compréhension de l’individu-sujet néolibéral. Nous envisagerons ici la norme, comme possible cristallisation à ce point de contact. Nous postulerons que celle-ci, simultanément créée et subie, rend compte tout autant d’un souhait d’émancipation individuelle que d’une marque d’aliénation collective.

Le pouvoir des normes : du normal au pathologique

Normes et pathologisation des émotions négatives

Au regard de nos interrogations, c’est dans les philosophies de Canguilhem et Foucault que nous retrouvons nos inquiétudes relatives à l’immanence et la puissance des normes. La philosophie de Canguilhem porte sur la vie, lorsque celle de Foucault examine la morale, et le politique. En outre, leurs réflexions se sont parfois rejointes, entrecroisées, en ce qu’elles ont accordé une part majeure à l’analyse de l’interrelation du biologique et du social, du naturel et du culturel. Nous ne pouvons revenir ici en détail sur les définitions et distinctions qu’opère Canguilhem entre normalité, normalisation et normativité, ces considérations et leur actualisation pouvant faire l’objet d’un article à elles-seules. Néanmoins, ce que nous retenons des thèses des deux auteurs pour notre objet, c’est la rupture effective avec une représentation commune de la norme, longtemps envisagée comme puissance régulatrice transcendante, applicable invariablement à un matériau externe et indifférent, dans le but de le conformer à un certain ordre des choses. Pierre Macherey rappelle comment, dès sa thèse de médecine, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943), Canguilhem insistait déjà sur cette idée :

Ce n’est pas la vie qui est soumise à des normes, celles-ci agissant sur elle de l’extérieur ; mais ce sont les normes qui, de manière complètement immanente, sont produites par le mouvement même de la vie. […] [Il] y a une essentielle normativité du vivant, créateur de normes qui sont l’expression de sa constitutive polarité. Ces normes rendent compte du fait que le vivant n’est pas réductible à une donnée matérielle mais qu’il est un possible, au sens d’une puissance ; c’est-à-dire une réalité qui se donne d’emblée comme inachevée parce qu’elle est confrontée par intermittence aux risques de la maladie, et à celui de la mort en permanence[19].

L’ontopolitique que nous esquissons aurait donc réussi cette double réappropriation. D’une part, enjoignant les individus à s’auto-contrôler, réduisant les existences à des données matériellement quantifiables, le capitalisme néo-libéral a chosifié la vie, réifié le vivant. D’autre part, c’est justement en posant l’existence humaine comme puissance, les émotions, les désirs et la performance comme champs des possibles illimités, que la réalité de cette nouvelle condition humaine et sociale s’est imposée comme norme, initiée par les individus eux-mêmes.

Illouz et Cabanas, comme Han, nous alertent sur cette forme de pathologisation des émotions négatives qui serait le pendant symptomal du culte de la performance. Les individus exprimant un mal-être, des formes de colère, et dans une plus large mesure se sentant déprimés, verront immédiatement leur ressenti pathologisé, étiqueté et rejeté dans un jugement dichotomique santé/maladie. Comme nous l’avons vu précédemment, ce que les psychologues positifs essaient de faire avancer, c’est bien cette idée que quelle que soit la situation dans laquelle nous nous trouvons, il est nécessaire, pour ne pas dire vital, de penser ces expériences comme des opportunités pour se renforcer, pour consolider sa structure psychique. Il s’agit donc, dans un subtil glissement discursif et normatif, de transformer les émotions négatives en émotions pathologiques. Dans une logique de privatisation de la souffrance sociale, ces émotions honteuses, néfastes et constituant un frein à l’épanouissement personnel n’auront plus comme cadre d’existence et d’expression celui, privé, de consultations psychologiques voire psychiatriques. Dans la mesure où l’individu « auto-entrepreneur de lui-même » est et s’est rendu entièrement responsable de ses décisions, de ses choix, et de sa capacité au bien-être, le fait de ne pas être heureux, et l’idée même de ne pouvoir envisager de l’être résonne comme symptôme déficitaire, signe d’une incomplétude formelle, d’une volonté amoindrie ou d’une psyché dysfonctionnelle. Ce que la psychologie positive désigne sous l’appellation d’« intelligence émotionnelle » n’est autre que cette injonction intériorisée d’un « capital santé » complet, englobant corps et esprit, qui serait le gage d’un bien-commun normatif universel et fédérateur. Envisager l’évacuation de la négativité intrinsèque à l’être humain, les souffrances qui lui sont propres et le définissent au profit d’une volonté de puissance individuelle qui ne serait que positive, renvoie à cette conception largement acceptée d’une norme qui serait le synonyme du normal. Pourtant, comme entendu chez Canguilhem, le propre du vivant est bien de pouvoir vivre malade, c’est-à-dire de maintenir un certain degré de normalité jusque dans son fonctionnement anormal.

L’anormal, en tant qu’a-normal, est postérieur à la définition du normal, il en est la négation logique. C’est pourtant l’antériorité historique du futur anormal qui suscite une intention normative. Le normal c’est l’effet obtenu par l’exécution du projet normatif, c’est la norme exhibée dans le fait. Sous le rapport du fait, il y a donc entre le normal et l’anormal un rapport d’exclusion. Mais cette négation est subordonnée à l’opération de négation, à la correction appelée par l’anormalité. Il n’y a donc aucun paradoxe à dire que l’anormal, logiquement second, est existentiellement premier[20].

Envisager l’éradication de nos comportements inappropriés, de nos émotions a-normales, de nos choix irrationnels, revient donc à envisager l’atomisation de notre propre « normalité », en somme, de notre propre individualité. La positivité intériorisée à l’oeuvre dans l’ontopolitique est, à notre sens, d’une violence destructrice. En nous permettant de devenir des machines à positiver, des tyrans de la dysfonction, traquant l’a-normal de façon pathologique, le capitalisme néolibéral détruit l’âme humaine, dont chaque individu en est l’exécutant, normant ainsi la destruction collective.

Le bien-être est-il une norme ?

Dans cette quête de bien-être idéalisé, le malaise social se mue en mal de vivre. Une des difficultés actuelles pour les praticiens en santé mentale, réside dans la nécessité de devoir proposer des thérapies adéquates, des solutions individuelles à une forme de mal-être principalement et éminemment collectif. Ces derniers subissent cette double position d’être en même temps au service du patient en tant qu’individu souffrant, tout en devant insérer leur pratique de soin au coeur des normes sociétales qui ont justement généré cette souffrance. Le rapport à la norme, nous l’avons vu, est complexe, mais la désignation du pathologique, dans ce contexte, l’est tout autant. Car si l’individu est responsable de son bien-être, et donc responsable de son mal-être, que de lui-même et en lui-même il est capable de pointer ses propres dysfonctionnements, tel un auto-thérapeute, nous pouvons nous demander quel « degré d’anormalité » il auto-identifiera comme relevant d’une compétence thérapeutique propre. À partir de quel degré normatif le bien-être est-il auto-évalué afin que puisse être envisagé, voire posé, un diagnostic de pathologie faisant l’objet a posteriori d’une confirmation et d’un crédit médical ? Dans sa thèse, Canguilhem énonce clairement qu’il ne fallait plus voir dans la pathologie qu’une simple variation quantitative par excès ou par défaut (hyper- ou hypo-), mais bien qu’il faut considérer ce phénomène par un prisme qualitatif, caractérisé par l’absence ou du moins l’altération d’une fonction (a- ou dys-).

Il nous semble que ce qui caractérise l’ontopolitique néolibérale, c’est bien ce mouvement par lequel elle s’est accaparée le quantitatif et le qualitatif, floutant inévitablement toute distinction entre une incapacité réelle, somatique, et le sentiment d’être incapable de qui renvoie lui à l’intériorisation de normes sociétales liées à l’injonction au bien-être. Le bien-être est-il une norme ? Nous pensons que oui. Nous avons tenté dans cet article d’en cerner les contours, les enjeux économiques et sociaux, les conditions d’émergence aussi bien individuelles que collectives, de penser le point de contact entre domination et subjectivation comme genèse de cette norme. Nous pensons avoir explicité ce que cette nouvelle norme d’existence dénote, recouvre, ce à quoi elle renvoie véritablement ou ce qu’elle laisse présager. Le bien-être serait donc la norme, produite par les nouvelles technologies du pouvoir ontopolitique, fruit de la rencontre entre des volontés auto-déterminées, des pratiques collectives et des processus de domination. Pourtant, nous peinons à la définir précisément. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) lie clairement la notion de bien-être avec celle de santé, en définissant cette dernière comme :

Un état de complet bien-être physique, mental et social, et qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. […] La santé mentale englobe la promotion du bien-être, la prévention des troubles mentaux, le traitement et la réadaptation des personnes atteintes de ces troubles[21].

La définition proposée par l’OMS est intéressante en ce qu’elle inclut les dimensions psychologiques et sociales, sans restreindre la santé à la seule forme physique et corporelle. En outre, elle pose l’absence de troubles comme un objectif normatif qu’il conviendrait d’atteindre, contredisant Canguilhem pour lequel une santé parfaite, en tous les cas « normale », est de fait a-normale. Le problème d’une telle définition, en revanche, est d’associer la promotion du bien-être avec la prévention des troubles mentaux ainsi que leur traitement. En filigrane, ce qu’il faut en déduire, c’est que la souffrance n’aurait pas lieu d’être, il serait, encore ici, anormal de souffrir. De la même façon, il convient de noter que les classifications du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM)[22] par exemple, légitimées en partie par cette définition, déclarent anormales les variations de l’humeur. Toute manifestation émotionnelle peut être jugée comme quantitativement excessive, car l’individu ne s’épanouissant pas dans un état de « complet bien-être », est inévitablement malade. Ce que nous notons en définitive, c’est que le modèle définitionnel proposé par l’institution internationale de santé rejoint en tous points les problématiques soulevées par Foucault, Han, Illouz & Cabanas, ou encore Canguilhem. Que les injonctions intériorisées par les individus reflètent bien des préoccupations normatives et socio-économiques largement et historiquement inscrites dans le corps social. Nous pensions pouvoir poser en conclusion une possible forme résurgente et intériorisée d’hygiénisme telle qu’il a pu en exister au XIXe siècle. Nous envisageons finalement n’avoir jamais quitté cette société hygiéniste, mais plus encore, que le capitalisme néolibéral contemporain en assure indéniablement sa pérennité, via la volonté de bien-être individuel, dans ce mouvement dialectique d’aliénation collective avancé.

Au sens foucaldien, un dispositif correspond à un ensemble hétérogène de discours, d’institutions, de savoirs, de pouvoirs et d’artefacts ayant une capacité structurante normative dans une perspective de gouvernementalité des hommes. Le bien-être comme dispositif essentiel de la construction subjective, tel serait donc le futur immédiat de nos sociétés industrielles, au moment précis où ces mêmes sociétés sont désignées comme responsables de l’atomisation du monde vivant. Comment, au seuil de notre sujétion la plus consentie, pouvons-nous poser un regard nouveau sur nos conditions d’existence, afin de penser différemment nos possibilités d’affranchissement, nos perspectives émancipatoires ?

Car en l’état, nous ne pensons aucunement différemment, tout comme nous ne pensons aucunement la différence, l’altérité, l’Autre. Nous reproduisons des façons de penser, des radicalisations déjà existantes, des inégalités et des rapports de domination. Nous ne faisons qu’entériner des modèles préexistants, paradigmatiques, que le néolibéralisme ultra-paradigmatise. Le constat paradoxal dont nous étions partis s’illustre donc dans cette tendance individuelle auto-aliénante, qui nourrirait pourtant le fantasme d’une société hygiéniste. Fantasme d’une société saine, épanouissante, mais contrôlable, qui n’aurait plus pour seul désir que des individus sans désirs, des « machines désirantes »[23] non désirantes ; tout en rendant « la personne humaine soluble dans la chose, l’objet ou la marchandise. »[24] Que cela peut-il laisser présager, lorsque des dispositifs digitaux tels que les objets de santé connectés entrent dans le bal techno-libéral ? Lorsque la mesure de notre bien-être laisse des traces, indélébiles et monnayables ? Et quelles sont les limites d’un empowerment, de l’invocation d’une possible émancipation, dès lors que la poursuite de celle-ci signe notre possible extinction ?

« Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale que d’être adapté à une société malade », Krishnamurti[25].