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Bien que l’échelle chronologique choisie pour notre sujet de thèse relatif à la construction de la figure épiscopale et sa mise en mémoire dans l’espace austrasien entre l’époque mérovingienne et carolingienne pourrait à elle seule faire l’objet d’une contribution distincte pour ce numéro consacré aux échelles en histoire—car ces deux époques ne sont que trop rarement prises en compte conjointement dans l’historiographie—nous avons préféré aborder la question de l’épiscopat alto médiéval en regard d’une problématique régionale singulière : l’Austrasie. Cette région située grosso modo entre la Moselle, la Meuse et le Rhin est un royaume du Nord-Est de la Gaule issu des partages successifs suivant la mort de Clovis († 511).

Le choix de réaliser un article propre à ce territoire, à cette échelle géographique distincte, à cet espace vécu[1], s’est imposé rapidement pour diverses raisons qui constitueront l’arrière-plan de notre exposé. Comme nous l’évoquerons plus en détails ci-après, les contributions scientifiques à l’égard de l’Austrasie se font rares dans l’historiographie médiévale. En effet, l’Austrasie s’est rapidement effacée vis-à-vis du royaume, puis de l’Empire franc qui l’englobèrent. Par après, la Lotharingie, qui se dressa sur cet espace à la suite du Traité de Verdun de 843, permit au processus de damnatio memoriae[2] de poursuivre sa progression au sein de la mémoire collective, historiographie comprise. Le nom Austrasie tomba en désuétude pour n’être ravivé qu’à de rares occasions. Lorsque nous débutions la rédaction de notre exposé, ce sujet nous apparaissait comme étant à nouveau d’une brulante actualité, puisque le 1er janvier 2016, la France entama un redécoupage régional et une consultation populaire afin de choisir les nouvelles appellations pour ces espaces récemment créés. Ainsi, pour l’Alsace, la Champagne-Ardenne et la Lorraine nouvellement rassemblées, le référendum proposa aux citoyens, parmi plusieurs dénominations sorties presque ex nihilo par un « comité d’experts », celle de Nouvelle-Austrasie pour désigner cet espace qui doit dorénavant être désigné en tant que « Grand-Est »[3].

Soulignons aussi le fait que l’étude des sociétés inscrites au sein d’un espace occasionne des nombreux travaux et rencontres que l’on retrouve généralement sous diverses appellations et méthodes : géohistoire, spatialisation, espace du vécu, etc. Comme le rappellent si bien Stéphane Boisselier et Nathalie Boloux « à l’image de toute la médiévistique, écartelée entre archéologie et approche de « l’idéel » et oubliant de ce fait le lien social, ces travaux négligent l’immense majorité des sources médiévales »[4].

Dès lors, après un bilan historiographique, nous reviendrons plus précisément sur l’Austrasie en elle-même, cette échelle dont une spécificité—non surprenante—réside aussi dans le fait que ses frontières furent sans cesse fluctuantes durant sa courte existence, englobant parfois des espaces situés bien loin de son « centre de gravité » habituel. Ainsi, spatialiser le royaume d’Austrasie représente un défi pour l’historien. Plus qu’une simple réalité géographique, l’Austrasie existerait surtout par et pour les hommes qui la forment, qui la vivent et qui la pensent tant par « l’imaginaire » que par les discours[5].

Enfin, nous proposerons quelques pistes confrontant cette échelle à notre objet d’étude principal—l’épiscopat franc—afin de tenter de mesurer l’impact que peut avoir cette échelle spatiale sur notre objet historique. Nous tenterons in fine d’apporter quelques réponses et hypothèses aux questionnements suivants : dans quelles mesures cette échelle singulière et inusitée permettrait de poser un regard novateur sur l’épiscopat franc ? Comment cette recherche propre à l’épiscopat prendrait-t-elle davantage de sens à travers l’échelle austrasienne ? Comment l’étude de l’épiscopat permettrait-elle d’atteindre la réalité du royaume austrasien ? L’épiscopat franc aurait-il été un des liants de cet espace oublié ?

Un bilan historiographique paradoxal : analyse et commentaires

L’histoire des lieux de mémoires et des regna—exception faite de l’Austrasie, qui, paradoxalement, a peu retenu l’attention—ont souvent fait l’objet d’une recherche poussée[6]. Avant les années 2000, l’Austrasie ne semblait pas être un topos de la mémoire collective. Il s’agirait plutôt d’un lieu de mémoire oublié, récemment ravivé.

Jusqu’il y a peu, le royaume des Austrasiens n’a que très peu attiré l’attention du public et des chercheurs contrairement aux autres royaumes mérovingiens. En effet, la Neustrie, l’autre grand royaume mérovingien fréquemment opposé aux contrées austrasiennes, a fait l’objet, quant à lui, de grandes rencontres universitaires ; notamment l’incontournable colloque international de Rouen du mois d’octobre 1985[7].

Le royaume des Burgondes fut régulièrement le sujet de divers colloques et journées d’étude ; ce fut encore le cas à Besançon en octobre 2014[8]. L’Austrasie n’a pas fait l’objet d’autant d’attention avant les années 2000, ce qui est paradoxal lorsque l’on sait que la lignée des Pippinides, ancêtres de la dynastie carolingienne, émergea de ces contrées à partir du VIIe siècle. Région totalement ignorée ou presque, les rencontres propres à l’Austrasie se firent exceptionnelles.

Outre quelques travaux[9], parmi les rares rendez-vous scientifiques, nous devons mentionner les journées internationales d’archéologie mérovingienne de Nancy en septembre 2005[10].

En septembre 2015, dans une perspective interdisciplinaire, se tint la rencontre internationale de Saint-Dizier et de Reims où une trentaine de contributions ont été proposées en vue de redorer le blason de ce royaume oublié[11]. Le principal objectif de cette rencontre était de déterminer ce qu’est véritablement l’Austrasie et de cerner quel est notre point de vue actuel sur ce qu’a pu être le royaume austrasien. Les conclusions de ce colloque auquel nous avons assisté furent d’ailleurs très nourrissantes pour notre propre réflexion en lien avec l’épiscopat franc, lequel, tout comme les autres membres de l’aristocratie franque, c’est-à-dire l’élite laïque ou plutôt les pairs, formerait le véritable liant de cet espace fuyant.

Enfin, mise à jour nécessaire pour la publication de ce numéro spécial, soulignons le fait qu’une exposition, résultant de quinze années de recherche, se tient en ce moment à Saint-Dizier (Haute-Marne) où l’Austrasie, le royaume mérovingien oublié, refait à nouveau surface : du 16 septembre 2016 jusqu’au 26 mars 2017 dans les salles de l’Espace Camille Claudel et, ensuite, au Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye[12]. Pour l’occasion un ouvrage relatif à l’exposition de belle facture fut publié[13].

En guise de commentaires et éclaircissements, nous pourrions expliquer ce phénomène mémoriel—le fait que l’Austrasie fut longtemps négligée, voire même totalement oubliée—par l’incontestable succès de ses élites, celui des Pippinides, qui n’ont que trop bien réussi leur ascension en réalisant l’unification du royaume franc. Cette même fusion en un royaume et, puis, en un Empire franc unifié sous l’égide des Carolingiens fit disparaitre à jamais ce territoire qui perdit peu à peu sa pertinence politique au gré des conquêtes et assimilations successives menées par les Carolingiens, mais aussi (et surtout) en raison des remaniements historiques et sélections entamés par les Carolingiens pour légitimer leur dynastie.

Nous pouvons autant expliquer cette disparition mémorielle par la création de la Lotharingie[14] issue de la partition de l’Empire en 843 ou encore par la spatialisation fuyante du royaume d’Austrasie, car « c’est par l’espace, c’est dans l’espace que nous trouvons les beaux fossiles de durée concrétisées par de longs séjours. L’inconscient séjourne. Les souvenirs sont immobiles, d’autant plus solides qu’ils sont mieux spatialisés »[15].

Comme nous l’avons déjà mentionné, une possible raison du manque d’intérêt des scientifiques pour cet espace viendrait peut-être du changement constant de ses frontières. Ces mêmes limites sont difficiles à identifier en raison de leur absence dans la documentation. En effet, au gré des changements, des conquêtes et des partages successifs, ces frontières sont devenues bien trop rapidement désuètes pour être consignées et, surtout, conservées par la suite dans les écrits. Le royaume austrasien aurait en effet cumulé près de 620 000 km² si nous prenons en considération l’ensemble de ses zones, même les plus australes comme le sud-ouest du Massif central avec les villes de Cahors et Clermont ou encore une partie de la Provence[16].

Outre les partitions traditionnelles du royaume franc qui complexifient considérablement la tâche du chercheur désireux de spatialiser un tel espace, nous pouvons sans hésitation expliquer le manque d’attrait pour l’Austrasie en raison de son éclatement entre différents pays actuels : ce territoire se trouve aujourd’hui partagé entre l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Suisse.

Enfin, les traditions historiographiques ont parfois du mal à coopérer alors qu’en même temps la matière propre à l’espace austrasien se trouve elle-même dispersée entre les disciplines. En effet, bien que les sources relatives à l’Austrasie soient peu fréquentes, l’histoire de cet espace se trouve à la croisée de l’histoire, de l’histoire des idées, de la littérature, de la philologie et, bien évidemment, de l’archéologie. Or, comme le rappelait en septembre 2015 Bruno Dumézil, il ne serait pas inopportun d’affirmer que les rencontres interdisciplinaires sont parfois rares et relèvent d’un exercice plutôt périlleux, et ce, même si le phénomène tend enfin à vouloir se répandre[17].

Austrasie ? Un espace fuyant

Le terme même d’Austrasie apparait à la fin du VIe siècle chez Grégoire de Tours, dans ses Histoires, sans jamais y être explicité. À la fin du quatorzième chapitre de son cinquième livre, l’évêque tourangeau mentionne presque fortuitement au sein d’un paragraphe que les Austrasiens (Asutrasii) ont refusé en 576 d’accueillir Mérovée, un prince neustrien[18].

Le terme Austrasie (Austria), quant à lui, se manifeste encore plus rarement. C’est notamment le cas dans le livre relatif aux miracles et vertus de saint Martin où le mot fait son apparition[19].

Le territoire austrasien semble réellement exister, mais n’apparait dans les sources qu’à la fin du VIe siècle. Il est par contre impossible de savoir quand ce terme a été forgé. Il semblerait néanmoins qu’il désigne une réalité antérieure et bien ancrée lorsqu’il est employé par Grégoire de Tours au VIe siècle. Dans les textes, d’autres termes, plus vagues, sont utilisés pour indiquer cet espace tel que le royaume du roi Thierry dans des circonstances plutôt politiques, tandis que Belgique ou Germanie sont employés lorsque les contemporains recouraient davantage à l’imagination, aux représentations et à la poésie.

Le terme Austrasie désignait, semble-t-il, essentiellement les territoires issus de sa partie cisrhénane sise entre la Moselle, la Meuse et le Rhin qui correspondaient grosso modo aux anciennes provinces romaines de Belgique I et II (en partie pour cette dernière), de Germanie I et II. Le terme disparait au milieu du VIIIe siècle après l’accès au pouvoir en 751 de la dynastie des Pippinides et sa légitimation par l’onction du pape Etienne II en 754[20]. Dès lors, l’Austrasie s’éclipsa des sources et fut employée comme un archaïsme dans les textes carolingiens. Ultérieurement, elle fut même remplacée par une autre terminologie, la Lotharingie, qui désignait un espace similaire et aussi, par effacement et substitution d’une autre réalité, condamna l’Austrasie à une damnatio memoriae. L’Austrasie est donc un terme fugace dont la réalité historique semble bien succincte. Nonobstant ce constat, le colloque de septembre 2015 a pu démontrer que l’Austrasie, existe avant tout par et à travers les Austrasii : un réseau d’hommes prêtant serment au roi d’Austrasie. Cet espace serait avant tout une somme de rapports personnels, de fidélités, de droits et de devoirs, mais aussi une réalité fiscale. Elle serait une somme de familles très interconnectées, parmi lesquelles les Pippinides se démarquèrent. Ces familles formeraient le véritable liant d’un territoire changeant au gré du temps et, surtout, des conquêtes et conflits internes.

Ainsi, l’Austrasie, véritable espace vécu, est une construction politique progressive, un royaume qui se situe à l’est du monde franc, parfois également en Auvergne ou encore un peu plus au septentrion de la Gaule. Malgré ses frontières changeantes, elle reste animée par certaines permanences, notamment à travers ses diocèses. Une approche territoriale de ce royaume aux contours incertains peut néanmoins être réalisée. En effet, dès la fin du IVe siècle, les anciennes provinces romaines de Belgique seconde et les deux provinces de Germanie ont été fortement perturbées tant par les invasions extérieures que par les troubles internes. Comme Bruno Dumézil le souligne dans ses propos introductifs, « ces contrées connurent une installation précoce de « barbares », mais surtout une transformation rapide de ses élites locales. Au sein de ce terroir, des identités nouvelles et fusionnelles ont pu voir le jour et des logiques territoriales ont pu se substituer à l’ancien cadre impérial »[21]. Ensuite, entre 511 et 717, malgré de nombreuses péripéties, l’est du royaume franc connut une unité politique forte faisant de ce royaume l’une des entités les plus influentes. À la suite de Thierry Ier, fils ainé de Clovis, une série de rois a pu maintenir sa domination presque constamment sur l’est du monde franc et procéder à des accroissements progressifs. De plus, cette contrée disparait parfois lorsque le royaume franc est unifié, comme ce fut le cas sous le règne de Clotaire II à partir de 613 ou sous celui de son fils Dagobert Ier de 623 à 632. Dès lors, réaliser la cartographie d’un tel espace fluctuant est une opération des plus délicate, puisqu’il est le résultat de l’agglomération de différents terroirs aux contours flous et mouvants. C’est pourtant ce qu’a pu réaliser Thomas Lienhard et son équipe en 2012 dans le cadre de l’entreprise Production d’une cartographie des mondes médiévaux mise en ligne sur Ménestrel[22].

Enfin, ajoutons que l’identité de l’Austrasie existe aussi et, surtout, parce qu’il y a des espaces extérieurs avec lesquels elle entre en échange et avec lesquels il y a des conflits : la Neustrie, l’Aquitaine ou encore la Bourgogne. Ainsi, l’Austrasie existe dans les sources à travers quelques rares apparitions, néanmoins la définir reste un tout autre exercice.

Penser l’épiscopat du haut Moyen Âge en regard de l’Austrasie

Selon Michel Grossetti, les échelles qui définissent les différents niveaux d’analyse peuvent être employées pour qualifier les niveaux d’action. « On considère alors que les niveaux d’action ne sont pas différents seulement dans l’oeil de l’observateur mais aussi dans la réalité sociale elle-même. Cela signifie que les échelles ne sont pas réservées à la définition des opérations cognitives. Elles permettent aussi de caractériser des actions ou des formes sociales »[23]. Cette qualification passe nécessairement par les discours car les territoires sont essentiellement des circonscriptions issues d’une volonté politique.

En variant les échelles (surtout locale et régionale), le colloque Le lexique du territoire et la nomination des lieux dans les oeuvres savantes et les sources documentaires, en latin, langues romanes et arabe organisé par le CESM à Poitiers les 9 et 10 décembre derniers avait pour dessein de croiser la documentation—les sources—avec une approche qui étudie les « conceptions » de l’espace à travers le vocabulaire [24].

Ainsi, pour le haut Moyen Âge, outre le souverain, chaque évêque était responsable de sa parochia, c’est-à-dire de son diocèse et de sa cité, la civitas, au sein du royaume tandis que Rome possédait davantage une forme de prestige spirituel qu’un réel contrôle des églises locales[25]. Fréquemment, lorsque le cadre géographique du diocèse est envisagé, les délimitations des provinces tardo-antique sont employées par confort par les chercheurs dans la description des délimitations des évêchés et des royaumes en raison d’une stabilité apparente de leurs limites. Comme pour l’Austrasie, cette continuité doit cependant être nuancée, puisque les premiers pouillés conservés pour les diocèses proviennent généralement du bas Moyen Âge. Un seul document, souvent maladroitement employé, a longtemps servi comme étant révélateur de la configuration des diocèses et de leur permanence tout au long de la période mérovingienne et carolingienne. Il s’agit de la Noticia provinciarium et civitatum Galliae, véritable inventaire des cités gallo-romaines, qui date de la fin du IVe ou du début du Ve siècle et fut dressée par l’administration de l’Empire. Cette source apporte quelques précisions approximatives sur les délimitations des civitates de la Gaule. Les renseignements sont peu éloquents pour les siècles qui nous préoccupent et, en supposant qu’il y ait eu une certaine stabilité de ces délimitations depuis le haut Empire romain selon un principe de continuité bien trop souvent admis, seuls des contours très généraux du diocèse peuvent être réellement considérés. En effet, même si ces délimitations constituent des repères utiles, il est important de mentionner que les diocèses ne conservent pas toujours les cités romaines de leur fondation et ne coïncident que tardivement avec des territoires bien arrêtés[26].

Le dernier ouvrage de Florian Mazel atteste bien de ce problème. Nous devons nuancer ce semblant de continuité et l’affirmation selon laquelle les circonscriptions religieuses connaissent une grande pérennité vis-à-vis d’autres entités civiles plus exposées aux changements[27]. Attentifs aux diverses constructions et reconfigurations territoriales, ainsi qu’aux pratiques socio-spatiales propres à une identité, l’approche de Florian Mazel prend directement place dans une historiographie qui s’emploie de plus en plus à considérer le diocèse comme un lieu où les représentations, la mémoire, les pratiques et les pouvoirs peuvent être spatialisés[28].

Le terme même de « territoire » témoigne néanmoins de la forte organisation de l’espace dès l’Antiquité. Comme évoqué précédemment, ce territoire est directement ancré sur les cités (civitas) et géré par une autorité publique. Les Romains considéraient le territoire—un terme provenant du mot « effrayer », terrere en latin—comme étant « l’espace de la cité sur lequel les magistrats étaient en droit d’exercer la terreur au nom de l’intérêt public »[29]. Pour les siècles nous concernant, cette autorité n’est autre qu’entre les mains de l’évêque qui administre son diocèse et maitrise un espace dont il est le responsable aux yeux du souverain qui le désigne dans ses fonctions et même, aux yeux de Dieu, dans une perspective eschatologique. L’évêque devait y propager et contrôler la foi de ses ouailles, notamment en centralisant et en divulguant l’information. Ces relations sociales et spirituelles s’accompagnaient de prise de décisions, de rationalisations, de contrôles et d’une administration qui se voulait être la plus efficace possible, accompagnée d’une hiérarchie bien établie : les prêtres au sein des paroisses et les évêques à la tête de ces derniers. Ils avaient un ensemble de pouvoirs et de compétences, pouvant même aller jusqu’au contrôle et la frappe de la monnaie, comme le faisait l’évêque Eloi de Noyon († 660)[30], lesquelles étaient cumulées et concentrées dans les mains d’un seul homme : l’évêque. Il s’agit d’un pouvoir considérable qui pouvait attiser bien des jalousies et même conduire à des évictions politiques. Le nombre d’assassinats politiques des VIe et VIIe siècle peut en être la preuve, notamment dans les sombres années de la guerre civile franque. Les cas sont bien documentés, notamment grâce aux hagiographies[31]. Comme exemple de cette rude compétition, mentionnons le cas de saint Lambert, évêque de Tongres-Maastricht, assassiné dans sa villa de Liège un 17 septembre vers 705 par Dodon dans le contexte d’une opposition entre deux clans[32].

En outre, en lien avec le concept de topolignée développé par Anita Guerreau-Jalabert s’intéressant à l’ancrage de liens de parenté dans l’espace[33], indiquons d’emblée que les Chrodoïnides, les Pippinides ou encore les Robertiens furent des clans aristocratiques bien implantés en Austrasie. Leurs ambitions politiques sont observables dès le VIIe siècles pour l’occupation de la mairie du Palais ou d’autres postes de l’administration du royaume franc, ils pouvaient envisager de pourvoir leur famille en sièges épiscopaux. Plusieurs de ces évêques furent canonisés à la suite de leur décès, ce qui faisait de ces clans ce que l’on peut appeler une famille sacerdotale[34]. De nombreux évêques provenaient d’une aristocratie en quête d’emprise sur un territoire par le biais de l’épiscopat ; une fonction plus difficilement révocable qu’une charge administrative laïque. Ce phénomène peut être visible dans les dynasties épiscopales que constituèrent certains clans/familles sacerdotales, comme celui de Lambert qui contrôla la Meuse, Maastricht et ses environs, ou encore le cas de Nantes avec Eumerius († post. 14 mai 541), Félix († 6/8 janvier 583) et Nonnechius († post. 591), ou bien le célèbre cas des Liudgerides pour Münster et Halberstadt. Nous pouvons également supputer la présence du clan de Lambert ou, autrement dit, des Lambertides-Hugobertides en Auvergne avec le siège épiscopal de Clermont. En effet, la mention d’un évêque du nom de Nordebertus au début du VIIIe siècle sur ce siège épiscopal interpelle. Cet évêque fut placé par les Pippinides à la suite des derniers évêques à être sanctifiés, Avit II (676-690) et Bonnet (690—?), deux frères issus de la famille des Syagrii ou plus exactement des Avit-Apollinaire, également connus pour leur proximité avec les Pippinides alors que l’Auvergne était sous influence austrasienne. L’épiscopat franc serait donc un des liants possibles de l’espace oublié que fut l’Austrasie. Si ces exemples ne suffisent pas, ajoutons le cas d’Arnoul de Metz († 640)[35]. Issu d’une famille aristocratique, il fut éduqué par le maire du palais de Théodebert, Gundulfus, et élevé à la cour du roi d’Austrasie en tant que nutriti, puis domesticus. Soutenu par le maire du palais Gundulfus, il fut conseiller du roi. Il devint évêque de Metz en 614 tout en gardant ses charges civiles. Cette promotion au siège épiscopal messin n’est pas anodine puisqu’elle correspond à l’époque où Clotaire II évince la reine Brunehaut pour contrôler le royaume d’Austrasie avec le soutien de plusieurs familles austrasiennes parmi lesquelles nous retrouvons Arnoul. Ensuite, en 614, Clotaire II promulgue un édit garantissant la nomination des dirigeants dans leur région d’origine et convoque par la même occasion un concile. À l’issue de ce dernier, le roi affirme son autorité sur l’épiscopat et nomme Arnoul évêque, vraisemblablement en raison de son appui et de son aide lors du conflit. En 623, Clotaire II confia à Arnoul l’éducation de son fils Dagobert Ier qui devint pour l’occasion roi d’Austrasie afin de satisfaire le particularisme de ce royaume. Avec Pépin de Landen, le maire du palais d’Austrasie, Arnoul était alors au summum de sa carrière et fut l’un des grands hommes du VIIe siècle. Qui plus est, si l’on en croit Paul Diacre, rédacteur des célèbres Gesta episcoporum Mettensium, le fils d’Arnoul Ansegise aurait épousé Begge la fille de Pépin de Landen et d’Itte. Cette union ferait d’Arnoul un ancêtre des Carolingiens. Dans cette même optique, il n’est d’ailleurs pas surprenant de voir Carloman, fils de Charles Martel, élever les reliques de l’évêque Hubert († 30 mai 727) le 3 novembre 743 à Liège[36]. Le clan des Pippinides n’hésiterait pas à se doter d’une certaine aura de sainteté par l’intermédiaire d’une parenté d’évêques et de saints (Arnoul, Gertrude, Hubert, Lambert, etc.).

Ajoutons que pour une approche de l’Austrasie à travers l’épiscopat, outre la présence des évêques austrasiens au côté du souverain dans une cour itinérante, nous pouvons fixer toutefois leur présence dans les sièges dont ils avaient la charge. Ces civitas furent établies dans d’importantes agglomérations antiques au sein de territoires romanisés et christianisés depuis les IVe-Ve siècles. Pour l’Austrasie, nous comptabilisons Metz, Toul, Trêves et Verdun en Belgique I, Châlons-en-Champagne et Reims en Belgique II, Mayence, Spire, Strasbourg et Worms pour la Germanie I, Cologne et Tongres-Maastricht pour la Germani II ainsi que les civitas de Cahors, Clermont, Limoges, Marseille, Poitiers et Tours depuis les extensions de l’Austrasie du VIe siècle en dehors du noyau originel de cet espace centré autour des axes sacrés[37] que constituent la Moselle, de la Meuse et du Rhin[38]. Il s’agit d’un territoire que les sources hagiographiques n’hésitent pas à spatialiser en vue d’ancrer durablement un culte dans la mémoire[39].

Alors que l’histoire l’Austrasie—nous l’avons vu—a peu retenu l’attention, par le biais de l’étude des mentalités, des scientifiques cherchent à spatialiser à nouveau l’histoire en s’intéressant aux représentations et à la cohérence d’espaces aux frontières fluctuantes et incertaines tels que la Lotharingie[40]. Ceux-ci postulent le partage d’une identité en un espace donné. Cette conscience commune serait véhiculée par les discours sur le long terme[41] ou actualisée à l’occasion par le pouvoir et les familles en place[42]. La conscience est exprimée à travers le territoire, lequel induit des pratiques sociales et des sentiments d’appartenances. L’analyse des traditions manuscrites et de lieux ou espaces de production des textes en serait d’ailleurs révélatrice[43]. Dans cette optique, pour notre projet de thèse, nous nous intéressons aux manipulations dictées et aux mutations successives des textes qui participent à la construction de la figure épiscopale, de sa sainteté et de sa mise en mémoire en Austrasie. Ces textes sont étudiés entre l’époque mérovingienne et carolingienne dans l’optique de déceler les revendications émanant d’une situation et d’un contexte distinct. Dans Wissen über Bischöfe[44], Steffen Patzold affirme notamment que les Carolingiens figèrent l’épiscopat et transformèrent la perméabilité et l’influence existante entre les différents modèles de vies de saints (ce que l’on peut désigner par typologie des saints : moines, prêtres, ascètes, etc.)[45]. Notre projet de thèse, quant à lui, propose de voir pour la période antérieure si l’implication de l’épiscopat ne transforme justement pas, peu à peu, ce point de vue. Aussi, les guerres civiles qui opposèrent les successeurs de Clovis, la stabilisation de la géographie politique franque qui fait suite au long règne de la reine Brunehaut, les réunifications rares du royaume sous les règnes de Clotaire II et de Dagobert Ier ou encore la montée des Pippinides au pouvoir et, entre autres, le contexte entourant la figure de Charles Martel et son épiscopat, pourraient également modifier considérablement cette opinion. L’étude de l’épiscopat à l’échelle austrasienne prendrait ici tout son sens.

Pour ce faire, l’historien aurait tout à gagner à se pencher sur l’épiscopat et sur le culte des saints, sur son utilisation politique et religieuse[46] ainsi que sur l’analyse des sources hagiographiques comme étant un paramètre de représentations collectives partagées[47]. Promouvant les cultes, l’autorité épiscopale et son dynamisme ferait d’ailleurs la différence dans ce processus de construction identitaire présent dans la mémoire collective qui peut être à l’origine de stratégies de distinction[48]. Mis à part l’article d’André Vauchez[49], encore aucune étude sérieuse ne tisse de réels liens entre l’utilisation politique et religieuse de l’épiscopat, d’une part, et le culte des saints, de l’autre[50].

En outre, l’Austrasie nous sert aussi de grille de lecture pour aborder cette approche sise entre histoire politique et hagiographique. Elle nous permet aussi de réduire raisonnablement le corpus de sources de notre projet de thèse. Il faut savoir que pour le Moyen Âge seul l’on comptabilise 1162 saints munis d’un document hagiographique dans la BHL des Bollandistes (les saints étrangers non gaulois dont un culte est présent en Gaule ne sont d’ailleurs par compris dans ce total). Il s’agit d’une somme considérable si l’on tient compte du fait que pour la seule période allant de 500 à 750, en somme la période mérovingienne, l’on comptabilise 509 saints dont une grande majorité d’évêques[51].

Enfin, si l’on en croit les auteurs précédemment mentionnés comme Schneider, la singularité de l’Austrasie serait surtout visible dans les textes narratifs, tels les hagiographies épiscopales, qui rendent compte d’une évolution de l’épiscopat et de la sainteté. Cette singularité serait palpable dans le fonctionnement de l’épiscopat—notamment dans les logiques territoriales autour d’un siège épiscopal, par le tissage d’un réseau de familles aristocratiques[52], par le biais des familles sacerdotales, par l’utilisation du sacré[53], des reliques[54], etc.—dans ses reprises (textuelles) et, surtout, dans sa représentation du territoire défini.

Les actes de conciles seraient tout aussi éclairants pour l’étude de l’épiscopat austrasien. En effet, l’absence ou la présence des évêques aux conciles organisés par les souverains francs peuvent être révélatrices de dynamiques spatiales. À titre d’exemple, l’absence des évêques austrasiens au concile national d’Orléans organisé par Clovis le 10 juillet 511 dénote particulièrement alors que ce type de réunion a une portée considérable sur l’organisation du royaume[55].

Pour ces raisons, il serait plus qu’intéressant de mener une étude comparative pour le processus de définition de la figure épiscopale dans l’espace, en regard des autres régions du royaume franc, notamment avec l’espace aquitain, bien étudié et documenté, ou encore le contexte bourguignon, avec le fameux martyrologue hiéronymien qui présente un calendrier universel de la sainteté où figure de nombreux évêques.

Nous pouvons également nous demander si, par une double fonction—politique et spirituelle—l’épiscopat, lorsqu’il est utilisé à dessein, peut créer une cohérence dans un espace qui se veut hétérogène comme l’Austrasie. Face aux multiples tensions en présence et aux aléas politiques tels que la guerre civile franque, l’épiscopat et la sainteté seraient vraisemblablement enrôlés au service du temporel. La quête et l’acquisition effrénée des reliques à cette période pour ancrer le culte d’un saint et son pèlerinage dans un espace donné en sont d’ailleurs une parfaite illustration, puisque ce procédé de mise en mémoire est l’occasion rêvée de développer à la fois le pouvoir et l’influence d’individus et d’institutions sur le temporel[56].

En définitive, hormis l’apport de l’échelle austrasienne à l’étude de l’épiscopat franc, nous avons tenté de démontrer—dans la mesure du possible—que l’épiscopat, par sa fonction, ses multiples interactions et son ancrage, serait un possible liant de l’espace vécu, pensé, rêvé et même oublié que fut l’Austrasie dont la réalité pourrait être mesurée à travers son organisation, par la prégnance de groupes sur cet espace, par le pouvoir, les discours et les représentations d’une institution ecclésiastique—l’épiscopat—et de ses acteurs principaux—les évêques.