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« Ce ne sont pas les nations qui font les États et le nationalisme; c’est l’inverse. »[1]

- Eric J. Hobsbawm

Si l’on remonte aux racines coloniales de son émergence, il appert que l’histoire de la Bolivie est tissée d’un fil dialectique liant masses autochtones et pouvoir créole[2]. Dans cette région à très forte majorité amérindienne, l’élite créole dut et sut constamment revoir les stratégies lui permettant d’accroître et de maintenir son capital politique, économique et culturel. Au XIXe siècle, et plus distinctement à partir des années 1860, ce maintien passa par le développement d’un appareil étatique construit sur le modèle républicain et bercé des idées libérales caractéristiques de l’époque.

Le texte qui suit vise à démontrer que l’État bolivien qui se développe à cette époque et qui demeurera longtemps l’apanage de la minorité créole est, d’une part, la structure qui permettra la constitution d’un monopole de la violence physique, institué politiquement et économiquement ; d’autre part, la structure qui rendra possible l’établissement d’un monopole créole de la violence symbolique, principalement institué par l’établissement d’un nationalisme créole/bolivien dominant. En d’autres mots, cet article suggérera que la création de l’État bolivien au XIXe siècle permit l’émergence du nationalisme créole. Ce nationalisme sera alors lui-même utilisé comme outil de renforcement et de légitimation de l’État, les deux structures se combinant pour garantir la domination créole en Bolivie[3]. C’est sur ce deuxième point que nous insisterons principalement.

L’appareil judiciaire bolivien s’avère un point d’entrée privilégié pour saisir cette construction du nationalisme par et pour l’État. Fonction essentielle de l’État, la justice apparaît comme l’institution à travers laquelle l’État se représente lui-même tout en y inscrivant les conditions d’appartenance et les limites de la communauté nationale imaginée. Afin de développer cette dynamique particulière, nous étudierons plus en détail le cas du procès Peñas (département d’Oruro) survenu entre 1899 et 1903. Le présent article ne repose pas sur le dépouillement de nouvelles sources, mais plutôt sur la relecture de sources usitées. Ce que nous proposons est une nouvelle perspective sur des événements connus (quoique marginalement) afin d’orienter la discussion historiographique vers des thèmes qui sont généralement restés ignorés malgré la place centrale qu’ils occupent, à nos yeux, dans la compréhension du développement de l’État bolivien et de la construction du nationalisme.

Le procès Peñas suit les événements connus sous le nom de Guerre fédérale, conflit ayant opposé l’élite conservatrice à l’élite libérale de Bolivie au cours de l’année 1899. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, et plus particulièrement à partir des années 1880, la vie politique bolivienne commença à se structurer officiellement autour de partis politiques, nommément le parti conservateur et le parti libéral. Alors que, dans la foulée de la Guerre du Pacifique (1879-1884), les Conservateurs s’installaient solidement au pouvoir, le parti libéral, nouvellement créé, cherchait quant à lui des solutions pour se substituer à son rival à la tête de l’État. Si, idéologiquement, les Libéraux deviennent à cette époque les ennemis naturels des Conservateurs et leurs opposants directs dans l’arène politique, on constate également qu’au tournant des années 1880 et 1890, l’opposition indigène aux politiques économiques et sociales misent en place par le gouvernement s’intensifie. C’est d’ailleurs à ce moment qu’un rapprochement s’amorcera et que diverses alliances commenceront à prendre forme entre certains Libéraux et des représentants de communautés amérindiennes.

Ainsi, lorsque les bases économiques du parti conservateur—au-devant desquels l’exploitation des mines d’argent—commencèrent à s’effriter sérieusement, rongeant par le fait même ses encrages politiques, les Conservateurs se trouvèrent devant des adversaires coalisés comme cela ne s’était jamais vu dans l’histoire du pays. Les dynamiques de l’économie se répercutant dans la sphère politique, les années qui suivirent les élections de 1896 allaient être le théâtre d’une division régionaliste plus marquée que jamais, avec les Libéraux de La Paz s’opposant aux Conservateurs de Chuquisaca (Sucre). Cette dynamique, s’accentuant dans des débats parlementaires et extra-parlementaires acrimonieux sur les orientations à donner à l’État, allait culminer avec la prise des armes et l’amorce de la Guerre fédérale lors de l’année 1899.

Or, si la guerre engendra la fin du monopole conservateur du pouvoir en ouvrant sur un tout aussi long règne libéral à la tête du pays, ce conflit acquiert pour nous une résonnance toute particulière en raison de l’immense participation aymara qui l’a accompagné. Dans la foulée des rapprochements ayant été effectués entre Libéraux et communautés amérindiennes, en effet, on verra que des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers d’autochtones, s’allieront aux Libéraux dans leur quête du pouvoir, adoptant et faisant leur la vision libérale portée par le parti[4].

Comme nous l’avons évoqué, les Libéraux sortiront victorieux de la guerre. C’est une fois installés au pouvoir qu’ils se retourneront contre leurs alliés aymaras, les accusant d’avoir mené une « guerre de race » visant l’élimination des Blancs. Dans ce spectaculaire retournement de situation, non seulement les communautés amérindiennes n’obtiendront-elles aucune reconnaissance pour leur effort de guerre, mais certaines de ces communautés se verront même spécifiquement persécutées afin de servir d’exemple. C’est le cas de plusieurs membres de la communauté de Peñas qui furent accusés de pillage, de vol et de meurtre, étant au final accusés de contester la souveraineté nationale de la Bolivie en cherchant à établir un gouvernement indien sous l’égide du cacique apoderado[5] Juan Lero[6]. Le procès est l’occasion de dépeindre une menace plus grande que celle concernant les exactions spécifiquement reprochées. En plus de Lero, ce gouvernement alternatif aurait été mené par Feliciano Mamami, Ascencio Fuentes et Lázaro Condori, qui seront tous mis en accusation. D’ailleurs, tous les Aymaras accusés étaient pressentis comme membre du personnel militaire de Lero ou comme ministre de son supposé gouvernement[7]. Au total, c’est une quarantaine d’Amérindiens aymaras qui sont accusés lors du procès, étant emprisonnés pendant des mois, voire des années, dans des conditions exécrables dans l’attente de leurs verdicts. En plus de devoir combattre ces conditions périlleuses de détention, les accusés avaient à surmonter le défi de convaincre de leur innocence dans un contexte leur étant défavorable, situation accentuée par leur connaissance insuffisante de l’espagnol (accompagnée de traductions biaisées)[8], par leur santé parfois chevrotante et par le fardeau économique imposé par le procès sur leur situation déjà précaire[9]. Lors de la première sentence, rendue le 25 janvier 1901, ce sont 13 des accusés, soit près du tiers, qui sont condamnés à mort. Après de nombreuses et houleuses procédures légales, une nouvelle sentence sera prononcée le 27 février 1902. Au final, Asencio Fuentes, Gregorio Chaparro et Mariano Choque furent condamnés à mort tandis que Juan Lero mourut en prison en attente du verdict. Des autres accusés, 20 furent condamnés à 10 ans de prison suivis d’un confinement indéterminé dans la région recluse de Salinas de Garci Mendoza[10].

Ainsi, en nous appuyant sur l’exemple de Peñas, nous verrons que ce procès s’inscrit dans une transformation du rapport à la justice amorcée près d’un siècle auparavant. Cette transformation permet à l’État bolivien, désormais stabilisé et fermement institué, de faire d’un tel procès la démonstration publique de la nation, solidifiant de ce fait les assises étatiques.

De Katari à Peñas : changement de sens dans l’acte officiel de rendre justice

Les années 1780 sont connues dans l’histoire andine comme celles de l’ère des insurrections. Trois rébellions différentes vinrent alors ébranler de manière significative le pouvoir colonial autour des centres de pouvoir économique et politique qu’étaient Cusco (dans l’actuel Pérou), La Paz et Chayanta (tous deux dans l’actuelle Bolivie). Ces mouvements furent séparément menés par Tupac Amaru II, un chef d’origine quechua, Tupaj Katari ainsi que Tomas Katari, deux chefs d’origine aymara. Aidés de leurs communautés respectives, les trois chefs s’immiscèrent violement au coeur du pouvoir espagnol, l’ébranlant au plus profond de ses assises. Combattu avec vigueur par les autorités, aucun des trois chefs ne survécut à la rébellion. Tous trois furent en définitive capturés et exécutés. Tandis que Tomas Katari fut assassiné dans ce qui fut décrit comme une tentative d’évasion, la justice rituelle se saisit fermement de Tupac Amaru et de Tupaj Katari. On fit de leurs corps suppliciés des exemples à voir pour l’Indien en qui la flamme de la révolte brûlerait encore. L’historien Sinclair Thomson relate ainsi le châtiment de Katari :

Le 14 novembre 1781, dans une exécution rituelle sise sur la place du Sanctuaire de Peñas, les quatre membres de Tupaj Katari furent attachés par d’épaisses cordes aux queux de quatre chevaux qui avancèrent alors dans des directions opposées, démantibulant du coup son corps. Afin d’offrir une terrifiante démonstration de la justice espagnole et de symboliquement réaffirmer le pouvoir espagnol à travers la région entière, la tête de Katari ainsi que ses membres furent distribués afin de les exposés ostentatoirement dans les zones où son influence avait été la plus forte. Sa tête fut envoyée à la capitale régionale et fut placée sur la potence installée au coeur de la place centrale de la ville […].

Le bras droit de Katari fut exposé au centre de la place municipale de la ville d’Ayoayo, lieu de sa résidence et base politique d’origine, puis fut déplacé à la ville voisine de Sicasica, sa ville natale et capitale de la province coloniale du même nom […].

La jambe droite de Katari fut envoyée à la ville de Chulumani, devenue la capitale de la nouvelle province de Yungas […] en 1779. […]

Le bras gauche de Katari fut expédié à la ville avoisinante de Achacachi, capitale de Omasuyos, province au coeur du massif andin […].

La jambe gauche de Katari fut envoyée à Caquiaviri, capitale de Pacajes[11]. [Traduction libre].

Environ 120 ans plus tard, alors que des évènements d’une nature différente embrasent la région, alors qu’un monde nouveau prétend s’être érigé, la région de Peñas devient à son tour le foyer d’une démonstration de la justice officielle. Dans la foulée de la guerre civile qui a mis à feu et à sang les montagnes du pays et ses occupants, ce ne sont point les perdants de la guerre (les Conservateurs) qui doivent faire face à la justice. Dans la série de procès qui suivent la guerre[12], ce sont les membres de communautés indigènes qui seront paradoxalement jugés.

Alliés aux Libéraux durant la guerre, à laquelle ils participèrent massivement, c’est désormais en tant qu’ennemis, en tant que protagonistes d’une « guerre de race » visant l’instauration d’un pouvoir autochtone et l’élimination des Blancs, que nombre d’Amérindiens seront jugés. Or, si les jugements associés au procès Peñas affirment la culpabilité des accusés, une lecture minimalement attentive du déroulement de ces procès tend plutôt à démontrer qu’une adhésion aux valeurs politiques libérales était réellement à la source des actions aymaras[13]. On note de plus que le procès, dans son entièreté, est truffé d’irrégularités judiciaires, de même qu’il est guidé par une préconception stéréotypée et raciste des autochtones. Pour l’historienne Gabrielle Kuenzli, la tâche des juges lors de ce procès fut de déconnecter le support aymara aux troupes libérales durant la guerre de la victoire ultime du Parti libéral. « Pour ce faire, ils mirent l’accent sur la nature “primitive” des Aymaras et sur leur besoin conséquent des “forces civilisatrices” que leur apporterait une tutelle libérale »[14] , d’où, selon les juges, une inadéquation entre leurs intentions et leurs actions durant le conflit. Comme le soutenait le procureur de la République dans sa recommandation lors du procès :

Ce ne fut pas la passion politique, toujours dangereuse pour les Indiens, qui poussa les Aymaras vers l’action. Non, l’Indien est très loin de comprendre les obligations liées à la citoyenneté. L’Indien accorde peu d’importance quant à quel parti politique l’emporte. Les meneurs indiens firent comprendre aux masses que si elles tuaient et volaient des membres et des supporteurs du Parti conservateur, les Libéraux supporteraient leurs actions. Les Indiens posèrent des actions […] afin de libérer leurs instincts sauvages. La politique ne joua absolument aucun rôle dans leur mobilisation[15]. [Traduction libre].

Cela dit, indépendamment de la manière par laquelle la justice fut bafouée, une chose apparaît frappante dans cette approche judiciaire déployée par l’État. En comparant le traitement réservé à Tupaj Katari lors du siècle précédent au sort réservé aux accusés de Peñas, on constate la même volonté de la part du pouvoir établi d’utiliser l’acte de justice comme espace de diffusion politique. L’administration de la justice s’exprime comme énonciation de l’interdit politique, comme énonciation des conséquences de la transgression. Or, à 120 ans d’intervalle, on observe qu’une différence fondamentale s’est instituée. Pour Katari, c’est l’acte de punir qui constitue le message officiel, tandis que pour les accusés de Peñas, c’est l’établissement de la peine, le procès en lui-même, qui devient constitutif de l’officiel.

Michel Foucault observait qu’en Europe et aux États-Unis, au tournant des XVIIIe et XIXe siècle, et sur peut-être un siècle durant, fut « redistribuée […] toute l’économie du châtiment »[16]. On observe une reconfiguration du style pénal. Si dans le contexte latino-américain, et plus spécifiquement dans celui de la Bolivie, l’économie du châtiment—pour reprendre l’expression—ne se modifie pas de manière aussi substantielle que ce que Foucault décrie pour l’Europe et l’Amérique du Nord, on observe toutefois aussi une reconfiguration du style pénal.

La société bolivienne semble vivre, à partir du tournant des XVIIIe et XIXe siècle, une transformation des représentations de la justice alors que celle-ci cesse de faire de l’acte de punir un théâtre du supplice. La punition elle-même n’est plus l’acte par lequel l’État effectue la démonstration publique d’une force justicière (ce qui ne la rend pas négligeable ou anodine pour autant). Foucault retenait cette transformation—la fin des supplices—comme étant la plus significative. Terminé donc le châtiment spectacle, l’insistance sur la punition, sur l’acte de punir mis en scène. En fait la punition devient la part d’ombre, la partie dissimulée du processus pénal[17].

La théâtralité enveloppant jadis la peine est désormais déplacée vers—et incarnée par—l’acte d’établissement de la peine, par le procès lui-même. Dans cette même transformation qu’il observe pour l’Europe et les États-Unis, Foucault suggère qu’il s’agit désormais de « la condamnation elle-même qui est censée [maintenant] marquer le délinquant du signe négatif et univoque ».[18] Le résultat de cette transformation apparaît de manière explicite dans le contexte du procès Peñas, éclairant du même coup d’une toute nouvelle lumière l’évolution de l’agir étatique pouvant lui être associée.

La création de l’officielle : le nationalisme comme légitimation de l’État

Avant d’aborder spécifiquement le procès de Peñas et le rapport entre État, nation, et administration de la justice, replaçons quelque peu la nation et l’État bolivien dans leur contexte.

Les États qui émergent des indépendances ne sont pas tant des projets (au sens de la mise en action d’idées sciemment développées et établies, au sens de la mise en oeuvre d’un plan), que des résurgences d’États anciens troublés momentanément dans le brouillard des guerres. Il y a, je crois, beaucoup plus de continuités que de ruptures dans les pays qui naîtront suites aux combats pour l’indépendance, car les bases de l’État, au sens conceptuel du terme, tel qu’on le rencontrera en Bolivie et ailleurs, s’étaient formées et déployées tout au long de la période coloniale. Les États latino-américains qui se constituent au XIXe siècle ne sont pas tant de nouveaux États émergeant des cendres de la guerre, ce sont plutôt des squelettes sortis du placard colonial prêts à s’animer sous de nouvelles peaux[19].

Il y a environ 75 ans qui séparent l’indépendance officielle de la Bolivie vis-à-vis de la Couronne espagnole et la Guerre fédérale. Ce sont 75 années au cours desquelles l’État hérité de l’Espagne s’est peaufiné, s’est constitué progressivement en un État moderne, en ce sens qu’il s’est mis au diapason des idées de son temps : républicanisme, libéralisme, capitalisme. Cette évolution ne s’est pas faite sans frictions, sans confrontations, la structure en transformation de l’État créole se heurtant aux intérêts de groupes gardés à distances des bénéfices de ses modifications, nommément : les communautés amérindiennes. C’est qu’il faut comprendre le développement de l’État bolivien comme un processus de solidification et d’accroissement du pouvoir créole. Il importe d’éviter l’anachronisme voulant que les enjeux des transformations étatiques s’accélérant dans la deuxième moitié du XIXe siècle (au-devant desquelles l’émergence d’un certain libéralisme économique) soient motivés par une quelconque forme de quête identitaire créole, par un nationalisme bolivien[20]. L’enjeux premier de ces transformations est un enjeu de pouvoir. C’est lorsque ce pouvoir politique et économique nouvellement renforcé se verra menacé par des forces « extérieures » à l’État que le nationalisme fera son entrée officielle dans la politique bolivienne en tant qu’outil de légitimation de l’État. Et s’il avait déjà montré quelques signes de vie dans les dernières décennies du siècle, c’est principalement lors de la Guerre fédérale, et plus fortement encore dans ses suites, que le nationalisme bolivien sera officiellement mis au monde.

Comme le dit Bourdieu, l’État crée de l’officiel[21]. Or, cette création, cette mise au monde publique du vrai, ne peut trouver meilleure mise en scène que dans l’acte judiciaire[22]. Nous écrivons mise en scène sciemment C’est dans l’action juridique, dans l’action officielle de rendre justice que l’État expose le mieux publiquement, à grand coup d’artifices et d’éloquence, la justification de sa raison d’être, de sa véracité, de son officialité. L’administration de la justice est un théâtre où l’État s’érige en absolu devant le public qu’est la population qu’il régit.

En rapprochant l’État et la justice à travers cette idée de théâtralisation, il est essentiel de ne pas tomber pour autant dans le piège de la personnification de l’État (en faire un être doté d’une conscience et d’une capacité d’action). L’État demeure la somme de ses représentants, ses serviteurs qui agissent collectivement, oui, mais de manière non concertée afin de le mouvoir dans la direction qui lui est favorable. C’est en cela que le nationalisme devient un outil essentiel à l’État, dans la mesure où il impose une direction commune qui s’ancre dans l’affect individuel[23].

L’État contrôle les règles, ainsi il peut amener le procès où il le veut. Le procès devient donc un espace de distanciation, de distinction. Dans son aspect théâtral, les différents « acteurs » incarnent des fonctions bien spécifiques, ils sont des personnages jouant un rôle, métonymiquement, dans le théâtre national. Un procès comme celui de Peñas devient donc l’occasion de caractériser les Amérindiens en tant qu’ennemis catégoriels. Il y a assurément quelque chose du « nous » contre « eux » dans le procès Peñas. Car bien que les accusations officielles portent sur des crimes touchant au vol et au meurtre, les causes et les motivations évoquées par l’accusation pour justifier ces crimes et en faire la preuve concernent la « nature » rustre, violente, sauvage des Indiens aymaras et son inadéquation civilisationnelle. On peut y lire que la victime des crimes est la société bolivienne (créole), la nation, plus encore que les victimes concrètes des crimes allégués. C’est la « guerre de race » au-devant du vol et du meurtre !

Si on revient alors à l’observation foucaldienne sur la redistribution de l’économie du châtiment qui marque le XIXe siècle, on constate une différence fondamentale entre ce qui s’observe en Europe et ce qui s’observe en Bolivie. En Europe et aux États-Unis, nous passerions vers un système qui fait de la condamnation elle-même, plutôt que de la punition, ce qui marque le coupable. Foucault écrit d’ailleurs :

Ne plus toucher au corps, ou le moins possible en tout cas, et pour atteindre en lui quelque chose qui n’est pas le corps lui-même. On dira : la prison, la réclusion, les travaux forcés, le bagne, l’interdiction de séjour, la déportation—qui ont occupés une place si importante dans les systèmes pénaux modernes—sont bien des peines “physiques” : à la différence de l’amende, ils portent, et directement, sur le corps. Mais la relation châtiment-corps n’y est pas identique à ce qu’elle était dans les supplices. Le corps s’y trouve en positon d’instrument ou d’intermédiaire : si on intervient sur lui en l’enferment, ou en le faisant travailler, c’est pour priver l’individu d’une liberté considérée à la fois comme un droit et un bien. Le corps, selon cette pénalité, est pris dans un système de contrainte et de privation, d’obligations et d’interdits. La souffrance physique, la douleur du corps lui-même ne sont plus les éléments constituants de la peine. Le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus.[24]

En fait si, en Bolivie, une transition similaire s’effectue du supplice en tant que punition vers la condamnation en tant que supplice, la finalité est distincte, et cette distinction s’inscrit dans le fait colonial. C’est qu’à la différence de l’Europe, où « l’économie des droits suspendus » est conséquente avec cette nouvelle volonté de corriger, de redresser, de « guérir », en Bolivie, la volonté réside dans l’effacement, dans le désir de marquer l’altérité quintessentielle de l’Indien par rapport au Blanc en niant son existence publique. Qu’advient-il des condamnés de Peñas ? Ils sont exécutés ou emprisonnés, puis bannis, déportés vers la ville de Salinas de Garci Mendoza. Ainsi, la torture, le supplice n’y est plus, mais la négation corporelle demeure. Dans cette nouvelle économie, ce qui est suspendu n’est pas un droit, mais une matérialité. La punition ne s’inscrit plus sur le corps ; elle le nie.

Il n’y a rien dans la sentence qui corresponde à une réintégration à la société. C’est qu’aux yeux de l’État bolivien, les membres des communautés aymaras n’ont jamais fait partie de la société. C’est sur ce socle que vient se constituer le nationalisme bolivien que l’on voit apparaître à cette époque et dont le procès de Peñas est une manifestation.

Il n’est pas tant question ici de dire que le nationalisme, que la nation bolivienne elle-même est mise au monde suivant les tragiques évènements qui marque le pays en cette fin de XIXe siècle. Il ne fait aucun doute qu’un sentiment patriotique existe chez l’élite créole depuis déjà un certain temps—cela est particulièrement visible lorsqu’on se penche sur la Guerre du Pacifique, survenue quelques décennies auparavant. L’idée d’une communauté imaginée, dans le sens envisagé par Benedict Anderson, a tranquillement fait son chemin chez les créoles depuis la période trouble de l’indépendance. Ce que l’on cherche toutefois à établir ici, est que cette conception d’une identité créole, d’une identité bolivienne nationale, si elle s’est manifestée au long du XIXe siècle, ce ne fut toujours que de manière périphérique, l’essentiel des forces politiques étant consacrées à l’établissement, à la solidification, au raffinement d’un État jugé moderne (c’est-à-dire libéral).

Accompagnant cette idée, on peut en partie comprendre l’évolution du système judiciaire, la transformation du sens donné à l’acte d’établir la justice comme un des éléments parmi ceux qui exemplifient efficacement cette construction/transformation étatique. En ce sens, en intégrant à cet acte un caractère désormais profondément identitaire (ce « nous » versus « eux »), on peut y voir une instrumentalisation du nationalisme comme légitimation de la structure même à laquelle il s’adjoint. Maintenant que la construction de l’État a laissé la place au maintien de l’État, le nationalisme, en tant que structure émotive d’appartenance, devient un outil de première nécessité pour mener à bien cette tâche et rendre légitime les institutions, les pratiques, les acteurs de l’État.