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Dans leur combat contre l’Allemagne, les forces aériennes alliées (britanniques et américaines) ont fortement bombardé la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette violence exercée envers un peuple « ami » a entraîné des milliers de victimes civiles et causé des dévastations considérables. Or, un certain silence a prévalu dans la société française à ce sujet jusqu’à tout récemment. Cet article présente une grille d’analyse élaborée à partir des observations de certains historiens qui sera employée dans notre projet de recherche pour étudier ce silence. Certaines d’hypothèses contextuelles qui peuvent l’expliquer et orienter les recherches sont présentées.

L’histoire de la Seconde Guerre mondiale laisse peu de place au bombardement de la France par les forces aériennes alliées (britanniques et américaines). Pourtant, cette offensive stratégique contre l’occupant allemand a été considérable. S’en sont suivies des destructions importantes[1], mais surtout, ces bombardements ont fait de 50 000 à 70 000 morts, ce qui représente environ le quart des victimes du conflit pour la France, dont le total est évalué à 264 000[2]. Pourtant, si les autres catégories de victimes—déportés, fusillés, prisonniers, résistants, juifs—ont trouvé leur place dans l’expression de la mémoire française, les victimes des bombardements alliés sur le pays ont fait l’objet d’un « silence » au niveau national jusqu’à un éveil observable au début de la présente décennie.

Après la présentation d’une grille d’analyse des silences en société élaborée par certains historiens, il sera question de l’absence du sujet dans l’historiographie française et, dans une perspective plus large, de la même omission dans la littérature, le cinéma et les manuels scolaires. Ainsi sera présentée une première ébauche de notre projet de recherche doctorale sur les causes possibles d’un tel silence de quelque 70 ans en France. L’État en est-il responsable ? Ce choix est-il délibéré ? Les motivations en sont-elles avant tout individuelles ?

Suite à « l’étrange défaite » de juin 1940 et l’occupation du pays par les Allemands, la France est présumée être exclue des combats. C’est du moins ce que considère le nouveau gouvernement qui s’installe à Vichy sous la direction du maréchal Pétain. « Travail, famille, patrie » remplace alors les valeurs républicaines de « Liberté, égalité, fraternité » et la France s’engage dans une collaboration d’État avec l’Occupant. Cela signifie notamment que ses ressources industrielles sont mises à la disposition de l’Allemagne. Cette dernière prend possession du littoral français pour avoir un accès direct à l’Atlantique. L’attaque par les Alliés de cibles en France devient donc nécessaire. Les Britanniques d’abord, dès 1940, suivis par les Américains à partir de 1942, ont utilisé le bombardement stratégique, seule arme dont ils disposaient pour frapper l’ennemi sur le continent, notamment en France. Fortement touché, le pays a reçu 22 % du tonnage de bombes lâchées par les Alliés sur l’Europe pendant la guerre. Souvent maladroites, ces opérations n’ont pas manqué de toucher les civils et des bâtis qui n’avaient rien à voir avec leurs objectifs. C’est l’ensemble du territoire français qui est concerné. Au-delà des villes portuaires de Lorient ou de Brest par exemple, bases des sous-marins allemands dont l’attaque intensive était attendue, bien d’autres centres urbains majeurs du pays ont subi une grande violence. C’est le sort de villes comme Nantes, Caen, Le Havre et Marseille, pour n’en nommer que quelques-unes. Beaucoup de petites municipalités ont aussi été fortement touchées, voire parfois presque totalement détruites. Les bombardements stratégiques effectués par les Alliés ont donc été un événement majeur de la seconde Guerre mondiale pour la France. Pourtant, le sujet semble généralement ignoré. Se penchant sur le cas de la destruction de la ville portuaire de Brest, l’historien Jean-Yves Besselièvre le constatait en 2009 :

Ce phénomène n’est, semble-t-il, pas spécifique à Brest, car l’on constate dans de nombreuses villes reconstruites que la prise en compte de la destruction reste l’exception, et ce, aussi bien dans les plans de reconstruction, dans les politiques municipales, que dans les travaux historiques. D’une manière consciente ou inconsciente, la reconstruction efface le souvenir des moments sombres de la destruction, les pousse en quelque sorte en dehors de l’histoire[3].

Quel type de silence ?

En conférence à la Sorbonne en 1882, l’écrivain et intellectuel français Ernest Renan énonçait que « l’essence d’une nation est que tous aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses. […] Tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. »[4] L’historien Jay Winter, spécialiste du « silence » social, rejoint cette idée en décrivant ce qu’il comprend par le concept de « silence » qu’il distingue nettement de l’oubli :

[…] we cannot accept the commonplace view that silence is the space of forgetting and speech the realm of remembrance. Instead, we offer the following definition of silence. Silence, we hold, is a socially constructed space in which and about which subjects and words normally used in everyday life are not spoken. The circle around this space is described by groups of people who at one point in time deem it appropriate that there is a difference between the sayable and the unsayable, or the spoken and the unspoken, and that such a distinction can and should be maintained and observed over time[5].

Il identifie trois types de « silences » sur la base de leurs motivations[6]:

  • « liturgiques » : de tels silences revêtent un aspect moral. Face à la guerre et à la violence, le public éprouve des sentiments de perte, de deuil, de sacrifice et de rédemption.

  • « politiques » : ces silences tentent d’éviter les conflits que la mémoire d’événements controversés et traumatisants peut susciter, en espérant que le temps les fera oublier.

  • « essentialistes » : on se tait, car il est considéré que seuls ceux qui les ont vécus peuvent invoquer des événements dévastateurs.

Rejoignant Renan, Winter définit la commémoration comme « the collective representation of a shared view of a past worth recalling. As such it is performative ; it selects elements of a narrative and necessarily suppresses other sides of the story »[7]. Selon lui, le silence n’est pas statique. Il est sujet à un cycle de vie alors que des agents de la mémoire le remettent en question, en modifient la nature et arrivent à le rompre[8].

En 2016, Winter a repris l’étude du silence en éditant un ouvrage collectif avec Alexandre Dessingué, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste[9]. Les deux auteurs exposent en introduction comment les relations entre silence, souvenir et oubli sont complexes. Ils rappellent que le silence n’est pas synonyme d’oubli, et inversement que le non-silence n’est pas synonyme du souvenir. Rédactrice des conclusions du volume, Astrid Erll décrit les cadres sociaux du silence (en français dans le texte) : « Silence is contingent on social groups, which repress, deselect, or choose for the moment not to activate certain materials ». Ainsi, les silences appartiennent à la vie sociale, car ils sont plus étroitement attachés à la société et aux médias que ne le sont les concepts qui leur sont reliés de souvenir et d’oubli[10]. Il en résulte que l’environnement qui soutient les silences n’est stable ni dans l’espace, où il varie d’un emplacement à un autre, ni dans le temps alors qu’une génération remet en question la précédente.

Spécialistes de l’étude des processus de commémoration, la professeure Vered Vinitzky-Seroussi de l’Hebrew University of Jerusalem et la sociologue Chana Teerger, signalant que le silence aide parfois le souvenir alors que dire peut tout aussi bien favoriser l’oubli, classifient plutôt les silences selon leur mode d’expression[11] :

  • « déclarés (overt) » : littéralement une absence de narration.

  • « masqués (covert) » : voilés par une abondance de discours digressifs.

Les auteures utilisent l’assassinat en 1995 du premier ministre d’Israel, Yitzhak Rabin, pour illustrer leur propos. Différents intervenants du pays ont utilisé les silences pour favoriser, les uns la commémoration, les autres l’amnésie[12].

Ces deux approches, celle de Winter et celle de Vered Vinitzky-Seroussi et Chana Teerger, fournissent une grille d’analyse qui offre de multiples angles sous lesquels le silence français sur le bombardement de son territoire par les Alliés, qui allaient devenir ses libérateurs, peut être examiné.

Le constat du silence

Il n’est pas question d’oubli. Les Français, et particulièrement les citoyens des villes les plus touchées comme Le Havre ou Caen, sont au contraire fort conscients de ces tragédies. Or, des recherches préliminaires effectuées en novembre et décembre 2016 révèlent que les monuments aux victimes de la guerre sont majoritairement dédiés aux résistants, martyrs et combattants, donc à ceux qui ont perdu la vie du fait de l’ennemi. Les victimes civiles sont parfois mentionnées, mais rarement en lien avec les bombardements, et jamais en référant directement aux Alliés. Une telle allusion aux actions de forces libératrices « amies » est l’apanage d’écrits locaux, propres à certaines municipalités ou départements fortement touchés, particulièrement dans le cadre du Débarquement de Normandie en juin 1944[13]. Au niveau national, semble exister un silence quasi complet jusqu’au début des années 2000 en historiographie[14] et, dans l’espace public, jusqu’au discours du président François Hollande prononcé le 6 juin 2014 à l’occasion du 70e anniversaire du Débarquement[15]. Depuis, les commémorations des bombardements alliés sur la France et leur traitement historiographique semblent prendre leur essor[16].

Historiographie

Précédant les historiens français, le Britannique Andrew Knapp est, jusqu’à 2014, le principal auteur de l’historiographie des bombardements alliés sur la France. En 2012 paraît Forgotten Blitzes qu’il écrit avec Claudia Baldoli[17]. Constatant le peu de place qu’occupent dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale les bombardements aériens effectués par les Alliés contre la France et l’Italie, l’ouvrage compare ces deux offensives. En 2014, Knapp publie, en français, une version spécifique à la France[18].

Un ouvrage français traitant des bombardements alliés sur l’ensemble de la France est bien paru en 1997[19], mais son auteur, Eddy Florentin, n’est pas un historien. Journaliste, il a été résistant pendant la Seconde Guerre mondiale. Son ouvrage est marqué par un enthousiasme qu’il communique directement aux lecteurs dont il fait ses « amis ». Sa méthodologie est simple et directe, bien qu’elle ait nécessité un effort considérable. Florentin entraîne le lecteur dans une tournée de la France utilisant des entrevues de témoins directs, des écrits personnels et des publications locales. Cependant, ses énoncés sont rarement appuyés par des citations ou des références, si bien qu’il est difficile de distinguer ce qui est une inférence de sa part de ce qui repose sur des sources. Il n’en demeure pas moins que son travail donne une image globale de la France bombardée.

Le 6 juin 2007, le Centre d’études d’histoire de la Défense (CEHD) a tenu une journée d’études consacrée aux bombardements alliés sur la France[20]. En introduction, Jacques Frémaux énonce que ces événements sont restés « longtemps peu évoqués par les historiens ». Il ajoute qu’il en résulte des « enjeux mémoriels »[21]. Mentionnant Florentin, il remarque que « sans en nier ou en méconnaître l’intérêt, force est de constater que le livre de cet éminent spécialiste de la bataille de Normandie reste du domaine de l’oeuvre journalistique et se révèle descriptif à la lecture »[22]. Patrick Facon fait état lui aussi d’un intérêt récent pour le sujet et du peu d’études qu’il a suscitées. Il signale qu’il n’existe pas d’ouvrage de fond, si ce n’est celui de Florentin[23].

Participant à cette journée d’étude et allant dans le même sens, Knapp observe, en étudiant le cas du Havre, que le traumatisme des bombardements se manifeste aussi dans les commémorations :

[…] les maires ont tendance à contourner, avec une infinie précaution, tout ce qui pourrait ressembler à des faits précis concernant les événements de septembre 1944 [bombardements du Havre par la Royal Air Force (RAF)]. […] Passer sous silence le bombardement serait faire violence à ce qui reste de souvenir dominant de la Libération. S’attarder dessus, par contre, et à plus forte raison demander des explications aux Britanniques, reviendrait non seulement à s’éloigner du rôle consensuel qu’adoptent les maires français de toutes tendances—mais aussi à faire violence aux liens séculaires avec l’Angleterre d’une ville jumelée depuis plus de cinquante ans avec Southampton. D’où des discours souvent mis en sourdine et l’attitude discrète que prennent les Britanniques lors de la plupart des commémorations […][24].

Knapp constate ainsi une « relative discrétion des monuments aux morts civils »[25], discrétion s’observe bien au Havre,[26] car si la ville avait été très souvent bombardée par les Alliés, les bombardements des 5 et 6 septembre 1944 y ont été particulièrement lourds et tragiques. Cependant, les monuments qui les relatent restent effectivement discrets.

-> See the list of figures

Il faut être Havrais ou bien connaître l’histoire de la Seconde Guerre mondiale pour comprendre que cette plaque commémorative de l’avenue Foch traite d’un bombardement effectué par les Britanniques, car il n’en est nullement fait mention. Le bombardement du lendemain cause cette fois ce qui est sans doute l’événement ponctuel le plus tragique de la campagne de bombardement stratégique sur la France. La mention est alors plus claire :

-> See the list of figures

Effectivement, une seule malencontreuse bombe a causé la mort de ceux qui s’étaient réfugiés dans le tunnel Jenner alors en construction. Cette fois, la mention du « bombardement » était incontournable, mais il n’est toujours pas question de ses auteurs britanniques. Il faut également remarquer la date tardive de l’érection du monument, soit douze ans après les faits.

Ainsi, « dans les discours municipaux, les raids représentent une zone quasiment interdite, un no man’s land, où seules les associations, non soumises aux contraintes du pouvoir, peuvent s’aventurer »[27]. Knapp conclut que les bombardements alliés sur la France, du friendly fire, sont « en raison de [leur] utilisation par la propagande de Vichy, […] un sujet extrêmement sensible […] »[28].

Allant dans le même sens, Jean-François Muracciole, un autre participant à cette journée d’études, se demande « pourquoi la question du bombardement aérien demeure dans l’ombre de la mémoire nationale »[29]. Établissant le nombre de victimes civiles des bombardements en France à 75 000, il signale qu’il s’agit du quart des pertes civiles en France, ce qui fait des bombardements « la première cause de mortalité des civils [en France] durant la guerre, au même niveau que les déportations raciales opérées par les nazis, et il [le nombre de victimes civiles des bombardements] est trois fois supérieur au nombre de fusillés par les Allemands (26 000) ». Selon lui, la journée d’études a démontré que « le bombardement aérien demeure le dernier « fantôme » ou le dernier « trou noir » de la mémoire collective française de la Seconde Guerre mondiale, mémoire pourtant singulièrement réactivée depuis une vingtaine d’années »[30]. Muracciole observe que :

[…] si une mémoire juive a fini par se réveiller et s’autonomiser, grosso modo à partir de 1970, souvent en prenant appui sur les enfants de déportés, rien de tel ne s’est produit en faveur des victimes des bombardements aériens. Ces dernières demeurent, aujourd’hui encore, largement ignorées de la mémoire collective du conflit : pas de jour officiel de commémoration, presque pas de monuments ou de stèles, peu d’études historiques, pas d’association de victimes. La comparaison avec les autres groupes de victimes de la guerre à des degrés divers (juifs déportés, mais aussi résistants, requis du STO [Service du travail obligatoire instauré par le régime de Vichy pour envoyer des ouvriers français en l’Allemagne], voire « Malgré-Nous » alsaciens lorrains enrôlés de force dans l’armée allemande]) est saisissante.[31]

Il ajoute une série d’hypothèses pour expliquer ce silence relatif : une « position politique et morale délicate », qui résulterait de leur état de victimes de forces amies libératrices dénoncées par l’honni régime de Vichy, d’une dispersion géographique qui rendrait moins ciblées d’éventuelles manifestations de la mémoire, d’un certain fatalisme devant ce qui est considéré comme un résultat qui était inévitable. Cependant, selon lui, une « série de mémoires locales éclatées » semble s’éveiller[32]. À ce titre, l’auteur mentionne qu’une base solide de connaissance des événements s’élabore et que « l’étude de la mémoire du bombardement paraît devoir être développée »[33].

Autre forme de l’écriture de l’histoire, les atlas historiques qui traitent de la France pendant le second conflit mondial sont également révélateurs de ce silence. Un examen de ces ouvrages publiés à partir de 1966 montre soit une totale absence du sujet, soit quelques courtes allusions. Il faut attendre 2010 pour qu’un bon exposé en soit donné dans La France pendant la Seconde Guerre mondiale—Atlas historique. Jean Quellien y signe quatre pages donnant les cartes de cibles en France en 1941, 1942, 1943 et janvier à août 1944 et un bon résumé des faits[34].

L’historiographie française a donc traité adéquatement des autres catégories de victimes du second conflit mondial pour laisser en général de côté les victimes des bombardements alliés. Il pourrait bien s’agir d’un silence « politique » évitant de mettre en cause des « amis » libérateurs et partenaires incontournables dans l’après-guerre ou d’un silence « masqué » par un traitement abondant d’autres catégories de victimes.

Littérature

Sources de drames humains bien réels, les bombardements alliés n’ont pourtant pas été une source d’inspiration pour les écrivains français, un constat auquel en arrive également une étude de la littérature française de la Seconde Guerre mondiale[35]. À notre connaissance seuls deux ouvrages en ont fait leur objet central pendant la période de silence que nous étudions, soit jusqu’en 2010. Par après, seul un court roman paru en 2012 en a fait de même[36]. Le premier roman qui mérite mention fait d’un bombardement sur Paris son centre de gravité :

… bombardements aériens dont on ne se souviendra même plus, car d’une guerre on retient la victoire plutôt que ce que cette victoire a coûté de vies inutilement sacrifiées…[37]

Ainsi s’exprime l’idée du silence qui entoure les victimes des bombardements alliés dans les mots de la romancière Chantal Chawaf. Elle écrit une autobiographie qui raconte comment « mon entourage s’était ingénié à me cacher mes origines pour, croyait-il, me protéger du drame qui m’avait privée de mes parents et de ma famille, à la suite du bombardement de la porte de Saint-Cloud où on m’avait extraite par césarienne de ma mère mourante, à côté de mon père tué et de ma tante agonisante »[38]. Effectivement, dans la soirée du 15 septembre 1943, les usines Renault furent l’objectif d’un bombardement effectué par la VIIIe Air Force américaine[39]. Suit un récit des recherches infructueuses de l’auteure pour trouver l’identité de ses parents biologiques et les circonstances exactes de leur mort et de sa naissance. En fait, il faut attendre le milieu du roman pour découvrir que ce ne sont pas les libérateurs qui sont directement responsables… ce sont les éclats d’obus tirés par la défense contre les avions (DCA) allemande[40]. Les éventuels libérateurs sont disculpés.

Dans Féerie pour une autre fois II (initialement intitulé Normance) publié en 1954, Louis-Ferdinand Céline traite de façon flamboyante du bombardement effectué par la Royal Air Force dans la nuit du 20 au 21 avril 1944 sur La Chapelle en banlieue de Paris[41]. Parmi les 1 265 tonnes de bombes lâchées, seulement 13,7 % auraient atteint la cible. Le reste dériva sur Montmartre, touchant presque le Sacré-Coeur et faisant 670 victimes[42]. Ce bombardement est central dans Féérie II et Céline, qui l’observe directement, en fait un spectacle fantastique. On le comprend, car l’attaque fut massive et longue : 247 Lancasters et 22 Mosquitos opérèrent en deux phases à intervalle d’une heure[43]. Beaucoup de fusées marquantes de différentes couleurs furent larguées, ce qui magnifiait inévitablement le tableau.

Notre recherche a identifié seulement cinq autres romans qui mentionnent les bombardements alliés sans toutefois en faire leur sujet central comme l’ont fait Chawaf et Céline.

Dans Uranus de Marcel Aymé, les ruines du village fictif de Blémont, résultant d’un bombardement aérien, sont une toile de fond constamment présente. Le contexte est celui de l’épuration sauvage menée surtout par les communistes dans les tout premiers temps de la Libération. Aymé prête aux villageois une attitude ambiguë à propos du bombardement qui a raté ses objectifs légitimes (gare, pont et usine) :

Si la nationalité de ces bombardiers restait à établir, personne à Blémont ne doutait qu’ils fussent anglais ou américains, mais tout le monde affectait de croire qu’ils étaient allemands. Dans les tout premiers mois qui avaient suivi la catastrophe, on pouvait même reconnaître les tendances d’un individu à sa façon de l’évoquer. Les Résistants et les ralliés évitaient autant que possible toute allusion précise sur ce point d’histoire. Au contraire, les mauvais patriotes parlaient trop volontiers de la sauvagerie des Boches ou de leur maladresse, avec un humour pesant et une manière de prononcer le mot Boche comme entre guillemets. Ils n’avaient d’ailleurs pas tardé à se rendre compte qu’à jouer ainsi sur les mots, ils trahissaient leurs vrais sentiments et ils s’étaient résignés à n’ironiser plus que dans une étroite intimité. Les discours officiels, entre autres celui du préfet venu inaugurer le premier baraquement en bois, imputaient les ruines de Blémont à la barbarie nazie. Toutefois, depuis une quinzaine de jours, on entendait certains communistes dire ouvertement que le désastre était l’oeuvre des Américains et comme si la chose eût été reconnue de tout temps[44].

Aymé écrivant ainsi seulement trois ans après la fin de la guerre, il est bien possible que la vision opportuniste du bombardement dont font preuve les habitants du village reflète l’attitude générale des Français de l’époque.

Publié en 1990, le roman Rue des bons enfants situe son action dans la ville de Marseille avant la guerre et sous l’occupation. Patrick Cauvin y décrit un couple improbable, celui d’une intellectuelle femme d’affaires brillante et d’un mafieux ignorant et ambitieux. Le roman prend fin sur un bombardement extrêmement violent de Marseille par l’aviation américaine : « Il y eut un peu plus de deux mille morts. Deux cent cinquante avions avaient largué plus de mille bombes au milieu de la ville »[45]. Cauvin fait ainsi référence à une des pires performances des bombardiers américains selon Baldoli et Knapp: « In absolute terms Marseille suffered the single most lethal Allied raid of the war, when an attack by the US Fifteenth Air Force on 27 May 1944 claimed at least 1,831 victims »[46]. Comme le remarque l’historien Richard Overy, cette bourde des Américains mina leur crédibilité : « the effect of the raid was to create a crisis of public morale and strong hostility [en France] to the air forces that carried out the arrack »[47].

Une note en fin de volume de Nathalie Hug, auteure du roman très particulier La demoiselle des tic-tac, énonce que « De juin 1944 à mars 1945, les bombardements américains, quasi incessants au-dessus du département de la Moselle, ont rasé presque entièrement de nombreux villages et durement touché les populations civiles. Certains habitants ont été extraits des ruines de leur maison, vivants, après avoir passé plusieurs jours sous les décombres »[48]. Le roman raconte l’histoire d’une jeune fille, attachée à ses origines allemandes, extraite de la cave de sa maison plusieurs jours après un bombardement qui joue ici un rôle secondaire. Il sert uniquement de mise en situation pour illustrer les déchirements qu’ont vécus les Lorrains pendant la Seconde Guerre mondiale entre le monde des Allemands et celui des Français.

Le bombardement désastreux de Nantes effectué par l’aviation américaine le 16 septembre 1943 est mis en vedette à la fin du roman très personnel de Jean Rouaud, Des hommes illustres[49]. L’auteur y décrit le vécu de son père pris dans la tourmente du conflit mondial. Le récit se termine sur une description très vivante de la dramatique surprise des Nantais qui avaient été épargnés jusqu’alors.

Le bombardement de la France peut être vu du haut des airs en prenant place avec des Français à bord des avions qui l’effectuaient. Ainsi, Jules Roy, auteur du roman autobiographique La vallée heureuse[50], raconte les aventures d’un commandant de bord, comme Roy le fut lui-même, dans le groupe Guyenne du Bomber Command. La « vallée heureuse » était le surnom donné par les équipages des bombardiers britanniques à la zone industrielle de la Ruhr en Allemagne. Roy témoigne des tourments vécus par les aviateurs français qui se trouvaient nécessairement impliqués dans des opérations contre des objectifs situés dans leur pays. Ils étaient fort conscients qu’ils feraient des victimes françaises.

Il y a donc bien peu de traces des bombardements alliés dans les oeuvres littéraires françaises malgré leurs effets si souvent dramatiques. Il pourrait bien s’agir d’un silence « liturgique » au sens de Winter ou « déclaré » selon Vinitzky-Seroussi et Teerger. Écrire sur le sujet aurait été trop porteur de douleurs récentes dans les années qui ont suivi immédiatement la fin de la guerre, la persistance de ce silence s’étant ensuite établie avec le passage du temps.

Cinéma

Au sujet du cinéma français sur la Seconde Guerre mondiale, Ludivine Bantigny énonce que « La France garde longtemps après le conflit une mémoire pleine de trous et de tabous, une mémoire faite aussi d’enjolivements indulgents »[51]. Comme nous nous attachons à le démontrer, les bombardements alliés sur le pays seraient de ces trous-tabous. À la fin du conflit, le besoin de tourner le dos à un passé immédiat douloureux pour envisager un avenir chargé d’espoir devait être omniprésent. Au cinéma, il peut donc être compréhensible que « […] c’est tout ce qui semble salir ou humilier la nation qui est écarté. Quand l’épreuve n’est pas immédiatement victorieuse, le cinéma met longtemps à la traduire en images […] »[52]. Sylvie Lindeperg exprime bien comment le cinéma se fait porteur de certains silences relativement à la France pendant la guerre :

Sous l’effet des stratégies de nivellement des mémoires communistes et gaullistes, du désintérêt des commerciaux—pour lesquels la Résistance constituait l’unique enjeu de représentation—et du silence volontaire ou contraint de certaines catégories de victimes, tout un pan de l’histoire des années de guerre fut donc maintenu dans l’inexprimé. Au même titre que les officiants des cérémonies commémoratives, les réalisateurs français firent communier leur public dans le culte du passé glorieux et encouragèrent le corps social à rejeter les toxines de la défaite, de la honte et de la trahison[53].

Les épreuves des civils français sous les bombes alliées font avant tout l’objet de documentaires. Pendant le conflit, le régime de Vichy produit des reportages qui mettent ces bombardements au service de sa propagande. Après le conflit cependant, certains documentaires osent aborder le sujet malgré une tendance générale au déni :

Dans l’ensemble, la fiction l’emporte sur la réalité et la légende sur l’histoire. Les épisodes traités sont exaltants, le ton choisi est édifiant, le tout est propre à séduire le public en écartant les souvenirs de trop triste mémoire. Le dur prix des combats, sans être escamoté, n’est pas montré avec vigueur dénonciatrice : entre les morts, le cinéma choisit surtout de montrer ceux qui savent mourir courageusement. Ils sont rares les films qui s’attachent d’abord au revers de ces actions et de cette gloire, rares ceux qui perçoivent le grain des choses par delà l’anecdote héroïque. C’est Rouen, ville martyre (court métrage de Louis Cuny, 1945), c’est Caen, martyre d’une ville (court métrage de Raymond Bich, 1946), c’est encore et surtout Le six juin à l’aube. Dans le flot général, ces îlots sont autant de protestations isolées contre une guerre dont ils rappellent qu’elle est d’abord un fléau[54].

Les documentaires décrivent donc avant tout des situations locales, propres à un département particulier. Le 6 juin à l’aube (1946) de Jean Grémillon est un cas d’espèce[55]. Il laisse deviner une « muette protestation » à l’égard « des bombardements intensifs et par zones entières tels que les pratiquent les libérateurs d’outre-Atlantique »[56]. Il s’agit, selon Joseph Daniel, du seul film qui montre le drame des civils français au milieu de la destruction lors du débarquement de Normandie en 1944[57]. Cette approche contraste avec le traitement fictif du même événement dans le film de Michel Deville Martin soldat (1966) : « reconstituée […], la Normandie de juin 1944, épargnée par les bombardements alliés, exprime un enthousiasme exubérant à l’égard des libérateurs […] »[58].

En ce qui concerne le cinéma de fiction, le film traitant le plus clairement des bombardements alliés sur la France est l’adaptation au cinéma d’Uranus de Marcel Aymé par Claude Berri en 1990. Portant le même titre que le roman de 1948, il lui est très fidèle et en reprend tous les éléments. Les ruines laissées par le bombardement dominent le paysage dans lequel évoluent les habitants du village fictif de Blémont fraîchement libéré. Comme dans le roman, s’il est clair pour le spectateur que le bombardement a été le fait des Alliés, les personnages de l’oeuvre sont ambivalents à ce sujet. Ils évoluent parmi les ruines sans trop y prêter attention.

Une très brève allusion aux bombardements est faite dans le film Le vieux fusil (Robert Enrico, 1975) : le personnage principal envoie son épouse à la campagne pour la mettre à l’abri du danger des bombardements et de possibles méfaits de la Milice. D’autres courtes allusions aux bombardements peuvent être décelées dans quelques autres films. Dans Jeux interdits (René Clément, 1952), on trouve une « séquence où le petit Michel tue un cafard à l’aide d’un porte-plume : après avoir dessiné des spirales au-dessus de la blatte en imitant le bruit d’un moteur d’avion, l’enfant transperce brutalement l’animal : À Paulette qui proteste contre le meurtre de l’insecte, Michel réplique : “c’est pas moi, c’est une bombe” »[59]. De façon beaucoup plus subtile, une allusion au bombardement de la RAF qui touche Montmartre peut être décelée :

[…] il n’est pas interdit de relier l’insistance avec laquelle [Jean-Pierre] Melville [le réalisateur du film Bob le flambeur, 1956] filme le Sacré-Coeur au fait que les abords de la Basilique ont été sévèrement touchés par les raids aériens d’avril 1944—l’édifice ayant miraculeusement survécu au largage des bombes, hormis des dommages mineurs-, d’autant que le cinéaste prend immédiatement la parole après avoir montré le monument pour expliquer que « dans quelques instants les lumières vont s’éteindre »—une possible allusion aux black-out qui touchèrent le quartier lors des bombardements.[60]

En somme, si le genre documentaire réalise une certaine couverture des bombardements alliés sur la France, ce n’est pas le cas du cinéma de fiction. Étant donné l’importance de ce médium auprès du public, on peut associer un aspect « politique » à ce silence. Mais, comme en littérature, il peut aussi être de nature « liturgique », voire même « essentialiste » en ce que seul le documentaire qui permet à des témoins de s’exprimer semble avoir traité du sujet de front. L’accent mis par le cinéma sur l’héroïsme en fait aussi un silence « masqué », mais la pudeur lui donne également un aspect « déclaré ».

Manuels scolaires

Une étude des manuels scolaires européens visant à comprendre les « conflits mémoriaux » afin de réaliser une « écriture européenne » de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale a été réalisée en 2012. L’auteur, Jean-Baptiste Pattier, « dresse un constat accablant : celui de l’écrasante prédominance des écritures nationales, méconnaissant et méprisant l’histoire des pays voisins »[61]. Il consacre quelques pages au bombardement stratégique dans une section intitulée De Dresde à Hiroshima[62]. Il note que, jusqu’aux années 1980, tous les manuels européens se concentrent sur les bombardements allemands contre l’Angleterre. Par après, les bombardements alliés sur l’Allemagne sont considérés[63].

Dans les manuels français, les villes anglaises bombardées sont d’abord mentionnées plus que les villes allemandes, situation qui s’inverse dans les années 1980 pour atteindre un certain équilibre dans les années 1990[64]. Les bombardements alliés sur l’Allemagne sont d’abord présentés prudemment : ils ont été meurtriers, mais ils étaient effectués sans possibilité de visée. À partir des années 1980 toutefois, le ton devient plus virulent : les Alliés sont accusés d’avoir frappé les civils sans discernement. Mais après 1988, le ton se calme et seule demeure l’expression de « cité martyre » qui est également associée aux villes françaises d’Orléans, Brest, Nantes et Le Havre dans un manuel. En 1989, le dernier manuel français qui remet en question la nécessité des bombardements mentionne que : « Les bombardements alliés n’épargnèrent pas davantage [que les villes allemandes] les villes de l’Ouest de la France en 1944, alors même qu’aujourd’hui leur intérêt stratégique n’apparaît pas toujours évident »[65]. Parmi les quatre manuels français publiés en 2011, un seul mentionne les villes normandes touchées par les bombardements autour du 6 juin 1944[66]. Pattier fait alors un retour sur l’ensemble du corpus de manuels étudiés et se penche sur le cas spécifique du bombardement des villes normandes :

Quand il s’agit de relater les épisodes du jour J, les auteurs des manuels français et des autres pays européens diffusent les thèses officielles des Alliés sans s’arrêter au sort des populations civiles normandes victimes de ces bombardements et engagées malgré elles dans la bataille de Normandie : les auteurs parlent de bombardements effectués pour casser les axes de communication ou endommager les défenses côtières allemandes ; même les ouvrages les plus récents persistent dans cette présentation des faits[67].

Il semble donc que le bombardement des villes françaises n’est traité dans les manuels scolaires du pays qu’en relation avec le débarquement. De la sorte, ce silence serait avant tout « politique ». Les bombardements alliés sont alors considérés en lien direct avec la libération du pays. Ils sont donc expliqués, excusés. La narration du débarquement prend ainsi toute la place, en faisant un silence « masqué ».

Pistes d’explications du silence

Olivier Wieviorka avance certaines hypothèses sur le silence mémoriel en Normandie au sujet des victimes civiles des actions des Alliés. Il l’explique par une difficulté, pour la région, de se présenter comme victime alors qu’elle a moins souffert que les autres sous l’Occupation et qu’elle a été libérée en premier (exception faite de la Corse). Il avance aussi que mettre l’accent sur ces victimes pourrait sembler ingrat envers les libérateurs anglo-saxons et pourrait nuire au tourisme mémoriel. Enfin existerait une culture des héros laissant peu de place à la valorisation de victimes non combattantes. Selon lui, « durant de longues années, les victimes civiles furent donc confinées aux marges des commémorations et des mémoires officielles »[68].

L’une des pistes intéressantes que nous voulons examiner pour expliquer le « silence » français sur les bombardements alliés concerne les enjeux de la reconstruction du pays qui fut fortement dépendante de l’aide américaine. Ainsi, il aurait été fort malavisé de souligner les bombardements, notamment américains. Le Plan Marshall d’assistance financière pour le redressement de l’Europe est proposé par les Américains le 5 juin 1947 alors que la France est en crise : les coffres de l’État sont presque à sec et le parti communiste français (PCF), qui s’oppose au plan américain, risque de prendre le pouvoir. Pour éviter cette éventualité, les États-Unis offrent d’ailleurs dès décembre 1947 une aide financière intérimaire[69]. Dans ces circonstances, il aurait fort probablement été mal approprié de rappeler les bombardements américains sur la France.

Mais les Européens ont aussi besoin de l’aide militaire américaine alors que s’installe la Guerre froide. L’Europe de l’Ouest se sentant menacée par les Soviétiques et devant se réorganiser militairement pour leur faire face reposait, là aussi, sur le support essentiel des États-Unis. De plus, pour la France en particulier, l’aide militaire américaine était devenue essentielle dans un nouveau conflit colonial, celui de l’Indochine (1946–1954). Antagoniser les Américains à ce moment aurait été une bien mauvaise idée. Un enjeu semblable apparaît avec la guerre de Corée qui éclate en 1950. Elle révèle aux Américains le besoin d’une capacité de défense européenne forte nécessitant l’implication de l’Allemagne[70], une question délicate pour les Français. En fin de compte, la France a finement piloté sa diplomation d’après-guerre et a réussi à arriver à ses fins tout en ménageant les susceptibilités américaines pour ne pas se priver d’un appui financier et militaire[71]. De plus, l’adhésion au plan Marshall faisait l’objet d’un effort de propagande important auprès de la population française[72]. Dans ce contexte, il aurait été risqué de souligner de quelque façon que ce soit les bombardements alliés sur la France, car un amalgame aurait pu être fait entre les exactions nazies et les maladresses meurtrières des Britanniques et des Américains.

Dans une étude bien connue sur la commémoration de la Seconde Guerre mondiale en France[73], Gérard Namer définit la commémoration comme une « volonté politique de mémoire ». Il distingue une mémoire issue de l’inconscient et de la tradition, qu’il qualifie de « sociale » d’une mémoire « collective » construite volontairement[74]. Selon lui, « on a assez dit que toute mémoire religieuse ou politique est une restructuration du temps mythique national ou du temps mythique religieux, c’est un acte par lequel il faut se souvenir d’un certain nombre de choses, c’est-à-dire qu’il faut en oublier d’autres »[75]. Son analyse, qui va de 1945 à 1982, porte sur les conflits de la construction de la mémoire entre les gaullistes et les communistes. Le titre de la première édition comprend d’ailleurs l’expression Batailles pour la mémoire. Il n’y est fait aucune mention des bombardements alliés sur la France. L’ampleur du conflit mémoriel que décrit Namer montre bien le peu d’espace disponible pour ces derniers dans les enjeux de la France d’après-guerre.

Appelé à écrire sur les épreuves vécues par les Français sous le joug des occupants, Jean-Paul Sartre mentionne leurs émotions face aux bombardements alliés : « Et je puis témoigner que, les jours où, sous les yeux ironiques des Allemands nos vainqueurs, nous regardions la fumée des incendies que vous aviez allumés aux portes de la ville, notre solitude a été totale »[76]. Les explications du silence français relatif à ces bombardements effectués par des « amis » qui venaient les délivrer sont complexes, car elles font appel à un large éventail de facteurs. Comme le laissent entrevoir les mots de Sartre, le silence face aux bombardements tient de la psychologie : il prend un aspect « liturgique » ou « essentialiste » selon les termes retenus par Winter. Ce silence est aussi « politique », toujours au sens défini par Winter. Si les victimes des bombardements et les destructions qu’ils ont causées ne sont pas oubliées, leur relative absence dans la commémoration française de la Seconde Guerre mondiale apparaît à la fois « déclarée », donc voulue, et « masquée », c’est-à-dire noyée dans un discours qui couvre bien d’autres aspects sauf celui-là.

Pendant le second conflit mondial, une grande violence a touché les civils français. Elle était le fait de libérateurs qui n’ont pas toujours pris les précautions nécessaires pour éviter des drames majeurs. Dans ce contexte, et alors que les historiens débattent plus que jamais sur les mérites du bombardement stratégique pratiqué pendant cette guerre, il est intéressant d’examiner comment les autorités françaises ont traité la mémoire de ces actions des Alliés. Ce sera un défi cependant, car leurs actions touchent plusieurs niveaux et plusieurs domaines du pouvoir.