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Afin d’accéder à une certaine compréhension du passé, l’historien et l’historienne doivent s’appuyer sur une multitude de sources. Si la source écrite a longtemps été l’outil principal pour la recherche historique, la situation semble évoluer au XXIe siècle avec l’apparition de nouveaux types de sources qui ouvrent le chemin à de nouvelles questions, méthodes ou interprétations du passé. L’évolution exponentielle de la technologie et des outils numériques figure dans ce lot de sources et de nouveautés méthodologiques. Même si l’on remarque un certain conservatisme méthodologique, l’émergence des humanités numériques au cours de la dernière décennie semble attirer un nombre grandissant d’historiens et d’historiennes à acquérir des compétences en informatique. Le Manifeste des Digital Humanities, rédigé au ThatCAMP Paris de 2010, indique que l’intention des humanités numériques ne réside pas dans la réinvention des fondements des différentes sciences humaines, mais qu’elles « s’appuient, au contraire, sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique »[1]. Les historiens et historiennes s’inscrivant dans le « tournant spatial » participent activement au développement des humanités numériques par la complémentarité qu’offrent ces outils à l’objet de leur recherche. Ils sont définitivement héritiers de l’histoire quantitative et de la géohistoire des Annales par leur méthode, mais ils se distinguent par leurs outils et la somme des données qu’il leur est possible de dépouiller. Les travaux de Braudel depuis 1940[2] permettent de constater que l’intérêt pour le géographique n’est pas nouveau. Cependant, l’évolution de la technologie et l’ouverture des données décuplent le potentiel de ce champ, à la frontière entre histoire et géographie.

Nous proposons par cet article d’étudier cette « valeur ajoutée » qu’offrent les outils numériques. Notre démarche vise d’une part à améliorer notre compréhension du passé par l’utilisation d’outils spatiaux, mais aussi à diffuser ce contenu sur une plateforme web. Le fort de Chambly fut choisi pour explorer ces outils d’analyse du territoire. Le fort français nous a menés à nous questionner sur la vision « vaubanesque » de défense du territoire et de son influence sur la construction des forts successifs. En effet, durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Sébastien Le Prestre de Vauban (1633–1707), ingénieur français, révolutionne l’architecture militaire telle qu’elle fut dans les places fortes européennes. Il participa notamment à la construction de plus de 150 positions défensives au fil de sa carrière. Son oeuvre est marquée par l’incorporation intrinsèque du territoire à l’élaboration de ses forteresses[3]. Malgré un intérêt grandissant pour la situation militaire de la Nouvelle-France à partir des années 1680, il ne travailla pas sur les plans du fort de Chambly. Cependant, l’ingénieur principal responsable du projet et de plusieurs autres dans la colonie française, Josué Dubois Berthelot de Beaucours, a possiblement étudié avec lui alors qu’il travaillait à Brest à la fin du XVIIIe siècle[4]. Considérant l’importance du legs de Vauban quant à la planification de positions défensives, pourrions-nous discerner, dans la vision de l’édification du fort de Chambly, un héritage des considérations spatiales propres à sa méthode ? Pour ce faire, nous proposons d’utiliser les systèmes d’information géographique (SIG) ainsi que la photogrammétrie à travers une plateforme de diffusion en ligne réalisée par notre équipe. À travers ce cas, nous étudierons plus précisément comment les outils numériques permettent une meilleure représentation des enjeux du passé, mais aussi comment ils s’inscrivent dans la méthodologie historienne. Puisque cet article est basé sur un projet de diffusion en ligne, nous référerons donc directement aux onglets de cet outil. Des images offriront tout de même la possibilité de visualiser plus rapidement certains aspects de notre application, mais nous invitons vivement les lecteurs à se rendre sur notre site.

Les principaux sites français

À la suite d’une entreprise de colonisation mitigée (forts Caroline et Charlesfort), lancée par Gaspard de Coligny sur la péninsule de Floride pour contrecarrer les desseins espagnols, les Français se tournent vers le Nord dans la foulée des expéditions de Cartier, de Champlain et de Pierre Dugua de Monts. Le Canada représente en effet une zone d’intérêt pour le peuplement et le commerce. Or, Lafrance et Charbonneau mentionnent avec justesse que « si la découverte du Nouveau Monde devenait l’occasion rêvée de créer de nouvelles villes suivant les grands principes européens d’urbanisme, la réalité des différents intérêts, surtout commerciaux, n’a pas entraîné un contexte de stabilité essentiel à la fondation de villes ou d’établissements permanents »[5].

Territoire français en 1754 et ses fortschambly.historiamatica.ca

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C’est plutôt au XVIIIe siècle que l’on assiste, sous le gouvernement royal, à l’émergence de préoccupations urbaines lors de la planification ou l’établissement de nouveaux édifices défensifs[6]. Entre-temps, différents types de structures émergent pour répondre à la réalité physique des différents sites de colonisation. À Port-Royal (1605) et à Québec (1608), on adopte le modèle de « comptoir-forteresse » pour ensuite établir les plans d’une enceinte dans les années 1660. Ainsi, le fort à proprement parler couvre, dans les premières années du peuplement, la surface occupée par la colonie en elle-même. En effet, Lafrance mentionne que « dans plusieurs villes neuves, l’idée que le plan urbain doit être subordonné au tracé du système de défense semble prévaloir », une conception qui témoigne de l’héritage immédiat de l’influence européenne[7].

Cette influence est renforcée par Vauban qui s’intéresse à la Nouvelle-France dès les années 1680. Il préconise l’établissement de palissades et le regroupement en bourgs, en villes et en villages avec « lieux fermés », puis insiste sur l’importance capitale de la sélection d’un site en fonction de plusieurs critères géographiques (qualité de l’eau et de l’air, fertilité du sol, facilité de commercer, etc.)[8]. Ainsi, plusieurs structures défensives accompagnées de plans de lotissements (division en lot) de rues prennent forme au début du XVIIIe siècle, soit Sorel, Trois-Rivières et Chambly, mais également celui de Détroit et de Louisbourg[9]. Bâti par Jean-François Vierville et Étienne Verrier, mais dessiné par Vauban, Louisbourg comporte un double intérêt comme point de défense de la Nouvelle-France. Il permet la défense du passage entre le Cap-Breton et Terre-Neuve, passage menant au fleuve Saint-Laurent, et ce, en plus de faciliter la mainmise sur les pêches à la morue dans le contexte de lutte avec les Britanniques. Le port de Louisbourg représente d’ailleurs une plaque tournante de ce secteur économique. À ces structures défensives, s’ajoutent celles de la Louisiane, dont La Nouvelle-Orléans, mais également les forts Saint-Louis et Orléans. Enfin, la ville de Montréal représente un cas particulier puisque sa croissance rapide empêche les autorités coloniales d’exercer un contrôle sur l’aménagement de la ville[10]. Cela implique de restreindre la croissance excessive de la ville à l’extérieur de l’enceinte ainsi qu’une meilleure distribution des terrains disponibles dans la ville[11]. Il s’agit de contraintes qui freineront l’extension de l’enceinte à divers moments.

Les forts, places fortes et forteresses peuvent être regroupés sous l’appellation « architecture militaire défensive » puisqu’il existe également des structures offensives rendant possible la conduite d’un siège. Cependant, elles seront peu nombreuses en Amérique française. En somme, la fortification est donc « un espace qui vise à empêcher l’ennemi de pénétrer en lui opposant une série d’obstacles passifs (rempart et fossé) et actifs (artillerie et soldats) »[12]. Ainsi, la taille du fort ou de la fortification dépend beaucoup de celle du territoire à défendre. Elle peut, dans certains cas, se transformer en une véritable ville fortifiée comme l’imposante forteresse de Louisbourg sur l’île du Cap-Breton en actuelle Nouvelle-Écosse. Ce faisant, le « principe fondamental d’une fortification » est donc de ceinturer un espace pour le défendre ou pouvoir s’y retrancher pour administrer la défense d’un territoire ou d’un passage[13]. La plupart du temps, l’architecture militaire défensive représente la première étape d’un établissement visant le commerce ou le peuplement. De ce fait, son emplacement doit prendre en considération des éléments qui permettraient un développement dans l’espace et le temps[14].

Le fort Saint-Louis, premier de quatre

Bien avant l’arrivée des Français, la position qu’occupe aujourd’hui le fort de Chambly était déjà considérée comme géostratégique. En effet, pour les Premières Nations résidant dans la région, principalement iroquoiennes, il s’agissait d’une route commerciale importante. À cette hauteur de la « rivière des Iroquois », aujourd’hui connue sous le nom de rivière Richelieu, des rapides séparent le bassin de Chambly de l’accès au lac Champlain, forçant ainsi le portage. Reconnaissant l’importance de la région, les Français, embourbés dans un conflit avec les Iroquois, décidèrent de construire une série de forts le long de la rivière Richelieu, dont un à Chambly, en 1665.

Emplacement du fort de Chamblychambly.historiamatica.ca

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Le 23 juillet 1665, le capitaine Jacques de Chambly, mandaté par Alexandre de Prouville de Tracy, initia les travaux qui s’achevèrent en un mois[15]. Un fort de palissade, composé de quatre murs de pieux d’environ 56,6 mètres de largeur chacun, est alors érigé[16]. Un triangle défensif permettant de mieux couvrir les surfaces rapprochées des palissades, appelé redan, aurait complété ces palissades de chaque côté si l’on en croit certaines sources. Toutefois, les fouilles archéologiques de Parcs Canada n’ont jamais pu confirmer ces spécifications[17]. Les premiers occupants furent le capitaine de Chambly et les compagnies Petit et Chambly[18]. Surnommé le fort Saint-Louis, puisque sa complétion concordait avec la fête religieuse du même nom, le 25 août, il servit principalement de lieu de rassemblement pour lancer deux expéditions militaires contre les Iroquois au cours des années qui suivirent, et ce, jusqu’au moment où une paix précaire ne fut conclue avec ces derniers[19]. Oscillant entre l’abandon et l’occupation, le fort n’est attaqué par des Iroquois qu’à partir des années 1680 jusqu’en 1701, dans le cadre de la deuxième guerre franco-iroquoise[20]. Afin de s’assurer que l’enceinte survive à ces assauts, « 400 poteaux de 20 à 24 pouces de diamètre » ont été utilisés pour des réparations en 1687 et une tour—servant de poste d’observation, de poudrière et aussi d’entrepôt à grain—a été ajoutée[21]. Cependant, une nuit durant l’hiver 1701–1702, un feu se déclara entre les murs, près de la résidence de l’aumônier, et détruisit en grande partie le fort, causant la mort du père récollet et de quelques soldats[22].

Photogrammétrie et lasergrammétrie : théorie et pratique

Outrepassant la seule utilisation des sources, l’étude de l’histoire est désormais un terrain ouvert par les nouvelles technologies. En effet, notre étude nous a amenés à utiliser la photogrammétrie et la lasergrammétrie pour modéliser le fort, et ce, en recueillant des données spatiales et architecturales directement sur le terrain. Les données lasergrammétriques n’ayant pas encore été dépouillées, il sera bien plus largement question de la photogrammétrie. Nous reviendrons d’abord sur l’aspect théorique de cette technologie pour ensuite présenter les étapes de la collecte de données, mais aussi celles de la modélisation en trois dimensions. Nous conclurons cette partie par un petit retour sur la différence avec la lasergrammétrie et les possibilités à venir grâce à ces technologies.

Théorie

La photogrammétrie est une technique consistant à mesurer l’environnement tridimensionnel à partir de photographies en vue d’en réaliser une restitution numérique en trois dimensions. Il s’agit donc d’une forme de numérisation de l’environnement physique. Si cette technologie peut être utilisée pour la géologie ou l’archéologie, les historiens ont eux aussi beaucoup à apprendre de ces modèles 3D issus de la numérisation du patrimoine historique. Cette technique permet de numériser des objets, des bâtiments ou même de cartographier des lieux historiques. Les objets tridimensionnels deviennent ainsi une source de plus sur laquelle l’historien et l’historienne peuvent s’appuyer, et ce, par sa qualité à conserver le matériel à un instant donné. Pour Michel Maumont, chercheur au Centre national de Préhistoire, la photogrammétrie peut être définie comme « la mesure d’un objet par l’étude de sa reproduction en perspective, généralement à l’aide de photographies ou d’images numériques »[23]. En 1849, Aimé Laussédat utilisa une technique similaire qu’il nomma « metrophotographie », consistant en « l’emploi de photographies […] prises depuis des sites différents pour effectuer des mesures à distance et cartographier ainsi un objet ou un site »[24]. Le mot « photogrammétrie » quant à lui fut utilisé par Albrecht Meydenbauer pour la première fois en 1893[25]. Au gré des évolutions technologiques, la photogrammétrie est passée de l’analogique au numérique, de la simple photo à la télédétection satellitaire. La technique fut d’abord employée pour cartographier et faire des plans de constructions architecturales, mais l’apparition de la photographie aérienne a rendu possible l’avènement de cartes beaucoup plus précises, et ce, parce que ces technologies ont permis de couvrir de plus grands espaces tout en facilitant l’acquisition de données grâce aux différents types de capteurs optiques. De même, l’avènement, puis la démocratisation des ordinateurs dans les dernières décennies ont facilité la numérisation du réel en automatisant le calcul des mesures issues de la photogrammétrie. Il est désormais possible de recourir à des algorithmes performants pour générer un modèle 3D à partir d’un ensemble de photos.

Dans le cadre des études historiques, la technique permet de numériser des bâtiments et des artefacts à un moment précis, dans un but de préservation, d’analyse ou de mise en valeur du patrimoine historique. Avant d’expliquer la démarche théorique rendant possible la restitution tridimensionnelle à partir de photographies, il est pertinent de s’intéresser aux principes physiologiques permettant d’obtenir des résultats. À la manière des yeux, la triangulation de deux points provenant de deux photographies d’un même objet offre la possibilité de replacer les photographies dans l’espace et donc, de créer un effet de profondeur. Ce principe, inspiré de la vision stéréographique, est également le point de départ des visionneuses de diapositives 3D que l’on retrouve comme jouet depuis plusieurs décennies ou encore de technologies bien plus récentes comme les casques de réalités virtuelles Google Cardboard. En additionnant les photographies et en utilisant la puissance de calcul des ordinateurs, il est possible de placer de plus en plus de points dans l’espace, et par le fait même, d’augmenter la précision de la triangulation et de la restitution tridimensionnelle.

Prises de données sur le terrain

En vue de la réalisation du modèle en trois dimensions par photogrammétrie, nous nous sommes rendus au Fort de Chambly le 23 octobre 2018. Il a alors été nécessaire de vérifier auprès de Transport Canada que nous respections bien les normes pour faire voler un drone, un petit Parrot Bebop II. Considérant la législation mouvante sur les drones, qui a d’ailleurs changé une fois de plus le 1er juin 2019, cette procédure a duré plusieurs semaines. Dans un même temps, nous avons dû obtenir l’autorisation de Parc Canada pour effectuer notre prise de vue aérienne. Étant donné la fermeture du Fort de Chambly aux visiteurs à partir du 8 octobre, nous avons pu nous entendre avec Parc Canada pour accéder au lieu le 23 octobre. L’équipe d’Historiamatica, à laquelle s’était joint le professeur Tristan Landry, a effectué la prise de données sur une période de deux heures trente minutes pour éviter que le soleil ne se déplace trop et que les ombres nuisent à la reconnaissance du bâtiment par l’algorithme. À notre plus grand bonheur, malgré le froid, le ciel était dégagé. Trois membres de l’équipe furent affectés à la prise de photos par appareils numériques, un membre à la photographie aérienne par drone et un membre à la coordination et à la prise de données lasergrammétriques. À la suite de notre expérience sur le terrain, nous fûmes en mesure de faire six captures au LiDAR et 1363 photos.

Durant la prise de photo, il est très important de s’assurer que les photos se chevauchent l’une sur l’autre, autant sur la verticale que l’horizontale. En effet, pour que le logiciel puisse reconnaître des pixels semblables, il faut vérifier que plusieurs photos contiennent bel et bien ces pixels. Il est donc recommandé de photographier au moins la moitié de ce qui apparaît sur la photo précédente pour veiller à obtenir de bons résultats. De même, il vaut mieux éviter d’utiliser le zoom de l’appareil, voir à ce que les photos ne soient pas floues et photographier le sujet à plusieurs niveaux différents.

Traitement et modélisation

Cette numérisation du patrimoine bâti passe donc comme nous l’avons vu par une bonne prise de photos. Néanmoins, le résultat dépend aussi de la nature des infrastructures informatiques à la disposition des chercheurs. En effet, le traitement informatique nécessaire à la restitution du modèle en 3D demande une puissance de calcul élevée, autant pour le processeur que la carte graphique. La limite du résultat final dépend conséquemment de la qualité des infrastructures technologiques et du temps que l’on souhaite y consacrer. En fonction du projet, des infrastructures technologiques et de la qualité attendue du modèle, le processus de photogrammétrie peut prendre de quelques minutes à plusieurs semaines.

En ce qui concerne le logiciel, l’équipe d’Historiamatica a pu tester près d’une dizaine de logiciels. Plusieurs options Open Source comme Regard 3D offrent de beaux résultats, mais nous avons finalement opté, pour des raisons pratiques, pour Agisoft Photoscan, devenu Agisoft Metashape depuis. Les étapes pour la photogrammétrie sont sensiblement les mêmes d’un logiciel à l’autre, mais la façon dont elles sont divisées et le nombre de paramètres changent drastiquement.

Pour réaliser la photogrammétrie, le nombre de photos importe énormément. Une quantité trop élevée de photos allonge le traitement. D’ailleurs, malgré une idée reçue, un nombre plus élevé de photos ne signifie pas toujours un meilleur résultat. C’est le savant mélange de quantité, mais surtout de qualité des photos qui permet finalement d’obtenir de bons résultats. Avant de lancer le programme, il est donc recommandé de retirer toutes les photos floues.

Lors de la première étape, le logiciel identifie des points clés à partir de pixels qu’il reconnaît. Cet ensemble de points clés forme un nuage de points de faible densité. Le nuage de points résultant permet d’évaluer la qualité des paramètres choisis avant de se lancer dans la complexification du modèle. À cette étape, la forme générale de l’objet numérisé devrait être visible. Puis, une fois le résultat jugé acceptable, on peut alors densifier ce nuage de points. Lorsque la densification est complétée et satisfaisante, on peut générer les surfaces en vue d’obtenir un modèle tridimensionnel brut. Pour finir, il faut attribuer la texture au modèle pour enrichir la représentation et le photoréalisme de la numérisation. Il est alors possible d’appliquer la couleur de chaque point ou encore d’appliquer une texture générée à partir de l’ensemble de photos de départ. Finalement, ce n’est pas tant la technicité de l’opération qui limite la recherche, mais l’accès à de puissantes infrastructures technologiques.

Pour synthétiser, l’informatique offre une puissance de calcul élevée qui permet de traiter un grand nombre de photos en même temps, et ce, en plus d’automatiser le processus et de rendre possible une restitution en 3D des points calculés. Les logiciels utilisent un ensemble de photos pour retrouver, à partir d’éléments identiques dans plusieurs photos et de calcul mathématique (triangulation, calcul épipolaire…), la position des différents points dans l’espace[26]. La photographie nous offre la possibilité de capturer un ensemble de points de l’espace réel pour les traduire sur une surface plane (2D), alors que la photogrammétrie nous permet de calculer la position des différents points présents dans les photographies, donc en 2D, pour les repositionner dans un espace en 3D[27]. D’une certaine manière, la photogrammétrie est l’opération inverse de la photographie. De plus, la réalisation bien exécutée d’un modèle utilisant la photogrammétrie offre des résultats aussi précis que la lasergrammétrie (mesure de l’espace à partir de laser) avec une marge d’erreur de 0,1 mm[28].

Le modèle tridimensionnel peut alors être utilisé en vue de réaliser un plan détaillé du bâtiment, d’en suivre la détérioration ou encore d’en assurer la mémoire pour les générations futures. Dans le cas du fort de Chambly, les modèles ont permis de générer une orthophotographie géoréférencée en vue de définir sa position et ses dimensions exactes[29]. Le modèle 3D fut donc la base sur laquelle nous avons pu construire notre système d’information géographique, mais aussi un outil de choix pour analyser l’architecture du fort et l’emplacement de celui-ci.

Résultat de la photogrammétrie, 2018

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Lasergrammétrie

En ce qui concerne la lasergrammétrie, notre équipe a pu accéder à un appareil LiDAR dans le cadre de la collecte sur le terrain. Nous avons pu effectuer six numérisations par lasergrammétrie. Malheureusement, ces données n’ont pas encore été traitées. Malgré tout, à la vue des résultats primaires observés lors de l’extraction des fichiers, le LiDAR serait plus efficace pour capturer de vastes terrains ou encore de grands bâtiments comme le fort de Chambly. C’est d’ailleurs l’outil principal de l’équipe de CyArk, une entreprise américaine qui numérise le patrimoine matériel mondial. Cependant, il est évident que dans le cadre universitaire québécois, plus spécifiquement dans les départements d’histoire, son utilisation est limitée par le manque de fonds. Cette impossibilité matérielle nous encourage à faire des ponts avec les disciplines des sciences naturelles et technologiques, qui ont, généralement, bien plus de financement pour ce type de matériel. L’autre possibilité consiste à se replier vers la photogrammétrie, beaucoup plus accessible.

Les systèmes d’information géographique (SIG) : méthodologie et utilisation

Le projet Vauban en Amérique ? se structure autour de plusieurs technologies récentes. Nous avons d’abord utilisé la photogrammétrie pour numériser en 3D le fort de Chambly, afin d’avoir des données spatiales fiables et des dimensions précises. En partant d’un modèle précis du fort tel qu’il est aujourd’hui, et en faisant appel aux cartes anciennes, nous souhaitions remonter le temps pour découvrir le paysage géostratégique des différentes versions du fort. L’utilisation des SIG dans ce projet nous offre la possibilité d’explorer cette approche méthodologique, et ce, tout en analysant le contexte spatiotemporel du fort de Chambly et du potentiel lien avec les travaux d’un grand architecte français du XVIIe siècle, Vauban.

Si les systèmes d’information géographique sont plus généralement utilisés par les géographes et les géomaticiens dans le cadre d’une approche systémique, les historiens et historiennes peuvent se l’approprier pour trouver de nouvelles façons d’interroger le passé. L’historienne spécialiste des SIG, Anne Kelly Knowles, précise que l’utilisation d’un SIG permet de réexaminer les interprétations historiques passées, mais également d’apporter une lumière sur des évènements de manières qui n’étaient pas possibles par le passé[30]. De surcroit, cette utilisation de la technologie s’effectue dans une perspective pluridisciplinaire dans la cadre de la Géohistoire, mêlant Historical geography et Spatial and Digital History[31]. De même, cette façon de penser l’histoire en fonction de la géographie n’est pas particulièrement récente si l’on pense aux Annales. Knowles évoque quelques caractéristiques pour définir ce qui rend historique le système d’information géographique[32]. Premièrement, la géographie oriente en bonne partie la recherche historique. Deuxièmement, les informations géographiques fournissent une bonne part des preuves permettant de répondre à un questionnement historien. Troisièmement, la majeure partie des preuves constituant le cadre analytique de l’étude est structurée et analysée au sein d’une ou plusieurs bases de données reliant l’espace et le temps.

En ce qui concerne le territoire du fort de Chambly, il est situé sur la rivière Richelieu, affluent du fleuve Saint-Laurent, sur la rive sud du bassin de Chambly. De forts rapides, en amont du bassin, se jettent dans ce dernier, complexifiant les déplacements en provenance du Sud. Le fort a connu une vie tumultueuse depuis la deuxième moitié du XVIIe siècle et n’a pas toujours été l’édifice que l’on connaît aujourd’hui. Le premier fort n’était en rien une place forte à la Vauban. En effet, le fort, alors appelé Saint-Louis, est « fortifié » par des palissades de bois en 1665[33], puis il est amélioré en 1687, mais sans en changer le matériau principal[34]. Il n’y aura pas de fort en pierres avant 1709[35].

Vauban n’a pas joué un grand rôle dans la fondation du fort de Chambly, puisqu’il décède en 1707 et ne travaille jamais sur des forts de la Nouvelle-France. Il fut malgré tout une influence majeure pour la construction de plusieurs structures défensives en Amérique du Nord, entre autres en vue de la stratégie défensive de Louis XIV dans la deuxième partie du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle. Avec son « pré carré », Vauban redéfinit les critères défensifs des fortifications en leur donnant un rôle précis, mais également en mettant de l’avant l’importance de l’espace dans lequel prennent place ces édifices. Le territoire ne doit pas être une faiblesse, mais un atout. Dans cette perspective, le fort de Chambly, bâti après la mort de Vauban, peut-il être considéré comme d’inspiration « vaubanesque » ? C’est à ce moment qu’intervient le système d’information géographique pour expliquer comment le fort de Chambly s’est inséré dans l’espace du Richelieu. Dans l’optique de la conception d’un SIG, il est nécessaire de commencer la recherche à travers les sources cartographiques d’époque. Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), mais aussi Archives Canada et les ouvrages archéologiques de Parc Canada[36], contiennent multiples cartes, plans et images des structures fortifiées le long du Richelieu. Après avoir trouvé l’ensemble des cartes accessibles en ligne, l’équipe de chercheurs effectua le géoréférencement et la géorectification de celles-ci. Ces deux étapes permettent de spatialiser des cartes anciennes dans notre contexte géographique actuel. Le principal enjeu avec les cartes anciennes est le manque d’outil dont disposaient les cartographes pour représenter le monde selon les normes actuelles. Il peut donc être ardu de travailler avec ces cartes, et encore une fois, cette problématique demande de la créativité de la part de l’historien. En effet, il faut d’une part obtenir un bon géoréférencement, mais il faut éviter à tout prix de perdre la réalité historique représentée par le cartographe de l’époque. Pour faciliter notre géoréférencement, nous avons généré à partir de notre modèle photogrammétrique, vu précédemment, une orthophotographie géoréférencée en utilisant les données GPS recueillies lors de la mission terrain. Cette utilisation de l’orthophotographie nous a permis d’améliorer la précision du SIG. Une fois cette étape complétée, il est nécessaire de vectoriser les données pour obtenir un contexte spatial traitable par les outils à notre disposition. La vectorisation des données cartographiques offre la possibilité, dans le cas de Chambly, d’analyser le cadre spatial, de répondre aux différentes problématiques et d’amorcer une réflexion sur l’utilisation du territoire en Nouvelle-France.

Dans cette perspective, le projet Vauban implique le géoréférencement et la vectorisation de plusieurs autres cartes, incluant une carte sur la localisation des forts européens de style Vauban, et ce, pour montrer l’utilisation du territoire en France. Un travail similaire, effectué pour l’espace nord-américain, permet d’établir une réflexion comparative sur le rôle des forts dans l’espace, tant en France qu’en Amérique du Nord. La carte sur les fortifications de Vauban, dans l’ensemble, montre que celles-ci sont essentiellement aux frontières. L’architecte cherche toujours, peu importe la géomorphologie du territoire, à profiter au maximum du territoire. En Nouvelle-France, puisque les frontières sont alors plus floues et changeantes, l’emplacement géographique dépend des grands axes de transports. Dans le cas de Chambly, la fortification d’un fort en aval de dangereux rapides n’est pas anodine. Le SIG rend l’ouverture à de nouveaux angles de réflexion pour des recherches approfondies sur le territoire possible, d’autant que notre projet vise à servir de « sandbox » pour faire ressortir les possibilités des humanités numériques.

Application : apprendre et partager le patrimoine

À la suite de la création de notre SIG et de nos modèles tridimensionnels, l’équipe d’Historiamatica a souhaité construire une application accessible sur le web, qui permettrait d’exposer le résultat de nos recherches et les différentes possibilités offertes à l’historien et l’historienne, mais aussi de conserver un monument peu connu aux non-initiés du patrimoine matériel québécois. Il est bon de rappeler que le projet sur le fort de Chambly fut d’abord le résultat d’un atelier de second cycle en informatique appliquée à l’histoire. De ce fait, la recherche n’avait pas la prétention d’enrichir l’historiographie de la Nouvelle-France, mais plutôt de développer de nouvelles compétences tout en se penchant sur les possibilités que peuvent apporter les nouvelles technologies, et ce, autant dans la recherche que dans la diffusion des savoirs historiques.

Cette expérience nous a permis de construire une application globale qui réunit à la fois notre analyse sur l’influence de Vauban sur la construction du fort de Chambly, et ce, tout en insérant quatre petits systèmes d’information géographique et deux modèles issus de la photogrammétrie. Dans ce cas, les systèmes d’information géographique ont été construits sous la forme de carte interactive en utilisant l’Application Programming Interface (API)[37] open source Leaflet qui offre la possibilité de gérer des couches et la visualisation de données spatiales. Il fut également nécessaire de recourir à ThreeJS, une « bibliothèque » JavaScript[38] permettant la visualisation de modèles 3D, et ce, pour créer un navigateur de données tridimensionnelles, mais aussi pour tester la possibilité de concevoir un jeu vidéo éducatif en trois dimensions. Ce projet fut également l’occasion de tester une autre bibliothèque ayant un énorme potentiel pour l’histoire quantitative, soit D3.JS, orienté sur la visualisation de données (Data Visualization). Parmi les ajouts à venir, nous comptons explorer le développement d’une application mobile de réalité augmentée rendant possible la visualisation des visualiser les modèles photogrammétriques dans le monde réel, et ce, de façon interactive.

Toutes ces possibilités offrent un énorme potentiel à la fois pour la recherche, l’éducation et la vulgarisation. En histoire, les nouvelles technologies ne doivent pas servir à impressionner, ce ne sont n’est pas des artifices, mais véritablement des ressources pour améliorer l’efficience de la méthodologie de l’historien.ne et la façon dont il ou elle communique l’histoire au grand public. La technologie n’est pas une contrainte, mais un éventail de possibilités qui peut favoriser la construction de la mémoire et développer un intérêt pour l’histoire chez les non-initiés à la discipline historique universitaire. Si le contenu n’était pas notre priorité dans le cas présent, puisque l’objectif était d’utiliser la technologie au maximum, l’idée demeure que la recherche historique peut être enrichie par ces nouvelles expertises. L’historien et l’historienne doivent se réapproprier leur fonction de diffuseur du savoir et d’éveilleur de conscience, et les nouvelles technologies nous semblent être la meilleure solution.

Ainsi, l’héritage de Vauban ne se perçoit pas directement dans l’architecture de forts comme celui de Chambly, mais bien dans l’ensemble des considérations préalables à l’établissement d’une structure défensive qui relève directement de la méthode et de la pensée de l’ingénieur français telle que transmise à ses successeurs. Comme nous l’avons vu, l’établissement d’une structure militaire défensive s’accompagne d’un ensemble de considérations spatiales complémentaires aux enjeux de peuplement et de commerce qui priment avant la guerre de Sept Ans. C’est donc en comprenant la nature du territoire et l’enjeu de l’occupation de l’espace que s’explique la grande disparité entre les paysages urbains européen et nord-américain, qui, pourtant, s’avère être d’abord pensé et exécuté selon la tradition européenne, mais adapté aux réalités locales.

Répartition des forts et forteresses françaises le long de l’axe

Richelieu/Lac Champlain

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Dans l’application web qui en résulte, l’onglet des forts de la Nouvelle-France permet de comprendre l’importance (déjà relevée par les Premières Nations) de l’emplacement du fort sur la rive sud du bassin de Chambly, en aval d’une route de portage visant à éviter les rapides. Celle-ci, depuis très longtemps, agissait comme autoroute pour le commerce et la guerre[39]. C’est donc par la mise en réseau avec les autres structures militaires de la « vallée des forts », dont les forts Richelieu (Sorel-Tracy), Sainte-Thérèse et Saint-Jean que l’on comprend mieux la présence française sur la rivière Richelieu, axe fluvial important pour le commerce de la région du lac Champlain. En effet, la figure ci-dessous tirée de notre SIG favorise la visualisation des différents sites de portage essentiels. La présence de rapides force d’abord le portage du fort Sainte-Thérèse jusqu’à celui de Chambly. On comprend ici rapidement les enjeux spatiaux de l’emplacement du fort, puisque le portage était obligatoire. De plus, la zone de visibilité tracée sur la carte dans l’onglet « fort de Chambly » démontre la fonction stratégique de ce point de contrôle, qui s’avère offrir une vue périphérique sur le bassin de Chambly et ses environs[40].

Ainsi, le projet Vauban en Amérique ? est un terrain d’expérimentation pour tester et réfléchir au potentiel des outils numériques d’analyse spatiale (SIG), de modélisation (photogrammétrie) et de diffusion. Or, l’application ne peut, à elle seule, permettre d’émettre des conclusions quant à l’héritage de Vauban sur cette construction précise, mais bien de mieux représenter les enjeux géographiques inhérents à son établissement.

Localisations des chemins de portage et des accès au fort de Chambly

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Humanités numériques : usages et réflexion

Le concept de spatialité dont nous avons survolé l’historiographie, la méthodologie et les différents usages s’insère plus globalement dans celui des humanités numériques. En effet, les humanités numériques dressent des ponts entre les différentes disciplines des sciences humaines ainsi que les outils propres à l’informatique ou la géomatique. Il faut à nouveau souligner que le chercheur ou la chercheuse en humanité numérique n’est pas destiné à devenir informaticien, puisqu’avant tout, il ou elle « interroge les conditions de production et de diffusion du savoir »[41]. Ainsi, il ne s’agit pas de procéder à un changement méthodologique majeur dans la manière de concevoir l’histoire, mais plutôt d’intégrer des outils qui offriront la possibilité de traiter un plus grand nombre de données, plus efficacement, mais toujours dans une méthodologie historienne. Assurément, tant en pédagogie qu’en recherche, il importe de se questionner sur la finalité de l’intégration d’outils numériques. C’est-à-dire que nous devons nous interroger sur le temps investi dans leur prise en main et sur leur pertinence quant à la bonification des analyses historiques. Est-ce qu’un SIG permet d’interroger différemment un corpus pour révéler de nouvelles avenues de recherche ou s’agit-il seulement d’une visualisation en support à l’analyse textuelle ? La question mérite d’être posée, car la méthodologie historienne repose précisément sur un processus réflexif à la suite duquel nous sommes en mesure de poser les bonnes questions. Ce faisant, c’est à travers cette interrogation qu’émergent de nouvelles opportunités favorisant l’étude du passé tant dans la recherche, l’éducation que la conservation du patrimoine.

En recherche, l’utilisation de SIG (comme décrite plus tôt) permet entre autres à l’historienne Anne Kelly Knowles de rassembler, superposer et visualiser des données remettant en question la narration la bataille de Getttysburg[42]. Au-delà de l’aspect technique, cette démarche offre la possibilité d’interroger les données de manière plus efficace et de se poser de nouvelles questions. Face à ce postulat, le potentiel des humanités numériques en recherche va bien au-delà de l’utilisation des SIG : création d’algorithmes « intelligents » pour extraire des données provenant de manuscrits anciens, modélisation 3D pour étudier avec davantage de précision des structures anciennes, géoréférencement de cartes et création de cartes vectorielles pour superposer des données, utilisation du code Python pour interroger les relations entre différents éléments d’un SIG, etc.

Les produits issus des humanités numériques peuvent également représenter d’excellents outils de vulgarisation et d’éducation. Tout comme les TIC[43], leur succès repose dans une utilisation modérée et réfléchie, et ce, afin de varier les méthodes d’apprentissage pour rejoindre le plus grand nombre d’apprenants possible. Dans le collectif Monde profane, enseignement, fiction et histoire paru en 2018, on mentionne que l’utilisation du numérique à travers les jeux vidéo historiques peut inciter l’élève à « agir sur le récit historique »[44]. C’est entre autres grâce à l’engouement pour des jeux tel qu’Assassin’s Creed qui, par l’expérimentation d’une « histoire vécue », suscite un engouement pour l’apprentissage de l’histoire savante[45]. Il existe également bon nombre d’outils informatiques permettant de spatialiser du contenu historique afin de mieux le vulgariser, tel que ESRI StoryMaps, StoryMapJS, Hystorypin et autres. Ces outils offrent une prise en main facile et peuvent représenter des situations d’apprentissage concrètes pour développer des compétences chez les élèves.

Les technologies de reconstitution, telles que la modélisation 3D ou la photogrammétrie, sont, quant à elles, prometteuses pour la conservation du patrimoine. En effet, elles offrent une sauvegarde numérique d’un patrimoine qui peut être en danger comme ce fut le cas pour les sites de Mossoul, Alep et Palmyre, détruits pendant la guerre contre l’État islamique. En 2018, l’Institut du monde arabe de Paris s’est ainsi donné comme mission de monter une exposition en 3D de ces sites à partir d’images prises après les combats, puis croisées avec des images d’archives[46]. On évoquait alors une exposition qui saurait faire office de « mémoire digitale pour les générations futures » pour faire référence au double rôle que, selon nous, revêtent ces technologies[47]. Elles favorisent la perpétuation d’une mémoire par la conservation, à travers une banque de données ou un ensemble de représentations permettant de visualiser des éléments physiques qui ne sont plus, mais aussi qui, faute de financements, ne peuvent être conservés. Au Québec, où le patrimoine bâti représente un pan important de la mémoire, il s’agit d’un enjeu d’actualité comme en témoigne l’article paru le 19 janvier dernier dans Le Devoir intitulé « patrimoine protégé par l’état, mais abandonné au point de tomber ». On y cite les exemples de la maison Boileau à Chambly, la maison Louis-Degneau à Carignan ou encore le moulin du gouffre de Baie-Saint-Paul. Ainsi, on conserve ou reconstitue une mémoire numérique non seulement à des fins de visualisation, mais surtout d’étude, afin que les chercheurs puissent continuer d’étudier et de s’interroger sur ce patrimoine malgré la disparition ou la dégradation physique de leur objet d’étude. Évidemment, il serait préférable—quoiqu’utopique—d’investir les ressources financières nécessaires afin de conserver tout ce patrimoine bâti. Or, il est parfois soumis aux aléas du climat et de la géopolitique. De même, les budgets nécessaires à sa conservation peuvent être teintés par la partisanerie. C’est pourquoi les technologies de reconstitution numériques offrent une alternative viable à la conservation de la mémoire et la poursuite de l’étude du patrimoine mondial.

Dans le contexte du tournant spatial en histoire, les chercheurs et chercheuses s’intéressent davantage aux outils informatiques pour bonifier leur travail. Par l’usage de la photogrammétrie, nous avons présenté les emplois possibles d’une technologie ayant un fort potentiel pour la conservation numérique du patrimoine bâti au Québec. Ce faisant, les humanités numériques regroupent un ensemble de pratiques qui accompagnent les champs d’études sans toujours constituer un objet de recherche en soi. Ces pratiques peuvent être considérées comme des opportunités de développer de nouveaux champs auxquels pourraient éventuellement être rattachées des formations professionnelles dédiées[48]. Notre expérimentation des outils numériques se poursuivra sur la plateforme web conçue à la suite de ce projet : Historiamatica[49].