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Au Moyen Âge central (XIeXIIIe siècle), juifs et chrétiens entretiennent d’assez bonnes relations, principalement en Provence et dans le midi de la France. Ce n’est pas, comme nous pourrions le penser, une période sombre, de persécution pour les juifs. Il est vrai qu’avec les croisades qui commencent en 1095, certaines régions à certains moments vont être touchées par des attaques antijuives[1]. Ce sont des épisodes spontanés et sporadiques, principalement dans le nord de la France, c’est-à-dire, dans le Royaume de France. Les juifs, en effet, font partie intégrante de la société chrétienne : il est difficile de différencier un juif de son voisin chrétien par l’habit et de nombreuses similitudes sont perceptibles dans la littérature, l’art ou encore l’esthétique des manuscrits[2]. Ces intimités et ces liens étroits entre eux ont fait intervenir les autorités juives qui ont vu dans ces contacts un danger au niveau religieux. Les nombreuses restrictions alimentaires et sociales vont alors s’intensifier. Ces interdits, toutefois, vont être mal vus par les chrétiens. Les juifs vont ainsi devenir de plus en plus marginalisés.

Dans cet article, nous proposons de traiter de l’émergence des tensions entre juifs et chrétiens au XIIIe siècle en France, à travers l’analyse de deux lettres d’auteurs juifs, appelées responsa. Le but sera de démontrer que l’intervention chrétienne est une réaction aux restrictions des autorités juives, mais également que l’augmentation des tensions dans le midi de la France est en partie due à la politique mouvante des rois de France. Il s’agira donc, dans un premier temps, de faire un tour d’horizon sur la situation des juifs en France pour comprendre la place des communautés juives en pays de chrétienté. Ce qui nous amènera, dans un deuxième temps, à l’analyse de deux responsa qui témoignent de la nature compromettante de certaines lois alimentaires juives au niveau des relations judéo-chrétiennes. Un responsum (responsa au pluriel) est une lettre écrite par un savant de renom offrant des réponses à une communauté ou à un tribunal concernant des questions controversées—que ce soit sur des lois (halakha) ou sur des pratiques courantes. Le dernier point démontrera les raisons de l’élaboration d’un système de contre-interdits alimentaires par les autorités chrétiennes.

La situation des juifs en France

Origine des communautés juives de France

L’arrivée des juifs en France, durant le haut Moyen Âge, reste encore un mystère et remonterait à l’Antiquité. Des commerçants juifs avec leurs familles se seraient établis dans le bassin méditerranéen, regroupés jusqu’au VIIe siècle dans des petites communautés mouvantes dans les axes commerciaux. Remontant les fleuves du Rhône, du Rhin et du Danube, de nouvelles communautés juives se forment en Gaule et en Germanie. Les sources relatant l’implantation des premières communautés juives établies en France avant le IXe siècle sont rares. Les témoignages sont surtout archéologiques, quoique certaines sources proviennent de l’hagiographie. À l’époque gallo-romaine et mérovingienne, les informations sont regroupées surtout dans la zone sud de la France, en Provence et au Languedoc. En effet, des vestiges archéologiques attestent d’une présence juive dans cette région au à la fin du IVe-début du Ve siècle. Par exemple, une lampe à huile ornée du chandelier à sept branches a été découverte en 1967 à Orgon[3]. Les juifs de France ont laissé des traces surtout à partir du VIe siècle, notamment par l’édification de synagogues à Paris et à Orléans[4].

Les premières persécutions dans le nord de la France incitent les juifs à s’établir plus au sud, principalement dans les grandes villes de Narbonne, Marseille, Agde, Avignon et Arles. Sous le pontificat de Grégoire le Grand (540604), les évêques d’Arles et de Marseille essayent de baptiser les juifs de force, mais sont freinés par ordre du pape. Néanmoins, Grégoire de Tours raconte qu’en 576 une émeute détruit la synagogue de Clermont, à la suite de quoi, les juifs de la ville acceptent le baptême[5]. Aux VIIe et VIIIe siècles, la Septimanie, qui couvre à peu près le Languedoc et le Roussillon, devient un refuge pour les juifs opprimés dans l’Espagne wisigothique. Une des plus vieilles inscriptions funéraires en hébreu a été trouvée à Narbonne, en 688 ou 689 qui se lit ainsi : « Ici reposent en paix les trois enfants d’heureuse mémoire du seigneur Paragorus, fils du défunt seigneur Sapaudus, à savoir Justus, Matrona, Dulciorella qui ont vécu Justus trente ans, Matrona vingt ans et Dulciorella neuf ans. Paix sur Israël. Ils sont décédés dans la deuxième année du seigneur Egica, roi[6]. » Du VIIe siècle jusqu’au IXe siècle, les informations concernant ces communautés juives sont presque inexistantes. Ces juifs se seraient-ils convertis au christianisme ? Que s’est-il passé lors des raids vikings ? Ces questions restent sans réponses.

Néanmoins, à partir du Xe siècle, les communautés ashkénazes, originaires de la Lotharingie (région correspondant à la France du Nord-est, à la Lorraine, à la Flandre et à la Rhénanie), se dispersent et se développent dans toute la France du Nord. Elles se distancient des centres juifs de Babylonie et développent leur propre identité. Ces communautés ressemblent à l’organisation des communes de la fin du Moyen Âge[7].

Tsarfat et Provenz

Aux XIe, XIIe et même XIIIe siècles, les auteurs juifs séparent la France en deux : le Nord est appelé Tsarfat (qui veut dire France en hébreu) et tout le Sud, de la Garonne aux Alpes est appelé Provenz. La distinction est également linguistique, langue d’oïl et langue d’oc ; politique par les mesures royales et aussi culturelles.

De façon générale, les juifs du Moyen Âge occidental se divisent principalement en deux grandes catégories. Nous retrouvons les ashkénazes, ceux qui vivent dans les pays rhénans et à Tsarfat, et les sépharades pour ceux qui vivent dans la péninsule Ibérique, puis à partir du XIIe siècle en Provenz. Plusieurs familles andalouses décident de s’installer en Provence suite à la dégradation de la condition des juifs en al-Andalous et l’intransigeance religieuse du califat almohade à partir de 1146 et à l’expulsion des dhimmis de la région[8]. C’est le cas de Juda ibn Tibbon (1120–1190), l’une des figures majeures du judaïsme provençal et languedocien. Traducteur des oeuvres de l’arabe en hébreu, sa famille sera célèbre tant auprès des savants chrétiens que juifs jusqu’au siècle suivant. Ces sépharades apportent avec eux une richesse intellectuelle consacrée principalement à la poésie, la philosophie et le mysticisme.

La différence entre les juifs du Nord et du Sud se voit dans la culture, l’observance religieuse, les coutumes et le langage. Cela ne veut pas dire qu’il y a une séparation nette entre ces deux cultures. Bien que les communautés juives de Provence aient leur propre culture, par exemple, ils interagissent tout autant avec d’autres communautés juives d’Espagne, du nord de la France, d’Allemagne et d’ailleurs. En effet, les synodes, des réunions dans lesquelles le représentant de chaque communauté, ashkénaze et sépharade, discute d’affaires d’intérêt général, ont lieu particulièrement durant le Moyen Âge central. Entre 1150 et 1643, dix-sept synodes prennent place, les plus fréquents se situant entre 1150 et 1270[9]. Par ailleurs, les responsa témoignent d’un important réseau de communication à travers les communautés juives d’Angleterre, de France des pays rhénans, de la péninsule Ibérique, de l’Afrique du Nord, d’Italie, jusqu’au Moyen-Orient. Elles représentent ainsi une certaine unité chez les juifs. La lettre de Dels-Enfantz, par exemple, révèle l’existence d’un important lien de communication entre les communautés de Provence et d’Espagne[10]. Les lettres étaient ainsi utilisées pour avoir des réponses aux questions concernant les lois juives, mais aussi l’avertissement d’évènements majeurs. C’est le cas en 1171 à Blois, lorsque la disparition d’un enfant chrétien a entrainé des accusations de crime rituel contre les juifs de cette communauté. Les juifs d’Orléans auraient prévenu R. Tam à Troyes de ses attaques, qui à son tour aurait envoyé une lettre à la communauté juive de Paris pour informer le roi et ainsi protéger la communauté. Enfin, notons que les étudiants juifs des yeshivot (écoles talmudiques) se déplaçaient à Paris, en Provence, en Espagne et dans les pays rhénans à la recherche des plus éminents maîtres.

Au fil des siècles, les rites, les coutumes et les mentalités différencient de plus en plus les juifs du nord et du sud de la France et de nombreuses divisions commencent à émerger au sein des communautés juives[11]. Un bon exemple nous vient du manuscrit Heb. Add. 507.1, aux folios 69a–79b. Lorsque les tossafistes ont décrété que tous les juifs devront lire la Bible avec uniquement les commentaires de Rashi, Asher ben Gershom, habitant au sud de la France, s’est exclamé : « Si vous voulez l’imposer, à vous et aux vôtres, vous en avez parfaitement le droit, mais qui vous autorise à en faire autant pour nous sans notre accord[12] ? ». Par ailleurs, au nord des Pyrénées, des communautés autonomes ont leurs propres coutumes et méthodes d’enseignement de telle sorte qu’aux XIIe et XIIIe siècles, ces dernières avaient déjà leur propre identité et leur spécificité[13].

Le chef de la communauté

Dans l’Occident médiéval, les juifs sont dirigés par plusieurs autorités juives, des guides spirituels[14]. Il n’existe pas un dirigeant avec un rôle similaire à celui du pape, par exemple. Ainsi, plusieurs petites communautés juives autonomes sont installées à travers la France. Le bon fonctionnement de la communauté dépend des relations qu’elle entretient avec les chrétiens. Il est donc important avant tout de vivre en bonne harmonie avec la population non-juive. Le dirigeant de la communauté doit, par conséquent, maintenir des relations satisfaisantes avec le pouvoir en place et s’assurer de la discipline et de l’ordre à l’intérieur de la communauté. Également, il doit être reconnu comme un savant, un fin connaisseur du Talmud (l’un des textes fondamentaux du judaïsme rabbinique). Ce dernier critère est capital, puisque c’est le chef de la communauté qui s’occupe des aspects législatifs. D’ailleurs, le roi, le duc, l’évêque ou le baron ne peuvent traiter qu’avec lui[15].

Les autorités rabbiniques s’efforcent également de voir que les lois de la cachroute sont respectées. Ces lois dérivent de divers passages de la Torah principalement dans le Lévitique et le Deutéronome. En bref, les aliments d’origine animale doivent présenter des signes particuliers et, dans le cas de mammifères, provenir d’espèces particulières (sabots fendus et ruminer). Il faut également procéder à un abattage rituel et les parties interdites à la consommation, dont le sang et le nerf sciatique, sont retirées. Par ailleurs, la viande ne peut être cuite dans le lait et seul le lait des espèces autorisées peut être consommé. Pour ce qui a trait au vin, il doit être casher également pour la consommation.

Le statut des juifs

Le statut des juifs en France n’est pas constant au cours du Moyen Âge, puisque la condition des juifs dépend du lieu dans lequel ils se trouvent. Tant dans le nord que dans le sud de la France, le principal privilège du juif est de conserver sa religion. Le quatrième concile de Tolède, en 633, interdit les conversions forcées, mais le prix à payer pour cette protection est la somme parfois exorbitante des impôts qu’ils doivent verser aux seigneurs et au roi annuellement ou périodiquement. Le nord et le sud de la France diffèrent sensiblement sur le statut du juif. Dans le Royaume de France, les juifs sont des hommes libres, mais dépendent du roi et de sa protection et en général n’ont pas droit à des propriétés[16].

Pour ce qui est des juifs des comtés qui ne dépendent pas du roi, ils semblent avoir été plus libres que dans le nord, intégrés dans leurs communautés locales. Ils sont, en effet, considérés comme partie intégrante de la société et ont le droit d’avoir des propriétés (immeubles ou terres)[17]. À la différence des hérétiques et des schismatiques déclarés, que la chrétienté s’efforce à ramener à l’unanimité, ou bien à expulser, voire même à détruire, les juifs occupent en Languedoc une place bien délimitée, reconnue. Le Languedoc leur a été très accueillant au cours du XIIe siècle et a permis un épanouissement remarquable. Comme au nord, les juifs sont tout de même écartés de l’administration publique, puisque leur reconnaître le droit d’y accéder c’est placer les chrétiens sous les ordres des « infidèles[18] ». Le XIIIe siècle leur est défavorable surtout après l’installation de la royauté française dans le pays. Il se termine par l’expulsion des juifs sous Philippe le Bel en 1306.

En ce qui concerne la situation des juifs dans la société, certains chercheurs contemporains ont supposé que les juifs étaient isolés de la chrétienté. C’est ce qu’affirme, entre autres, Avital Wohlman dans son oeuvre Thomas d’Aquin et Maïmonide : un dialogue exemplaire[19]. Selon cette dernière, les communautés juives de France au Moyen Âge étaient coupées de la société, tant sur le plan social que religieux. Il est vrai que dans plusieurs régions de la France, dans les grandes villes, les juifs sont regroupés dans des juiveries. Cela dit, il ne s’agit pas de ghettos, mais de quartiers souvent établis au centre de la ville. Par exemple, à Paris, la communauté juive était située en plein centre de l’île de la Cité, sur la rue principale entre le Pont-au-Change et le Petit-Pont, qui connectait le nord de la France, l’Allemagne et les Pays-Bas avec le sud[20]. Un autre exemple montre Jacob ben Meir (1100–1171) avoir des liens avec les forces politiques du nord de la France. Habitant en Champagne, il vit des revenus viticoles et commerciaux et emploie des domestiques et ouvriers agricoles chrétiens. Il entretient également des relations étroites avec Henri, le conte de Champagne et sa femme Marie qui le consultent pour des questions concernant l’exégèse et l’Ancien Testament[21]. De ce fait, même si plusieurs mesures sont édictées contre les juifs avec la promulgation d’interdits au IVe concile du Latran (1215), les communautés juives ne vont pas se renfermer sur elles-mêmes. D’ailleurs, la répétition des mesures restrictives par l’Église montre que celles-ci n’étaient pas respectées.

La relation avec les chrétiens ne diffère pas autant dans le nord que dans le sud de la France. En général, les juifs sont acceptés par leurs voisins chrétiens et il existe un lien d’amitié entre eux. Une femme chrétienne, par exemple, propose à sa voisine juive une pierre aux pouvoirs thérapeutiques venant de l’Église du Saint-Sépulcre pour guérir le fils de cette dernière. Dans les domaines du travail et de l’emploi, les juifs emploient des chrétiens et les sources montrent que ces derniers ne voient pas d’inconvénient à s’associer avec eux. Le cas d’une famille juive du nom de Helyot, vivant à Vesoul, au nord-est de la France, en est un bon exemple. Cette famille a une affaire commerciale employant quatre-vingt-deux personnes, des deux confessions[22]. Enfin, des femmes chrétiennes sont aussi engagées comme nourrices chez les familles juives.

Craintes des autorités juives

Ce qui rend surtout difficiles les échanges entre juifs et chrétiens, ce sont les interdits alimentaires. Parfois, certains juifs sont plus souples, ce qui pose problème aux autorités juives qui vont à l’occasion demander l’aide au conseil municipal pour séparer les juifs des chrétiens. Par exemple, à Marseille, les bouchers chrétiens et juifs ont pris l’habitude de mélanger la viande, ce qui posait problème aux autorités juives au niveau de l’interdit alimentaire. Le conseil municipal et les rabbins se sont donc rencontrés afin de séparer les bouchers des deux confessions. Les autorités juives ont ainsi vu dans ces contacts étroits un danger au niveau religieux[23]. La peur de fauter et de dévier des lois juives ont fait en sorte que de plus en plus de communautés juives ont envoyé des lettres (responsa) aux grandes autorités rabbiniques pour savoir que faire lorsqu’il y avait antinomie entre le respect de la loi ou l’offense portait envers le chrétien.

Étude de cas

Un cadeau offert par un chrétien, mais interdit

Le premier exemple est très intéressant, car il montre la perplexité d’un juif à suivre certaines lois rabbiniques. Il nous vient du livre Teshuvot (fr. Réponses, lat. Responsa) de Salomon ben Adret (1235–1310), grande autorité rabbinique. Cette oeuvre renferme des centaines de réponses à la suite de questions posées par les communautés juives de principalement d’Espagne chrétienne, mais aussi de Provence et, dans une moindre mesure, du nord de la France et d’Allemagne. La lettre analysée fait suite à une question posée par le chef d’une communauté juive de France, lui demandant conseil sur une affaire délicate. Il explique à Salomon ben Adret que lors de la fête de Pessah, la pâque juive, un chrétien a voulu faire un cadeau à son voisin juif et lui a offert une sorte de pain. Or, dans la loi juive, il est interdit de posséder, de consommer et de tirer profit de toute nourriture qui provient ou dérive de la fermentation des cinq espèces céréalières (blé, orge, seigle, avoine, épeautre). Mal pris, le juif en question ne savait pas s’il devait accepter le pain et aller à l’encontre de la religion ou refuser et offenser son voisin. Salomon ben Adret étudie alors le cas et conclut que son coreligionnaire ne peut accepter un tel cadeau et qu’il « n’existe aucune raison de le permettre[24] ». Après avoir énuméré plusieurs interdictions, il poursuit sa réflexion en disant :

Tu ne dois pas affirmer que selon la permission rabbinique il soit permis au juif d’obtenir ce cadeau le dernier jour [de la fête de Pessah] et d’en profiter plus tard. Mais également même le premier jour de la fête il serait interdit par la Torah d’accepter un tel cadeau en ayant en vue d’en tirer les bénéfices, et selon ce que nous avons dit il n’est pas interdit au gentil de stocker [ce pain] dans sa propre cour. Tu peux me demander ce que je décide. Puisque la Torah interdit de profiter d’un tel cadeau, il est interdit a priori à ce juif d’accepter le cadeau […] Selon ‘Avodah Zarah (le Talmud de Jérusalem, ‘Avodah Zarah 1:1), un juif incliné à prendre possession [du pain au levain pendant la fête de Pessah] bien qu’il soit interdit d’en profiter, et qui en prit possession, sera considéré comme idolâtre jusqu’à ce qu’il rejette l’idolâtrie et comme gentil jusqu’à ce qu’il résiste à la tentation de posséder [du pain au levain pendant la fête de Pessah][25].

Nous pouvons tirer de la lettre des informations pertinentes quant à la vie sociale des juifs. D’abord, elle témoigne d’un lien étroit que pouvaient avoir juifs et chrétiens dans leur communauté. Ensuite, elle montre que parfois le chef de la communauté privilégie la relation judéo-chrétienne plutôt que le suivi des lois rabbiniques. En effet, le rabbin local permet au juif de garder le pain offert en cadeau par le chrétien, et ce, même si cette action est problématique au niveau religieux. Ce n’est pas un cas exceptionnel, d’autres exemples montrent bien que parfois, les lois talmudiques passent en second. En France par exemple, les juifs achètent les oeufs et le pain aux oeufs chez les chrétiens alors que le Talmud prohibait de le faire[26]. Ce que ce responsum démontre en fait c’est que les rabbins n’étaient pas tous unanimes. La judéité forme incontestablement un lien entre les juifs, toutefois, c’est une notion assez vague puisque, dans la réalité de tous les jours, il existe bien des divergences entre les juifs au point de vue culturel, social et religieux. En effet, les lois dépendent de la coutume locale qui elle est considérée supérieure à la loi rabbinique. Elle précède toujours la loi et peut l’annuler. Or, les communautés dispersées, leurs coutumes deviennent de plus en plus divergentes, ce qui rend la confrontation entre certains maîtres juifs manifeste. Ainsi, Salomon ben Adret, en tant qu’autorité suprême, conteste la démarche entreprise par le rabbin local, mais n’est pas en mesure de révoquer la décision prise au préalable. Néanmoins, c’est parce que les juifs de France pratiquent pieusement les lois alimentaires que des doutes sur l’observance s’élèvent dans les communautés juives et que de nombreuses lettres sont rédigées aux autorités rabbiniques. Celles que nous retrouvons fréquemment dans les responsa traitent de la question du vin touché par un chrétien.

Le vin touché par un Gentil

Les pays d’Ashkénaze et de Tsarfat (France et Allemagne de l’Ouest) sont des centres importants de productions de vin et les juifs ont participé activement économiquement en tant qu’investisseurs, vendeurs et consommateurs. La production de vin toutefois a posé de nombreux problèmes dans les relations judéo-chrétiennes notamment par la complexité des lois rabbiniques qui dérivent d’une source principale, le Talmud babylonien. En bref, cette oeuvre monumentale est rédigée dans les écoles de Babylonie par des maîtres, après la destruction du Second Temple (en 70) et la compilation se poursuit jusqu’au VIe siècle. Il s’agit d’une transcription de la Loi orale, loi donnée par Moïse aux hébreux dans le désert, et regroupe, entre autres, des décisions et des lois embrassant tous les domaines de la législation civile et religieuse. Ces maîtres babyloniens ont écrit de nombreuses lois concernant les interdictions de consommation du vin touché par un gentil (idolâtre) qui ont causé beaucoup de questionnements dans les communautés juives occidentales au bas Moyen Âge. Fallait-il les appliquer ? Le chrétien devait-il être considéré comme un idolâtre sachant qu’il s’agissait d’une religion monothéiste ?

Une lettre, écrite entre 1040 et 1174, envoyée par un chef d’une communauté juive de France cherche à répondre à ces questions : le vin est-il permis à la consommation après qu’il ait été touché par un non-juif ? La réponse est rédigée en France par R. Judah, R. Natan et rabenu Samuel, des disciples du grand rabbin Shlomo ben Yitzhaki (Rashi). Voici ce qu’ils en déduisent :

Les gentils [chrétiens] de nos jours ne sont pas compétents en matière d’idolâtrie. Ils ont, à cet égard, le même statut que le bébé d’un jour qui ne peut pas rendre le vin illicite en le touchant. Sur la base de ce règlement, les juifs de nos jours ont l’habitude de prendre en gage le vin produit par des gentils. Il a été jugé qu’il sera interdit de consommer le vin qui se trouve dans les maisons des gentils sur la base du même règlement, car nous avons trouvé l’explication que cette pratique est interdite à cause de la possibilité de mariages mixtes. Nous avons trouvé aussi [à certains endroits] qu’il est permis aux juifs de consommer le vin produit par les juifs si un gentil l’a touché, et qu’aucun gentil ne peut rendre le vin illicite en le touchant. Mais il est fautif de suivre ce dernier règlement, parce que l’interdiction [de consommer le vin touché par un gentil] est déjà répandue partout dans le monde[27].

Bien que ce responsum provienne du nord de la France, il témoigne de l’inquiétude partagée dans les communautés juives occidentales de l’implication d’un chrétien dans la vinification ipso facto de la transgression des lois juives. Ainsi, dans la lettre, les autorités rabbiniques distinguent deux interdictions. La première est contre le vin offert en offrande : il ne faut pas boire le vin touché par des idolâtres et qui va servir à leur rituel ; la seconde interdiction est lancée contre le vin des non-juifs non utilisé dans le domaine rituel, mais qui pourrait mener à des relations étroites (comme l’intermariage) entre les juifs et les gentils. Dans ce cas-ci, en France, la première interdiction ne s’applique donc pas puisque les chrétiens ne sont pas considérés comme des idolâtres. Toutefois, les rabbins de cette lettre mettent en oeuvre la deuxième interdiction, une restriction sociale. Cette loi interdit au juif de boire du vin chez le chrétien afin d’éviter le mariage mixte, puisque le vin constitue un lieu de socialisation. De ces explications, il est possible d’en ressortir une plus largement admise. Dans les faits, les autorités juives ont cherché dans ces lois à distinguer le Nous du Vous. L’acculturation des juifs dans la chrétienté et leur rapprochement avec les non-juifs ont poussé les plus traditionalistes à établir une identité juive particulière, à séparer le juif du gentil[28]. Ce désir de séparation n’a fait que s’accroître du moment où les juifs ont commencé à constater que les chrétiens, en tant que monothéistes, n’étaient pas si différents d’eux.

La question du vin, interdit ou pas de consommation, a reçu différentes réponses au cours du Moyen Âge. À l’époque de Rashi, en France, vers le XIe et XIIe siècle, certains rabbins permettent la consommation de ce vin, puisque les chrétiens n’offrent pas de vin en offrande et qu’ils ne craignent pas d’un mariage mixte. Néanmoins, plus les échanges et les contacts entre juifs et chrétiens devenaient étroits, plus les rabbins y ont vu un risque. Ils sont donc devenus de plus en plus sévères. Les rabbins de Provence au XIIIe siècle adoptent ainsi une attitude plus rigoureuse en interdisant toute utilisation de ce vin, alors que dans certaines communautés en Espagne, les juifs n’attachent aucune importance à ce que leur vin soit manipulé par les musulmans ou qu’il soit acheté chez des vendeurs non-juifs.

Ainsi, l’utilisation du travail des chrétiens dans la vinification et le commerce du vin étant assez répandue, plusieurs restrictions leur sont imposées. Par exemple, il leur est interdit de montrer et de faire gouter le vin, d’enlever les pépins de la cuve et de toucher le vin, sans quoi, le produit devient illicite à la consommation. Par conséquent, le fait qu’un vin touché par un non-juif devienne interdit de consommation a causé un fort ressentiment dans la société chrétienne, car celle-ci s’est vue abaissée par les juifs, en étant considérée impure. Les restrictions des rabbins ont joué également contre les intérêts social et économique de leur communauté qui souvent cherche à préserver un statuquo.

Du côté chrétien : système de contre-interdits alimentaires

Relations judéo-chrétiennes

L’interdit alimentaire (sur le vin, la viande, etc.), étant maintenu dans les communautés juives, les autorités chrétiennes établissent dès le début du XIIIe siècle tout un système de contre-interdits alimentaires.

La première mesure est prise au concile d’Albi en 1254. Présidé par l’évêque d’Avignon, légat apostolique, il est composé d’évêques des provinces ecclésiastiques de Narbonne, de Bourges et de Bordeaux. Le but de ce synode est principalement de décréter des canons qui serviront à extirper l’hérésie albigeoise. Les statuts soixante-trois à soixante-dix sont consacrés à la conduite que doivent prendre les fidèles envers les juifs[29]. Entre autres, ce concile proscrit les juifs de vendre en public la viande qu’ils ont préparée et défend aux chrétiens de consommer des aliments provenant de juifs : « Aussi les viandes, lesquelles sont elles-mêmes préparées aux privées dans leurs maisons, ne peuvent être vendues au marché des chrétiens : et puisque, en signe de mépris pour nous, les juifs n’emploient pas certains de nos aliments et de nos boissons, nous interdisons fermement qu’aucun chrétien n’use des leurs[30]. » Vingt ans plus tard, en 1284, les Statuts de Nîmes ajoutent aux restrictions : « Nous demandons aux chrétiens d’éviter la fréquentation des juifs et de ne pas les recevoir à leurs repas, car chez les chrétiens ils n’usent pas de nourritures communes. Il est indigne que leurs aliments soient consommés par des chrétiens, alors que ceux que nous prenons […] sont jugés immondes par eux[31]. »

Ces interdits, qui tentent de dissuader les fidèles de prendre part aux mêmes repas, remontent au début du VIe siècle, au concile d’Agde (506). Caesarius, évêque d’Arles, voulait limiter l’influence des juifs sur les chrétiens en réduisant les interactions sociales entre ces derniers[32]. Également, en 794, une lettre adressée aux évêques d’Espagne montre que le pape Hadrien Ier s’inquiète après avoir entendu dire qu’un bon nombre de chrétiens mangent et boivent quotidiennement avec des juifs[33]. Toutefois, c’est durant la seconde partie du XIIIe siècle que l’Église invente le thème de la souillure des aliments par la main des juifs pour répondre à l’interdit alimentaire et ainsi renforcer la séparation entre juifs et chrétiens[34].

Nous pouvons alors nous demander, à juste titre, pourquoi à partir de la moitié du XIIIe siècle, dans le Midi de la France, l’attitude accueillante envers les juifs s’atténue. Commence alors une augmentation des tensions et des restrictions—et ce jusqu’à l’expulsion des juifs de France en 1306. En fait, cette tension débute à la suite de la croisade albigeoise, en 1229, avec le traité de Meaux. Avant la moitié du XIIIe siècle, dans le Midi, contrairement au Royaume de France, la société civile et surtout l’aristocratie féodale n’ont pas suivi l’Église dans sa logique répressive. Pour eux, la répression est une menace pour leur pouvoir et pour leur genre de vie. C’est pourquoi les juifs y vivaient plus librement. Avec le traité de Meaux en 1229, le comte de Toulouse, Raymond VII, est contraint de prêter allégeance au roi Louis IX et son comté est démembré : il doit céder près de la moitié de son territoire. Ce traité prévoit également le mariage de la fille et seule héritière de Raymond VII, Jeanne, avec le frère du roi, Alphonse de Poitiers, ce qui rattacherait ainsi le reste du compté au domaine royal. Par cette alliance, le Midi prête donc allégeance au roi de France et doit désormais suivre, comme dans le reste du Royaume, les mêmes lois juridiques. Les sujets juifs quant à eux, désormais sous la juridiction du roi, ressentent l’action royale et les mesures néfastes prises par le roi. Au niveau de l’immobilier, les juifs ne peuvent plus changer librement de domicile et les grandes maisons leur appartenant sont confisquées. Côté finance, plusieurs mesures entrent en vigueur, notamment l’imposition juive est perçue avec plus de fermeté, les créances des juifs sont saisies, ou encore les juifs ne peuvent plus prêter à intérêt[35].

Au cours du Moyen Âge central, les autorités juives ont donc essayé de séparer autant qu’ils le pouvaient la relation étroite qu’entretenaient juifs et chrétiens. Leur peur était bien justifiée puisqu’un nombre grandissant de conversions et de mariages mixtes avait lieu. L’observance plus stricte des interdits alimentaires et l’imposition de nouvelles règles ont ainsi contribué à mettre en marge les communautés juives de la société. Ces diverses restrictions, toutefois, n’ont pas fait l’unanimité des autorités juives qui se sont souvent contredites. En effet, nous avons vu que deux tendances se confrontent : alors que certains ont préféré aller à l’encontre de la loi rabbinique plutôt que d’offenser le chrétien et perturber la bonne entente, d’autres, les plus traditionalistes, ont suivi les lois rabbiniques au détriment des relations interconfessionnelles. Quant à l’intervention chrétienne, il s’agit avant tout d’une réaction aux restrictions des autorités juives, accentuée par le traité de Meaux en 1229. L’augmentation des tensions entre juifs et chrétiens dans le Languedoc est par conséquent en partie le résultat de la politique mouvante des rois de France. C’est également vers le milieu du XIIe siècle que des conflits de plus en plus nombreux vont se faire sentir au sein même des communautés juives. Ces disputes internes, aux niveaux religieux et culturel, vont jusqu’à mener certains juifs à faire appel aux dominicains et aux franciscains pour défendre avec eux l’orthodoxie. Par conséquent, l’attitude de l’Église envers les juifs ne peut être totalement comprise qu’après avoir pris en considération les tensions au sein même de ses communautés juives.