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À la suite de la défaite de la Confédération lors de la Guerre de Sécession, le Sud et les États-Unis entrent dans une période historique nommée Reconstruction qui dura 12 ans, soit de 1865 à 1877[1]. Comment gérer l’émancipation des esclaves et surtout les intégrer à l’échiquier politique ? Après les horreurs de l’esclavage et de la guerre, comment redéfinir les États-Unis sur de nouveaux principes juridiques et moraux ? Ainsi, l’État fédéral hérite de nouvelles responsabilités concernant ces nouveaux citoyens fraîchement émancipés. Au milieu des années 1870, l’idéalisme d’après-guerre s’estompe et l’appui politique pour la défense des droits des Afro-américains vacille dans le Nord[2]. Ainsi, on vient à douter des intentions des républicains et des Afro-Américains dans le Sud. Tentent-ils de soumettre la population blanche[3] ? Sont-ils corrompus, incompétents et incapables d’occuper des offices politiques ? En 1875, en utilisant la propagande, l’intimidation et la désinformation, les Mississippiens blancs réunis sous la bannière démocrate attaquent les germes de la démocratie biraciale au Mississippi. Ils fomentent leur « rédemption[4] » par l’utilisation de violences terroristes dans une campagne politique agressive pour reprendre le pouvoir étatique et assurer la restauration de la suprématie blanche[5].

Cet essai s’intéresse à la période connue sous le nom de Redemption au Mississippi et, plus précisément, s’interroge sur les revendications politiques des démocrates et des républicains dans un contexte de transformation de la citoyenneté américaine. À l’aide de la correspondance officielle et privée du Gouverneur Adelbert Ames, de mémoires d’hommes politiques mississippiens, du journal Jackson Weekly Clarion et de journaux nordistes, une fenêtre d’analyse sur les événements de la campagne électorale de l’automne 1875 au Mississippi sera proposée pour s’interroger sur les changements et continuités dans l’interprétation de la citoyenneté, des principes républicains et de la Constitution. Existe-t-il des liens entre les normes sociales et culturelles héritées de l’Antebellum et la lutte pour la suprématie blanche des démocrates ? Les appels à l’autodéfense, au deuxième amendement ainsi qu’à la préservation des principes républicains peuvent-ils nous permettre de mieux comprendre les motivations des participants ? Ainsi, la Reconstruction y sera caractérisée comme une période de changements radicaux, mais aussi de continuité dans l’interprétation de la citoyenneté américaine, au terme d’une période de rupture où, comme le dit l’historien Michael Fitzgerald, « only a bloody Civil War could have put legal equality on the national agenda[6] ».

Citoyenneté, républicanisme et gouvernance fédérale

En premier lieu, il faut préciser que cet essai s’interroge sur la citoyenneté et ne propose pas une interprétation définitive des motivations des participants. Il vise principalement à réfléchir aux continuités entre l’Antebellum et le Postbellum au niveau des normes culturelles et sociales, ainsi qu’à se questionner sur le caractère profondément américain (et non simplement Sudiste ou Confédéré) de la lutte des suprématistes blancs et de la résistance des Afro-Américains. Comment certaines franges de ces factions politiques justifiaient-elles et interprétaient-elles les événements politiques de la campagne électorale de 1875 au Mississippi ?

Suite à l’émancipation, une nouvelle République émerge de la Guerre de Sécession, au sein de laquelle on veut intégrer politiquement les nouveaux citoyens afro-américains. En effet, avec la fin de l’esclavage par la voie du 13e amendement à la Constitution, l’obtention de la citoyenneté avec le 14e amendement et la protection du droit de vote avec le 15e amendement, le rôle du gouvernement fédéral ainsi que la tradition républicaine sont révolutionnés. D’ailleurs, pour l’historien Eric Foner dans Reconstruction: America’s Unfinished Revolution, si la Guerre de Sécession a créé l’État national, la Reconstruction y a ajouté l’idée d’une citoyenneté nationale garantie par l’État fédéral[7]. Évidemment, l’élaboration d’une nouvelle démocratie biraciale ou interraciale ne se fait pas sans heurts et provoque, dans le Sud, une vague de racisme et d’appels à la suprématie blanche. Le 14e amendement, qui assure la citoyenneté des Afro-Américains et le 15e amendement procurant le droit de vote à ceux-ci, sont interprétés comme des actes révolutionnaires pour les uns et tyranniques pour les autres. À bien des égards, il s’agit d’une révolution sociale et culturelle[8] ; une révolution qui posera des questions primordiales sur les fondements de la citoyenneté américaine et les pouvoirs du gouvernement fédéral. En effet, la suprématie blanche peut-elle cohabiter avec l’égalité raciale promue par les nouveaux amendements à la constitution ? Selon l’historienne Carole Emberton dans son livre Beyond Redemption, il s’agit d’un moment d’anxiété pour la population blanche, un moment de rupture et de perte de repères[9]. Un exemple de cette difficulté à se redéfinir socialement et culturellement sans la suprématie blanche est relevé par John R. Lynch, un républicain afro-américain de Natchez au Mississippi, dans ses mémoires sur la Reconstruction. Il y évoque les biais raciaux et la peur d’une domination des Afro-Américains sur les Blancs : « In other words, we would have “Negro Domination” whenever the will of a majority of the whites would be defeated through the votes of colored men[10]. » Il ne s’agit pas d’un simple rejet de l’égalité politique, mais bien d’une incapacité à réconcilier leur citoyenneté avec une démocratie biraciale. Une part de l’imaginaire collectif sudiste blanc hérité de la culture antebellum et de l’esclavage est porteur d’une crainte profonde d’une apocalypse noire et d’une domination des Afro-Américains[11].

Ainsi, les revendications suprématistes au Mississippi exigent une attention aux critères de la citoyenneté antebellum. Selon l’historienne du droit Carole Light cette citoyenneté était : « white, heterosexual, male, and propertied[12] ». Existe-t-il donc des continuités entre l’avant et l’après-Guerre de Sécession au niveau de standards racistes privilégiant une position dominante de la race blanche ? Les résistances entourant la fin de la suprématie de l’homme blanc sur les Afro-Américains au Mississippi, sont-ils un legs de l’esclavage et de la Confédération ou une défense de la citoyenneté américaine antebellum ? Pour les historiens du droit Robert J. Cottrol et Raymond T. Diamond :

(…) history shows that if racism in the Antebellum period was not limited to the southern states, neither was racial violence. Competition with and hostility toward blacks accounted for this violence in northern states, whereas the need to maintain slavery and maintain security for the white population accounted for racial violence in southern states[13].

Ce passage nous invite à contester l’interprétation de la Redemption comme la dernière bataille de la Guerre de Sécession[14] pour réfléchir aux limites imposées par la dichotomie Nord-Sud. Ainsi, l’Amérique qui émerge du conflit est-elle si différente de celle qui y est entrée ? Cependant, il ne s’agit pas non plus de minimiser l’impact de l’héritage raciste sudiste. L’historien Michael Fitzgerald caractérise la suprématie blanche comme « the mental legacy of slavery » qui influence la vision du monde des Sudistes blancs[15].

Le combat mené par les démocrates pour reconquérir les offices politiques et les privilèges de la suprématie blanche s’amorce dès la fin de la Guerre de Sécession et est, certes, une réponse à la fin de l’esclavage et à la défaite du Sud, mais aussi un mouvement qui rejette la redéfinition des pouvoirs fédéraux et l’égalité citoyenne pour les Afro-Américains. Une lettre écrite au gouverneur Adelbert Ames par H.W. Wilkinson de Bay St-Louis illustre bien cette réalité :

(…) it is the same old feeling showing itself, a feeling against Northerners, Negroes and Southern white men who espouse the cause of the U.S. government, a feeling which may be hid for a short time but is as strong as in 1869, and will last as long as the present generation and will manifest itself upon every occasion as at Clinton[16].

Wilkinson fait directement référence aux houleux débats pour l’adoption d’une nouvelle constitution étatique permettant la réadmission du Mississippi dans l’Union. Cependant, en 1875, le climat politique au Nord semble sympathique aux revendications des Blancs mississippiens. Edward J. Blum soutient dans son livre Reforging the White Republic que : « The ethnic nationalism that focused on the shared racial affiliation of whites that had been so powerful in the Antebellum era was quickly supplanting the civic nationalism of the radicals that had been so vibrant in the mid-1860s and early 1870s[17] ». Dans la deuxième moitié des années 1870, c’est au niveau national que l’on débat sur la suprématie blanche et que l’on conteste les changements apportés par la Reconstruction. Le gouvernement fédéral et les républicains ont-ils travesti la citoyenneté américaine et par le fait même la Constitution ? Peut-on imposer l’égalité raciale et le vote noir avec les « baïonnettes fédérales » ? Ainsi, les démocrates mississippiens ne sont pas simplement des participants à un combat politique en vase clos concernant exclusivement cet état du Sud et répondent aussi à des questions qui sont posées par les citoyens du Nord. D’ailleurs, 25 ans après les événements, dans sa correspondance avec le jeune historien mississippien James W. Garner, l’ex-gouverneur Adelbert Ames souligne l’aspect polarisant des débats idéologiques issus de la Reconstruction : « While I know a Reconstructionist and a non-Reconstructionist can no more see a thing pertaining to Reconstruction in the same light than a Christian and a Mohammedan can agree on religious question[18]. »

D’ailleurs, l’historien Eric Foner dans son livre Forever Free interprète le rejet de la Reconstruction et les violences raciales qui en résultent comme directement proportionnelles à l’étendue des changements sociaux ; une réaction extrême à des changements fondamentaux à la République[19]. La « rédemption » des Blancs démocrates au Mississippi est donc certes régie par des particularités sociales et culturelles inhérentes à cet État, mais elle évolue aussi dans un contexte national de questionnements profonds sur la citoyenneté américaine. Par exemple, dans ses mémoires publiés au début du 20e siècle, Henry W. Warren, un républicain blanc qui a résidé au Mississippi durant la Redemption, souligne les racines antebellum du racisme des démocrates mississippiens. Il écrit : « The Democratic minority of those legislative bodies was made up of men a large proportion of whom honestly believed in the principle laid down many years before by Judge Taney “That a black man” had no rights that a white man was bound to respect[20]. » L’allusion au jugement de la Cour Suprême Dred Scott v. Sanford (1857) met en relief l’illégitimité de la citoyenneté afro-américaine pour les démocrates et se veut une expression de la suprématie blanche comme une norme juridique américaine.

Ainsi, pour les démocrates conservateurs, la respectabilité et l’honneur des Blancs mississippiens sont en jeu[21]. Dans le but de se poser en sauveur de la citoyenneté blanche, les démocrates n’hésitaient pas à empêcher l’application des amendements protégeant la citoyenneté afro-américaine. Une des stratégies adoptées par ceux-ci était la limitation du droit de vote noir par le bias d’une campagne d’intimidation et de violence. En forçant les Afro-Américains à défendre leur citoyenneté, ils testaient les limites de leur volonté à lutter pour leurs droits et à s’organiser pour exercer leur prérogative d’autodéfense. Des agents provocateurs blancs interrompent des rassemblements politiques républicains pour les transformer en émeutes, dans le but de perpétrer des actes violents et d’intimider les républicains[22]. Par exemple, le 4 septembre 1875 à Clinton, suite à une dispute lors d’un barbecue entre démocrates et républicains, une altercation éclate et des groupes de « justiciers blancs » poursuivent les Afro-Américains dans le comté. Le bilan est de 20 à 30 Afro-Américains tués par une poignée de Blancs mississippiens[23]. John E. Meek d’Aberdeen raconte cette campagne d’intimidation : « The democrats are canvassing this county now with an artillery force, to fire the hearts of the people to action, to intimidate the colored men and white leaders so they can eradicate Republican rule (…) various counties to force the negroes back or vote the democratic ticket[24]. » L’objectif ultime des démocrates est clair pour le gouverneur républicain Adelbert Ames : « (…) the Democracy seek by violence to defeat the purpose of the Constitutional amendments and deprive the colored men of their political rights, to do which they do not hesitate to murder[25]. » Ainsi, la violence devient une démonstration du dévouement citoyen, avec en toile de fond une interprétation de la citoyenneté et du droit à l’autodéfense qui est indissociable d’une exaltation de la masculinité et de l’appartenance à la race blanche[26].

Dans ce questionnement entre continuité et rupture dans la notion de citoyenneté américaine, le gouvernement fédéral va-t-il jouer un rôle ? À bien des égards, celui-ci a prétendu se poser en défenseur de la citoyenneté biraciale ; en protecteur des germes d’une démocratie biraciale. Ainsi, selon Henry W. Warren, les Afro-Américains « (…) believed, and they had the right to believe, that the Government of the United States in the discharge of its constitutional duty would protect the lawful government of their State from overthrow at the hands of those same men who had attempted to overthrow the national government[27] ». La Reconstruction force donc les Américains à envisager un autre futur ; une autre citoyenneté, mais aussi des changements drastiques à la tradition républicaine antebellum. Une nouvelle catégorie de citoyens intègre la société américaine, notamment grâce à des amendements à la Constitution. Cet aspect révolutionnaire de la Reconstruction ne passe pas inaperçu, autant aux yeux des démocrates que des républicains. Le gouverneur Adelbert Ames, en défenseur de la démocratie biraciale au Mississippi, est face à un dilemme politique lors de ses appels répétés à l’armée et au gouvernement fédéral pour la préservation de l’état de droit, qui perd le support de l’électorat républicain qui y voit un abus du pouvoir fédéral. Il écrit dans sa correspondance privée : « It may injure Republicanism there, but I had but one course open for me to take-and that I have taken. I anxiously await the action of the President[28]. » Au delà des considérations raciales, on peut relever ce dilemme du gouverneur qui redoute les dommages politiques à son parti qui résulteraient d’une intervention des forces armées américaines. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que pour beaucoup de Nordistes à l’époque, si un gouvernement républicain ne peut pas se maintenir en place sans l’intervention fédérale, il est illégitime[29].

Certains citoyens mississippiens questionnent justement l’état de droit et les manquements à celui-ci. A.P. Merville de Natchez s’indigne : « Are such aggressions to be tolerated in times of peace. Has the citizen no constitutional rights that are to be protected from lawless violences to defend my household but that is not sufficient. I demand greater protection and redress and greater power for the freedmen are intimidated[30]. » Évidemment, on peut penser que ce dernier est conscient de l’inefficacité des autorités locales pour la protection de sa citoyenneté et qu’il s’en remet au gouvernement étatique et fédéral[31] pour l’aider. Ce dernier semble croire que Washington a un rôle à jouer dans la défense de sa citoyenneté. Au-delà de l’agenda racial, en 1875, le rejet de la Reconstruction inclut aussi la défense d’une interprétation particulière du républicanisme. Ainsi, selon l’historien Andrew Lang dans son livre In the Wake of War il existe des a priori erronés quant à la tradition républicaine de l’époque, préjugés appuyés sur une distorsion historique provoquée par des préoccupations raciales modernes : « Nineteenth-century attitude regarding the role of government and the military assumed much loftier importance than a dedication to racial equality. Americans, both moderate and radical, were fluent in the languages of liberty, self-government, and individual opportunity (…)[32]. »

Les revendications des démocrates au Mississippi n’évoluent donc pas en vase clos. Ils appellent les historiens à un questionnement sur la suprématie blanche comme une composante importante de la citoyenneté américaine et force un débat sur les pouvoirs alloués au gouvernement fédéral pour protéger l’égalité des Afro-Américains. La fin de l’esclavage est certes entérinée (ce qui n’empêche pas la création d’autres systèmes d’oppression), mais l’égalité des Afro-américains est interprétée comme un affront à la citoyenneté américaine pour certains Blancs mississippiens, sudistes et nordistes. A-t-on erré en voulant redéfinir la République américaine si rapidement ? Les journaux démocrates mississippiens et les journaux sudistes ne cessent d’imprimer des articles de propagande qui prétendent révéler les abus des Afro-Américains et des républicains[33]. On veut faire douter le Nord de la légitimité du droit de vote afro-américain et par le fait même du 15e amendement qui garantit celui-ci. D’ailleurs, Charles Nordhoff un journaliste du New York Herald qui écrit une série d’articles, en 1875, lors de son séjour dans les ex-États confédérés, conforte cette idée chez le lecteur nordiste : « As for the colored voters themselves, the testimony is universal that they are incapable of independent political action. They must have white leaders and organizers; and, under circumstances, it is inevitable that they should fall a prey to the lowest and least scrupulous political vagabonds and demagogues[34]. » L’incapacité des Afro-Américains à exercer leur citoyenneté adéquatement prépare-t-elle le terrain à une réconciliation blanche pour revigorer la République ? Pour l’historien David Blight dans son livre Race and Reunion la citoyenneté biraciale a été sacrifiée sur « the altar of reconciliation[35] » des Blancs américains. La Redemption nous invite donc à considérer la réconciliation entre Blancs comme tributaire de la suprématie blanche. Cette conversation entre le Nord et le Sud sur la supériorité raciale blanche soulève la permanence de ce critère de citoyenneté au-delà du Sud et bien après la fin de la Guerre de Sécession. À bien des égards, les affrontements entre républicains et démocrates au Mississippi permettent de mieux réfléchir au déchirement de la République américaine, entre son passé suprématiste blanc et le futur d’une démocratie biraciale.

Sans surprise, certains journaux démocrates comme le Jackson Weekly Clarion vont transformer une croisade politique à caractère raciste en un combat pour la liberté ; un combat dans la même veine que celui des pères fondateurs de la République américaine. Un éditorial courtise ainsi les Blancs nordistes : « It is apparent that there new exists in the minds of a majority of the leaders of opinion among our fellow citizens of the North, a disposition to rectify the mistakes and abuses in the conduct of public affairs in the South, and to extend to a cruelly misgoverned people such measure of relief as lies within the limits of the Constitution as it now stands[36]. » En utilisant la constitution et l’héritage républicain commun, on peut mieux justifier ce combat raciste qui rejette l’évolution égalitaire de la République américaine et les interventions armées répétés de Washington pour rétablir l’ordre dans le Sud. Selon l’historien Eric Foner :

This, perhaps, marks the most underappreciated aspect of Redemption. White paramilitaries went to great lengths to portray themselves not as the brigands and ruffians Republicans claimed but as progenitors of America’s revolutionary heritage, the new Minutemen. Their unabashed embrace of armed resistance lent their movement a kind of romantic gravitas that, by 1876, spoke to the nation’s nostalgia for its revolutionary past[37].

Certes, on ne peut pas passer sous le silence l’apport non négligeable d’ex-Confédérés dans le camp des démocrates au Mississippi, mais la citoyenneté américaine et confédérée ne sont pas mutuellement exclusives. Le combat des démocrates au Mississippi est certes influencé par leur passé esclavagiste et sécessionniste, mais il s’agit aussi d’un combat profondément américain sur les fondements mêmes de la citoyenneté. D’ailleurs, la cohabitation du passé confédéré et américain au sein de l’identité blanche des Mississippiens est une question à laquelle il est difficile de répondre. Cependant, l’historienne Nell Irvin Painter souligne que: « for decades afterward Civil War Decoration Day holidays offered embittered former Confederates occasions to characterize their side as “American” and to impugn the Union Army as “made up” largely of foreigners and blacks fighting for pay[38] ». Les démocrates interprétaient-ils leur mission comme en étant une, certes, pour la défense des valeurs du Sud, mais aussi des principes républicains américains ? Une situation qui n’est pas sans rappeler les propos du Président Confédéré Jefferson Davis durant la Guerre de Sécession qui ne se caractérisait pas comme un révolutionnaire mais bien un conservateur défendant les principes doctrinaires de la constitution américaine[39]. Par exemple, le Jackson Weekly Clarion lance un appel au devoir citoyen de gardien de la République des Blancs : « We are guardians of all the country—of its honor and its interests. We cannot allow you or any class of citizens to bring disgrace on republican institutions, or ruin on any part of this, our great inheritance[40]. » Il s’insurge contre l’hypocrisie du 15e amendement : « That the right of voting was almost universally considered as belonging solely to the whites in the Northern States, up to the adoption of the 15th amendment[41]. » S’agit-il uniquement de rhétorique ou d’une défense sincère de principes républicains, de l’essence même de ce qu’il considère comme la véritable citoyenneté américaine ?

À cette époque, même le Président Grant en vient à douter de la portée du 15e amendement protégeant le droit de vote des Afro-Américains et de son impact sur la radicalisation de l’agenda racial des suprématistes blancs[42]. En donnant une place dans l’échiquier politique aux Afro-Américains, a-t-on commis une grave erreur de jugement[43] ? Ces questions divisent le pays et ont une forte résonnance dans la campagne électorale de 1875 au Mississippi. D’ailleurs, le gouverneur républicain du Mississippi Adelbert Ames critique amèrement l’hypocrisie d’un gouvernement fédéral et d’un pays qui semble regretter l’aspect « révolutionnaire » de la Reconstruction : « What hurts me most is that the cowardice of our party since its organization is now visited on my head, and there seems no escape from it. Also all the sins and iniquities of Republican are weighed against me in judgement of the country. Also–this–I am fighting for the Negro ; and to the whole country a white man is better than a “Nigger”[44]. » De cette manière, il est intéressant de réfléchir à la Redemption au Mississippi sous le prisme interprétatif d’un questionnement sur la citoyenneté, car on peut mieux cerner les dynamiques politiques nationales et locales ainsi que les continuités au niveau des normes civiques entre Antebellum et Postbellum.

Le second amendement à la Constitution et le droit à l’autodéfense

Une autre facette intéressante de la campagne électorale de 1875 est l’invocation du deuxième amendement, pour défendre et justifier l’implication politique citoyenne. Dans leurs revendications politiques, les démocrates et le bras armé du parti le White League, mais aussi les républicains, utilisent la Constitution Américaine pour asseoir la légitimité de leurs actions. Le deuxième amendement stipule : « A well regulated Militia, being necessary to the security of a free State, the right of the people to keep and bear Arms, shall not be infringed[45]. » Évidemment, plusieurs interprétations concurrentes dudit amendement seront formulées et il est pertinent de se questionner sur l’interprétation du droit à l’autodéfense selon les standards de l’époque. Ainsi, dans ce combat pour assurer la suprématie de la citoyenneté blanche, les démocrates mississippiens n’hésitent pas à confisquer les armes des républicains et des Afro-Américains, tout en contestant l’interprétation de la Constitution défendue par le Gouverneur et le gouvernement fédéral. On peut penser qu’il s’agit d’un moyen d’asseoir leur domination et d’enlever un droit fondamental à leurs ennemis, c’est-à-dire le droit à l’autodéfense dont tout citoyen jouit selon la loi.

Il faut spécifier que le contrôle des armes à feu par les Blancs et la phobie de l’homme noir armé ne sont pas nouveaux dans la société mississippienne. En effet, dans l’Antebellum et ensuite lors de la Reconstruction (par l’adoption du code noir) les démocrates ont tenté de mettre en place une législation contrôlant l’accès aux armes pour les Afro-américains[46]. Ainsi, le droit à l’autodéfense est indissociable du statut de citoyen et intrinsèquement lié au port d’arme. Pour utiliser la définition de Carole Emberton qui en dresse un portrait de celui-ci, de l’Antebellum à la Reconstruction :

This personal right of self-defense transformed all white men, including those who had not officially served in the armed forces, into the primary defenders of their homes, families, and dependents, including women and slaves. As national defense became linked to the defense of home and person, arms bearing lost many of its burdensome aspects. It became an inviolable right of manhood and citizenship that, like voting, constructed the body politic along racial and gender lines. The right of self-defense also demarcated the line between slavery and freedom.[47]

La confiscation des armes revêt donc un aspect symbolique de domination, mais est aussi un moyen d’empêcher les Afro-Américains et les républicains de jouir des privilèges garantis par la citoyenneté. En effet, parce qu’ils ne peuvent la défendre par les armes, les Afro-Américains seront considérés subordonnés à l’homme blanc[48]. Lors de la campagne électorale de 1875, le gouverneur ne cesse de recevoir des lettres qui mettent en lumière cette tactique des démocrates. Une lettre anonyme lui souligne que : « The time is now very exciting they are making these threats now to scout the country through and kill all of the negroes and take their arms from this up to the time of election[49]. » J.P. Matthews de Copiah County se plaint des confiscations d’armes : « The colored men have, in many portions of the county, have even had their pocket knives taken from them (…)[50]. » Henry Mayson de Dry Grove (Hinds County) se sent impuissant : « (…) the whites, who are armed, would all be on one side and the blacks, who are unarmed, would all be on the other. The fact is that now right here a colored man cannot buy powder and shot for love or money[51] ».

En limitant leur droit à l’autodéfense, on veut certes humilier et dominer les Afro-Américains et les républicains blancs, mais aussi les empêcher de jouir de leurs droits fondamentaux. D’ailleurs, lorsque Abraham B. Burris de Vicksburg écrit au Gouverneur, il implore ce dernier de fournir des armes aux Afro-Américains pour que ceux-ci démontrent leur valeur citoyenne :

“Armes us” his the cry of all. We are poor and cannot afford to buy guns, and except derive some protection they will kill nearly every one of us. But give us guns and we will show the scoundrels that the colored people will fight. (…) Young as I am, I will volunteer my service to protect the lives and liberties of this downtrodden race, the colored people. Arm us; let us protect ourselves, and show the scoundrel assassins, that we have men of valor to come in contact with[52].

Comme nous l’avons vu précédemment, la croisade des démocrates pour leur rédemption fait appel à l’héritage révolutionnaire et veut trouver sa légitimité dans le droit du peuple à se défendre contre la tyrannie. Dans les mots d’un citoyen alarmé qui écrit au Gouverneur Adelbert Ames : « The democrats are determined to dethrone republican rule—peaceably if they can and forcibly if they must—by force of arms. They say revolution must follow to change the political statutes of the negro counties in this State. (…) I hope the White-Liners will reconsider their movements in this contest for supremacy[53]. » Autrement dit, les suprématistes blancs se voient comme les héros d’une révolution qui se doit de stimuler l’héroïsme guerrier du peuple blanc et son désir de défendre sa citoyenneté en vertu du deuxième amendement à la Constitution. Dans un éditorial du Jackson Weekly Clarion, il en revient aux démocrates blancs de lutter pour sauver les principes républicains :

If I understand the Governor, he denies the right of citizens, of their own motion, to arm or organize for any purpose whatever. He thus raises a question the proper decision of which is most important to the liberties of a free people. The Governor seems to ignore the fact that the People, by inherent right, constitute the militia of the State, and as such have the right to organize or bear arms. The great right is recognized, not granted, in the Constitution of the United States[54].

En quelque sorte, autant les Afro-Américains que les démocrates blancs interprètent leurs droits à l’autodéfense dans un optique de libertés fondatrices américaines et justifient leurs droits et obligations en fonction de la Constitution. Par ailleurs, il faut souligner que la société sudiste antebellum a une tradition bien implantée de port d’arme et de justice parallèle (vigilantism)[55]. Cette même tradition sera adoptée par les Afro-Américains après l’émancipation ; ils sont en d’autres mots régis par certains des mêmes codes civiques et culturels que les Blancs sudistes. Ainsi, le port d’arme à feu est un symbole puissant du nouveau statut d’homme libre[56], mais est aussi interprété comme indissociable de l’accès au droit de vote[57]. Pour la première fois, les Afro-Américains sont intégrés à des milices étatiques, ce qui est un privilège et un devoir citoyen inscrit dans la Constitution[58].

La problématique de la libéralisation du droit à l’autodéfense va devenir un enjeu de taille pour les Afro-Américains et les Blancs mississippiens. Selon l’historienne Caroline Light :

The three Reconstruction amendments promised state-mandated redistributive justice and equal protection, providing formerly enslaved people with citizenship, and enfranchising all male citizens, regardless of “race, color, or previous condition of servitude.” But the liberalization of self-defense would not apply to Black citizens[59].

Dans une société où l’usage des armes à feu était indissociable de l’exercice de la citoyenneté, les démocrates et les Afro-Américains avaient une interprétation similaire du pouvoir du deuxième amendement. Ainsi, le port d’arme à feu était synonyme de liberté et une affirmation de la citoyenneté. Par exemple, même si le Christian Union, un magazine nordiste, tend à stéréotyper les Mississippiens, il avertit ses lecteurs : « They know that a quarrel means a fight with firearms and that even after the fight shall be over nobody can be brought to justice, and all this is true of quarrels in which all the participants are of one race, as of those in which color divides one side from the other[60]. » Cette justice parallèle est, de plus, soulignée par le gouverneur Adelbert Ames dans sa correspondance personnelle : « If Lee was thought or found guilty, Hill was to shoot him at sight. —Such is the white man’s code, and to such a code must the poor Negro resort if he is to be anybody in this civilized and enlightened community[61]. »Le fédéral a-t-il toujours la légitimité en 1875 pour intervenir au niveau étatique et local par la voie des armes[62] ? Cette question dresse le portrait d’une situation beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. En dernier lieu, on peut penser que E.B. Walker, un Afro-américain de Macon, comprend très bien les dynamiques de pouvoir lorsqu’il écrit : « We poor black people have not got any arms but Governor I know you have it in your power to stop the Whites from coming out in the county into our county, killing us poor blacks as you have it in your power to furnish us arms[63]. »

Certains journaux démocrates dont le Jackson Weekly Clarion, appellent à l’exercice du droit à l’autodéfense et du droit à la mobilisation de la milice pour les Blancs[64]. Ces quelques exemples ne permettent pas d’établir une généralisation, mais plutôt de réfléchir à l’impact du deuxième amendement sur la définition de la citoyenneté, et plus particulièrement sur la protection du 14e amendement. Il permet aussi de cerner les limites du pouvoir fédéral et l’influence des normes sociales et culturelles mississippiennes dans l’interprétation du droit à l’autodéfense. En somme, celui-ci devient le gage de l’émancipation des Afro-Américains, mais sert aussi de pierre d’assise aux revendications des suprématistes blancs démocrates. D’ailleurs, Adelbert Ames souligne cette résistance à l’agenda suprémaciste blanc des démocrates :

Yesterday, the Negroes, though unarmed and unprepared, fought bravely and killed four of the ringleaders, but had to flee before the muskets which were at once brought onto the field of battle. This is but in keeping with the programme of the Democracy at this time. They know we have a majority of some thirty thousand and to overcome it they are resorting to intimidation and murder.[65]

La redéfinition des pouvoirs fédéraux par le 14e amendement, et l’instauration d’une citoyenneté nationale, suggère une mise à jour de l’interprétation du deuxième amendement et du droit à l’autodéfense. En effet, la campagne électorale de 1875 au Mississippi se déroule alors même que la cause United States v. Cruikshank est entendue à la Cour Suprême. Le verdict tombe en mars 1876, et le jugement entérine une conception étatique du deuxième amendement, par la voie d’une milice qui doit limiter les pouvoirs fédéraux. Ce jugement rejette par le fait même une interprétation civique de celui-ci comme indissociable du 14e amendement sur la citoyenneté. Le gouvernement fédéral se voit délégitimé dans son ingérence agressive pour défendre les droits civiques de ces citoyens, au profit d’une interprétation du deuxième amendement plus limitée au niveau étatique[66]. Ainsi, sur la question du droit au port d’arme à feu, les Afro-Américains se voient privés de l’aide de Washington et sont restreints dans leur accès à la citoyenneté par la limitation de leur droit à l’autodéfense.

La citoyenneté américaine est-elle révolutionnée par la Reconstruction ? La Redemption est-elle une résurgence de la cause confédérée ? Au cours de cet essai, nous avons pu nous questionner sur les continuités et les changements entre l’Antebellum et le Postbellum au niveau des normes sociales et culturelles qui régissent la société américaine et mississippienne. En s’interrogeant sur la permanence de la suprématie blanche, sur la légitimité du droit à l’autodéfense et sur le deuxième amendement, on peut mieux réfléchir au dilemme de gouvernance fédéral, étatique et local dans les événements de 1875 au Mississippi. Les Afro-Américains, les républicains et les démocrates interprètent à leurs manières, chacun incarnant une vision de l’Amérique et de l’ordre des choses. Ils sont à la fois régis par des normes sociales et culturelles similaires, mais s’affrontent sur des points de contentions quant à la légitimité d’une démocratie biraciale, les nouveaux pouvoirs fédéraux et l’administration de la justice locale. Les revendications suprématistes blanches ne concernent pas simplement le Sud et trouvent aussi un public dans le Nord. En analysant les points communs et ne présupposant pas une nouvelle Amérique émergeant de la Guerre de Sécession, on en vient à mieux comprendre l’agenda racial, mais aussi idéologique des participants dans la durée. La Reconstruction transforme la Constitution Américaine et l’interprétation des pouvoirs fédéraux. De plus, le combat pour la « rédemption » des Blancs mississippiens n’évolue pas en vase clos et permet d’interroger au niveau national la permanence de la suprématie blanche suite à la fin de l’esclavage ; une suprématie blanche que l’on se doit de décentraliser d’une histoire sudiste, pour l’intégrer à la celle de la colonisation de l’Ouest[67], des relations transnationales et de la doctrine Monroe.