Article body

Genre, patrimoine et droit civil. Les femmes mariées de la bourgeoisie québécoise en procès. 1900–1930, de Thierry Nootens, relatent les conflits juridiques impliquant les femmes de l’élite bourgeoise aux prises avec des problèmes financiers et domestiques entre 1900 et 1930. Plus précisément, l’ouvrage de Nootens tente de déterminer « le rôle des normes morales non explicitement juridiques dans l’issue de ces procès et dans ce processus de construction sociojuridique de l’épouse de bonne famille[1] ».

Thierry Nootens est professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire du droit civil au Québec à l’époque contemporaine (XIXe et XXe siècles). Ce livre découle (pour ce qui est de l’introduction, de la conclusion et des chapitres un à trois) de son article « Des privations ne peuvent pas constituer une fortune : les droits financiers des femmes mariées de la bourgeoisie québécoise face au marché, 1900–1930 », publié à l’été 2011 dans la Revue d’histoire de l’Amérique française.

Le corpus de sources de l’auteur est à la fois riche et varié, mais s’appuie principalement sur des procès provenant de la Cour supérieure pour le district de Montréal conduits entre 1900 et 1930. Nootens porte une attention particulière sur les procès-verbaux des femmes appelées à comparaître. L’auteur a répertorié dans cet ouvrage près de 64 témoignages de femmes distinctes, toutes issues de la bourgeoisie québécoise. Le prolifique historien fonde également ses recherches sur les périodiques de jurisprudence telles que la Revue légale ou encore les Rapports judiciaires de Québec.

Divisée en deux parties succinctes et en sept chapitres, la première section aborde principalement les litiges qui sont liés aux problèmes financiers des ménages, bien souvent des époux, et des stratégies mises en place pour éviter la saisie ou le remboursement d’une créance. L’auteur en conclut que « si la complicité—supposée ou avérée—de certaines femmes dans les tromperies de leur mari suscite parfois des remarques acerbes de la part des juges, elles ont bien plus de chances d’être directement accusées d’êtes incapables de mettre frein à leurs propres dépenses et de dilapider les ressources mises à leur disposition, dans la sphère privée[2] ». Ce discours entièrement influencé par des considérations de genre cristallise, à travers les jurisprudences, une image de la femme inapte à gérer elle-même ses finances.

La deuxième section de l’ouvrage se consacre aux conflits conjugaux. On apprend notamment que les structures économiques, qui désavantagent financièrement la femme, compliquent grandement les demandes de séparation des épouses. Même lorsque la séparation de corps, la garde des enfants ou encore les pensions alimentaires sont obtenues, la Cour peut parfois s’immiscer dans leur vie privée en imposant une « régulation minutieuse des affaires domestiques[3] ».

En conclusion, Thierry Nootens soutient que l’appareil de justice entre 1900 et 1930 opère « une réduction et transformation du comportement et des pratiques des acteurs, que ce soit des obligations contractées dans l’espace public ou des violences exercées dans la sphère privée, en certaines catégories juridiques reconnues tout en tenant compte, on l’a dit, du genre et de la morale de leur temps[4] ». Le système judiciaire canadien avait donc le pouvoir de réorganiser l’ordre familial déchu en imposant légalement un cadre comportemental à suivre pour bénéficier des grâces de la justice.

La monographie plus que pertinente mérite amplement sa place au sein de l’historiographie du genre et des régulations sociales et économiques, des thématiques qui sont encore peu étudiées par le milieu historique francophone. L’ouvrage met brillamment en lumière les rapports de pouvoir qui résulte de l’une des plus importantes institutions de régulation de la vie sociale et financière au début du 20e siècle. On peut toutefois reprocher au texte son manque d’accessibilité. L’auteur emploie un jargon sociojuridique qui peut par moment alourdir la lecture. Ce bémol ne doit toutefois pas faire oublier que les problématiques analysées par Thierry Nootens dans Genre, patrimoine et droit civil, émanant des sociétés des années 1900, ont encore beaucoup de résonances en 2019.