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Introduction

Quels facteurs contribuent à la vitalité linguistique d’une société et, de ce fait, lui assurent les conditions propres à favoriser sa reproduction linguistique et culturelle? Nous nous proposons d’élaborer un cadre conceptuel susceptible de répondre à cette question, laquelle se rapporte particulièrement aux minorités nationales, c’est-à-dire aux communautés en situation minoritaire, qui témoignent d’une spécificité culturelle, linguistique ou religieuse et qui entendent la préserver[1].

La question que nous posons préoccupe au plus haut point les chercheurs qui oeuvrent en contexte minoritaire. La fragilité de la survie linguistique de leur communauté oriente de façon appréciable leurs activités de recherche. Dans un tel contexte minoritaire, l’objet de la recherche consiste généralement à appréhender les éléments de reproduction linguistique de ces communautés afin de leur fournir des moyens d’intervention tout en dégageant les conditions de leur reproduction culturelle et linguistique.

La recherche sur les groupes autochtones est exemplaire à cet égard. À la pensée que plusieurs groupes linguistiques risquent de disparaître à tout jamais (Norris, en ligne), les chercheurs se penchent sur l’étude des facteurs qui favorisent la vitalité de la langue (Sachdev). Une autre illustration de cette préoccupation est la recherche sur les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) au Canada[2]. Dans leur rapport au Commissariat aux langues officielles concernant les diverses définitions de la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM), les auteurs reconnaissent sans réserve le lien qui existe entre la recherche et la vitalité : « La vitalité des CLOSM, dans le contexte contemporain, dépend de leur capacité et de celle de leurs partenaires à mieux comprendre les facteurs qui influent sur elle » (Johnson et Doucet 28)[3].

Se trouvant dès lors engagée, la recherche peut faire apparaître certains moyens qui permettent d’assurer la reproduction linguistique des minorités nationales. Son ancrage dans l’exigence que pose la reproduction culturelle et linguistique des communautés en contexte minoritaire définit son horizon de connaissance, notamment idéologique : puisqu’elle court le risque de devenir un instrument du politique.

Des auteurs, tel Ali-Khodja, ne manquent guère de souligner le caractère proprement « caméraliste » de la recherche en contexte minoritaire, en ce sens que, selon l’observation de Raymond Boudon, elle « vise à renseigner les commanditaires réels ou supposés sur les phénomènes sociaux plutôt qu’à expliquer ceux-ci » (Ali-Khodja 192).

La fonction sociale qu’assume ce type de recherche a pu ainsi prêter le flanc à des critiques qui lui ont reproché, par exemple, de privilégier la recherche commanditée aux dépens de la recherche fondamentale (Cardinal, Lapointe et Thériault 10-11). Même la recherche fondamentale sur les communautés culturelles francophones (CCF) est généralement soumise à l’exigence que pose la reproduction culturelle et linguistique de ces communautés.

En s’interrogeant sur les communautés, les penseurs de la francophonie [hors Québec] soulèvent toujours la question de son devenir et de leur participation à celui-ci. À la fois étude d’un groupe minoritaire et produit « majoritairement » par des minoritaires, cette recherche n’est pas indifférente à son objet d’étude.

Cardinal et al. 127

À tel point que « les problématiques écrites étaient globalement les mêmes que celles qui se retrouvent au coeur de la dynamique des acteurs nationalitaires » (p. 12)[4]. En dépit des dérives possibles que peut entraîner l’ancrage de la recherche dans l’exigence de la reproduction linguistique des minorités nationales, un tel ancrage demeure nécessaire pour que la recherche favorise la survie linguistique et culturelle des communautés.

Notre modèle conceptuel est conçu pour mettre en évidence les facteurs clés de la re/production des minorités nationales. Son élaboration s’inspire de nos travaux sur les CFSM et c’est souvent en renvoyant à elles que nous l’illustrerons. Toutefois, il ne se limite pas aux minorités nationales et peut s’appliquer aussi à toute communauté en vue d’éclairer le jeu des dynamiques à l’oeuvre dans leur reproduction linguistique.

Le présent article est né d’une réflexion que nous avons amorcée en vue de construire un modèle théorique capable de réunir l’ensemble des conditions qui assurent la reproduction des minorités nationales (Landry, Forgues et Traisnel). S’il reprend plusieurs éléments de ce modèle, il reste qu’il les intègre dans une configuration qui privilégie la fonction du politique dans la quête d’autonomie des CFSM, laquelle demeure, croyons-nous, au coeur de leur reproduction.

Les principales composantes du cadre conceptuel

La reproduction sociale et culturelle d’une société représente un enjeu pour toute société, y compris les sociétés en situation minoritaire. Processus complexe, elle dépend de plusieurs facteurs qui déterminent la capacité de transmission intergénérationnelle de la langue et de la culture. Les facteurs d’assimilation provenant d’un environnement majoritaire produisent leur effet sur les pratiques linguistiques, notamment dans la famille, dans les milieux de proximité, dans les lieux publics (commerciaux, gouvernementaux et communautaires), à l’école et au travail.

L’analyse de la vitalité linguistique d’une communauté nous renseigne sur la volonté et la capacité de ses membres d’exercer leurs activités dans leur langue. Le concept de vitalité linguistique permet de saisir les dimensions instigatrices de la reproduction linguistique d’une communauté. Affirmer qu’une communauté linguistique bénéficie d’une vitalité favorable, c’est dire que ses membres peuvent parler leur langue en privé et en public tout en affirmant qu’elle peut survivre et s’épanouir en tant qu’entité collective dans un environnement multilinguistique (Jedwab 1; Bourhis 123)[5].

Les minorités nationales acceptent rarement de s’assimiler à la culture et à la langue majoritaires. Au contraire, elles luttent pour obtenir légalement leur reconnaissance, pour maintenir leur identité et leurs institutions ainsi que pour s’autogouverner (Kymlicka, “La citoyenneté” 204). Leurs luttes pour se faire reconnaître tendent à assurer leur vitalité et leur reproduction culturelles. Elles peuvent avoir en vue la reconnaissance de droits et l’établissement de politiques d’aménagement linguistique qui protégeront et promouvront les droits linguistiques des membres de la communauté tout en s’assurant qu’ils continueront d’appartenir et de s’identifier à cette communauté linguistique dans l’avenir (Taylor 58). Elles peuvent aussi chercher à inciter la communauté à intervenir sur les composantes de sa vitalité et de son épanouissement, voire sur sa destinée. Cette capacité renvoie au degré d’autonomie qu’atteint une communauté, alors que cette autonomie s’obtient généralement dans le cadre d’une lutte pour la reconnaissance : en cherchant à s’affranchir des rapports de domination qui s’exercent sur elle, la communauté est amenée à se doter de structures de gouvernance propres à garantir une forme d’autonomie qui variera selon l’issue de l’action entreprise. Cette lutte, parfois violente, peut être menée malgré tout dans le respect des règles démocratiques.

L’autonomie dont il s’agit n’est pas possible sans l’acquisition d’une identité collective, c’est-à-dire sans un sujet collectif qui se pose ou qui entend se poser au fondement de son action historique (Taylor). Dans un contexte minoritaire, cette identité pourra avoir été brimée, et la lutte pour la reconnaissance poursuivra autant un objectif politique qu’identitaire. Un peu à la manière de l’individu qui a été victime d’une forme quelconque de domination, le sujet collectif peut porter en lui une identité fragilisée qui ne l’incitera guère à entreprendre une action collective pour réclamer réparation ou justice ou pour revendiquer sa reconnaissance (Thériault, ”L’identité à l’épreuve” 119). Il ne peut y avoir de lutte pour la reconnaissance sans qu’un sujet soit à l’origine de l’action revendicatrice, bref sans qu’une identité, aussi embryonnaire soit-elle, puisse continuer d’évoluer et de se renforcer du fait même de cette lutte. Elle s’accompagne donc d’une construction identitaire qui rompra avec l’identité construite dans le cadre de rapports de domination et qu’aura intériorisée le groupe dominé avant de prendre conscience de son statut et de le refuser. La thèse de Maurice Godelier va dans le même sens : la domination repose moins sur la violence physique que sur le consentement du groupe dominé. Ce consentement s’explique par le fait que la domination se trouve légitimée par un système idéologique qui présente la situation sociale comme servant les intérêts du groupe dominé.

Voilà esquissées à grands traits les trois composantes fondamentales de la reproduction linguistique d’une communauté : l’autonomie, la vitalité et l’identité. Voyons maintenant plus en détail le cadre conceptuel qui en découle et les relations qui unissent ses composantes.

Le schéma conceptuel initial

L’identité

Les théories des mouvements sociaux ont bien montré qu’un groupe social ne peut devenir un acteur social que s’il a conscience de former un groupe et d’y appartenir. Dans la terminologie de Marx, cette conscience s’acquiert dans le passage d’une classe sociale qui, n’ayant existé qu’ « en soi », en vient à exister « pour soi ». La compréhension de ce passage, notamment de celui où un groupe dominé commence à lutter pour sa libération et devient ainsi un acteur social, a fait l’objet d’explications diverses[6]. Entre les thèses qui privilégient la capacité mobilisatrice et le volontarisme des acteurs (Touraine, 339) et celles qui, par l’analyse structuraliste notamment, prennent appui tant sur le rôle des contradictions au sein des structures sociales que sur les conflits sociaux subséquents, on reconnaît que ce passage suppose une prise de conscience par le groupe de son statut d’acteur ou de sujet.

S’interrogeant sur ce passage, Honneth ramène les situations de non-reconnaissance à des formes de mépris qui suscitent des sentiments susceptibles de « fournir la base motivationnelle d’une résistance collective que si le sujet est en mesure de les formuler dans un cadre d’interprétation intersubjectif qui les identifie comme typiques d’un groupe tout entier » (195).

Cette prise de conscience peut être facilitée et diffusée par un travail de conscientisation et d’éducation, qui constitue en quelque sorte le terreau d’une idéologie qui sera le véhicule des revendications du groupe, tout en déconstruisant l’idéologie dominante. Les courants politiques d’inspiration marxiste ont reconnu l’importance capitale de l’éducation dans la formation d’une conscience de classe. Même si des conditions objectives liées aux contradictions structurelles du capitalisme favorisent la formation d’une conscience de classe, le passage de la « classe en soi » (objective) à la « classe pour soi » (subjective) se trouve facilité par des activités d’éducation et de sensibilisation qui concourent à cette prise de conscience. Un travail de construction identitaire s’avère nécessaire pour qu’un groupe devienne un acteur social, autrement dit, un sujet historique. Si des différences notables distinguent les rapports de classes des rapports entre les groupes majoritaires et minoritaires, il demeure que la formation d’un acteur social passe par la formation d’un nouveau rapport à soi :

…l’engagement dans l’action politique sert aussi, pour les personnes concernées, à sortir l’individu de la situation paralysante d’une humiliation subie passivement et à le faire accéder à une nouvelle relation positive à soi.

196

Dans un contexte minoritaire et dominé, l’identité d’un groupe peut souffrir d’une certaine aliénation, c’est-à-dire d’une perte d’identité (Thériault, ”L’identité à l’épreuve” 119). Un groupe dominé peut intérioriser l’image infériorisante que projette sur lui le groupe dominant. Pour Taylor, la formation identitaire est fortement liée à la reconnaissance (Taylor 32). Or, la non-reconnaissance culturelle et linguistique d’un groupe risque d’amenuiser les ressources culturelles dont il a besoin pour former son identité.

Ainsi, l’identité d’un groupe se construit, certes, dans les rapports qu’il entretient avec l’autre, médiatisés par les discours de la reconnaissance, mais elle résulte aussi d’un processus de symbolisation qui médiatise le rapport du groupe à lui-même. Dans le processus de construction identitaire, le passage d’une identité à une autre repose sur un processus de symbolisation qui vise à exprimer cette identité en continuelle construction. Puisant dans leur imaginaire, leur mémoire, leurs mythes, leurs héritages spirituels et religieux, leurs formes d’expression artistiques et culturelles, voire mass-médiatiques, les sociétés expriment ce qu’elles sont, ce qu’elles ont été ou ce qu’elles souhaitent devenir dans un procès continuel de symbolisation. En ce sens, diront Levasseur et Azzaria, à la suite de Castoriadis, « l’institution du monde social, des individus et des choses suppose et appelle la production continue de significations imaginaires. En fait, aucune société ne saurait se passer de cet imaginaire social. C’est là qu’elle puise la cohésion qui lui permet, ultimement, de tenir ensemble, qui lui procure son identité » (82). C’est en ce sens que nous comprenons la phrase suivante de Cardinal : « Sa disparition [de l’ensemble que forme la francophonie] sera symbolique avant d’être numérique » (”Ruptures et fragmentations” 73).

Gouvernance et autonomie

Un groupe social devient un acteur social lorsqu’il acquiert la conscience de sa condition historique, puis agit comme sujet historique. Au lieu d’accepter, voire de négliger le fait qu’il se trouve déterminé par des facteurs structurels indépendants de sa volonté et par des rapports sociaux de domination qui le placent dans un état de sujétion et d’impuissance, l’acteur social devient un sujet historique qui cherche à contrecarrer cette détermination structurelle en aspirant à devenir un sujet qui se pose au fondement de son action. L’action sociale contribue ainsi, à divers degrés, à produire et à reproduire la société. Les travaux de Landry, Allard et Deveau (2006 et 2007) procurent l’intérêt théorique d’intégrer ces deux perspectives (production et reproduction sociales) dans l’analyse de la vitalité des CLOSM.

Il est essentiel pour une minorité nationale de revendiquer une certaine forme d’autonomie si elle entend conserver sa vitalité. Cette autonomie lui permet d’exercer une action sur les composantes sociales qui assurent la socialisation et la présence d’espaces sociaux dans lesquels peuvent s’épanouir ses membres.

Les concepts de gouvernance, de pouvoir communautaire ou de contrôle institutionnel sont définis dans cette perspective. Pour Bourhis et Lepick par exemple :

Le contrôle institutionnel officiel réfère au niveau atteint par les membres d’un groupe linguistique dans la gestion et la prise de décision au sein des institutions privées et publiques d’un État (éducation, institutions politiques; services gouvernementaux, services sociaux, justice, santé; média; institutions militaires et policières; paysage linguistique; économie, industries culturelles; sports et loisirs; institutions religieuses; associations et leadership) [tandis que]

[Le] soutien institutionnel non officiel réfère au niveau d’organisation d’une communauté linguistique constituée en associations pour représenter et sauvegarder ses intérêts linguistiques dans divers cadres : enseignement privé, activités commerciales, sportives, culturelles et religieuses.

6-7

Linda Cardinal parle de pouvoir communautaire en montrant qu’il permet à une communauté d’orienter son propre développement, bref d’être le sujet de son histoire.

L’idée d’un pouvoir communautaire symbolise l’engagement du groupe en vue du contrôle de sa destinée. Celui-ci peut avoir lieu à l’intérieur comme à l’extérieur du processus politique. L’expression pouvoir communautaire est populaire, particulièrement en sociologie, où elle est reliée à la dynamique associative. L’enjeu est de montrer que le groupe est le principal responsable de son autonomie et de son avenir. .

327-328

Le pouvoir d’une minorité nationale fait cependant l’objet d’un partage plus ou moins équitable avec le groupe majoritaire dans un rapport entre la majorité et la minorité que médiatise l’État. Ainsi, son degré d’autonomie résulte d’un rapport de force et se traduit dans un type particulier de gouvernance et de contrôle sur ses institutions et ses activités. Elle peut subir une gouvernance qu’elle ne maîtrise pas et qu’exerce un État qui prend en charge son développement, ou exercer sa propre gouvernance dans ses principales sphères d’activités. Entre les deux, il peut y avoir plusieurs types d’aménagement de la gouvernance, dans des formes partagées ou de participation plus ou moins active de la communauté.

Le projet d’autonomie auquel peuvent aspirer les minorités nationales oscille, comme l’a bien analysé Thériault (1994) dans le cas des CFSM, entre des aspirations de nature ethnique et des aspirations de nature nationale. Ces deux notions forment les termes d’un continuum où peuvent être envisagées plusieurs formes de gouvernance pour les minorités nationales. Entre l’ethnie et la nation, une troisième voie se dessine, que certains nomment nationalitaire, où les communautés ont des prétentions nationales sans aller jusqu’à former un État-nation, et qui ne peuvent pas se réduire aux aspirations des groupes ethniques. La présence et le contrôle de certaines institutions, le partage d’une mémoire, d’une histoire et d’une culture communes sont les composantes d’une culture sociétale qui assure à la communauté sa cohésion et offre une assise à son autodétermination. Pour Kymlicka, la culture sociétale  « offre à ses membres des modes de vie, porteurs de sens, qui modulent l’ensemble des activités humaines, au niveau de la société, de l’éducation, de la religion, des loisirs et de la vie économique, dans les sphères publique et privée » (Kymlicka, ”La citoyenneté” 115). Si la gouvernance protège et promeut la vitalité linguistique d’une communauté, en retour, celle-ci contribue à légitimer et à justifier l’exercice de la gouvernance.

La vitalité linguistique

Plusieurs travaux consacrés aux minorités nationales ont analysé leur vitalité pour appréhender les conditions ou les facteurs de leur reproduction linguistique. Élaboré d’abord pour évaluer la vitalité des francophones au Québec, dans le contexte de l’adoption de la Charte de la langue française (communément appelée la loi 101), le concept de vitalité renvoyait alors à la dimension démographique, au soutien institutionnel et au statut de la langue (Giles, Bourhis et Taylor). Giles et al. l’ont clairement défini : « La vitalité d’un groupe ethnolinguistique est ce qui rend un groupe susceptible de se comporter en tant que collectivité distincte et active en contexte intergroupe » (308). Depuis lors, plusieurs travaux ont enrichi notre compréhension de la vitalité d’une communauté. Landry et Allard se sont inspirés de cette approche et définissent la vitalité ethnolinguistique comme renvoyant aux  « [...] facteurs structuraux et sociologiques qui influencent la survie et le développement d’une minorité linguistique. Une forte vitalité ethnolinguistique assure que la communauté ethnolinguistique et culturelle demeurera une entité distincte et active, alors qu’une vitalité ethnolinguistique faible est associée à l’assimilation linguistique et culturelle ». (403)

Cette conception anime leurs travaux récents : « La vitalité ethnolinguistique objective, c’est-à-dire qu’on observe à l’aide de certains indices empiriques, est définie comme étant constituée de variables structurelles précises. Ces dernières déterminent à quel degré un groupe ethnolinguistique demeure une entité distincte et active dans ses contacts avec d’autres groupes. » (Landry et Rousselle 38).

Dans leur modèle théorique, Landry, Allard et Deveau (2006 et 2007) présentent trois niveaux d’analyse, sociologique, sociopsychologique et psychologique, et se proposent d’établir les relations de détermination entre eux. Le niveau sociologique est le plus englobant : on y trouve des ressources sous forme de capital démographique, culturel, économique et politique. Au deuxième niveau, le vécu langagier des membres de la communauté se réalise (famille, contacts interpersonnels, instruction, contacts avec les médias et événements culturels, paysage linguistique). Ce niveau est déterminé par les capitaux du niveau sociologique et, à son tour, conditionne le troisième niveau, qui est psychologique. Le troisième niveau regroupe les dispositions cognitivo-affectives que sont les croyances concernant la vitalité de chaque langue avec laquelle la personne est en contact quotidiennement (vitalité ethnolinguistique subjective), les croyances reliées au désir de la personne d’intégrer chacune des communautés linguistiques, et l’identité ethnolinguistique. Les compétences langagières de la personne sont aussi des variables psychologiques. Ce niveau psychologique influence à son tour le comportement langagier.

La synthèse que font Johnson et Doucet des travaux consacrés à la vitalité montre une diversité de démarches dans l’analyse de la vitalité communautaire. Cherchant à synthétiser ces approches, ils dégagent les principales dimensions qui composent la vitalité d’une communauté, soit les dimensions démographique, sociale, politique et juridique, culturelle, et économique. Chacune se manifeste grâce à divers indicateurs de vitalité.

Ces dimensions sont toutes analysées dans l’optique de la composante linguistique des activités ou des représentations sociales. Il s’agit ainsi d’évaluer la place qu’occupe une langue dans la vie des membres de la communauté, dans ses institutions et dans ses secteurs d’activités. La communauté qui bénéficie d’une forte vitalité linguistique est formée de membres qui peuvent et qui souhaitent exercer leurs activités dans leur langue au sein du plus grand nombre possible de secteurs sociaux. Nous pouvons procéder à l’analyse de la vitalité aussi bien à l’échelle individuelle que communautaire. Une société qui dispose d’une forte vitalité communautaire a, pour reprendre le concept de Breton, atteint un degré de complétude institutionnelle. Pour cet auteur, la complétude institutionnelle se détermine par le nombre ou l’éventail des secteurs d’activités organisés au sein de la communauté. Les secteurs sont d’autant plus importants pour la vitalité d’une communauté qu’ils sont de nature à assurer l’intégration des membres de la communauté et à procurer l’encadrement symbolique (expression identitaire) et normatif (solidarité communautaire) des individus (Breton, ”Les réseaux”). Plus tard il fera l’observation suivante :

Une préoccupation fondamentale des collectivités nationales anglophones et francophones est la vitalité et la croissance de leurs institutions. C’est en effet à travers elles que chacun des groupes se maintient de génération en génération. Ce sont elles qui fournissent à leurs membres les possibilités de réussite politique, économique et sociale. Et ce sont elles également qui incarnent la culture et expriment les identités individuelles et collectives.

Breton, ”Les réseaux” 323

À l’échelle individuelle, nous nous intéressons aux pratiques linguistiques des individus dans divers contextes sociaux (par exemple, la langue parlée à la maison, à l’école, au travail, entre amis, au sein des organismes communautaires, gouvernementaux et commerciaux, dans les activités de loisirs et culturelles, la langue de la lecture, de la radio écoutée, de la télévision regardée et de l’utilisation d’Internet). Nous nous intéressons également aux représentations des individus qui sont autant d’indicateurs de la vitalité (statut de la langue, légitimité perçue de la langue, etc.)[7].

À l’échelle communautaire, les pratiques linguistiques s’observent dans les espaces sociaux et institutionnels qui offrent aux membres d’une communauté la possibilité de socialiser dans leur langue. Nous y analysons l’existence d’organismes culturels, communautaires, d’entreprises, de services gouvernementaux qui offrent des espaces pour permettre aux membres des minorités nationales de mener leurs activités dans leur langue.

Les minorités nationales peuvent renverser les tendances assimilatrices et faire preuve d’une revitalisation linguistique, à l’instar de certains groupes linguistiques autochtones. Alors que plusieurs langues sont menacées d’extinction, d’autres connaissent une certaine revitalisation (Groupe de travail sur les langues et les cultures autochtones).

Les relations entre les composantes

Chaque composante du modèle conceptuel que nous présentons ne peut se concevoir de façon isolée. L’identité d’une communauté se nourrit des pratiques linguistiques des membres de la communauté. Des pratiques sociales qui se déroulent dans la langue d’un groupe linguistique accompagnent généralement une identité clairement affirmée. En retour, une telle identité favorise des pratiques sociales dans la langue du groupe. Vitalité et identité se renforcent mutuellement. Par ailleurs, l’autonomie d’un groupe lui offre des moyens d’intervenir pour maintenir ou construire des espaces sociolinguistiques et garantir le respect des droits du groupe, contribuant ainsi à maintenir les conditions de construction identitaire du groupe.

La vitalité d’une communauté dépend de son degré d’autonomie politique et de son identité. Sans éprouver de sentiment d’appartenance à un groupe linguistique distinct, les membres du groupe n’ont pas de raison ou de motivation particulière pour s’adonner à des activités dans leur langue. En outre, sans aucune forme de contrôle politique sur leur destinée, les minorités nationales voient s’affaiblir les conditions liées à leur vitalité.

L’autonomie politique d’une communauté se définit en fonction d’un groupe identitaire et repose sur une certaine forme de vitalité. Sans pratiques linguistiques ou sans vitalité linguistique, le projet d’autonomie politique perd son sens, voire sa raison d’être.

Attardons-nous maintenant aux interactions de ces composantes.

Identité et gouvernance

Dans son processus de construction identitaire, une minorité nationale livre généralement une lutte au groupe majoritaire pour la reconnaissance de son identité et de ses droits. Se pose pour elle l’enjeu de son autonomie, ou du moins, de la reconnaissance de ses droits auprès des autorités politiques de la société. Elle peut revendiquer une forme d’autonomie politique, une autonomie culturelle ou, à tout le moins, le respect de ses droits. Elle négocie son projet d’autonomie avec le groupe majoritaire, soutenue plus ou moins par les autres nations, qui peuvent reconnaître la légitimité de son projet d’autonomie. La composante identitaire a donc besoin de la composante gouvernance pour permettre au groupe minoritaire de devenir un sujet historique. Il le devient soit en devenant politiquement autonome, soit en exerçant un certain contrôle (gouverne) sur ses institutions, soit encore en faisant reconnaître ses droits. Son degré d’autonomie politique lui permet de maintenir son intégrité identitaire.

Deux espaces médiatisent le rapport entre la composante identitaire et la gouvernance : la sphère juridique et les politiques publiques qui concernent la reconnaissance des droits et la mise en oeuvre des mesures qui en découlent. Par ailleurs, c’est dans l’espace public et au sein de la société civile que les groupes formulent leurs revendications et leurs demandes auprès des instances gouvernementales.

Vitalité et gouvernance

La capacité d’une communauté d’être un sujet historique et d’orienter ainsi son action et son devenir, autrement dit, son degré de gouvernance, repose sur la participation communautaire et l’engagement social de ses membres. En d’autres termes, la gouvernance communautaire dépend du degré de vitalité individuelle et organisationnelle. La vie politique et ses institutions s’alimentent aux ressources qu’offre la société civile. L’espace public se forme au sein d’une société civile à partir des divers acteurs qui s’y rencontrent et qui tentent d’influencer les débats et les décisions politiques. Il est un garde-fou à l’exercice du pouvoir et un contrepoids indispensable à toute bonne démocratie. Les régimes totalitaires ne peuvent dissimuler leur déficit de légitimité qu’en bâillonnant, voire en éliminant la société civile. L’analyse d’Arendt montre bien que l’avènement des régimes totalitaires est conditionnel à la présence de masses, « non pas des classes, comme font les vieux partis d’intérêts des nations européennes ni des citoyens ayant des intérêts, mais aussi des opinions sur le maniement des affaires publiques… » (46). L’auteure précise le concept de masses en mentionnant qu’il s’applique à des gens qui « ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation fondée sur l’intérêt commun (49). En fait, « l’atomisation sociale et l’individualisation extrême » précèdent les mouvements de masse (59). L’analyse que fait Putnam du déclin de l’engagement social en Amérique montre que la société civile et la démocratie sont fragilisées par un individualisme qui a, cette fois, une autre origine (”Bowling Alone”), mais qui peut tout autant refléter une difficulté du politique de légitimer ses pratiques.

Si l’engagement social est un élément essentiel de légitimité démocratique, il l’est aussi en tant que capital social qui est devenu de plus en plus nécessaire aux nouvelles modalités de gouvernance. Au Canada, depuis le virage pris vers la nouvelle gestion publique dans les années 1990, l’exercice de la gouvernance tend désormais à se déployer en dehors des structures politiques verticales pour intégrer des acteurs de la société civile qui sont concernés par l’exercice de la gouvernance. La mise en oeuvre de plusieurs mesures gouvernementales pour favoriser le développement des CFSM tend à favoriser l’adoption d’approches qui sortent de la démarche verticale de la gouvernance pour explorer des avenues horizontales, partagées ou en réseaux (Cardinal et al., ”Apprendre à travailler”). Cette voie d’action nécessite des ressources que la littérature assimile à un capital social et qui soulève de nouveaux enjeux de légitimité (Stocker).

En retour, l’exercice de la gouvernance peut avoir une incidence sur la vitalité d’une communauté, en renforçant ses institutions, son milieu associatif et les pratiques linguistiques de ses membres. Plusieurs secteurs des CLOSM au Canada ont été renforcés grâce à la création d’institutions et au financement des associations communautaires. On peut penser à l’éducation, au milieu culturel, au milieu associatif et au secteur de la santé. Les travaux qui s’inspirent du concept susmentionné de complétude institutionnelle tendent à souligner l’importance du développement institutionnel au sein d’une communauté pour que ses membres puissent obtenir les services dans leur langue (Breton). Une situation de complétude institutionnelle contribue ainsi à la vitalité de la communauté (O’Keefe).

La complétude institutionnelle est, certes, une condition nécessaire pour assurer la vitalité d’une communauté, mais elle demeure insuffisante (Breton, Gilbert et al). Landry et al. (2010), par exemple, mettent en évidence l’importance de la proximité socialisante sur la vitalité d’une communauté. Il s’agit de reconnaître l’apport des différents espaces de socialisation dans une société pour mesurer leur influence sur la vitalité. La famille, l’école, le travail, la consommation de produits et de services publics, l’affichage public et les médias sont autant de lieux institutionnels ou d’activités qui influent sur la vitalité d’une communauté.

L’école, notamment, joue un rôle déterminant sur la vitalité, d’où l’importance pour les minorités nationales d’exercer un contrôle sur cette institution: « L’école remplace le foyer familial et la communauté comme le site privilégié de production et de distribution de la ressource linguistique qu’est le français. »(Heller, page).[8] Il ne faut pas, cependant, négliger le rôle du marché du travail et, plus largement, de l’économie sur la vitalité. Le fait de pouvoir travailler, commercer et consommer dans sa langue joue un rôle non négligeable sur la vitalité linguistique.

Chacun de ces lieux institutionnels bénéficie d’un soutien ou d’un encadrement politique, pouvant varier entre le laissez-faire et le contrôle étatique, qui influencent la langue d’usage dans ces espaces et, de ce fait, la socialisation linguistique des membres d’une communauté[9]. Au Canada, les programmes de soutien aux minorités nationales se compliquent par l’existence de plusieurs niveaux de responsabilités politiques : fédéral, provincial et municipal, qui ont, chacun, leurs champs de compétence[10].

En résumé, la gouvernance s’appuie sur la vitalité communautaire, le capital social et la participation communautaire, tout comme la vitalité s’appuie sur les programmes gouvernementaux et les politiques publiques mis en place pour assurer la reproduction linguistique d’une communauté.

Vitalité et identité

Tout groupe linguistique ne constitue pas nécessairement une communauté. Une masse éparse d’individus qui partagent une même langue au sein d’une communauté majoritaire ne forme pas une communauté, sauf si elle est dotée d’un minimum d’organisation des activités sociales des membres et si elle exprime une certaine forme identitaire. Dans une communauté, les acteurs peuvent organiser des activités qui visent d’abord à manifester leur identité. Ces activités peuvent exprimer des revendications, dans un contexte de lutte pour la reconnaissance, mais cette lecture politique n’épuise pas toujours le sens des activités qui mêlent revendications et affirmation identitaire. Pensons, par exemple, aux activités d’expression culturelle, aux festivals, aux activités de commémoration qui visent d’abord l’expression identitaire d’une communauté. Ces activités d’affirmation identitaire contribuent à la vitalité d’une communauté. C’est en fonction d’un sentiment identitaire que les membres d’une communauté élaborent des espaces de vie communautaire dans leur langue, qu’ils créent des organismes pour défendre leurs intérêts ou exprimer leur identité ou qu’ils exercent des activités dans leur langue.

En retour, cette vitalité contribue à renforcer le sentiment identitaire des membres de la communauté. En pouvant se regrouper et s’adonner à des activités dans leur langue, les membres de la communauté peuvent ainsi mettre à l’épreuve leur appartenance communautaire et faire progresser ce sentiment en fonction des pratiques linguistiques concrètes. L’identité s’incarne, certes, dans des référents, tels que des symboles identitaires, des lieux de mémoire, des discours politiques qui façonnent une identité, mais elle doit également puiser aux pratiques concrètes, aux discours et aux sentiments identitaires des membres qui forment la communauté. Ainsi, les choix linguistiques qui fondent les actions des membres d’une communauté reflètent — tout en contribuant à la construire — l’identité communautaire. C’est en raison de cet ancrage social concret de l’identité que celle-ci est appelée à évoluer.

Par ailleurs, une part latente de l’identité peut s’actualiser lorsque les membres de la communauté sont confrontés à l’altérité linguistique et que des pressions s’exercent pour les amener à procéder à des choix linguistiques incompatibles avec leur appartenance identitaire. La lutte subséquente pour la reconnaissance devient l’occasion d’exprimer son identité et de la construire.

Certes, les études montrent que ces rapports d’altérité ne sont pas toujours aussi tranchés et clairs, surtout dans le contexte des sociétés plurielles que nous connaissons et qui donne lieu à des phénomènes d’hybridité culturelle. Les lieux de rencontre interlinguistiques peuvent mener à la construction de sentiments identitaires hybrides où les membres peuvent facilement s’identifier à plusieurs communautés linguistiques (Gérin-Lajoie ; Deveau et al.). L’agglomération des choix linguistiques individuels qui tantôt favorisent une langue, tantôt une autre, contribue à la construction d’une identité hybride.

Individuellement, l’identité personnelle et les pratiques linguistiques se renforcent les unes les autres. C’est dans la sphère domestique que se forgent les premiers éléments de l’identité linguistique en se fondant sur la vitalité des pratiques linguistiques familiales.

La figure ci-dessous résume notre cadre conceptuel en montrant la pertinence d’intégrer les théories sur l’identité, la gouvernance et la vitalité, sans oublier la fonction d’intermédiation qu’exercent la société civile et l’espace public entre ces trois instances fonctionnelles.

Les fonctions au fondement de la reproduction linguistique d’une communauté

Les fonctions au fondement de la reproduction linguistique d’une communauté

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La société civile : fonction d’intermédiation entre la gouvernance, la vitalité et l’identité

La société civile regroupe les associations d’une communauté, qui se forment en fonction d’intérêts particuliers dans les différents secteurs de la communauté. Que ce soit des groupes d’action politiques, culturels, sportifs, de loisirs ou à vocation économique, tous sont issus de la libre volonté de s’associer des membres d’une communauté. Comme l’illustre notre schéma, la société civile offre un espace d’intermédiation entre les fonctions de gouvernance, d’identité et de vitalité communautaire.

Société civile et vitalité : La société civile reflète le capital social d’une communauté de même que sa vitalité collective. Le capital social renvoie à l’engagement social des membres d’une communauté ainsi qu’à leur volonté de socialiser et de participer aux activités sociales. Cet engagement représente un capital, car les liens sociaux qui se créent au cours de ces activités permettent de réaliser des projets sociaux et de mobiliser les ressources à cette fin (Forgues, ”Capital social”).

Société civile et gouvernance : Au-delà de la sphère domestique et privée, et en deçà de l’État, la société civile est le lieu où s’expriment les divers intérêts des organismes qui composent cet espace et où se forme l’opinion publique (Sales). En ce sens, il est le lieu où se déploie un espace public. Cet espace est le lieu où s’expriment les revendications des groupes minoritaires et où débattent les acteurs, sachant que des pressions politiques peuvent également s’exercer par des canaux personnalisés et privés, puisant au capital social des individus et des acteurs communautaires. Certes, les minorités nationales sont traversées de conflits, de rapports de force, voire de domination. L’espace public présente un lieu où peuvent s’exprimer et se résoudre ces conflits.

L’existence d’un espace public réel et l’ancrage de la gouvernance dans celui-ci sont au coeur des enjeux de l’autonomie des CFSM. Un véritable espace public se nourrit des débats alimentés par les acteurs de la société civile qui participent au développement des CFSM. Comme le souligne Rochlitz, « [les citoyens] forment leur volonté politique en communiquant dans l’espace public d’une société civile indépendante de l’État » (192).

Pour les sociétés à prétention démocratique, la gouvernance puise sa légitimité dans l’espace public en justifiant sa pratique par ce qui a été (idéalement) convenu dans l’espace public. Bien plus, l’espace public constitue le socle de l’autonomie des sociétés. Il offre un espace de médiation des intérêts et assure par rapport à elles une distance critique de la communauté qui lui permet de se réfléchir et de se projeter dans l’avenir. « [L]a démocratie délibérative […] postule que la démocratie est aussi un processus de formulation du bien public à travers un discours de la société sur elle-même. La démocratie n’est pas qu’un agrégat d’intérêts, elle produit quelque chose de nouveau, de plus que la somme des intérêts » (Thériault, ”La fin du collectif” 147).

L’espace public est au fondement de l’historicité des sociétés, pour reprendre le concept de Touraine, qui désigne : « la nature particulière des systèmes sociaux qui […] ont la capacité d’agir sur eux-mêmes par l’intermédiaire d’un ensemble d’orientations culturelles et sociales » (52). Dans les meilleures conditions, l’espace public permet aux individus de participer à l’autodétermination de leur société, tout en découvrant et en actualisant leur statut de citoyen (Brady 346). On peut aussi dire qu’il est au coeur de l’autonomie culturelle des CFSM dont parlent Bourhis et Landry ou de leur pouvoir communautaire (Cardinal, ”La vie politique”).

C’est dans les lieux de gouvernance que se déterminent la vision et les objectifs de développement que se donnent les CFSM . L’arrimage de la gouvernance dans l’espace public est donc un enjeu important pour elles. Le pouvoir d’une communauté d’orienter son avenir dépend du degré de démocratie de ses fonctions de gouvernance, et se détermine par la présence d’un espace public (certes réfracté en plusieurs lieux) qui assure le lien entre la fonction de gouvernance et l’intérêt général de la population. La démocratie offre le meilleur fondement à l’autonomie communautaire. La prétention démocratique suppose que les acteurs sociaux d’une communauté orientent son développement conformément aux exigences que pose l’entente communicationnelle (Habermas).

Outre le fait qu’il accroît l’autonomie communautaire, l’espace public contribue à légitimer la gouvernance communautaire en établissant sa transparence, son degré d’inclusion et de représentativité, le type de rationalité qui la fonde et l’intérêt poursuivi à travers elle. Lieu discursif pour fonder les pratiques de gouvernance, c’est ainsi un lieu de légitimité pour l’exercice du pouvoir politique et de la gouvernance. Young explique que le degré de développement ou d’achèvement de la démocratie renvoie à la relation qui existe entre le pouvoir et la population. Or, ce qui médiatise cette relation est l’espace public (173), lequel joue un rôle de garde-fou face au pouvoir.

En outre, dans la mesure où sont mises en place des structures de gouvernance participative, partagée, hybride ou en réseaux, la société civile est appelée à assumer des fonctions de gouvernance et à appuyer les activités de gouvernance en puisant ainsi au capital social collectif de la communauté.

Or, le transfert vers la société civile de certaines fonctions étatiques ne s’accompagne pas nécessairement d’une valorisation de l’espace public. Selon Thériault, «…toute sortie de l’État-providence qui va vers la société civile doit s’accompagner d’une élaboration minutieuse, à côté des instances décisionnelles, d’un espace public » (”La fin du collectif” 149). Autrement dit, la gouvernance peut s’exercer sans se nourrir des débats qui ont cours dans un espace public ou sans pouvoir y puiser sa légitimité.

Nos études ont montré que sous couvert de prise en charge par la communauté des programmes gouvernementaux se dissimule une forme de dépendance administrative venant limiter la portée autonomisante de ces programmes (Forgues, ”Du conflit au compromis”; ”Le développement économique”).

Société civile et identité : Enfin, la société civile est « un lieu de formation des identités sociales, mais aussi des nouveaux modes de vie » (Sales 62). C’est un lieu d’expression et d’affirmation identitaires de groupes qui peuvent s’inscrire, notamment, dans une démarche de lutte pour la reconnaissance. La société civile devient ainsi le théâtre de luttes et de manifestations étroitement associées à des processus de construction identitaire.

La gouvernance des communautés sans État

Comme nous le voyons, le sort linguistique et culturel d’une communauté en contexte minoritaire dépend de plusieurs facteurs. Plus une communauté dispose des structures de gouvernance pour orienter son développement, plus elle est en mesure d’exercer une influence sur les divers facteurs qui contribuent à leur reproduction linguistique. Il convient de le répéter : l’enjeu de la gouvernance se pose de façon particulière pour les minorités nationales. Hormis les minorités nationales qui affrontent cet enjeu en revendiquant leur souveraineté, les minorités nationales peuvent élaborer des modalités de gouvernance dans le cadre des structures étatiques établies. Pour elles, nous pouvons envisager une gouvernance qui tend vers une autonomie institutionnelle, fondée sur le contrôle des institutions, sans nécessairement définir ce contrôle en relation avec un territoire donné. Les travaux de Young vont dans le sens d’une gouvernance qui prend appui sur un espace public dans lequel s’expriment les acteurs concernés par les décisions prises (parties prenantes, groupes intéressés). Dans cette perspective, les frontières de la gouvernance se définissent moins par rapport à un territoire donné qu’en fonction des parties prenantes. Chaque citoyen peut participer aux discussions concernant des décisions prises, si elles ont un effet sur lui. Cette approche déplace l’ancrage de la gouvernance du territoire vers des espaces institutionnels, venant complexifier les lieux et l’exercice de la gouvernance en une série de chevauchements des intérêts en jeu. Certains parlent alors d’une gouvernance polycentrique (Paquet).

Cette vision de la gouvernance ne nous oblige pas tant à rejeter la perspective territoriale de la gouvernance qu’à l’assouplir en fonction des nouvelles échelles de configurations politiques, qui se dessinent à l’échelle internationale (sphère du droit international, des conventions et des engagements en matière d’environnement, des traités politiques et économiques internationaux, etc.), et à des échelles infranationales (tables de concertation régionales).

Johanne Poirier explore plusieurs modalités de gouvernance qui témoignent d’un ancrage plus ou moins fort sur le territoire, allant jusqu’au fédéralisme personnel qui porte sur une communauté de personnes sans références au territoire (543-544). Elle explore notamment des formes hybrides dans lesquelles la référence au territoire est modulable selon la concentration de la population. Le territoire peut ainsi faire l’objet d’une gouvernance à plusieurs niveaux, à l’exemple du cas belge qu’elle présente. Une gouvernance fédérale peut s’appliquer à l’ensemble du territoire souverain, tandis qu’une gouvernance régionale peut s’exercer dans certaines régions sur certaines questions, et, dans ces régions, une gouvernance « personnelle » peut s’exercer par des communautés sur des questions qui ne portent pas directement sur le territoire. Comme elle le souligne, l’exercice auquel elle se livre relève d’une imagination institutionnelle, et présente l’avantage d’envisager des possibilités hors du cadre institutionnel existant.

Cependant, pour certains, la référence au territoire doit demeurer. Kymlicka estime que le territoire reste une dimension nécessaire pour les minorités nationales au Canada :

La nécessité d’une territorialisation est même plus évidente dans le cas des autochtones. Si les Nisga’as veulent continuer à se développer comme nation, ils ne pourront le faire que sur leur territoire en Colombie-Britannique, certainement pas au Nouveau-Brunswick. Nous devons par conséquent reconnaître que les nationalismes de minorités continueront d’exister au Canada et que ces loyautés nationales seront définies territorialement .

”La voie canadienne” 216

En outre, l’ancrage territorial de la gouvernance pourrait résoudre certaines des difficultés d’une gouvernance sectorielle qui tend à multiplier les acteurs représentant chacun des intérêts particuliers, et conséquemment, à dissoudre l’intérêt général dans un équilibre tendu entre des groupes animés par des intérêts particuliers.

Prenons le cas des CFSM, où la gouvernance sectorielle découle d’une organisation communautaire où chaque secteur reflète autant de lieux d’interventions gouvernementales (Cardinal et al., ”Les minorités francophones”). Cette organisation sectorielle des activités et du développement communautaire tend à déboucher sur un mode de représentation politique sectoriel. Analysant le cas de la communauté francophone ontarienne, Thériault écrit que « … la représentation de la communauté est principalement définie par les catégories des enveloppes budgétaires octroyées par Patrimoine canadien » (”Faire société” 235). Des observateurs en concluent qu’il s’agit d’une forme de gouvernance corporatiste (Denis; Forgues; Landry et al.).

La perte de l’horizon territorial dans l’élaboration de structures de gouvernance communautaires conduit les sociétés civiles des CFSM à devenir le miroir organisationnel de l’intervention gouvernementale en matière de langues officielles. Dans ce contexte, les CFSM souhaitent aujourd’hui s’écarter de ce que leurs représentants nomment l’approche en « silo ». Le Sommet sur les communautés francophones et acadiennes qui a eu lieu en 2007 marque cette volonté de délaisser l’approche sectorielle en définissant des problématiques qui deviendront des chantiers de réflexion et d’actions partagées par les acteurs. Cinq chantiers sont ainsi définis dans un plan stratégique qui « veut mobiliser tous les secteurs et les segments de la population francophone du Canada ainsi que leurs partenaires. » (FCFA, 3). Si on tente d’inscrire la réflexion sur le développement des CFSM dans une perspective transversale, on peut se demander si la territorialisation ne faciliterait pas la tâche en ce sens. Même si certains auteurs nous rappellent que l’inscription territoriale de la gouvernance n’est nullement garante d’un affranchissement des intérêts sectoriels (Chiasson et al.), il demeure que « la territorialisation signifie en effet une recherche de ‘transversalité’ », tout en permettant d’envisager la localisation des enjeux (493-494). Quelques auteurs voient dans la territorialisation de la gouvernance des CFSM une voie permettant de faire un pas de plus vers l’autonomie (Thériault, ”Penser l’Acadie” ; Magord).

L’enjeu de la forme que doit prendre la gouvernance des CFSM, voire des minorités nationales, est important pour leur reproduction linguistique, mais d’autres enjeux, que nous ne pouvons pas tous étudier ici, sont aussi à considérer.

Dans un contexte de mondialisation économique et culturelle, plusieurs repères identitaires contribuent à façonner l’identité des membres des minorités nationales. Si la mondialisation culturelle donne lieu à une dialectique identitaire entre le global et le local, l’identité est au centre d’un double processus d’homogénéisation culturelle, susceptible d’éroder la construction identitaire des minorités nationales, et d’hétérogénéisation culturelle, prenant appui sur l’affirmation identitaire et la lutte pour la reconnaissance (Harvey). La mondialisation favoriserait alors le renforcement des identités locales.

Par ailleurs, que ce soit sur le plan communautaire ou individuel, la vitalité comporte également ses propres enjeux. Sur le plan communautaire, Putnam (”Bowling Alone”; ”La société civile”) a constaté un déclin généralisé de l’engagement social. Dans quelle mesure ce déclin s’observe-t-il au sein des minorités nationales et quel effet peut-il produire sur ces communautés, dont la reproduction linguistique repose sur des facteurs tels que le sentiment d’appartenance et l’engagement citoyen?

Le modèle conceptuel que nous proposons à la réflexion permet d’apprécier ces enjeux complexes au regard des composantes qui contribuent à la reproduction linguistique et culturelle d’une communauté en contexte minoritaire.