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Dans un récent texte, nous avons fait état de la contribution de Philippe Garigue à l’étude du Canada français, le considérant comme un pionnier pour avoir jeté « les bases d’une sociologie du Canada français inédite au plan méthodologique et en porte-à-faux avec l’historiographie néonationaliste » (Cardinal et Normand402). Nous ajoutions aussi que « ses inspirations au sujet de l’identité nord-américaine des Canadiens français le placent parmi les précurseurs d’un débat qui ne cesse d’interpeller les chercheurs » (Cardinal et Normand392). Malgré tout, Garigue demeure un auteur négligé et peu connu au Canada francophone, ce que nous souhaitons contribuer à corriger modestement.

Personnage au caractère bouillant (Sauvé), perçu comme un trublion dans sa société d’accueil où il s’est intégré à de nombreux débats théoriques et normatifs (Paquet), il a oeuvré au Québec de 1954 à 1980, après quoi il a quitté cette province pour s’installer à Toronto. Sa production intellectuelle sur le Québec l’a incité à mener un exercice semblable sur l’Ontario français. Il pose sur cette communauté un regard original qui met en relief la position particulière de Toronto dans l’espace francophone ontarien.

L’essentiel de ses contributions sur sa nouvelle société d’accueil se retrouve dans un corpus reconstitué à partir du curriculum vitae de Philippe Garigue, qui comprend vingt quatre chroniques publiées dans L’Express (l’hebdomadaire francophone de Toronto), une dans Le Devoir, six contributions plus substantielles dans des ouvrages collectifs ou des revues et d’un recueil de poésie[2]. Malgré cette production, les travaux de Garigue sur l’Ontario français ne trouvent pratiquement aucun écho dans les travaux contemporains sur cette société. Nous souhaitons mobiliser ce corpus pour répondre à deux questions. D’abord, quelles sont les contributions de Philippe Garigue à l’étude de l’Ontario français? Ensuite, dans quelle mesure ces contributions sont-elles toujours d’actualité?

Ce texte s’articule en trois temps. Nous commencerons par présenter une brève note biographique de Philippe Garigue, pour ensuite synthétiser ses contributions autour de quatre thèmes, qu’il avait d’ailleurs déjà exploités dans ses travaux sur le Québec et le Canada français : la vie communautaire, l’éducation, la politique et l’identité. Enfin, nous estimons que certains éléments dans les idées de Garigue sur l’Ontario français sont toujours d’actualité, bien que peu de chercheurs lui attribuent la reconnaissance qui lui revient. Ces éléments sont présents dans le discours mondialisant de l’approche postnationale pour étudier l’Ontario français. Par exemple, Garigue a souhaité faire de Toronto le pivot de la francophonie ontarienne dans le but de lui permettre de participer à un espace et à un marché mondialisé. Il a anticipé les débats sur la redéfinition de l’identité franco-ontarienne rendue nécessaire par la diversification des origines et des intérêts des membres de la communauté. Bien que Garigue soit absent des travaux de cette approche, il y a lieu de montrer comment il y mérite sa place, et ce même s’il existe des désaccords entre leurs deux positions ontologiques.

Note biographique

Philippe Garigue est né à Manchester en Angleterre en 1917 d’une famille anglo-française. Il est entré dans les Forces armées britanniques en 1939 puis a été démobilisé en 1948. Il prit alors le chemin de l’université et obtint un baccalauréat en économie de la London School of Economics en 1951, puis un doctorat en anthropologie de l’Université de Londres en 1953. Il est venu au Canada à l’invitation de l’Université McGill en 1954 et y a enseigné jusqu’en 1957, année où il a été nommé doyen de la Faculté des Sciences sociales de l’Université de Montréal, poste qu’il a occupé jusqu’en 1972. Parallèlement, il s’est impliqué dans le domaine de la politique familiale, devenant président du Conseil supérieur de la famille du gouvernement du Québec, président de l’Union internationale des organismes familiaux liée à l’Organisation des Nations Unies, et l’un des directeurs-fondateurs de l’Institut Vanier de la famille. En 1980, il quitte le Québec et devient le principal du Collège universitaire Glendon, rattaché à l’Université York à Toronto. Il remplit cette fonction jusqu’en 1987 et continue d’enseigner au collège à temps partiel jusqu’à sa retraite en 1997, à l’âge de 80 ans. Philippe Garigue est décédé à Toronto en mars 2008.

Contributions de Philippe Garigue à l’étude de l’Ontario français

Nous avons établi ailleurs (Normand) que l’oeuvre de Philippe Garigue peut être divisée en quatre périodes distinctes. C’est durant la dernière période que Garigue pose un regard sur l’Ontario français, nourri par ses travaux sur la société québécoise et sur les questions internationales[3]. Cette dernière question, il a entrepris de l’étudier après son départ de l’Université de Montréal, durant un séjour au Collège de la Défense du Canada en 1973-1974. Dans sa correspondance, Garigue souligne que cette dernière période « est celle des transformations conséquentes à la mondialisation et les difficultés d’une survivance dans un monde en lequel le savoir et la communication deviennent les déterminants principaux de l’action individuelle et collective » (Garigue, Correspondance). Cette observation teinte les contributions qu’a faites Garigue à l’étude de l’Ontario français. Nous les regroupons sous quatre thèmes : la vie communautaire, l’éducation, la politique et l’identité.

La vie communautaire de l’Ontario français

Garigue souhaite « accélérer la réalisation d’une vie communautaire en français, et la reconnaissance du français, par la création d’une volonté collective » (Garigue, Langue) afin de rendre la communauté plus visible et de donner une meilleure légitimité à ses revendications. La communauté ne peut non plus ignorer « la capacité de rétention de l’identité personnelle selon l’importance attribuée à la culture véhiculée par la langue » (Garigue, Francophonie 184), rétention qui peut se faire en misant sur l’amélioration de la qualité de vie en français de ses membres.

Il formule cinq suggestions pouvant participer d’un nouveau projet communautaire. Premièrement, le projet doit veiller à « développer les activités qui […] améliorent directement les conditions de vie des francophones » (Garigue, Langue). Ensuite, « ces activités doivent être orientées par ce qui est spécifique à l’Ontario pour l’ensemble de ces francophones » (Garigue, Langue). Troisièmement, il faut aussi bâtir une expérience communautaire « à partir d’une coopération avec tous ceux, francophones et autres, qui luttent pragmatiquement pour une amélioration des conditions de vie de tous, selon les conditions dans chaque région de la province » (Garigue, Langue). Quatrièmement, un tel projet doit « maintenir le contact avec la réalité, et rechercher dans l’action concrète la solution à chaque problème » (Garigue, Langue). Finalement, c’est « à partir de ces actions concrètes, dans chaque domaine de la vie communautaire, que peut être bâtie la nouvelle vie communautaire, et développée l’action commune avec tous ceux qui s’intéressent à la reconnaissance du français comme langue officielle » (Garigue, Langue). Il ajoute que ce projet doit aussi tenir compte des différences régionales, prenant pour exemple la ville de Toronto, son pluralisme et son élite proche du gouvernement provincial. Nous reviendrons plus loin sur la place de Toronto dans ce projet.

En continuité avec ses convictions épistémologiques et sa croyance en des valeurs universelles[4], Garigue identifie la religion comme une composante importante de la vie communautaire francophone en Ontario. Il affirme que de « vouloir créer une vie francophone en Ontario demande que l’on reconnaisse qu’être chrétien c’est s’ouvrir à tous selon les questions qui nous viennent d’une commune présence en un monde » (Garigue, Tradition). Il ajoute que l’« universalité de cette ouverture est ce qui permet de dire que les Franco-Ontariens, par langue et par religion, doivent vivre l’idéal le plus haut qui existe : celui de participer à un nouveau devenir de l’humanité » (Garigue, Tradition). Il considère que la communauté francophone ne peut se « tromper si [elle défend sa] culture française, en autant [sic.] [qu’elle défende] ce qui, en elle, conduit à l’amélioration de la condition spirituelle de chacun » (Garigue, Visite). Finalement, « se débarrasser de sa foi, pour renforcer l’efficacité d’une communauté politique, c’est appauvrir l’existence d’un Ontario français » (Garigue, Tradition), parce qu’« il existe un lien organique entre le christianisme et la culture des peuples » et que ce lien, « c’est l’homme concret, et la défense de l’homme est la défense de la culture » (Garigue, Visite).

L’éducation en Ontario français

Pour Garigue, l’éducation – à tous les niveaux – doit occuper une place déterminante dans les préoccupations de la communauté francophone de l’Ontario. Il souhaite que la communauté fasse un nouvel effort collectif qui « porte autant sur l’autonomie du contrôle que sur le contenu et la structure des programmes » (Garigue, Vision) et qui place « la connaissance de la langue au centre de notre lutte pour le développement, et cela parce que la langue est l’instrument principal d’une libération de l’esprit » (Garigue, Pauvreté). Il appelle d’ailleurs les Franco-Ontariens à devenir « un peuple acharné à s’instruire » (Garigue, Vision) et demeure convaincu « que chaque Franco-Ontarien est libre de créer son potentiel de développement, en autant [sic.] qu’il possède la volonté de chercher les compétences qui lui permettent d’agir dans la société contemporaine » (Garigue, Promotion des Franco-Ontariens).

Encore faut-il qu’il y ait des institutions en place prêtes à répondre à ce besoin. Garigue observe que le « sous-développement de l’Ontario français est d’abord reconnaissable par l’absence de cadres institutionnels pour préparer les Franco-Ontariens » (Garigue, Modernisation), mais aussi que la communauté ne valorise que très peu les études supérieures. Elle devrait donc pallier les « obstacles à l’utilisation des sciences et des techniques perçue de l’absence des Franco-Ontariens de la recherche scientifique » (Garigue, Promotion des Franco-Ontariens). Il croit au potentiel des universités bilingues pour y parvenir – la densité n’étant pas suffisante pour justifier la création d’une université francophone en Ontario – pourvu que la répartition des activités soit guidée par un principe d’équité (Garigue, Bilingual).

Il ajoute que la nouvelle orientation de l’éducation postsecondaire et de la recherche « doit être considérée comme étant l’établissement d’un processus de mobilisation des connaissances pour des choix personnels et collectifs selon des priorités qui visent les conditions de vie de chacun » (Garigue, Promotion des Franco-Ontariens). Cette mobilisation doit aussi permettre « à l’ensemble des francophones […] d’apprécier directement ce que peut être la contribution d’un savoir universitaire à leur développement, et d’agir auprès des autorités gouvernementales à travers leurs associations afin d’obtenir une politique universitaire » (Garigue, Université). Une telle orientation aurait pour avantage la valorisation de la culture scientifico-technique et la création d’une élite franco-ontarienne.

La vie politique de l’Ontario français

Garigue observe aussi comment la communauté francophone de l’Ontario s’engage dans le domaine de la politique. Il admet que « la vaste majorité des francophones au Canada a compris qu’il n’est pas nécessaire de conquérir la structure de l’État pour assurer la survivance ou le développement des francophones » (Garigue, Crise). Une vie politique dynamique peut se faire par l’entremise de son milieu associatif. D’abord, il interpelle la communauté quant à « la politique de repliement [sic.] qui existe en certaines associations » (Garigue, Politique). Par la suite, il l’incite à faire des choix politiques qui conduisent à l’amélioration de la condition de chacun. Il ajoute que « [p]our cela, il nous faut un nouveau consensus dans la diversité des modes d’action. Il nous faut une nouvelle thématique et de nouvelles idées qui permettent le développement » (Garigue, Politique). Ces nouvelles idées doivent prendre en compte la « nouvelle forme pluraliste de la société ontarienne [qui] requiert des relations linguistiques souples et efficaces entre les groupes » (Garigue, Mutation).

Parmi les idées que Garigue souhaite voir la communauté s’approprier, il y a celle de la reconnaissance du français comme langue officielle en Ontario. Selon lui :

Ce qui est suggéré par la reconnaissance du français comme langue officielle de l’Ontario n’est donc pas simplement une question de services et de droits de minoritaires. Il s’agit d’une chose beaucoup plus fondamentale : celle de l’appartenance des francophones à un système politique qui reconnaît leur langue comme fondement de l’existence de ce système, et par cela même produit une intégration de la francophonie ontarienne.

Garigue, Vivre en Français

Il souligne que le « droit à l’usage du français ne sera officiellement reconnu par le gouvernement de l’Ontario, que si tous les partis politiques savent qu’ils ne peuvent plus obtenir le pouvoir sans reconnaître ce droit » (Garigue, Politique). Il souhaite dès lors que se développe « une opinion publique en Ontario en laquelle le français comme langue officielle est perçu comme bénéfique à l’ensemble des groupes formant ce pluralisme » (Garigue, Politique). Cela peut s’accomplir de trois façons différentes : « ouvrir les institutions franco-ontariennes à tous ceux qui désirent devenir bilingues », « établir une liaison avec les cours d’immersion », et « développer une action en profondeur auprès de différents groupes ethniques » (Garigue, Politique).

Au-delà de cette reconnaissance, la vie politique au Canada et en Ontario « doit être comprise comme une pratique vécue de la coexistence des groupes » et « selon un exercice du pouvoir qui permet une amélioration constante de la condition de chacun » (Garigue, Déclin). Une telle conception implique d’ailleurs « que les langues officielles ont plus à voir avec la communication entre Canadiens, et donc avec la liberté de témoigner qu’être Canadien c’est d’être bilingue, qu’avec la position légale de l’historicité politique d’une langue au Canada » (Garigue, Présenter). Ainsi, pour Garigue, « l’avenir de la politique de la francophonie au Canada doit partir de ce qu’est son insertion dans le pluralisme canadien » (Garigue, Crise) en mettant de l’avant le fait que les francophones canadiens sont « principalement des gens qui utilisent le français pour exprimer leur propre identité, leur revendication et leur contribution aux activités canadiennes » (Garigue, Crise). Cela lui permet d’entrevoir qu’il y a :

un avenir aux [sic.] francophones du Canada, et cela dans chacune des provinces, en autant [sic.] que nous sachions réconcilier les différents niveaux d’action politique. Il faut qu’il existe une action en faveur de chaque communauté francophone locale, régionale, provinciale; et il faut qu’il existe une autre action en faveur du français comme langue officielle du Canada et des provinces

Garigue, Crise

La question identitaire en Ontario français

Garigue aborde aussi la question de l’identité de la communauté franco-ontarienne. Selon lui, « [l]a question de l’identité, de la différence, parcourt donc l’histoire des francophones au Canada et est cause et effet à la fois de la hantise de l’assimilation par les autres, et de la volonté de survivance contre cette assimilation » (Garigue, S’ouvrir). Il perçoit aussi une « tension qui existe à l’intérieur de chaque Franco-Ontarien [qui] découlerait du fait que l’histoire des relations entre les deux langues a été largement antagoniste, et qu’ils doivent continuer à vivre cet antagonisme, et pourtant trouver sa réconciliation » (Garigue, Être Franco-Ontarien). Il suggère une façon d’aborder cette tension :

La seule manière de savoir s’il existe une raison fondamentale pour être franco-ontarien aujourd’hui, ce n’est pas d’en appeler uniquement au passé et aux droits de l’histoire; mais plus directement en faisant valoir que ce passé et ces droits aboutissent aujourd’hui à une volonté d’excellence dans le savoir et l’action, afin d’obtenir une amélioration constante de la vie de tous ceux qui vivent en Ontario, qu’ils soient francophones ou pas.

Garigue, S’ouvrir

Il ajoute que la « peine des Franco-Ontariens est d’être appelés une minorité alors qu’ils se sentent chez eux » (Garigue, Être Franco-Ontarien). C’est pourquoi il faut « faire de cette identité collective le point de départ d’activités partagées avec tous ceux qui voient dans la reconnaissance officielle du français un bénéfice majeur pour le développement de l’ensemble de l’Ontario » (Garigue, Langue).

Cette identité collective repose sur plusieurs éléments. Garigue suggère que « [p]our la majorité des Franco-Ontariens la définition de leur identité collective a toujours été politique autant que culturelle » (Garigue, Plan de l’ACFO). Il ajoute que cette identité doit être « à la fois affective – selon les liens qui peuvent unir les personnes en vue d’une action politique commune – et rationnelle – puisqu’elle part de la réalité des intérêts qui peuvent regrouper ensemble tous ceux qui veulent l’usage du français en Ontario » (Garigue, Plan de l’ACFO). L’identité collective doit également offrir « l’acception d’un pluralisme des origines et des groupes » (Garigue, Plan de l’ACFO) et permettre « l’inclusion de tous ceux qui veulent s’y joindre » (Garigue, Plan de l’ACFO).

À la base, les « Franco-Ontariens sont ceux qui vivent ici, et qui veulent rendre cet ici bilingue afin qu’ils puissent y vivre en français » (Garigue, Être Franco-Ontarien). Ils ont « la volonté de faire du français une langue officielle » (idem.) et de se libérer « du statut de minoritaire » (idem.). Garigue précise qu’il « est nécessaire de lier l’identité collective à l’usage de la langue française en Ontario » (Garigue, Français) et d’en faire « un instrument de développement » (idem.). Il signale toutefois « qu’il existe en nous un vide, une absence, un manque de fierté, envers notre langue » (Garigue, Pauvreté). Cela constitue « notre faiblesse principale, car la langue est la clef de la compréhension des problèmes, et de comment l’on dégage [sic.] des solutions » (idem.). C’est pourquoi il faut « faire prendre conscience à tous les Franco-Ontariens qu’ils sont les premiers responsables de l’excellence de leur langue comme premier outil de leur libération personnelle et collective » (idem.). Cela peut s’accomplir en plaçant « la connaissance de la langue au centre de notre lutte pour le développement, et cela parce que la langue est l’instrument principal d’une libération de l’esprit » (idem.). Bref, la langue doit être au centre de l’identité collective et des préoccupations de la communauté parce qu’elle joue un rôle central dans la survivance du groupe.

Les contributions de Philippe Garigue : encore pertinentes aujourd’hui?

À travers les quatre thématiques développées, Garigue échafaude un discours sur la transformation des appellations collectives, appelées à indiquer une plus grande ouverture à la diversité des manières d’être et des réalités (Garigue, Mythes). Ses interventions incitent la communauté francophone de l’Ontario à la fois à choisir le pluralisme au niveau local et la participation en tant que francophones dans un espace mondialisé. Cette façon de concevoir la communauté francophone de l’Ontario est aujourd’hui présente dans les travaux de quelques chercheurs proposant une approche postnationale (Dorais) de la communauté francophone de l’Ontario.[5] Dans cette dernière partie, nous présentons les grandes lignes de cette approche, que nous retrouvons principalement dans les travaux contemporains de Monica Heller[6] et de quelques collègues, et comment Garigue a déjà traité de certains de ces éléments, tout en soulignant les quelques désaccords distinguant les deux perspectives.

L’approche postnationale suggère que les idéologies linguistiques et les identités nationales se transforment en raison du processus de mondialisation (Heller, Alternative 336). Labrie et Heller estiment plus précisément que les francophones vivent un moment de transition et de réimagination de la francité canadienne, qu’ils passent :

d’une vision nationale, collective, et orientée vers les droits collectifs et les espaces homogènes, vers une vision complexifiée, multiple, éclatée, où la langue et l’identité servent à la fois comme bien d’échanges (conjointement ou séparément) et comme moyens de constituer des réseaux au sein desquels des marchés symboliques et matériels sont construits.

Labrie et Heller 404

Ils ajoutent que les francophones sont désormais en mesure « de réimaginer une francité plus éclatée, plus fluide et plus complexe, et donc mieux adaptée aux conditions hyper modernes de la nouvelle économie mondialisée » (Labrie et Heller 405). Cette ré-imagination se concrétise dans ce qu’ils qualifient de discours mondialisant, qui succède au discours traditionaliste (reposant sur la nation canadienne-française, sur ses traditions et sur ses élites) et au discours modernisant (reposant sur le recours au pouvoir politique et à la création d’espaces unilingues francophones). Le discours mondialisant mise sur l’économie, le bilinguisme, la diversification sociale, linguistique et culturelle de la population, la négociation des identités multiples, l’extension et la multiplication des réseaux sociaux, la commercialisation des biens linguistiques et culturels et sur la participation à une francophonie universelle ou internationale (Heller et Labrie 230-234).

À sa façon, Garigue a abordé chacun des éléments sur lesquels mise le discours modernisant. Commençons par l’économie et la commercialisation des biens linguistiques et culturels. Pour Labrie et Heller, la langue et l’identité sont devenues à la fois des biens d’échange dans un marché mondialisé et des clés pour accéder à ce même marché. Elles sont des « ressource[s] de positionnement social » (Labrie et Heller 411). Garigue traite peu des enjeux économiques. Furtivement, il affirme que sans individus pouvant évoluer dans les systèmes linguistiques anglophones et francophones, l’Ontario ne pourra maintenir son niveau d’échanges commerciaux internationaux (Garigue, Bilingual 945) et qu’il faut « choisir les moyens permettant de faire comprendre à tous que la connaissance et l’usage du français sont des avantages dans la création d’un Ontario dynamique » (Garigue, Reconnaissance). Il le fait aussi indirectement en traitant de la position des francophones dans la ville de Toronto, qui sont bien intégrés dans l’économie mondiale. Pour lui, les francophones doivent se positionner de manière à devenir incontournables dans le développement de Toronto, puisqu’ils sont porteurs d’une langue internationale aux valeurs universelles. Il est possible de le faire en mettant de l’avant « l’existence d’un Toronto français » (Garigue, Enracinement) et en promouvant le fait que l’usage de cette langue « remonte à la formation de la ville » (Garigue, Enracinement). Selon Garigue, il existe un « désir de l’amélioration collective [qui] se prolonge dans le dynamisme du développement de Toronto » (Garigue, Toronto). Il ajoute d’ailleurs que « [p]eu nombreux, [les francophones] ne sont pas perçus comme des concurrents, mais plutôt comme une addition importante aux dynamismes de la Ville-Reine » (idem.). Bref, ce qu’il souhaite, c’est que les francophones de Toronto privilégient « un type d’action qui découle d’une volonté d’adaptation pour une participation à part entière à la société torontoise » (Garigue, Francophonie 189).

Ensuite, quand le discours mondialisant mise sur le bilinguisme, c’est pour succéder aux pratiques unilingues normalisées telles qu’elles sont vécues dans les institutions unilingues obtenues sous le discours modernisant (comprendre ici, les écoles francophones unilingues gérées par et pour les francophones). Nous reviendrons plus loin sur l’idée de la norme dans les pratiques linguistiques. Pour l’heure, arrêtons-nous sur ce que dit Garigue à propos du bilinguisme. Selon lui, être bilingue, c’est participer à l’avènement d’un monde pluraliste dans lequel être unilingue est nécessairement un handicap pour l’individu qui veut s’épanouir – c’est pourquoi il privilégie l’aménagement d’universités bilingues qui pourront offrir cette formation (Garigue, Bilingual). Il précise que l’enseignement bilingue doit respecter les besoins des francophones, notamment de Toronto, afin d’assurer leur promotion individuelle et collective, et qu’il « n’est pas une concession à l’assimilation, mais la reconnaissance des conditions spéciales de la communauté francophone de Toronto, et la situation de notre ville comme métropole commerciale et industrielle » (Garigue, Université). Il va même jusqu’à dire que Toronto pourrait devenir « le centre du bilinguisme canadien » (Garigue, Mutation) en raison de sa position dans les échanges nationaux et internationaux.

Toutefois, il n’adhère pas à l’opposition qui se retrouve dans le discours mondialisant entre la séparation territoriale des langues et l’interpénétration des langues, le discours mondialisant privilégiant le second. Pour Garigue, il vaut mieux tenir compte de la hiérarchisation des types d’usage personnel du français, en acceptant que selon les régions, le français peut être soit une langue d’identité, soit une langue de communication, soit une langue d’information (Garigue, Francophonie 180-181). Quand l’usage des langues est ainsi compris, il n’y a plus de langue de la majorité ou de la minorité, « [ê]tre bilingue, est de se proclamer potentiellement membre des deux groupes linguistiques, et assumer en soi-même la coexistence des deux langues et des deux cultures » (Garigue, Présenter 2).

L’enjeu de la diversification sociale, linguistique et culturelle et de la négociation des identités multiples dans le discours mondialisant se joue principalement au sein de l’école. Selon Heller, « l’idée que les écoles sont là pour accueillir une clientèle naturellement homogène n’est plus possible à maintenir dans le discours d’aujourd’hui » (Dorais). Elle estime que « l’école traverse une crise identitaire, née de la contradiction entre une mission historique de l’école basée sur une vision homogénéisante de la francophonie, les aspirations globalisantes de la nouvelle classe moyenne qui est à l’origine de la création de l’école et la réalité d’une clientèle estudiantine de plus en plus diversifiée » (Heller, Quel(s) français 130). Essentiellement, les écoles ont été créées en tant qu’espaces unilingues francophones assurant la reproduction de la communauté, ce qui correspond au discours modernisant. Toutefois, les pressions mondialisatrices font en sorte que ceux qui ont milité pour ces espaces souhaitent aussi que les élèves aient les compétences nécessaires pour participer à cet espace où plusieurs langues, mais principalement l’anglais, sont utilisées. S’ajoute à cette pression le fait que :

certaines écoles connaissent actuellement un changement assez marqué en ce qui concerne les origines ethniques de la population estudiantine [ce qui] a pour effet de remettre en question le contenu de la langue et de la culture françaises à valoriser à l’école, voire les critères d’exclusion et d’inclusion au groupe francophone, et donc la nature même de l’identité francophone.

Heller, Sociolinguistique 162

Ces deux éléments font naître des contradictions dans le discours modernisant, qu’un discours mondialisant, fondé sur une « nouvelle francité pluraliste et en mouvance » (Labrie et Heller 417) ou qui se structure autour des termes « de multiplicité, de mobilité, d’hybridité, de mixité, de fluidité » (Dorais), vient corriger[7].

Garigue est plutôt d’accord avec cette façon de concevoir l’école de la minorité francophone. Il regrette que les programmes scolaires « relèvent d’une conception particulière en laquelle la vision d’un passé à défendre a donné lieu à une orientation plutôt statique de l’éducation » (Garigue, Vision) et ajoute que la communauté doit prendre conscience qu’il « est vain de vouloir recréer le passé, et qu’il est ironique de vouloir bâtir l’avenir selon les seules idées de [ses] ancêtres » (idem.). Selon lui, la communauté se doit :

de décider si l’éducation n’est qu’une préservation d’un héritage culturel traditionnel, ou si elle doit être d’abord la préparation des élèves à l’avenir selon les besoins mêmes de leur vie. Toute autre option, parce qu’elle ne permettrait pas de réaliser l’amélioration de la condition individuelle et collective, enfermerait les Franco-Ontariens dans l’infériorité permanente.

idem.

Mais il y a un élément lié à l’éducation sur lequel le discours mondialisant et celui de Garigue ne convergent pas : celui de la norme linguistique à privilégier et de la qualité de la langue. Pour Heller, une norme n’est pas neutre : « [p]rivilégier une norme, c’est prendre position sur les intérêts à privilégier, c’est prendre position sur le genre de personne pour qui on facilite l’accès au savoir, ainsi qu’aux institutions sociales du groupe, et donc à l’appartenance au groupe » (Heller, Norme 162). De plus, la norme « agit comme un ensemble de règles du jeu, pour permettre à ceux qui la définissent de contrôler la production et la distribution des ressources. Cela veut dire en même temps qu’elle agit de mécanisme [sic.] d’inclusion et d’exclusion, c’est-à-dire de sélection sociale » (idem.). L’idéologie linguistique devrait ainsi privilégier la variabilité langagière plutôt que d’insister sur des pratiques unilingues du français et sur la qualité de la langue (idem., 164). Or, pour Garigue, « l’avenir d’un pays ne vaut que ce que vaut sa capacité de s’exprimer; et pour le moment, la situation des Franco-Ontariens n’offre rien qui puisse nous rendre optimiste [sic.] » (Garigue, Pauvreté). Si « l’excellence de la langue est l’instrument premier qui permet de comprendre ce qu’il faut faire » (idem.), il devient nécessaire de placer la connaissance de la langue au centre de la lutte et de « faire prendre conscience à tous les Franco-Ontariens qu’ils sont les premiers responsables de l’excellence de leur langue comme premier outil de leur libération personnelle et collective » (idem.). En somme, la qualité de la langue doit devenir une priorité pour la communauté si celle-ci veut réussir à s’intégrer à un espace mondialisé.

Justement, le dernier élément du discours mondialisant renvoie à la participation à une francophonie universelle et internationale, c’est-à-dire à une ouverture sur le monde francophone et à ses variations, plutôt qu’à la définition d’une norme locale répondant aux intérêts d’une élite particulière. Garigue rejoint cette idée, mais en se nourrissant d’une épistémologie bien différente. Il estime qu’il existe « une tradition culturelle de la langue française [qui] a trait aux caractères d’universalité du français » (Garigue, Français) et qui permet « d’exceller dans la recherche de ce qu’il y a de mieux dans la pensée humaine » (idem.). Pour lui, le français véhicule une vérité universelle, et cet « esprit de vérité, à la taille de la condition humaine, on la retrouve dans cette recherche ici à Toronto, d’une identité culturelle francophone qui intègre à la fois la liberté de chacun, et la recherche pour tous de l’intérêt commun » (Garigue, Être Franco-Ontarien).

C’est en posant qu’il existe des valeurs et des vérités universelles, véhiculées par la langue française, que Garigue privilégie la participation à des grands ensembles comme la Francophonie – pour laquelle il entrevoit une stratégie fondée sur la création d’un système mondial francophone qui respecte les besoins spécifiques aux populations et aux cultures locales (Garigue, Allocution) – plutôt que de limiter l’appartenance à une nation aux dimensions restreintes[8]. De sont côté, Heller admet avoir de la difficulté avec le terme de nation. Dans le contexte de l’Ontario français, elle parle plutôt « d’une collectivité qui existe parce qu’il y a des gens qui choisissent de participer à des espaces pour des raisons diverses et que l’on a intérêt à maintenir une certaine fluidité sur ces frontières » (Dorais). Garigue admet aussi avoir de la difficulté à accepter le nationalisme et les appellations collectives ayant un contenu mythique ou métaphorique (Garigue, Mythes). Il dit d’ailleurs qu’« il ne peut s’agir ici de parler d’une nation ontarienne francophone ayant son État et son territoire » (Garigue, Vivre en français 8). Il préfère l’idée selon laquelle les francophones peuvent « choisir délibérément ce qu’est leur identité collective, en fonction de leur besoin d’un épanouissement de plus en plus relié à ce que sont les réalités de leurs conditions de vie » (Garigue, Mythes 96). Il utilise précisément le mot francophone pour éviter « la référence locale ou spécifiquement communautaire traditionnelle, tout en indiquant une ouverture à la diversité de plus en plus grande des manières d’être francophones » (idem., 98). Mais il ajoute tout de même une mise en garde à trop chercher l’universalisme :

La tâche devant les Franco-Ontariens est de définir la notion d’identité franco-ontarienne afin d’éviter à la fois l’étroitesse de l’unique référence au passé, et l’internationalisme abstrait sans référence aux conditions de vie particulières en Ontario. Car il y a un danger évident, celui de faire de l’historique des luttes pour la reconnaissance du français ou des institutions communautaires françaises en Ontario, le but final de la vie individuelle et collective, et dire qu’en dehors de ces valeurs il n’existe que des étrangers. L’autre danger est de faire disparaître l’identité particulière franco-ontarienne en un universalisme sans frontières.

Garigue, S’ouvrir

Son objectif est donc de trouver un équilibre entre l’identification à une communauté au sein de laquelle un individu peut travailler à l’amélioration des conditions de vie de chacun, et des références trop étroites au point où des inégalités et des conditions d’exclusion sont créées à l’intérieur même de la communauté. Autrement dit, il s’agit de trouver une appellation entre l’universalisme sans frontières et le nationalisme trop étroit.

Il est un autre désaccord qui mérite d’être souligné entre les deux perpspectives. Garigue maintient le besoin d’un projet ou d’une expérience communautaire rassembleur, ce qu’il a appelé ailleurs une option politique (Garigue, Option). Ce projet doit être fondé sur ce qu’il y a de spécifique à l’Ontario et sur la langue (qui se doit d’être normalisée et excellente). Il souligne l’importance de faire une place à la reconnaissance du pluralisme au niveau de la société francophone de l’Ontario, mais pas au niveau de la norme linguistique. Donc, chez Garigue, une identité et un projet politique bien définis et bien ancrés dans l’historicité de la communauté demeurent essentiels. La sensibilité postnationale, quant à elle, privilégie la fragmentation et l’hybridité dans un espace mondialisé. Pour sa part, Heller (Paths) pense que les tenants du discours actuel sur la francité canadienne (le discours modernisant) craignent de perdre des acquis si la communauté s’engage dans une redéfinition de ce discours inspirée par la fluidité et l’hétérogénéité. Elle estime que ces tenants n’admettent pas que le discours modernisant ait été produit dans des conditions historiques particulières et qu’il serve des intérêts précis, préférant le concevoir comme un projet politique mobilisateur et porteur qu’ils se doivent de promouvoir. Pour Heller, il faudrait remplacer le discours modernisant et son projet politique par autre chose qui reste à être défini (voire qui pourrait demeurer indéfini), mais qui aurait l’avantage d’être plus inclusif de par son caractère fluide.

En somme, il est possible d’extraire quatre thématiques des travaux de Philippe Garigue sur l’Ontario français : la vie communautaire, l’éducation, la politique et l’identité. Déjà, ces thématiques constituent des contributions originales, pour l’époque, à l’étude de l’Ontario français. Au-delà de ces thématiques, il semble que Garigue ait adopté une approche postnationale pour l’étude de l’Ontario français et qu’il ait anticipé les débats autour du discours mondialisant au sein de cette communauté. À part quelques désaccords, il semble y avoir beaucoup d’affinités entre les travaux de Philippe Garigue menés au milieu des années 1980 et ceux de Monica Heller et de ses collègues menés depuis le milieu des années 1990. Si l’on ne cite guère Garigue dans les travaux postnationalistes, il y aurait pourtant lieu de retourner à ses travaux et de démontrer la continuité entre ceux sur le Canada français, sur le Québec, sur l’Ontario français et sur la métastratégie. Il y aurait sûrement là des éléments nouveaux à intégrer au discours mondialisant, qui a probablement des origines plus anciennes qu’on ne l’admet généralement.

Dans son dernier recueil de poésie, Philippe Garigue réfléchit au français qu’il utilise lui-même au sein d’une Société-Monde aux frontières mouvantes ou indéfinies :

Le français que j’utilise est par conséquence [sic] celui qu’on définit aujourd’hui comme langue de communication mondiale pratiquée par un nombre grandissant d’usagers à travers le monde. C’est donc une langue qui minimise l’impact des cadres sociaux ou nationaux propres à certains groupes de francophones. Cet usage du français mondial n’est toutefois pas exempt des aspirations des individus et groupes : il en véhicule au contraire la diversité tout en incorporant un nouvel ensemble de valeurs universelles.

Garigue, Lieux 8

Il affirme, en mettant sur papier ses dernières idées au terme d’une carrière qui s’est échelonnée sur plus de cinquante ans, qu’au sein des grands ensembles de cet espace mondialisé ayant le français et ses valeurs en commun, « [c]hoisir le pluralisme, c’est affirmer le caractère unique de chacun au sein de la totalité et reconnaître la nécessité du dialogue entre tous ceux de l’espèce » (idem., 108). N’est-ce pas là le message principal au coeur du discours mondialisant?