Article body

À l’heure de la globalisation et de ses dérivés culturels et politiques, que peut nous apprendre l’histoire quant à la problématique disparition de langues à travers le monde et des cultures qui leur sont associées, disparition résultant en partie des politiques mises en place aussi bien au Canada qu’à travers le monde? En quoi les discours autour du transculturalisme, notamment ceux initiés par la revue canadienne ViceVersa entre 1983 et 1996, peuvent-ils nourrir ces réflexions? À son époque, la revue ViceVersa attira fortement l’attention par le repositionnement qu’elle promouvait au coeur du débat sur le multiculturalisme/biculturalisme. Voulant transcender ces paradigmes, qu’elle considérait comme restreignants, elle militait pour une position transculturelle. Cette revue se référait clairement au mouvement anti-globalisation, laissant entendre qu’un autre monde était possible, et cela avant même que ces idées passent dans la doxa et que les échecs des politiques sociales en lien avec la globalisation soient discutés et remis en cause.

La revue culturelle ViceVersa servit de pivot à un mouvement intellectuel fondé sur la transculturalité, comme alternative au multiculturalisme canadien et au nationalisme québécois dans le contexte politique des années 1980. Cette revue est le fruit du désir d’éditeurs italien-canadiens de mettre en place un médium permettant une meilleure communication transculturelle entre les différentes communautés à Montréal, au Québec et au-delà. Des théories transculturelles, qui sont nées de rencontres, de conversations intellectuelles et de débats, ont été publiées dans les pages de ViceVersa par une équipe de collaborateurs communautaires, artistes, écrivains, universitaires et activistes. La revue était imprégnée de l’expérience transculturelle vécue par tous les participants, forts de perspectives, langues et cultures diverses. Il convient de souligner à cet égard que les quatre éditeurs principaux eux-mêmes adoptaient des perspectives différentes et qu’ils n’ont jamais réussi à établir de consensus qui leur permette de définir de manière univoque la transculturalité et de délimiter clairement ses possibles applications. Néanmoins, c’est un débat intellectuellement riche qu’ils ont maintenu durant la majeure partie des deux décennies, un débat qui a été nuancé par la collaboration des autres contributeurs de ViceVersa. Bien que l’intention des fondateurs ait été que la revue puisse avoir un impact sur le plan politique, un certain nombre de collaborateurs, réunis en novembre 2005 pour un séminaire, admettent que cet objectif n’a jamais vraiment été atteint. C’est ce que souligne notamment Lamberto Tassinari : « l’aspect plus spécifiquement politique de la démarche transculturelle, [est] cet aspect que justement “Vice Versa” n’a jamais réussi, en aucune mesure, à traduire en réalité sociale. (« Sens de la transculture » 23)

En ce qui concerne l’histoire de ViceVersa, notons brièvement que la première édition a été publiée durant l’été 1983 et qu’il y a eu environ trois ou quatre publications par année jusqu’à la dernière publication en 1996 (no 53). ViceVersa était clairement influencée par les politiques québécoises et canadiennes dans les années 1980, dans la mesure où la revue a vu le jour après le premier référendum (20 mai 1980). Elle a cessé d’être publiée peu de temps après le second (30 octobre 1995).

Même si, d’après Tassinari, Montréal « possédait bien un potentiel transculturel » (« Sens de la transculture » 25), le Québec, dans son ensemble, était globalement imprégné d’une idéologie nationaliste, qui contrastait avec les discours sur le multiculturalisme portés par Ottawa. ViceVersa se proposait d’offrir un contrepoint à l’idéologie politique dominante, « soit avec la doctrine du Parti libéral au pouvoir à Ottawa qui proposait et promouvait depuis déjà plus d’une décennie le modèle multiculturel, c’est-à-dire une société officiellement bilingue et composée de multiples groupes ethniques et culturels (la mosaïque canadienne), régie par un pouvoir, un gouvernement appartenant exclusivement aux deux peuples fondateurs, les Anglo-Canadiens et les Franco-Canadiens » (22-23).

En contexte québécois, la revue se heurtait, d’après les contributeurs, aux « mentalités de “défense et illustration” de la langue française, [à] l’héritage de méfiance d’une nation catholique et francophone entourée d’un océan anglophone et protestant » (25). Pour les écrivains et intellectuels impliqués dans le projet de ViceVersa, la transculture offrait des possibilités pour contrevenir aux résurgences du nationalisme non seulement au Québec, mais à travers un monde de plus en plus néolibéral.

Si la revue fut le fruit d’une communauté d’intellectuels italien-canadiens installés à Montréal, elle a de fait, durant les treize années où elle a été publiée, élargi ses perspectives pour toucher un lectorat plus large. L’équipe de rédaction se composait de Fulvio Caccia, Bruno Ramirez, Lamberto Tassinari, Antonio D’Alfonso,[3] le graphiste Gianni Caccia ainsi que de nombreux collaborateurs intellectuels et d’artistes[4]. À travers le temps, la liste des principaux contributeurs à l’équipe éditoriale s’est enrichie, permettant de dépasser l’idée de triangulation initiale entre les communautés de Toronto, New York, Montréal, pour toucher aussi l’Europe, le Mexique, soit différents milieux socioculturels, ethnoculturels et linguistiques. Cette réalité renforça le caractère transculturel de chaque publication, ce qui était clairement spécifié aux lecteurs.

Dès le début, la transculturalité fut un mandat clair chez ViceVersa, voire la raison d’être de la revue. Le titre complet « ViceVersa : magazine transculturel » en témoigne, ainsi que les sujets artistiques, littéraires, filmographiques, musicaux, politiques et autres qui étaient traités en langues italienne, française, anglaise et parfois même espagnole. Dans le premier numéro, l’éditorial est offert en trois langues : d’abord en italien, puis en français et enfin en anglais. Les auteurs décrivent le mandat du magazine : une occurrence du terme « interculturel » apparaît, dans une acception spécifique et philosophique leur étant propre.[5] Quelques phrases clés identifient clairement la nature transculturelle du projet de ViceVersa :

Avec ViceVersa, nous continuons donc notre intervention sur le terrain que représente le point de jonction de divers univers culturels. Nous voulons enquêter, nous voulons retracer, nous voulons critiquer, nous voulons rire, nous voulons imaginer; tout ceci à travers un modèle souple, qui peut porter tant la marque de l’intellectuel inspiré, de l’émigrant fraîchement débarqué ou du Québécois de vieille souche. Un modèle souple et mobile dont les frontières sont vastes comme celles de l’émigration. […] Mais nous [les rédacteurs] demeurons convaincus qu’une telle intervention servira, sinon à définir un espace, du moins à l’identifier comme l’une des intersections vitales de notre société et de bien d’autres.

ViceVersa 3

On lit plus loin dans le texte que « Vos suggestions et vos critiques nous aideront justement à mieux identifier cet espace interculturel et à vérifier dans quelle mesure le besoin de la revue reflète un besoin plus collectif » (3). Ces citations démontrent clairement que le transculturalisme, bien qu’étant une théorie complexe, n’est nullement dissocié de la praxis, de la vie quotidienne et que pratique et théorie sont unies comme le sont le corps et l’esprit. Les auteurs de ViceVersa ont toujours eu soin de transposer la théorie à la pratique pour que celle-ci puisse être incarnée au quotidien par la communauté des lecteurs.

La revue tentait de créer sa propre identité et son espace particulier, que l’un des rédacteurs, Fulvio Caccia, nommait de manière rhétorique « une république ». L’idée de la république ne supposait aucun rattachement à une institution ou un territoire spécifique, ce qui fut à la fois la force et l’un des points d’achoppement de ViceVersa. Caccia évoque, au cours d’une conférence de 2005, le fait que ViceVersa :

n’a pas d’ambassade, ni d’institutions, ni d’universités, bref de territoire pour exercer son magistère et permettre ainsi de mesurer ses victoires et ses échecs. Son territoire à elle est celui de la parole mais une parole déterritorialisée qui ne revendique aucune appartenance tout en les revendiquant toutes. […] C’est la république des lettres.

Caccia, La transculture et ViceVersa 32

Lorsqu’il parle ainsi, Caccia ne fait pas référence à une république telle que celle en vigueur aux États-Unis, mais plutôt à celle qui reconnaît le rôle du métissage dans les réalités historiques du pays[6]. Il affirme en 2005 que le Canada fonctionne plutôt comme un milieu qui soutient une culture de métissage : « La quête d’une canadianité devenue multiculturelle (par accentuation de sa tendance libérale) ou québécoise (par la radicalisation de sa composante nationaliste) exprime un même échec devant le défi de la véritable souveraineté dont est porteur le métissage » (36-37). Caccia propose comme solution « la création d’une authentique république qui aurait consacré la rupture avec le passé colonial par l’affirmation d’une citoyenneté hybride dont participait déjà cette culture nord-américaine » (37). Il soumet l’idée d’« “une république métisse” comme marque de l’affirmation de l’âge adulte de la communauté, et non seulement québécoise ou canadienne, mais humaine » (Mossetto, « Préface » 15). Il s’agissait dans les grandes lignes de sa vision quand, en 1983, il a commencé à collaborer à ViceVersa avec les trois autres rédacteurs en chef, Bruno Ramirez, Lamberto Tassinari et Antonio D’Alfonso, ainsi que le responsable du graphisme Gianni Caccia. Soulignons à cet égard que c’était aussi à travers les efforts graphiques que le concept du transculturalisme était communiqué aux lecteurs, à une époque où l’image revêtait une importance forte. De plus, nous devons reconnaître qu’aux débuts de ViceVersa en 1983, le multiculturalisme et le biculturalisme au Canada s’entendaient en différentes acceptions. En effet, pour le grand public, le multiculturalisme pouvait avant tout renvoyer à un certain folklorisme (danse, plats traditionnels, événements culturels). Pour d’autres, qui intervenaient auprès des communautés, le multiculturalisme était envisagé dans la droite ligne du mantra de l’ère Trudeau : il était alors considéré comme un fait accompli. D’autres encore, plutôt engagés dans une perspective de processus, avaient théorisé et pratiquaient des façons de surmonter les fausses promesses du multiculturalisme/biculturalisme.

[L]e multiculturalisme était avant tout une politique étatique qui, tout en valorisant la diversité culturelle, et en dépit de la métaphore employée (la mosaïque), officialisait les frontières culturelles à des fins essentiellement électoralistes. Que ce soit dans sa variante fédérale ou provinciale, cette politique étatique s’adressait avant tout à un univers associatif (les « groupes ethniques », ou « les communautés culturelles ») et à ses « représentants ». Son « radar politique » n’était pas en mesure de capter les pratiques créatives – le plus souvent exercées à l’échelle individuelle. Et même s’il parvenait à les capter, elle n’était pas vraiment intéressée à se rapporter à elles – sauf peut-être dans une posture de célébration ethnique post-factum.

Ramirez 160

La transculture, d’après Ramirez, peut être définie comme « une réalité quotidienne marquée par la traversée constante de frontières » (Ramirez 160). Le transculturalisme pourrait être considéré comme la théorie permettant d’aller au-delà des termes et concepts enracinés dans l’histoire coloniale. Fernando Ortiz, dans l’ouvrage Contrapunteo cubano del tanaco y el azúcar, publié en 1940, suggère que le terme « transculturation » exprime mieux les différentes étapes du processus de transition d’une culture à l’autre. Voici le passage clé où le concept est introduit et justifié :

Entendemos que el vocablo transculturación expresa mejor las diferentes fases del proceso transitivo de una cultura a otra, porque éste no consiste solamente en adquirir una distinta cultura, que es lo que en rigor indica la voz anglo-americana aculturation, sino que el proceso implica también necesariamente la pérdida o desarraigo de una cultura precedente, lo que pudiera decirse una parcial desculturación, y, además, significa la consiguiente creación de nuevos fenómenos cculturales que pudieran denominarse de neoculturación. Al fin, como bien sostiene la escuela de Malinowski, en todo abrazo de culturas sucede lo que en la copula genética de los individuos : la criatura siempre tiene algo de ambos progenitores, pero también siempre es distinta de cada uno de los dos.

Ortiz 96-97

Au Canada, les deux termes les plus importants, peut-être, dans les discours critiques contemporains, sont l’interculturalisme et le multiculturalisme, tous deux en lien avec notre histoire coloniale. Ortiz s’opposait de fait à une certaine approche de l’interculturalisme, celle que définit implicitement Moser en évoquant les pratiques des anthropologues du lointain :

[Il s’agit de] produire un savoir sur l’altérité culturelle prémoderne des peuples non européens déjà colonisés ou en voie de l’être. Le schéma épistémique de la discipline était le suivant : un chercheur, dans le rôle de producteur et sujet de ce savoir, se déplace vers l’emplacement distant de l’autre culture, qui devient alors son « terrain », où se trouve le sujet primitif ou sauvage qu’il réduit en objet d’une connaissance anthropologique qu’il rapportera ensuite à la métropole de l’empire colonial pour le rendre public.

Moser 35-36

Moser souligne qu’Ortiz, en tant qu’anthropologue, voulait se démarquer de ce positionnement. Il était pour lui essentiel que l’anthropologue veille à se positionner comme médiateur entre les deux cultures, pour qu’elles s’enrichissent l’une l’autre et qu’une portée transculturelle soit atteinte, plutôt que de ne faire qu’informer l’empire, au risque de nuire aux cultures des pays colonisés. Contrairement aux approches anthropologiques acceptées à l’époque, Ortiz espérait que l’information rapportée à l’empire le soit « en faveur de la périphérie », la colonie (36). Ce qu’Ortiz envisageait était une transcendance des processus typiques du pouvoir impérial. Bien que sa formation initiale fût en anthropologie, Ortiz était d’abord Cubain et également un sujet déplacé; il a ainsi pu résister à l’approche typique du colonisateur, qu’il endosse le rôle d’anthropologue, de leader religieux ou tout autre figure d’autorité. Ortiz dénonçait cette logique dominante consistant à rapporter de l’information de nature culturelle à l’empire, information qui était récupérée comme moyen de pénétrer la culture étrangère afin d’assoir son pouvoir de domination sur les ressources écologiques et les êtres humains, alors que le travail des anthropologues aurait pu servir à établir une meilleure communication transculturelle. La transculturalité fut donc envisagée par Ortiz comme une option qui transcenderait le processus d’instrumentalisation.

Au Canada, le multiculturalisme est à la fois une valeur culturelle et une politique officielle mise en place par le gouvernement, ce qui peut parfois produire des confusions, comme l’explique Phil Ryan dans son livre Multicultiphobia (2010). La politique multiculturelle mise en place en 1971 a été perçue par certains comme une réponse libérale et avant-gardiste de la part du gouvernement Trudeau. Elle faisait également écho aux discours sur l’identité qui gagnait en popularité à l’époque, aussi bien auprès des masses que des intellectuels. Le Canada a été le premier pays à adopter cette politique. Toutefois, à cette même époque, le multiculturalisme a aussi été interprété par d’autres comme une réaction visant à répondre rapidement aux intérêts des groupes ethnoculturels canadiens se sentant marginalisés par un discours bilingue (et biculturel) rendu évident par la Loi sur les langues officielles de 1969. Des intellectuels, dont les collaborateurs de ViceVersa, discutèrent largement par la suite des perspectives théoriques ouvertes par cette politique; ses bénéfices, mais aussi ses limites, notamment le fait que la diversité canadienne puisse être appréhendée à travers un prisme qui met en évidence la (les) culture(s) dominante(s) et que les pratiques multiculturelles puissent en venir à homogénéiser les groupes et intérêts qu’elles entendent pourtant valoriser.

Par ailleurs, le multiculturalisme tel que décrit par Bruno Ramirez relève de l’engagement politique. Les empires sont nécessairement multiculturels : on y trouve le colonisateur, les colonisés, et toutes sortes de dynamiques liées au processus de colonisation. Pour lui, « ce n’est pas par hasard si le Canada a été l’un des premiers pays à développer une politique multiculturelle » (Caccia, Entrevue). Le multiculturalisme est aussi lié au neolibéralisme et à la globalisation comme processus économique. “Official Multiculturalism in Canada is structured on and around the tension of constructed differences. […] So that [state] Multiculturalism ensures the maintenance of composite status quo power structures, embracing ethno-cultural groups into displays of active participation in the Canadian Dream” (Anselmi et Wilson 49). Lamberto Tassinari, un des rédacteurs en chef de ViceVersa, a discuté des liens polémiques entre le multiculturalisme et l’économie néolibérale déchaînée des années 1980 – correspondant aux premières années de ViceVersa –, quand les rédacteurs devaient être prudents avec la manière dont ils exprimaient leurs commentaires et leurs critiques culturelles. À ce sujet, Tassinari a affirmé ce qui suit lors d’une conférence en 2005 :

Le capitalisme transnational a réussi à opérer une métamorphose analogue dans les mentalités et les comportements des consommateurs planétaires qui ont assisté, insensibles ou étourdiment excités, c’est selon, à l’effacement des distinctions nationales. Malgré les sanglantes résurgences du nationalisme ethnique de ces quinze dernières années, le capitalisme globalisé a réussi, encore une fois, là où la volonté politique, la conscientisation ont fait échec. Aujourd’hui, je crois pouvoir affirmer qu’en développant le concept et la pratique de transculture, nous nous posions, plus ou moins consciemment, en avant-garde du mouvement migratoire au Canada, nous nous voyions, sans jamais l’affirmer, comme sa conscience révolutionnaire! À cette époque qui entamait déjà le déclin mélancolique et précipité des grandes idéologies sociales et la fin des rêves de renaissance de l’humanité, en ce début des très néolibérales années 1980, le message éthique et politique de ViceVersa ne pouvait toutefois qu’être très discret.

Tassinari, « Sens de la transculture » 21

La transculture est ainsi un mouvement vertical et horizontal. Fulvio Caccia le décrit comme « un mouvement hégélien entre l’horizontalité de l’exil et la verticalité de la mobilité émigrante… conforme à la réalité » contemporaine (Caccia, La Transculture 194). Il le décrit comme un projet « au-delà et à travers » (Entrevue).

Le multiculturalisme et le transculturalisme sont presque antithétiques. Le premier permet la formation d’une mosaïque et, alors que le Canada a propagé cette notion comme étant positive, celle-ci peut entraîner la ségrégation, la ghettoïsation et l’aliénation. Le second, par contre, exige une certaine complicité entre communautés. Il requiert une interaction, un échange, une ouverture individuelle qui, de manière idéale voire utopique, transforme l’individu en citoyen cosmopolite, défenseur d’une société où les échanges se produisent de manière dynamique, flexible et ouverte entre les individus de sociétés pluralistes, comme c’est le cas au Canada ou encore entre les nations, dans une perspective globale. Le transculturalisme ne recherche pas la fin des nations, mais les rédacteurs en chef de ViceVersa soutiennent que le modèle de l’État-Nation est dépassé et proposent que nous le réinventions. Dans une société composée d’individus transculturels, chaque personne aurait la possibilité de réfléchir sur le sens de son individualité, de construire sa propre identité ainsi que d’intégrer les aspects d’autres cultures qui l’attirent. Idéalement, le résultat serait une société diverse – une société qui aspire à dépasser la simple « tolérance », un terme souvent associé au multiculturalisme. De fait, tolérer ne signifie qu’« endurer » ou « supporter » une personne. Cette attitude ne correspond pas au désir d’être transformé par l’Autre, d’incorporer le meilleur de ce que l’Autre peut offrir dans une tentative d’agrandir son horizon vers une citoyenneté cosmopolite.

Comme le souligne Anna Paola Mossetto dans la préface des Actes du séminaire international du CISQ à Rome qui se déroula le 25 novembre 2005 : « Il est évident que l’ouverture et la qualité des collaborations ont fait de “ViceVersa” un forum incomparable au Canada et ailleurs […] dont les tirages allaient des 400 copies du début aux 8000 exemplaires de certains numéros », et que « l’expérience de “ViceVersa” peut nous offrir des sujets de réflexion révélatrice pour la lecture de phénomènes culturels qui ont jalonné l’histoire des civilisations occidentales » (Mossetto, « Préface » 13). De plus, « ViceVersa, comme espace ouvert aux débats nous livre de multiples pistes et potentialités » (Agamben) à explorer pour penser la pluralité et le transculturalisme et les transposer à notre monde contemporain. Il ne peut en être autrement si le transculturalisme est bien compris, car les caractéristiques propres au transculturalisme sont la pluralité, l’ouverture ainsi que la valorisation des transformations qui se produisent grâce aux contacts et au dialogue entre des individus se positionnant comme ouverts et critiques, dans une société pluraliste. Selon l’un des rédacteurs en chef, Lamberto Tassinari, les éditeurs ne voulaient pas, dans leur sagesse, que leurs théories au sujet du transculturalisme, ou celles des autres contributeurs soient canonisées. Il précise aussi que malgré le plaisir apporté par le débat qui a duré trois décennies, ils ont résisté à la rigidité d’une surthéorisation qui aurait tué le sujet :

Durant les quatorze ans d’existence de « ViceVersa », les rédacteurs du magazine transculturel ont souvent écrit sur la transculture. Ils ont aussi très souvent débattu, lors d’entrevues, tables rondes et colloques, sur ce concept qui était au coeur de leur activité journalistique et intellectuelle. Toutefois, chacun aura donné sa version personnelle, sa propre interprétation de la transculture, car une formulation officielle, définitive, n’a jamais été livrée durant les années d’activité du magazine. Ce manque de précision théorique, cette absence d’une définition magistrale qui fixe le sens de la transculture une fois pour toutes, n’est pas un hasard. Une telle réticence à définir son concept guide de la part d’une expérience intellectuelle comme celle de « ViceVersa » […] est tout à fait cohérente avec la démarche transculturelle même. Stratégique ou tactique, consciente ou semi-consciente, cette attitude n’a toutefois plus raison de perdurer.

Tassinari, « Sens de la transculture » 17

Il ne s’agit pas là seulement du positionnement de ces rédacteurs : celui-ci est partagé par toute une communauté qui s’est penchée sur le sujet et sur la revue. Par exemple, William Anselmi qui contribua à la revue pendant un peu plus de quinze ans, et qui fut le correspondant d’Ottawa pendant un temps, avait une perspective divergente de celle des rédacteurs en chef au sujet du transculturalisme. Avec son collègue Kosta Gouliamos, Anselmi étudia le besoin de réethniciser les anglophones et les francophones au Canada qui promouvaient et voyaient le multiculturalisme comme une célébration de mets épicés et de danse folklorique, au détriment d’autres voies de contribution, soit sociale, économique ou politique. Bien qu’Anselmi et Gouliamos aient été d’accord avec les rédacteurs en chef en ce qui concerne les principes de base du transculturalisme, ils pensaient qu’il était nécessaire que les colonisateurs acceptent également de se considérer comme une ethnie, au même titre que les autres, idée alors peu partagée chez les anglophones et francophones. Ce repositionnement était selon eux incontournable avant qu’une discussion (qui pourrait transformer la société canadienne d’une société multiculturelle à un espace transculturel) politique entre égaux puisse avoir lieu : “Canada is more complex than the multicultural-bicultural state acknowledges and a reassessment of ethnicity needs to take place, in order to aspire to greater political engagement for all citizens, so that all the silent voices be heard” (Anselmi Entrevue).

Nous aurions tout intérêt à nous pencher sur les débats d’idées amorcés par les communautés linguistiques et ethniques affiliées à ViceVersa qui, en leur temps, discutèrent de la notion de transculturalité et de ses applications dans des contextes canadiens, sans pour autant se couper d’une perspective internationale. Ce détour auprès de l’l’histoire ne pourrait que nourrir et enrichir les réflexions actuelles et futures. Les diverses positions adoptées sur la transculture par les contributeurs de ViceVersa sont rédigées dans les différentes publications de ViceVersa et dans deux livres au sujet de ViceVersa et de la transculture, l’un paru en 2006 (où sont publiées les discussions de la conférence en 2005) et l’autre en 2010. Ce dialogue est lui-même une manière d’exercer et de vivre une expérience transculturelle, d’entrer en dialogue avec les autres dans le but d’apprendre et idéalement, d’être transformé.

Actuellement, ViceVersa est de nouveau en ligne. Sur le nouveau site Internet, on peut trouver des volumes archivés ainsi que de nouvelles contributions. On verra si ViceVersa inspirera les lecteurs et les incitera à participer au dialogue dans ce nouveau format virtuel. Il s’agit aussi de voir si une publication virtuelle et le dialogue généré par le bais des nouvelles technologies de l’information et de la communication peuvent produire des interactions transculturelles, encourager la compréhension entre les uns et les autres, et contribuer à créer des communautés transculturelles. La question est la suivante : l’expérience virtuelle peut-elle avoir une influence significative sur la réalité vécue d’une façon significative? Quoi qu’il en soit, la résurrection de ViceVersa en ligne doit permettre aux personnes s’intéressant à la transculture, en s’abonnant, de s’informer et peut-être même de participer aux échanges. On peut considérer que le plus grand accomplissement de ViceVersa fut de parvenir à créer des liens entre réalités sociopolitiques et culturelles d’une part, et les modes d’expression culturelle et artistique d’autre part :

For Vice Versa encounters with “Otherness” and “difference” are possible when experiencing, or coming into contact with other realities and individualities. In particular, these experiences may be acquired next to social interaction, through books, theatre, painting, cinema, etc. as means to dissolve the solidity of a person’s identity and to share the experience of the Other. It portrays in realistic terms – i.e. without official translations, the inter-ethnic cultural exchange taking place in the city [Montreal]. The decision not to translate the languages used is of considerable significance for an additional reason: it represents a breakdown of the translation model, supported by bilingual policies. Vice Versa refuses to “play the game of translation” in order to show social, cultural and linguistic variety but also as a reaction to multicultural and intercultural policies which mediate between languages and groups.

Renzi 112

Il est possible qu’une des raisons pour lesquelles le projet ViceVersa fut un temps suspendu, que l’on peut déceler de manière implicite et explicite, soit que l’engagement des contributeurs n’ait pas été assez politique. De fait, paradoxalement, l’intention, affichée dans l’édition de juillet-sept 95, de se situer au-delà des limites non seulement du langage, mais aussi des états-nations, de construire une triangulation entre Montréal, Toronto et New York, porta probablement un coup fatal aux sources de financement du projet. Tassinari précise, dans l’article d’introduction intitulé « Pourquoi ce Vice Versa Triangulaire? » :

Une nouvelle revue après douze ans! A [sic] vrai dire Vice Versa a toujours transgressé des frontières : culturelles et politiques. Psychologiques aussi en proposant une identité ouverte, hybride. Pas de surprise donc. Le fait est qu’après avoir longtemps pensé globalement, enfin Vice Versa agit localement! C’est comme ça que le magazine s’est choisi un territoire en modifiant aussi son équilibre linguistique (65 % des textes sont en anglais, 30 % en français, 5 % en italien et espagnol). Le magazine s’est installé dans le triangle formé par les trois grandes métropoles de l’Est américain : Montréal, Toronto, New York. […] Et alors, pensez : presque quarante avions, une dizaine de trains, au moins six autobus, chaque jour quittent Montréal pour Toronto et en reviennent. Sans compter les autoroutes de toute sorte! Pour New York et de New York on « triangule » à peu près au même rythme. C’est un triangle extraordinaire, métis, achalandé mais que personne ne semble voir, dont personne ne parle, comme s’il était un petit triangle bien ordinaire. Mais voilà ce triangle nous l’aimons déjà. Parce qu’il nous permet de sortir du cercle national; parce qu’il y a dedans une américanité inédite, plus vraie et excitante que les identités nationales officielles; parce qu’il est plein de vie, d’échanges, de mondes, de langues et d’idées.

4

Le projet de transculturalisme, en allant au bout de sa logique, s’est trouvé confronté aux barrières du multiculturalisme-bilinguisme canadien : les fonds sont en effet distribués pour des activités et productions culturelles produites sur le territoire canadien et publiées exclusivement dans les deux langues nationales.[7]

Dans le chapitre “The Altar of Assimilation” de l’ouvrage In Italics: In Defense of Ethnicity publié en 1996, à l’époque où ViceVersa tentait d’élargir son auditoire, Antonio D’Alfonso mettait en évidence les contradictions qui existent entre les divers systèmes de subvention au niveau provincial, fédéral et non gouvernemental :

One of the many points that our cultural institutions unknowingly raise is how contradictory and narrow a definition they assign to Canadian art…First contradiction. Despite the fact that a writer is able to receive, on one level, a grant fromthe Canada Council to produce a manuscript in the language of his or her choice (other than English, French, or one of the native languages), this same manuscript, once completed and ready to be sent for publication, would never receive, in a different form, a grant from the Canada Council if it is not in French, English, or one of the native languages…a manuscript that gains the status of book automatically loses its identity. A manuscript is Canadian no matter what language it is written in; however, for a book to be Canadian it must be in English, French, or one of the native languages…A Canadian writer, born in Canada or not, may receive a grant to write a novel in Italian but would never see his or her work labeled Canadian even if it were published by a Canadian publisher, born or not in Canada. Only Multiculturalism (as an institution) recognizes such a book as Canadian and is thus ready to subsidize such a project. The Canada Council defines a work as Canadian only if it published in one of the “official” or native languages. It is, therefore, correct to say that in Canada it is neither law nor culture per se that defines a person’s citizenship but his or her de-cultured linguistic being.

Second contradiction. “Artists of divers cultural and racial backgrounds”, who wish to keep the sly machinery of grant-offering institutions turning, must learn quite rapidly how to jump over the fence that separates not only one founding people from another, but also the wall that divides the others from the founding people…When it comes to culture, one is refused the right to be a bicultural, let alone a multicultural, Canadian.

224-5

Les obstacles rencontrés par ces auteurs pour la publication de projets en langues autres que le français et l’anglais nous alertent sur les possibilités de financement de projets multilingues et transculturels. Cette difficulté est aussi rencontrée par les artistes, qui ont critiqué le fait que les fonds attribués pour des projets multiculturels les amènent à se discipliner et à se couler dans un moule “middle class, heterosexual, [and] apolitical” (Onodera). Dans quelle mesure nous revient-il de travailler de concert avec les institutions provinciales, fédérales ou non gouvernementales pour les inciter à réviser leurs mandats et ainsi mieux être en mesure de diffuser de tels projets?

Il convient également d’indiquer que même si les politiques du multiculturalisme et du bilinguisme s’opposent relativement fortement aux théories de transculturalisme, ces politiques peuvent néanmoins apparaître comme des premiers pas vers la compréhension de la culture canadienne comme étant intrinsèquement pluriculturelle. En guise de clarification, insistons sur le fait que transculturalisme et multiculturalisme s’opposent non seulement sur le plan théorique, mais aussi historique (à la fois pour Ortiz et dans le contexte canadien.) Si ViceVersa a pu proposer le transculturalisme comme alternative au multiculturalisme canadien, au nationalisme québécois et au neolibéralisme déchaîné (Tassinari, « The Alternative » 5) dans les années 1980 et 1990, on peut se demander dans quelle mesure cette discussion peut être reprise et actualisée dans les années 2010.

Au cours des quarante dernières années, alors que le multiculturalisme officiel a été introduit par le gouvernement libéral, de significatifs progrès technologiques ont été réalisés. Ces progrès ne peuvent-ils pas désormais faciliter la mise en place et la diffusion de projets multilingues, transculturels et internationaux? Par ailleurs, une nation (parmi d’autres) encline à prôner une approche humaniste et le modèle transculturel, tant sur les plans politique que culturel, ne se doit-elle pas d’assumer ce positionnement sur le plan économique? L’affirmation du transculturalisme comme manière d’appréhender la pluralité, et nécessairement les recherches qui s’inscrivent dans ce paradigme, offrent une alternative aux discours totalitaires économiques qui modèlent notre réalité contemporaine.