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Introduction

La mobilité québécoise vers les États-Unis revêt aujourd’hui des formes inédites. Souvent individuelle et plutôt liée à la quête de liberté qu’à celle d’un plus grand bien-être économique, elle est couramment vécue comme une façon pour une certaine élite de s’ouvrir au monde. Sa géographie, structurée par les grandes métropoles, les campus, centres de recherche et autres lieux prisés par l’économie du savoir est fort différente de celle qui a caractérisé, au siècle dernier par exemple, l’exode vers les filatures de la Nouvelle- Angleterre ou les terres à blé du Mid-West (Louder et Waddell, 1983, 2008). La qualité de vie a remplacé la présence canadienne-française comme facteur d’attraction et le Sud, à des milliers de kilomètres de la frontière canadienne, est devenu le milieu de prédilection. Ces Québécois, dont plusieurs retraités, sont partout de la Floride au Texas, en Arizona et en Californie. Leur américanité aidant, ils sont bien intégrés et le paysage ne porte pas de signe de leur présence. Sauf à Floribec, qui fait nettement exception à cet égard.

La région de Hollywood Fort Lauderdale, dans le comté de Broward au nord de Miami (Floride), mieux connue sous le nom de « Petit Québec » ou de « Floribec » a en effet ceci de particulier qu’elle regroupe un nombre important de migrants d’origine canadienne-française (Carte 1).

Carte 1

La population d’origine canadienne-française en Floride, 2000

La population d’origine canadienne-française en Floride, 2000
Source : US Census, 2000

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Ils recherchent ici le soleil et la baignade, les loisirs et la sociabilité. Ils sont d’abord venus dans la région comme touristes, puis s’y sont installés de façon plus ou moins permanente, bientôt rejoints par parents et amis. Ils ont mis en place depuis les années 1980 toute une infrastructure commerciale et de services autour de laquelle s’est construite la communauté. Rémy Tremblay (2006) l’a décrite en détail dans un ouvrage phare sur Floribec. Le film La Florida a immortalisé les rêves qui l’ont alimentée, ainsi que la dure la réalité à laquelle se sont butés ses artisans. La culture populaire des protagonistes, leur fidélité à leurs racines sont autant d’éléments marquants de la vie quotidienne représentée par ce film (Desrosiers-Lauzon, 2006).

Carte 2

La population d’origine canadienne-française dans le comté de Broward, 2000

La population d’origine canadienne-française dans le comté de Broward, 2000
Source : US Census, 2000

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Cet article vise à mieux connaître la population de Floribec. S’appuyant sur des données tirées du dernier recensement américain, il démontre que les « Canadiens français » – catégorie du recensement eu égard à l’ascendance – de la région sont arrivés plus récemment aux États-Unis que les autres, et qu’ils présentent un profil particulier du point de vue de l’âge et du statut matrimonial. Ils sont aussi moins éduqués. Ils privilégient le logement collectif, dont la densité et les espaces communs favorisent fortement la vie d’échange. L’article suggère ainsi une migration liée au genre de vie moins individuelle que collective, bien ancrée dans un type particulier d’habitat qui agit comme point d’ancrage communautaire et comme source d’identification.

Le texte se divise en trois parties. La première présente notre principal repère conceptuel, la mobilité liée à la quête d’un genre de vie, avec une attention particulière à ses effets sur la façon d’habiter l’espace. La seconde brosse un portrait de la population de Floribec, en la comparant aux autres résidents d’origine canadienne-française de la Floride pour mettre en lumière deux types de mobilité en Floride, eu égard au genre de vie. La troisième s’interroge sur le genre de vie propre à Floribec et sur ses effets sur les appartenances et identités.

Un concept englobant : la mobilité liée au genre de vie

Le concept du « mode de vie » s’inscrit au rang des concepts fondateurs des travaux du père de la géographie française, Paul Vidal de la Blache qui l’utilisait pour décrire le mode de vie développé par les sociétés paysannes dans le but de tirer parti des ressources de leur environnement. Ce concept a peu été utilisé dans des contextes plus contemporains. À l’invitation d’Anne Buttimer (1979), nous le reprenons en lui donnant un sens plus large, qui tient compte, dans une perspective d’abord spatiale de l’expérience de vie au quotidien des individus et des groupes. Ainsi, la mobilité liée à la quête d’un mode ou d’un genre de vie recouvre divers phénomènes (Benson et O’Reilly, 2009a et 2009b). Cette quête concerne ceux qui, éprouvant un sentiment de vacuité ou de futilité dans leur vie quotidienne, choisissent de tout quitter pour repartir à neuf ailleurs, dans des milieux perçus comme plus authentiques. La migration de professionnels vers la campagne, épuisés par le rythme trépidant des grandes villes, en est typique. Elle concerne aussi les jeunes qui, sac au dos, parcourent le monde à la recherche de lieux auxquels ils pourront mieux s’identifier. Ou encore les retraités qui se déplacent vers le Sud pour la saison — ou de façon définitive — afin d’échapper à l’hiver et à l’isolement auquel la saison froide confine souvent. Bien que différentes en soi, ces expériences de la mobilité se ressemblent en ce qu’elles traduisent une même motivation, celle d’accéder à un monde meilleur dans des lieux où la vie semble mieux convenir aux aspirations individuelles. La littérature commence à s’intéresser à cette nouvelle forme de mobilité liée au genre de vie qui se traduit en un autre paradigme sur le plan des pratiques et des représentations : il s’agit en effet d’une mobilité choisie plutôt que contrainte, liée à la volonté de combler des besoins sociaux, voire politiques plutôt qu’économiques, et fortement liée au tourisme qui en est souvent le premier déclencheur. Mais surtout il s’agit le plus souvent de la poursuite d’un rêve, incarné par des lieux où le genre de vie apparaît plus propice aux échanges et aux rencontres.

La migration ayant mené à la construction de Floribec appartient sans doute à une telle mobilité (Tremblay et O’Reilly, 2004). D’abord touristes dans le sud de la Floride, ses artisans ont délibérément opté pour de plus longs séjours, pour enfin s’y établir nombreux de façon permanente. Ils y recherchent un genre de vie différent de celui qu’ils ont laissé derrière eux, un genre de vie qui leur donne l’illusion d’être en vacances même s’ils doivent parfois travailler pour boucler les fins de mois, continuant néanmoins d’habiter auprès de gens qui leur ressemblent, tant en ce qui concerne les comportements que les aspirations. Le fait que leurs voisins soient aussi Québécois est essentiel au sentiment de communauté que leur procure leur nouveau milieu de vie (Tremblay, 2004; Forget, 2010). Non seulement partagent-ils avec eux la langue avec laquelle ils sont le plus à l’aise, du moins au début de leur séjour, mais aussi une culture commune, alimentée par le recours aux mêmes médias qui les relient directement au Québec. La mobilité liée au genre de vie revêtirait ainsi pour Floribec un sens particulier, lié au caractère unique du lieu où il s’édifie : celui d’être un lieu de vie français où il est possible de maintenir un lien étroit avec le Québec et le Canada. Plusieurs éléments nous permettent d’en faire l’hypothèse : la fréquentation de zones bien particulières sur la plage, le soutien indéfectible à certains restaurants et bars et la participation à des événements phares de la vie floribécoise comme le CanadaFest annuel en janvier.

La littérature sur la mobilité liée au genre de vie, quoiqu’éminemment géographique, traite peu de la configuration des milieux qui lui sont associés (Benson et O’Reilly, 2009a). Tout au plus évoque-t-elle les qualités du lieu qui sont recherchées, eu égard notamment aux types de sociabilité qu’il favorise : lieux plus conviviaux, du fait de la taille réduite de leur population et de son attachement à des valeurs traditionnelles, des lieux sécuritaires, etc. La question des relations entre la population hôtesse et les migrants retient aussi l’attention. On évoque dans certains cas l’isolement relatif des nouveaux venus, et dans d’autres cas la facilité pour eux de se fondre à la population qui les accueille. Quelques rares études s’intéressent aux ressources mises en place par les migrants – associations, commerces –, aux réseaux sociaux qu’elles aident à consolider et au capital social qui en émerge (Casado-Diaz, 2009; Gustafson, 2009). Ces études témoignent de l’attachement à la communauté et à l’identité qui en découle. Au-delà du fait que les migrants du mode de vie habitent un même lieu, cette littérature avant tout sociologique ne s’intéresse guère à leur façon d’occuper l’espace.

Or, le cas qui nous occupe, celui de Floribec, est fort intéressant à cet égard. Il apparaît en effet que la mobilité des Floribécois s’accompagnerait ici d’une façon originale d’habiter l’espace, centrée sur le voisinage francophone que procurent les concentrations de résidents d’ascendance canadienne-française à l’échelle du comté (voir Carte 2 plus haut).

Les quelques données qui suivent, extraites du dernier recensement des États-Unis, le suggèrent. Selon nos observations sur le terrain depuis plusieurs années déjà (Louder, Dupont et Gilbert, 1994; Tremblay, 2000, 2001), un rapport particulier existe et se maintient avec divers autres lieux de vie française fréquentés au quotidien, parmi lesquels la plage, mais aussi les commerces floribécois que d’aucuns fréquentent assidûment. Enfin, on ne peut sous-estimer le rôle joué par les liens étroits, directs et virtuels avec le Québec, liens importants dans le mode d’habiter l’espace des Floribécois.

Deux profils migratoires des résidents d’origine canadienne-française en Floride

On comptait en 2000, l’année du dernier recensement américain, 127 706 résidents de la Floride qui avaient déclaré une ascendance canadienne-française. Ce chiffre est compilé des microdonnées (PUMS — Public-Use Microdata Samples) du recensement décennal de 2000 des États-Unis. Les fichiers PUMS contiennent des données individuelles pour un échantillon de 5 % de la population et des unités de logement. On a également exploité l’Enquête sur les communautés américaines pour les années combinées 2006, 2007 et 2008 à des fins de comparaison. Au moyen d’un questionnaire relativement semblable à celui du recensement, cette enquête apprécie les caractéristiques des populations et des ménages pour les comtés dont la taille de la population dépasse 20 000 habitants. Dans les deux cas, nous avons utilisé la rubrique du questionnaire portant sur l’ascendance et permettant d’inscrire deux origines ethniques, d’autant plus que l’ascendance canadienne-française figure parmi les exemples fournis sur le questionnaire du recensement. Ainsi, plus de 83 % des répondants mentionnent cette seule ascendance, les autres font état d’une double ascendance, dont l’une est canadienne-française. On les retrouve dans les villes les plus populeuses de l’État, parmi lesquelles Jacksonville, St. Petersburg, Clearwater, Tampa et Orlando. Le comté de Broward, c’est-à-dire la région de Hollywood-Fort Lauderdale, en recueille le plus grand nombre, soit 14 546. Près de 87 % de ces Floribécois se disent exclusivement d’ascendance canadienne-française.

Ces Floribécois ont été nombreux à migrer du Canada au cours des dix années qui ont précédé le recensement. Plus de 21 % d’entre eux sont des migrants que l’on peut qualifier de récents, comparativement à 3,9 % pour les Canadiens français du reste de la Floride. Cela reflète le caractère assez neuf de Floribec, ou du moins, sa capacité actuelle de renouvellement. De fait, 44,8 % des Floribécois sont nés au Canada, avec lequel ils maintiennent vraisemblablement des liens étroits (Tableau 1). Plus du tiers d’entre eux n’a pas la citoyenneté américaine, contrairement aux autres résidents d’origine canadienne-française de la Floride, dont 89,1 % sont nés aux États-Unis et citoyens américains, auxquels s’ajoutent ceux qui ont obtenu la citoyenneté américaine depuis (4,6 %). Cette distinction semble se maintenir, car l’Enquête sur les communautés américaines atteste d’un pourcentage très similaire de Canadiens français de Broward qui sont nés au Canada (46,3 %) et qui ne sont pas citoyens américains (35,2 %) pour les années combinées 2006, 2007 et 2008.

Tableau 1

Citoyenneté et lieu de naissance de la pop. canadienne-française

Citoyenneté et lieu de naissance de la pop. canadienne-française
Source : US Census, 2000, PUMS 5 %

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Les Floribécois se différencient aussi des autres Canadiens français de Floride sur le plan démographique, comme l’illustrent les pyramides d’âge ci-jointes (Figure 1). Si ces deux groupes comptent chacun une forte population adulte, ainsi qu’un pourcentage de 65 ans et plus qui dépasse les 23 %, les moins de 75 ans sont nettement surreprésentés à Floribec et cela les distingue fortement des autres résidents d’un comté où la population est nettement plus jeune.

Figure 1

Broward (en haut), hors Broward (en bas) : un ensemble de quatre pyramides d’âge

Source : US Census 2000, PUMS 5 %
Source : US Census 2000, PUMS 5 %

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Les gens y sont en majorité mariés, ce qui laisse deviner que la communauté est animée par des couples de jeunes retraités, en quête du genre de vie que nous évoquions plus tôt.

La faiblesse du nombre des 15 à 24 ans constitue une autre illustration du caractère particulier de la structure d’âge de Floribec, ce qui est d’autant plus significatif que cet état de fait s’est confirmé dans les années subséquentes, alors que ce sont les quatre tranches d’âge de 15 à 35 ans qui sont sous-représentées dans les estimations faites à partir de l’Enquête sur les communautés américaines.

Contre toute attente, le profil socio-économique des résidents d’origine canadienne-française est assez similaire, qu’ils vivent ou non à Floribec. Il s’agit d’une population peu scolarisée, vraisemblablement issue de la classe populaire.

Cela est encore plus vrai pour les Floribécois dont 57,8 % n’ont qu’une scolarité secondaire, comparativement à 53,4 % pour les autres Canadiens français de la Floride. En 2000, le revenu moyen du ménage est cependant plus élevé ici qu’ailleurs – 63 720 $ comparativement à 58 810 $, un écart qui se creuse pour les années combinées 2006, 2007 et 2008.

Les Floribécois ne sont pas plus pauvres que les autres Canadiens français de la Floride, contrairement aux idées reçues (Desrosiers-Lauzon, 2006). Leur revenu est égal sinon supérieur à celui des autres résidents de Broward (64 617 $ en 2000 et 70 105 $ en 2006, 2007 et 2008 comparativement à 72 089 $ pour les Floribécois). S’ils se replient sur certains types de logement, c’est donc moins par nécessité que par goût.

Un pourcentage non négligeable d’entre eux habitait déjà des maisons mobiles en 2000, soit bien avant de nombreux développements immobiliers en bordure de mer qui les ont repoussés ailleurs (Tableau 2); des observations faites à l’hiver 2010 nous font croire que ce nombre aurait beaucoup augmenté au cours des dix dernières années.

Tableau 2

Les conditions de logement de la population canadienne-française

Les conditions de logement de la population canadienne-française
Source : American Census, 2000, PUM 5 %

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Ces Floribécois se différencient peu en cela des autres résidents d’origine canadienne-française de Floride. Leur surreprésentation dans les immeubles locatifs de grande taille les distingue davantage. Le quart des Floribécois habitait en effet des immeubles comptant plus de dix logements en 2000, une proportion qui s’élève au tiers à peine quelques années plus tard, selon les estimations de l’Enquête évoquée plus haut. Le genre de vie recherché, lié à la villégiature et aux loisirs, explique sûrement ce phénomène : ce type de logement offre en général une plus grande diversité de services, dont la conciergerie. Mais nous sommes d’avis que des facteurs culturels jouent peut-être un rôle encore plus marquant : les Floribécois affichent une forte tendance à se regrouper dans certains immeubles particuliers, témoignant d’un processus de migrations en chaîne qui, associé à la présence de nombreux touristes et villégiateurs, a fait en sorte que ces immeubles sont devenus des microlieux de vie en français. Visiblement, les Floribécois cherchent davantage que les autres Canadiens français à vivre à proximité de leurs parents et amis, quitte à devoir débourser davantage pour leur propriété.

Les données relatives à la langue attestent du rôle de la culture dans le genre de vie propre aux Floribécois. En 2000, 44 % d’entre eux utilisent le français à la maison comparativement à 12,8 % chez les autres Canadiens français de Floride. On le sait parce que la question 11 du questionnaire long de l’Enquête demandait expressément : a) “Does this person speak a language other than English at home?” et b) “What is this language?” Selon l’Enquête, plusieurs d’entre eux (13,4 %) se retrouvent aussi dans une situation d’isolement linguistique (le fait qu’aucun membre du ménage ne parle anglais), fait beaucoup plus rare ailleurs (1,6 %). L’écart grandissant entre les pratiques linguistiques des Canadiens français de Floribec et du reste de la Floride en 2006, 2007 et 2008 atteste le caractère assez unique du genre de vie à Floribec.

Tableau 3

Les pratiques linguistiques de la population canadienne-française

Les pratiques linguistiques de la population canadienne-française
Sources : American Census, 2000, PUM 5 %. The American Community Survey, 2006-2008

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Le genre de vie à Floribec

Ainsi, les Floribécois continuent de vivre en français dans des voisinages qui sont des microlieux de vie française. Ils s’y retrouvent au sein d’une population qui leur ressemble sur les plans démographique et socio-économique. Certains y cohabitent avec des frères ou des soeurs, d’anciens voisins et amis, ou d’ex-collègues de travail. La coupure avec leur milieu d’origine est donc loin d’être nette. Contrairement à ce qu’on observe souvent dans d’autres contextes de mobilité liée au mode de vie, voire dans les populations d’origine canadienne-française qui habitent ailleurs en Floride, le choix de migrer représente donc pour eux un changement somme toute mineur. Certes, on habite sous d’autres latitudes et la vie quotidienne, désormais centrée sur les loisirs, a changé. Mais, la communauté d’appartenance, dans ses caractéristiques sociales et culturelles, n’a pas changé. Les membres de la communauté transplantée se comportent de la même façon qu’au Québec, ils continuent de voir le monde à travers les mêmes lunettes que celles qu’ils portaient avant de migrer aux États-Unis. C’est pourquoi ils s’identifient si facilement les uns aux autres et se sentent si bien dans leur nouvel environnement. Il s’agit là d’une forme assez inusitée de mobilité liée au genre de vie, généralement caractérisée par le changement plutôt que par la continuité (Benson et O’Reilly, 2009a). Les dimensions géographiques de ce genre de vie, négligées par la littérature, méritent à notre avis plus ample attention. Dans le cas qui nous intéresse, nous avons observé trois tendances particulières de relation à l’espace qui nourrit un mode de vie répliqué.

Un espace géographiquement pluriel

Floribec ne se définit pas à travers un seul lieu, mais bien à travers plusieurs lieux. Le jour se passe au bord de la mer, sur le Broadwalk et sur la plage d’Hollywood, point focal de Floribec. S’y rencontrent quotidiennement les résidents de la région d’origine canadienne-française, permanents et saisonniers, ainsi que les touristes. Ils viennent y passer la journée, équipés de bicyclettes, jeux de plage, parasols, glacières, etc. Ils se retrouvent aux points d’accès publics à la plage, de Hallandale à Fort Lauderdale. Mais Floribec occupe aussi l’intérieur. Motels et restaurants québécois sont nombreux le long de la Route 1 depuis plusieurs années déjà. Ils attirent une clientèle régulière à leurs soupers spaghetti ou d’huitres, avec parties de hockey du Canadien de Montréal sur écran géant. D’autres institutions francophones, Caisse populaire et banques, clinique médicale ou autres, agissent aussi comme points d’ancrage communautaire, sans compter les nombreux commerces érigés sous des bannières américaines qui attirent aussi leur lot de consommateurs Floribécois qui les fréquentent assidûment. La présence du français en atteste hors de tout doute.

Toutefois, peu de Floribécois habitent aujourd’hui à proximité de la plage qui a été la proie des promoteurs immobiliers (Tremblay, 2008, 2010). Plusieurs des motels qu’ils occupaient il y a quelques années à peine ont été démolis, et peu peuvent se permettre de loger dans les tours qui les ont remplacés. L’espace résidentiel s’est déplacé ailleurs, au-delà de l’étroite bande de terrain réservée aux mieux nantis. Les Floribécois se sont repliés sur les nombreux immeubles locatifs qui jalonnent les grands boulevards conduisant vers l’intérieur des terres. Ils sont aussi nombreux dans les parcs de maisons mobiles qui ont poussé comme des champignons au-delà de l’autoroute 95, voire du Florida Turnpike. Les Floribécois sont ainsi dispersés à l’échelle du comté, quoique groupés dans certains voisinages particuliers, comme en témoigne la cartographie de leur distribution géographique. Floribec, c’est aussi ces nombreux voisinages où l’on passe ensemble la soirée. Certains sont minuscules et offrent peu de services. D’autres ont des aires communes spacieuses, et leur environnement est des plus attractifs. Ces lieux participent, autant que la plage, les restaurants et bars, ou la messe du dimanche, à consolider un Floribec se définissant aujourd’hui non plus autour d’un seul lieu, mais bien de plusieurs lieux. L’espace communautaire qui en résulte est ainsi un espace pluriel, structuré par la circulation entre ces divers lieux.

Un espace-temps

Mathis Stock (2006) voit dans le fait d’habiter un tel type d’espace une caractéristique propre aux sociétés mobiles. Pour lui, celles-ci construisent l’espace d’une nouvelle façon à la fois par les pratiques et le symbolique. Celui-ci se forme autour de plusieurs lieux dont la connectivité est assurée par la circulation, le déplacement. L’auteur insiste sur l’instabilité du système spatial ainsi formé. Le choix des lieux varie à différents moments de la semaine et de l’année, si bien qu’à son avis, les cartes de l’espace résidentiel généralement utilisées sont plus ou moins adéquates. Les recensements qui permettent de les constituer, réalisés à un moment dans le temps, traduisent de manière très infidèle une réalité devenue très changeante. Cela est particulièrement vrai pour Floribec, dont le dynamisme varie beaucoup selon les saisons. Plusieurs Floribécois, dont l’emploi de certains dépend directement du tourisme en provenance du nord, rentrent au Canada durant l’été, saison morte pour le tourisme. La communauté n’offre alors que peu d’activités à ses membres.

Un espace identitaire

Le caractère changeant de l’espace communautaire ne fait pas moins de ces lieux un espace avec lequel les Floribécois s’identifient fortement. Ils y expriment leur présence dans le paysage, tant dans l’affichage que par différents autres marqueurs culturels. Les Floribécois sont fiers de ce qu’ils ont accompli, soit « recommencer à neuf » dans le sud des États-Unis, dans un milieu qui à leurs yeux peut leur offrir une qualité de vie plus grande que celle dont ils jouiraient au Québec. Ils tirent une grande satisfaction d’avoir pris le risque de migrer, et ressentent comme une forme de distinction sociale qu’ils n’auraient pas pu obtenir dans les milieux populaires où ils évoluaient auparavant. Il s’agit là d’un sentiment typique des migrants issus de tels milieux (Nudrali et O’Reilly, 2009). Ce qui étonne toutefois ici, c’est l’ambiguïté de leur rapport au Québec.

Le lien avec le Québec est au coeur de Floribec, comme nous le soulignions dans nos travaux antérieurs (Tremblay, 2006), mais ce lien n’est peut-être pas aussi simple qu’il le paraît au premier abord. Les Floribécois fréquentent le Québec, sinon en pratique, du moins virtuellement. Ils discutent tous les jours par téléphone avec leurs proches restés là-bas au Québec, ils lisent les quotidiens du Québec disponibles dans plusieurs commerces de la région, ils écoutent sa télévision. Ils n’en maintiennent pas moins une relation ambigüe avec le Québec dont ils cherchent à se distancier, du moins symboliquement. Ils claironnent leur libération des mille et une contraintes de la vie quotidienne au Canada où ils ne retourneraient pas pour tout l’or du monde, sans toutefois cesser de clamer haut et fort, dans leurs comportements géographiques, qu’ils sont Québécois (ou Canadiens français).

Conclusion

La poussée métropolitaine de Miami vers le nord en remontant la côte, et les transformations importantes du bord de mer à Floribec nous ont fait craindre la disparition de la communauté (Tremblay, 2008). Certes, le Floribec de première génération, tel qu’il était dans les années 1990, avec son style de vie trépidant dominé par les touristes et gens d’affaires canadiens-français, s’est considérablement dégradé. Or, une nouvelle analyse comparée de la population démontre que Floribec existe toujours, même si son espace s’est passablement modifié, pour inclure aujourd’hui des voisinages dispersés à l’échelle du comté. Il serait intéressant d’analyser plus à fond comment les Floribécois se sont adaptés à ce nouvel espace résidentiel. Comment leur éloignement du coeur de Floribec, dont ils ne peuvent profiter des ressources qu’au prix d’un déplacement souvent coûteux en temps, affecte-t-il leurs pratiques? Jusqu’à quel point le voisinage prend-il le relais du bord de mer dans les appartenances et les identités?

La littérature est unanime à conférer aux « institutions » un rôle de premier plan dans le maintien des communautés minoritaires. S’inspirant des travaux précurseurs de Raymond Breton, plusieurs chercheurs attribuent en effet aux institutions le maintien et l’épanouissement des minorités, dans la mesure où les établissements agissent comme espaces de rencontre (Thériault, Gilbert et Cardinal, 2008). Or, il semble qu’un phénomène différent soit à l’oeuvre ici. Les institutions, c’est-à-dire les commerces et les services dans le cas de Floribec, seraient devenus moins centraux dans la survie de la communauté. Ce sont les réseaux privés, ancrés dans le voisinage, qui seraient maintenant les pôles grâce auxquels la communauté se maintiendrait. Les Floribécois afficheraient ainsi un comportement différent des autres minorités francophones en situation minoritaire en Amérique. D’aucuns pourraient y voir un signe que l’espace de proximité qu’offre le quartier ou le village serait en train de redevenir pour elles un lieu premier de communalisation. Le réseau agirait comme un contrepoids à une mobilité qui tend à déposséder ses membres d’un territoire sans lequel il s’avère difficile pour eux de « faire communauté » (Gilbert, 2010). Le voisinage n’est toutefois pas seul en cause ici. Comme le soulignait Xavier Piolle (1991), c’est moins la simple proximité géographique qui crée la communauté que le voisinage, c’est-à-dire le rapprochement d’individus et de familles qui se ressemblent tant sur le plan des pratiques que des aspirations. Autrement dit, c’est surtout le mode de vie qui les rapproche, plutôt que le seul fait d’être voisins. Dans le cas étudié ici, il s’agit, comme nous l’avons démontré, d’un genre de vie bien particulier, lié au tourisme et aux loisirs ainsi qu’au formidable sentiment de liberté qui le traverse.