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Depuis le début du millénaire, les institutions muséales en collaboration avec les artistes se lancent dans des entreprises très controversées de reconstitutions de performances historiques. Le reenactment fait son entrée dans la culture des musées et de l’histoire de l’art, et participe au processus d’historicisation et d’institutionnalisation de la performance. Le phénomène est paradoxal car le reenactment a été considéré comme une voie alternative à la culture de l’image, de l’archive et du musée, en particulier par certains penseurs des performance studies qui l’associent aux modes de transmission oraux.

Mais le reenactment de performance n’en a pas fini avec l’image. Il renouvelle l’interprétation des images documentaires, et il contribue à créer de nouvelles générations d’images. Les corpus photographiques, filmiques et vidéographiques documentant les performances à reconstituer sont envisagés comme des scripts, exigeant des modes de lecture qui équivalent la valeur indicielle du document à la « virtualisation » d’un événement que constitue une partition. De plus, les reenactments participent d’un phénomène de remédiation des images de performances parce qu’ils sont enregistrés avec des technologies actuelles très sophistiquées et diffusés dans les nouveaux médias. Des performances des années 60 et 70 que nous ne connaissions qu’à travers quelques clichés ou films sans bande sonore, en noir et blanc, de mauvaise qualité, sont désormais « disponibles » en images fixes ou en mouvement, en couleurs, en haute définition et dotées de trames sonores. Le reenactment instaure donc une chaîne d’opérations qui met à mal la référentialité, l’indicialité et la valeur testimoniale de l’image photographique, mais qui joue pleinement de sa propension à rendre son référent ubiquiste. D’où la nécessité d’un renouvellement des discours théoriques sur la transmission de la performance qui tendent à opposer les phénomènes de réactualisation et de documentation.

Les débats sur la transmission des performances historiques qui se sont développés depuis le milieu des années 90 sont marqués par trois postures théoriques : l’approche ontologique de la performance qui insiste sur sa nature éphémère et qui tend à exclure de son champ la documentation et le reenactment ; la valorisation du reenactment comme processus de transmission orale qui échappe à la logique de l’archive ; la réhabilitation de la documentation, non pour sa valeur indicielle mais pour l’expérience phénoménologique qu’elle propose. Ces trois thèses s’opposent quant à la place qu’elles accordent aux images dans les processus de transmission de la performance. Les deux premières, dont les principales représentantes sont Peggy Phelan et Rebecca Schneider, ne leur octroient qu’une fonction ancillaire et tendent à les exclure du processus de transmission pour des raisons idéologiques et politiques. La troisième, dont Philip Auslander est un des porte-parole importants, leur accorde au contraire un statut pleinement artistique et une dimension performative, valorisant dès lors leur mise en exposition.

En 1993, dans Unmarked : the Politics of Performance[1], Phelan avance l’idée que, d’un point de vue ontologique, la performance est éphémère, unique, non réitérable et vouée à la disparition. Elle évacue dès lors la documentation du champ de la performance et s’oppose aux phénomènes de répétition (et donc au reenactment). La transmission de la performance serait prise en charge par la mémoire du spectateur et des témoins, sans le support normatif et régulateur du document et de l’archive. En tant que pratique artistique du direct – une pratique non médiatisée, non reproductible, non archivée – la performance résisterait, selon Phelan, aux idéologies du capital et du spectacle.

La deuxième posture privilégie la répétition comme mode de transmission de la performance. Dans un article publié en 2001, « Archives Performance Remains », Rebecca Schneider, à l’encontre de Phelan, soutient que, à la manière des rituels, la performance perdure grâce à la répétition qu’elle implique. Le reenactment serait dès lors une « forme performative d’archive » apparentée au symptôme et à la contre-mémoire. Associant elle aussi le document à l’économie culturelle et au pouvoir, elle privilégie le reenactment parce que, en tant que pratique culturelle live, il permet de transmettre la performance en évitant les compromissions avec les pouvoirs économiques et politiques[2].

Contrairement à Phelan et à Schneider, Auslander refuse d’assimiler les formes artistiques du direct à une résistance culturelle et idéologique. En 1999, dans Liveness : Performance in a Mediatized Culture[3], il démontre que la performance a intégré, dès ses débuts, les médias de masse et leurs technologies de reproduction. Par la suite, il développe une théorie de la documentation qui repose sur la notion linguistique de performativité et sur une approche phénoménologique. En 2006, dans « The Performativity of Performance Documentation », Auslander soutient que la documentation instaure la performance, à l’instar des énoncés performatifs qui « font » en même temps qu’ils disent. Dès lors, la performativité de l’image de performance supplante, et va même jusqu’à annihiler, son indicialité. Dans une série d’essais subséquents[4], Auslander développe une phénoménologie herméneutique des documents de performance. Ces derniers ont la capacité d’activer une expérience au présent dans la mesure où un dialogue s’établit entre le document et la personne. Cette approche légitime l’exposition des corpus documentaires dans les salles des galeries et des musées parce qu’elle valorise l’expérience du public ; de plus, Auslander n’y voit aucun compromis politique ou économique. Dans cette logique, le reenactment paraît superflu.

Plusieurs expositions qui ont récemment été organisées sur la performance historique démontrent la nécessité de réviser la polarité de ces positions, parce qu’elles articulent étroitement le reenactment et la documentation. C’est le cas de la rétrospective Marina Abramović : The Artist Is Present organisée par Klaus Biesenbach au Museum of Modern Art de la ville de New York en 2010[5]. Loin d’être exclus des reenactments, les documents y occupent une place centrale. Les images sont interprétées en tant que scripts permettant de réactualiser les performances passées. Dès lors, ni la phénoménologie herméneutique du document que propose Auslander ni la contre-mémoire de Schneider ne permettent de penser ces processus. De plus, les reenactments engendrent des phénomènes de remédiation des images, selon des chaînes complexes d’opérations intermédiales. Nous verrons que les nouveaux documents ainsi créés tendent à une certaine transparence et génèrent paradoxalement des effets de direct, d’authenticité et de présence, infirmant l’approche ontologique de Phelan. Enfin, nous montrerons que ces phénomènes s’inscrivent dans une mutation d’ordre institutionnel. Abramović tente d’amener la performance vers le régime allographique des arts d’interprétation. Elle élabore de nouvelles pratiques institutionnelles qui lui permettent de déléguer l’interprétation de son oeuvre à de tierces personnes tout en exerçant pleinement ses prérogatives d’auteur. L’image semble devenir l’instrument de l’exercice de cette autorité auctoriale. Dès lors, les phénomènes de réactualisation et de documentation ne peuvent plus être pensés en dehors des contextes institutionnels dans lesquels ils s’inscrivent. D’autant plus que cette inscription a lieu selon des modalités plus complexes que l’alternative entre la compromission et la résistance à l’égard des institutions culturelles.

Entre le document et le direct : tableaux vivants et scripts photographiques

Bien que la rétrospective du MoMA ait retenu l’attention au travers de reenactments de performances d’Abramović par des « reperformeurs », l’image y occupe une place centrale. Dans la partie principale de la rétrospective, au sixième étage de l’institution new-yorkaise, seules cinq performances[6] étaient recréées parmi les documents photographiques, vidéographiques et filmiques qui constituaient le coeur de l’exposition. Marina Abramović : The Artist Is Present établit une dialectique entre le document et le direct. Les performances qui ont été recréées procèdent toutes de tableaux vivants. Elles sont « exposées » à proximité des documents photographiques et vidéographiques des performances « originales », brouillant la frontière entre le direct et l’enregistré, entre la primauté de l’événement et la secondarité du document. De plus, bien avant l’ouverture de l’exposition, Abramović et les reperformeurs ont réalisé des photographies qui tiennent lieu de concepts pour les « re-performances » et qui sont reproduites dans le catalogue. Enfin, dans l’exposition et dans la publication, l’artiste cherche à donner à ses images documentaires une valeur de script ou de notation.

Les cinq performances historiques qui sont reconstituées procèdent de tableaux vivants et « font » donc images. Les reperformeurs immobiles tiennent la pose. Ainsi, dans Relation in Time, un homme et une femme, assis dos à dos, sont liés l’un à l’autre par les cheveux (Fig. 1 et 2) ; dans Point of Contact, deux autres, debout face-à-face, se fixent du regard, tout en pointant leur index l’un vers l’autre sans se toucher. L’éclairage délimite les scènes ; parfois un socle ou une fenêtre ont été construits afin de donner à la reperformance un statut de représentation que son encadrement isole de l’espace réel du musée. Les visiteurs regardent la scène à distance et frontalement comme ils le feraient devant un tableau, une photographie ou une sculpture. L’expérience est strictement visuelle, et un éventuel échange avec les reperformeurs ne peut se faire qu’au niveau du regard. Seule Imponderabilia exige une participation corporelle puisque les visiteurs sont invités à se glisser entre deux corps nus comme l’avaient fait leurs prédécesseurs à la Galleria Comunale d’Arte Moderna de Bologne en 1977. Le statut de représentation, voire d’image, de ces reenactments est d’autant plus affirmé que les photographies et les vidéos qui avaient été réalisées lors des performances « originales » sont exposées à proximité. De surcroît, dans l’expérience de l’exposition, les documents et les reenactments ont la même « durée ». Les tableaux vivants sont présentés quotidiennement durant toute la rétrospective, de l’ouverture à la fermeture du musée, les reperformeurs se relayant régulièrement pour assurer cette permanence qui totalise plus de 700 heures. Le spectateur est toujours confronté simultanément à deux représentations de la même performance : le tableau vivant et le document photographique ou vidéographique.

Fig. 1

Marina Abramović,Relation in Time, octobre 1977 performance, 17 hours Studio G7, Bologne

© Marina Abramović. Avec l’aimable autorisation de la Sean Kelly Gallery, New York

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Fig. 2

Marina Abramović,Relation in Time (October 1977), 2010. Performance reproduite par Gary Lai et Rachel Brennecke (Marina Abramović: The Artist is Present, 14 mars-31 mai 2010).

Crédits photographiques: Joshua Bright © The New York Times, 07 mars 2010

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Comme l’ont montré George Kernodle et Rebecca Schneider[7], les tableaux vivants dont la tradition remonte au Moyen Âge, et qui consistent en des scènes figées réalisées avec des participants vivants, défont la distinction que l’on pose conventionnellement entre les arts de la scène et la photographie, entre le vivant et le vestige. Lorsque ces tableaux vivants reproduisent des représentations picturales ou sculpturales, comme celui qui avait été réalisé à Gand en 1458 et qui reconstituait l’Agneau mystique que les Van Eyck avaient peint quelques années plus tôt pour la cathédrale de Saint-Bavon, il devient difficile de déterminer ce qui advient en premier : le tableau vivant ou la peinture. « Représenter en direct la peinture, c’est la suivre comme un scénario, ou [preenactment], mais [un preenactment] qui a comme sujet principal la reprise même de la représentation[8] ».

De façon similaire, dans Marina Abramović : The Artist Is Present, la juxtaposition des tableaux vivants et des représentations photographiques et vidéographiques qui les ont précédés ébranle la hiérarchie traditionnelle entre la primauté de l’événement et la secondarité du document. Cette relation est d’autant plus complexe que certaines performances ont initialement été conçues uniquement pour leur captation. Ainsi, Nude with Skeleton (2002-2005), dans laquelle Abramović est allongée au sol, nue, sa respiration animant un squelette déposé sur son corps, a d’abord été « performé » durant 16 minutes pour une vidéo en 2002, puis représenté en live à deux reprises en 2005, et enfin recréé en 2010 par les reperformeurs pour une durée de 700 heures.

De plus, tous les tableaux vivants « joués » par les reperformeurs ont été photographiés bien avant la tenue de l’exposition, afin que les images puissent être intégrées au catalogue prévu pour l’ouverture de la rétrospective. Ces images portent la légende : « Concept photographs for reperformances of [titre de la performance] » que je traduis par « photographie-concept ». L’invention de cette terminologie indique le statut inusité de ces images. Certains n’y verront qu’une solution de compromis assez absurde mise en place pour répondre aux exigences institutionnelles en matière de politique éditoriale et de mise sur le marché : il faut photographier la reperformance avant même qu’elle n’ait eu lieu ! Sans réfuter cette assertion, j’en propose une lecture complémentaire : la photographie-concept serait un script photographique et, devrais-je ajouter, une partition à l’ère de la muséification de la performance.

Selon le dictionnaire Webster, un concept est « something conceived in the mind » ou « an abstract or generic idea generalized from particular instances ». Pour le Petit Robert, il s’agit d’une « représentation mentale générale et abstraite d’un objet ». Sans pousser davantage l’enquête sémantique, on pourrait avancer qu’un concept est une construction de l’esprit qui résulte d’un processus de généralisation impliquant une réduction des singularités. Il peut être élaboré en vue d’un projet à réaliser. Or, la réduction et la virtualisation sont inhérentes à la notation et au script, comme l’ont montré les différents théoriciens qui s’y sont intéressés. Pour Gérard Genette, le script est une dénotation permettant de consigner la liste des propriétés qui devront être communes à toutes les manifestations d’une oeuvre[9]. À propos des systèmes de notation en danse, Simon Hecquet et Sabine Prokhoris parlent de systèmes sémiotiques qui procèdent d’un processus de condensation et non d’une saisie de la totalité d’une oeuvre[10]. Dans le domaine de la musique contemporaine, Jean-Yves Bosseur insiste sur l’impossibilité qu’une notation appréhende l’oeuvre dans sa totalité[11].

Envisager les photographies-concepts comme des scripts suppose qu’une photographie puisse tenir lieu de partition, ce qui implique une négation de sa valeur indicielle, trace d’un événement passé, au profit d’une virtualisation d’un événement à venir[12]. Un tel usage de la photographie est inscrit à même l’histoire de la performance, en particulier chez Allan Kaprow et chez plusieurs artistes conceptuels. Les Illustrated Activity Booklets que Kaprow publia dans la deuxième moitié des années 70 sont des partitions[13] illustrées de photographies qui montrent l’artiste en train de réaliser les actions prescrites. Kaprow insiste sur le fait que ces images ne sont pas les témoins d’un événement passé mais les illustrations de ses scripts, destinées aux participants qui souhaiteraient en réaliser les actions. Le recours à la photographie dans les scripts de performance des artistes conceptuels procède de la même logique. La photographie n’enregistre pas un événement artistique original (l’action, la performance). Comme l’explique Liz Kotz, elle constitue un espace intermédiaire entre la notation (la matrice générique) et la performance (l’événement singulier généré à partir de la notation)[14].

Pour Marina Abramović : The Artist Is Present, les photographies-concepts ont été réalisées lors d’une séance de photographie organisée plusieurs mois avant l’ouverture de l’exposition. Les reperformeurs avaient au préalable reçu par télécopie les photographies des performances « originales » qu’ils devaient recréer pour la séance de photographie. Dans le catalogue, ces images s’inscrivent dans des séquences rigoureusement organisées : une ou plusieurs photographies documentaires de l’action « originale » réalisée par Abramović seule ou en collaboration avec Ulay[15], puis trois à huit photographies-concepts représentant la même action interprétée par des reperformeurs différents dans chacun des clichés. Ces séquences d’images où une même action est interprétée par des personnes à chaque fois différentes insistent sur l’idée que ces performances sont des oeuvres d’interprétation et qu’elles ne sont pas rattachées au corps singulier de l’artiste qui les a créées. Elles tendent également à opérer un nivellement entre les photographies documentaires à « forte » valeur indicielle et les photographies-concepts à fonction notationnelle, entre ce qui a déjà eu lieu et ce qui va ou pourrait advenir.

Dans le catalogue comme dans l’exposition, Abramović cherche à opérer un glissement des documents photographiques vers le notationnel, y compris pour les performances qui ne sont pas recréées, mais qui dès lors pourraient l’être. Deux stratégies y contribuent : le dispositif de présentation des images documentaires et l’apposition de brefs textes décrivant les actions que les images représentent. Pour chaque performance, Abramović a sélectionné une série de documents photographiques. L’image la plus iconique (celle qui résume le mieux la performance, qui la condense) est présentée en grand format, tandis qu’une série de photographies qui documentent différents moments de l’action sont reproduites en petit dans le catalogue et défilent en mode diaporama sur un écran à cristaux liquides, dans l’exposition. Ces corpus documentaires sont accompagnés de descriptions textuelles, encadrées, accrochées juste à côté de l’image principale dans l’exposition, et reproduites en pleine page dans le catalogue. Ainsi, pour Imponderabilia :

In a chosen space

We are standing naked in the main entrance of the museum, facing each other. The public entering the museum have to pass sideways through the small space between us. Each person passing has to choose which one of us to face[16].

Ces textes fonctionnent comme des partitions. Contrairement aux instructions de la plupart des scripts de Kaprow ou d’autres artistes conceptuels qui sont rédigés à l’infinitif et au gérondif, les textes d’Abramović sont écrits à la première personne du singulier (pour les performances solo) ou du pluriel (pour les oeuvres réalisées avec son partenaire Ulay). L’artiste les a toutefois rédigés au présent continu, préférant situer les actions « en train d’avoir lieu » dans le temps présent et contingent de l’expérience de la lecture plutôt que dans le passé. Leur brièveté procède d’une opération de réduction des actions, à l’instar des images iconiques auxquelles ils sont juxtaposés. L’expression « in a chosen space » ou « in a given space » qui introduit plusieurs d’entre eux indique bien que les performances ne sont pas attachées au lieu de leur effectuation passée. Bien que ces textes soient constatatifs et descriptifs, leur forme et leur contexte de présentation permettent de les envisager comme des scripts. Ils font exister les performances sous une forme conceptuelle ou idéelle. Du point de vue de leur forme, strictement bien sûr, on peut les rapprocher de certains énoncés des partitions des Events de George Brecht qui désignent des phénomènes perceptuels et temporels passés tout en les « virtualisant »[17].

Ces nouveaux usages de la photographie de performance s’expliquent par la mutation qu’Abramović opère a posteriori quant au fonctionnement de son oeuvre performative. Elle cherche à la faire fonctionner selon un régime allographique, comme un art d’interprétation. Dans plusieurs entretiens, l’artiste compare la performance à la musique qui, dans sa forme traditionnelle, constitue par excellence un art allographique : « [performance] is like a musical piece, an opera, or a piano concert ; of course it will be different with each different interpreter after the original voice or virtuoso is gone[18] ». Comme Goodman et Genette l’ont montré, les oeuvres allographiques comportent deux modes d’existence distincts : les notations et les exécutions[19]. Les notations procèdent du processus mental de réduction idéale de l’oeuvre à ses propriétés constitutives et définissent les marges de liberté de l’interprète. Les exécutions, dès lors qu’elles respectent les prescriptions du script ou de ce qui en tient lieu, sont considérées comme de nouveaux exemplaires de l’oeuvre. Le régime allographique permet de dépasser les limites du temps, de l’espace et des individus. Genette le considère comme un mode de transmission des oeuvres qui opère par pluralité et qu’il différencie de la documentation qui procède d’une transmission par partialité[20]. En régime allographique, la performance n’est ni attachée à l’ici et maintenant de son effectuation originelle, ni au corps singulier de l’artiste qui l’a incarnée.

Or, les performances d’Abramović n’ont pas été créées dans cette perspective, contrairement à celles de Kaprow et de nombreux artistes issus du groupe Fluxus et de l’art conceptuel. Abramović semble paradoxalement très attachée, encore aujourd’hui, à une conception ontologique de la performance en tant qu’art de la présence et de l’ici et maintenant qui valorise l’unicité de son effectuation et la singularité du performeur ou des performeurs qui l’incarnent. Elle a toujours accompagné son oeuvre d’une mythification, voire d’une sacralisation, de sa personne et du couple qu’elle a formé avec Ulay. Si le passage au régime allographique lui permet d’assurer la pérennité de son oeuvre, il contredit ce culte du performeur en tant que sujet incarnant.

C’est pourquoi, chez Abramović, le script ne suffit pas à déléguer et à encadrer l’interprétation des oeuvres. L’artiste instaure parallèlement un mode de transmission oral et corporel. Ainsi, en préparation, les 36 reperformeurs ont dû participer à un atelier de 4 jours avec l’artiste, intitulé Cleaning the House, dans sa maison de Hudson. À travers une série d’exercices et d’épreuves (rester trois jours sans manger ni parler, dormir dehors, se déplacer très lentement, compter des grains de riz, se baigner dans de l’eau glacée, etc.), l’atelier visait à développer l’endurance physique et psychologique nécessaire à l’exécution des tableaux vivants durant une période aussi longue. Deux registres de transmission complémentaires sont ainsi mis en place, l’un reposant sur la documentation, l’autre sur l’oralité. Les scripts permettent de recréer les performances à travers des opérations de lecture et d’interprétation qui peuvent se faire indépendamment de l’artiste qui les a créées. À travers l’atelier, Abramović transmet un savoir, une philosophie du corps, une expérience, de façon directe, orale, de corps à corps, selon un principe de filiation qui ne va pas sans évoquer la relation d’un maître avec les disciples qu’il a élus comme héritiers. Ce double mode de transmission lui permet d’instaurer un régime allographique pour ses oeuvres tout en maintenant un fort contrôle auctorial sur leur interprétation.

La remédiation, ou la fabrique paradoxale de présence et d’authenticité

Outre cet usage de la photographie comme script, dans Marina Abramović : The Artist Is Present, le reenactment semble avoir l’image pour principal horizon. Un important dispositif de captation des reperformances est en effet déployé dans toute l’exposition, tandis qu’on interdit aux visiteurs de produire leurs propres images et d’entrer dans le champ des appareils d’enregistrement officiels. Ces images autorisées et contrôlées opèrent une remédiation des documents historiques, selon des technologies plus contemporaines. Paradoxalement, leur esthétique procède d’une certaine transparence qui génère des effets de direct, de présence et d’authenticité que viennent renforcer les modalités de leur diffusion. La remédiation produit des effets et des valeurs en contradiction avec le régime allographique et le script photographique.

En entrant au MoMA, le premier contact avec l’exposition avait lieu dans l’atrium dans lequel Abramović performait The Artist Is Present. L’artiste, assise chaque jour, de l’ouverture à la fermeture du musée, sur une chaise devant une table carrée[21], invitait les membres du public à prendre place en face d’elle, sur une chaise laissée vide, pour un laps de temps d’une durée de leur choix. L’expérience consistait à se regarder en silence afin d’établir un « échange d’énergie » (Fig. 3). Certains restèrent quelques minutes, d’autres plusieurs heures. The Artist Is Present est une réinterprétation[22] de Nightsea Crossing, le tête-à-tête qu’Abramović et Ulay performèrent une vingtaine de fois entre 1981 et 1987, selon des durées variant de 1 à 16 jours.

Fig. 3

Marina Abramović, The Artist Is Present, 2010.

Digital Image © 2010 MoMA, New York

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Dans l’atrium, le dispositif de présentation relevait d’un plateau de tournage. Aux angles, quatre projecteurs dont la lumière filtrée par des écrans éclairait un périmètre rectangulaire. Deux caméras vidéo posées sur des étagères captaient en continu la performance selon une vue plongeante, tandis qu’un photographe (toujours le même pour la durée entière de l’événement), équipé d’un appareil numérique et d’un téléobjectif très puissant, réalisait les portraits de toutes les personnes prenant part à un tête-à-tête avec l’artiste. Un dispositif de sécurité assez imposant empêchait le public de pénétrer dans le champ des caméras et de l’appareil photo. Ce qui était donné à voir et à expérimenter consistait bien en la médiatisation d’un événement performatif. Abramović doit partager son record d’endurance avec le photographe italien Marco Anelli qui est resté 716 heures et 30 minutes derrière l’objectif pour réaliser 1545 portraits ! Au 6e étage, comme dans l’atrium, l’accès aux reenactments était contrôlé afin de tenir le public hors du champ des caméras et des appareils photo officiels. Le déplacement des visiteurs et la qualité de leur expérience étaient donc soumis à la fabrication des images des reperformances. Cette hypermédiatisation jurait avec la stricte interdiction faite aux visiteurs de produire leurs propres images. Panneaux et gardiens réitéraient partout l’interdiction des appareils photo et des caméras, alors qu’au MoMA la photographie des oeuvres est généralement autorisée. Il y a incontestablement dans Marina Abramović : The Artist Is Present un contrôle de la production de l’image.

Dans les débats théoriques sur les différentes modalités de transmission de la performance, Abramović a toujours souligné les limites de la documentation, son caractère mortifère, son incapacité à restituer l’élément vivant de la performance qui est essentiel à ses yeux[23]. Comme Phelan, elle préfère à la documentation la mémoire vive des spectateurs. À l’instar de Schneider, la répétition lui semble le meilleur compromis, même si la performance se transforme à chacune de ses itérations. Alors, pourquoi Abramović documente-t-elle aussi massivement ses reperformances ? Il me semble que l’artiste tente d’opérer un déplacement de l’espace de la performance vers celui de l’image, puis vers l’espace virtuel d’Internet et des réseaux sociaux.

Alors que les dispositifs technologiques de médiatisation des performances étaient très imposants, les images que le musée et les personnes autorisées ont réalisées et qui circulent dans les médias donnent l’illusion d’une expérience directe du réel. David Bolter et Richard Grusin, dans leur ouvrage Remediation : Understanding New Media[24], qualifient d’immediacy un « certain type de représentation visuelle qui vise à faire oublier à celui qui regarde la présence du médium […] et qui tente de lui faire croire qu’il est en présence directe des objets représentés[25] ». À l’inverse, les types de représentation qui mettent en évidence la présence du médium relèvent de l’hypermediacy. L’immediacy et l’hypermediacy sous-tendent les processus de remédiation, c’est-à-dire d’évolution des médias, selon des phénomènes de répétition : un nouveau média reprend les formes de celui auquel il succède, corollairement les médias anciens cherchent à imiter les médias plus récents. Dans cette généalogie intermédiale, le couple immediacy et hypermediacy travaille de la façon suivante : « Although each medium promises to reform its predecessors by offering a more immediate or authentic experience, the promise of reform inevitably leads us to become aware of the new medium as a medium[26] ».

Les remédiations des documents de performances d’Abramović privilégient l’immediacy. Les nouvelles images en couleur, numériques, de très haute définition provoquent un incontestable effet de réel et de présence, accentué par l’absence ou la discrétion du public maintenu hors du champ de la captation ou à sa périphérie, et par la disparition des appareils photo et des caméras qui figuraient dans les images des années 70. Ces documents « remédiés » donnent à celui qui les regarde l’impression qu’il fait l’expérience directe d’une performance non médiatisée[27].

Les photographies de Marco Anelli et leur mode de diffusion sur Internet sont, à cet égard, remarquables. Placé derrière Abramović, Anelli adopte le point de vue de l’artiste. Ses portraits d’une précision époustouflante semblent nous montrer les visages tels que l’artiste les a vus, au moment de la plus grande intensité des rencontres. Mises en ligne au fur et à mesure du déroulement de la performance sur le site Internet du MoMA, à partir des pages Flickr de l’institution, les images défilent en mode diaporama selon un ordre chronologique[28]. Pour chaque portrait, des métadonnées indiquent le jour de la prise de vue et la durée du tête-à-tête. En mode plein écran, il est possible de faire chez nous l’expérience de la performance telle qu’Abramović l’a vécue. L’internaute regarde ce qu’elle a regardé. Il voit à travers les yeux de l’artiste. À moins que ce ne soit l’artiste qui voit à travers ses yeux ? La transparence de l’interface amplifie l’efficacité de cet effet.

La médiatisation de The Artist Is Present provoque une démultiplication de la présence, selon un procédé que l’on pourrait qualifier de téléprésence inversée. Abramović explique The Artist Is Present selon une acception traditionnelle de la présence dans la performance contenue dans la formulation : « For me, this performance summarizes all my experience of performance art in one single act : being present here and now[29] ». Il me semblerait néanmoins plus juste de dire que l’artiste est téléprésente partout et en tout temps.

La notion de téléprésence désigne une présence à distance. Les technologies de téléprésence nous permettent d’observer un lieu réel, éloigné, mais aussi d’y intervenir et d’y agir. Pour Lev Manovich, la possibilité de poser une action à distance au moyen de représentations est l’aspect fondamental de la téléprésence. L’auteur parle volontiers du fait qu’elle « rend possible la manipulation en temps réel d’une réalité physique éloignée grâce à une image de celle-ci » ; ces représentations constituent des instruments de contrôle et de pouvoir parce qu’elles nous permettent de manipuler « des ressources dans l’espace et dans le temps[30] ». À la suite de Bruno Latour, Manovich les qualifie d’images-instruments[31].

Rien de tel dans The Artist Is Present. Certes, le MoMA diffusait en direct et en continu sur son site Internet, durant les heures d’ouverture du musée, la captation vidéographique de la performance permettant aux internautes de voir depuis leur domicile ce qui se passait dans l’atrium. Aucune interaction n’était toutefois possible ; il s’agissait plus simplement d’élargir le public de l’exposition. Mais la mise en ligne des portraits d’Anelli intervient différemment. Ce n’est plus l’internaute qui est virtuellement présent dans l’atrium, mais l’artiste qui est virtuellement présente au domicile de l’internaute. Cet effet de présence est obtenu par le fait que l’internaute voit ce que l’artiste vient tout juste de voir, et qu’assis à son poste de travail, il performe à distance la performance d’Abramović : il regarde en silence les visages qui le regardent, les uns après les autres. Il y a dès lors bien téléaction, mais inversée. Les portraits d’Anelli sont des images-instruments qui permettent à Abramović d’agir sur la réalité, de faire reperformer The Artist Is Present par n’importe qui, en tout temps et n’importe où, dès lors qu’une connexion Internet est disponible.

Cette reperformance virtuelle n’est pas de l’ordre de l’allographisme et s’y oppose même à plusieurs égards. Bien qu’ils agissent comme des images-instruments permettant une réactivation de la performance à distance et avec de nouveaux protagonistes, les portraits d’Anelli ne sont pas des scripts parce qu’ils ne procèdent pas d’une réduction conceptuelle. Ce corpus volumineux d’images est le signe d’une hypertrophie de la documentation voire d’un fantasme d’enregistrer une oeuvre démesurée dans sa quasi-totalité. La délégation à l’internaute ne requiert ni l’interprétation d’un script (ou de ce qui pourrait en tenir lieu) ni un partage de la responsabilité auctoriale. Il s’agit de lui faire voir la performance à travers les yeux de l’artiste. L’expérience phénoménologique de la documentation proposée à l’internaute se tient au plus près de celle de l’artiste dans l’atrium du MoMA, ou tout au moins y prétend. Cette superposition des regards et des expériences instaure entre l’artiste et les reperformeurs virtuels un type de relation qui est de l’ordre de la communion. Les commentaires des usagers laissés sur les pages Flickr, et le succès de ces images dans la blogosphère le démontrent : nous sommes dans le registre de l’empathie et des émotions. Le tête-à-tête avec Ulay dès le premier jour de la performance a bouleversé les internautes ! Le blogue Marina AbramovićMade Me Cry propose une sélection de portraits d’Anelli dans lesquels les protagonistes sont en pleurs[32] (Fig. 4) !

Fig. 4

Marina Abramović Made me Cry.

Capture d’écran

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Alors que les scripts photographiques contribuent à établir un régime allographique qui repose sur le partage de l’auctorialité, sur l’intertextualité et l’intersubjectivité, les stratégies de remédiation semblent au contraire affirmer une auctorialité empreinte des conceptions romantiques de l’artiste qui ont dominé les premières théories de la performance : la présence auratique du performeur, sa communion avec le spectateur, des valeurs transposées avec une étonnante facilité dans l’espace virtuel.

Les nouveaux usages des images, sur fond de mutation institutionnelle

Les paradoxes de l’entreprise d’Abramović au MoMA sont nombreux. Bien qu’elle opte pour la reperformance, l’artiste la maintient au plus près de l’image (en privilégiant le tableau vivant). Elle instaure a posteriori pour ses performances un régime allographique, sans toutefois l’assumer pleinement (elle l’associe à une transmission directe). Tout en rejetant la documentation comme mode de transmission de la performance, Abramović produit en amont et en aval de ses reperformances une quantité vertigineuse de documents. Le statut et les usages des images dans cette entreprise sont tout aussi contradictoires. À la fois scripts, documentation ou remédiation de documents antérieurs, certaines des images visent à autoriser et à encadrer les réinterprétations des performances par de tierces personnes, tandis que d’autres génèrent des effets de présence qui effacent le caractère hautement médiatisé des performances et rejouent le mythe de la présence de l’artiste et de sa communion avec son public en le téléportant dans les réseaux sociaux. Ces paradoxes s’expliquent sans se résorber en regard de la mutation institutionnelle que connaît la performance depuis le début du millénaire et le rôle d’instrument d’affirmation auctoriale que l’image y tient.

Du point de vue de l’histoire de la performance, la première décennie du 21e siècle marque l’entrée des performances historiques sous des formes live dans les musées et l’émergence de formes institutionnelles conçues pour mener à bien de tels projets. Plusieurs musées, dont le MoMA, ont créé des départements consacrés à la performance et se sont lancés dans des entreprises de réactualisation de performances historiques accompagnées d’ateliers de réflexion et de colloques. De jeunes institutions dédiées à la production et à la diffusion d’oeuvres performatives, comme Performa, participent également à ces entreprises de recréation. Abramović entend bien jouer un rôle central dans cette mutation du paysage institutionnel de la performance. Elle collabore avec les institutions qui s’y consacrent : outre sa rétrospective au MoMA, elle réinterprète en 2005, dans le cadre de 7 Easy Pieces au Solomon R. Guggenheim Museum, des performances historiques d’autres artistes à partir de la documentation disponible[33] ; en 2010 au Plymouth Arts Centre, elle co-organise The Pigs of Today Are the Hams of Tomorrow, une série d’expositions et d’ateliers portant sur les modalités de préservation de la performance[34]. Elle crée également de nouvelles formes institutionnelles. En 2003, elle fonde l’Independent Performance Group (dissous en 2007), un collectif qui organise des expositions et des événements dédiés à la performance, mène des ateliers animés par Abramović et offre des réinterprétations de performances. En 2012, elle inaugurera la Marina Abramović Foundation for Preservation of Performance Art à Hudson, dans l’état de New York, un organisme sans but lucratif dont la mission est de « protect and preserve the intellectual and spiritual legacy of performance art from 1970 into the future[35] ».

Dans ce contexte d’institutionnalisation des modes de transmission de la performance, les images jouent un rôle essentiel, qu’elles relèvent du script, de la documentation ou de la remédiation. Elles permettent de « rejouer » les performances, d’éventuellement les acquérir, et d’en assurer une fixation au sens juridique du terme. En effet, elles sont indispensables aux remontages d’oeuvres performatives, particulièrement en l’absence des artistes. En tant que scripts, elles établissent les paramètres des réinterprétations et les marges de liberté des interprètes ; en tant que documentations, elles informent sur les occurrences passées et les partis pris interprétatifs qui les sous-tendent. C’est à partir des archives de Kaprow déposées au Getty Research Institute qu’Eva Meyer-Hermann et Stephanie Rosenthal ont organisé en 2006 la rétrospective Allan Kaprow : Art as Life et recréé de façon posthume ses happenings et ses actions[36].

De plus, les corpus documentaires sont essentiels à d’éventuelles acquisitions de performances sous une forme conceptuelle ou idéelle qu’Abramović imagine comme suit dans un entretien avec Nancy Spector :

[…] They can buy the documentation  including video, photographs, and objects  and a permission to re-perform the piece in the future, with precise instructions made by the artists. Not all the pieces can be re-performed in the museum. Those works with potential danger must have the full consent of the re-performing artists […]. Again, this brings up the fact that artists, in their lifetimes, must supply extremely strict instructions.[37]

De telles modalités de collection évoquent celles des oeuvres à caractère conceptuel, couramment acquises sous la forme d’instructions et de protocoles à partir desquels les musées réalisent de nouvelles occurrences au moment des expositions. Quelques expériences ont déjà été menées dans le domaine de la performance, entre autres au S.M.A.K. (Stedelijk Museum voor Actuele Kunst) à Gand et au Mac Val (Musée d’art contemporain du Val de Marne) dans la région parisienne. Dans les deux cas, une documentation colossale a été constituée dans la perspective d’itérations futures.

Enfin, les images permettent la « fixation » des oeuvres, condition incontournable de l’application du copyright sur une création dans les pays de common law : « A work is “fixed” in a tangible medium of expression when its embodiment in a copy or phonorecord, by or under the authority of the author, is sufficiently permanent or stable to permit it to be perceived, reproduced, or otherwise communicated for a period of more than transitory duration[38] ». Un dessin, une partition musicale, un script, une photographie, une vidéo, un enregistrement, un fichier informatique, etc. peuvent tenir lieu de fixation qui, aussitôt établie, confère à l’oeuvre et à son auteur une protection qu’ils n’auraient pas autrement. Cette fixation permet également de distribuer les prérogatives respectives des acteurs dans les arts d’interprétation. Les auteurs peuvent autoriser ou interdire les interprétations de leur oeuvre. Les interprètes ne bénéficient pas de ces privilèges et ne peuvent empêcher qu’un autre interprète « rejoue » une oeuvre qu’ils ont exécutée.

À maintes reprises, Abramović a expliqué que son entreprise de reperformance de ses propres oeuvres et de celles d’autres artistes était motivée par le désir d’établir une déontologie quant à l’usage des performances historiques. La publicité, la mode, le design, les jeunes créateurs reprennent ces oeuvres, déplore-t-elle, sans mention des artistes qui les ont créées, ni autorisation de leur part[39]. La production des corpus documentaires et leur diffusion consolident le copyright de l’artiste sur son oeuvre. Cette mesure permet également de définir les prérogatives du performeur qui conjugue les statuts d’auteur et d’interprète et celles des reperformeurs qui agissent uniquement à titre d’interprètes, dans un domaine  la performance  où ni règles ni usages ne sont établis.

L’image de performance est bel et bien un instrument d’affirmation de l’autorité de l’artiste qu’il faut placer dans la lignée de ce que Jean-Marc Poinsot nomme « ses prérogatives sur tous les terrains où son oeuvre est socialisée »[40]. Toutefois, chez Abramović, cette autorité sociale se superpose au mythe du performeur comme corps incarnant, sanctuaire de l’authenticité, qui communie avec son public. Ce chevauchement de deux conceptions auctoriales divergentes, voire contradictoires et anachroniques, explique les nombreux paradoxes de sa démarche.

Dans ce contexte de mutation institutionnelle, il n’est plus possible d’opposer les formes de transmission live et médiatisées, ni d’assimiler les premières à une position de résistance. De plus, le reenactment ne peut plus être considéré comme un mode de transmission alternatif à la documentation. Les deux sont étroitement articulés : la documentation permet le reenactment, et celui-ci génère de la documentation. Toutefois, les pratiques institutionnelles de reenactment relancent les débats sur les images de performance selon de nouveaux termes. La question n’est plus de savoir si l’image a valeur d’oeuvre d’art comme dans les années 80 et 90 alors qu’une nouvelle génération de photographies de performance faisait son entrée dans les salles des musées et dans les galeries marchandes. Ce n’est ni le glissement d’un statut documentaire vers un statut artistique qui est en jeu (il l’est, mais de façon périphérique), ni la performativité de l’image au détriment de sa valeur indicielle, ni l’expérience « au présent » à laquelle elle donne lieu dans un contexte d’exposition. En régime allographique institutionnalisé, les images de performance remplissent de nouvelles fonctions esthétiques et juridiques. En tant que scripts, elles instaurent des chaînes d’interprétation et de traduction qui permettent le passage entre des univers hétérogènes (la performance, l’image, le texte) et dont le régime temporel est celui de l’anachronisme puisqu’il s’agit de réinscrire constamment l’oeuvre dans le présent, en la recréant[41]. En tant que fixation, les corpus d’images dessinent les contours d’une autorité auctoriale ainsi que les modalités de sa délégation à divers interprètes et intermédiaires. S’ouvrent dès lors de nouvelles avenues pour penser les images de performance.