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Lors d’un colloque récent intitulé Edit ! normes, formats, supports[1], Ruedi Baur faisait remarquer qu’une recherche peut être fondamentale, même lorsque appliquée à des sujets réels. C’est dans cette foulée que se donne à lire le texte de l’artiste invité Ruedi Baur accompagnant, dans le dossier intitulé « Programmer l’imprévisible », la matière visuelle de quelques projets extraits du corpus substantiel élaboré par ce dernier et son équipe depuis une vingtaine d’années dans le domaine de l’identité visuelle et de la signalétique[2]. Ces projets sont présentés comme les étapes dans la recherche d’un certain type d’efficacité programmatique, de laquelle sont écartés d’entrée de jeu les « systèmes répétitifs basés sur un nombre très limité d’éléments[3] », qui constituent le degré zéro de cette recherche, et que Baur critique dans le chapitre 1 de son dossier, pour passer à un certain nombre de ses propres réalisations qui intègrent progressivement les caractéristiques fondamentales du type de programmation recherchée. Le chapitre 2 du dossier traite ainsi des « systèmes basés sur un logotype évolutif » (programmes d’identité visuelle, le premier pour l’an 2000 en France, et le second, pour l’année France-Russie) et le chapitre 3, des « systèmes basés sur un langage visuel plus complexe » (programme de signalétique pour l’aéroport Cologne-Bonn et programme d’identité visuelle pour l’École nationale supérieure des beaux-arts à Paris). Le chapitre 4 introduit, en guise d’horizon, la possibilité de « systèmes se reprogrammant entre chaque apparition » et il présente à cet égard quelques « schémas théoriques » d’ordre heuristique de même qu’un projet d’identité visuelle encore à l’étude pour un centre de design à Saint-Étienne.

Le dossier de Ruedi Baur prend ainsi une allure argumentative, procédant d’un concept universalisant de design, dans lequel la programmation d’identités visuelles et de signalétiques s’effectue de manière normative et décontextualisée (le degré zéro de la programmation recherchée), à l’idée d’une « programmation contextuelle » qui se réfère à ces « formidables modèles » que constituent les structures linguistiques. Ce sont celles de ce que l’on convient d’appeler « langages naturels », par opposition aux « langages artificiels » qui s’élaborent dans un registre allant des formalismes logiques et mathématiques aux codes visuels dont la réglementation présente une dimension légale. Contrairement à ces formalismes et à ces codes, les langues vivantes (parlées et écrites) ont une capacité créative qui rend possible, pour reprendre les mots de Ruedi Baur, « d’intégrer le nouveau, de s’accommoder de l’imprévisible, de permettre l’usage singulier, la création de l’exceptionnel et du normal ». Si aucun des projets présentés ne parvient selon Baur à la puissance créative de ce que l’on pourrait appeler ce « naturalisme langagier », certains programmes présentant un caractère d’évolutivité et de reprogrammabilité y travaillent objectivement, en application. Il est à cet égard très significatif que Ruedi Baur procède, en quelque sorte in situ, dans son dossier, à l’esquisse de trois « reprogrammations », adaptant deux programmes d’identité visuelle (l’an 2000 en France et l’année France-Russie) ainsi que le programme signalétique de l’aéroport Cologne-Bonn, au thème de son intervention dans le cadre du présent numéro.

Je n’entreprendrai pas ici de faire une analyse des programmes d’identité visuelle et de signalétique dont Ruedi Baur résume lui-même de manière incisive, dans le texte accompagnant les documents visuels de son dossier, les tenants et les aboutissants. Je m’occuperai plutôt de répondre réflexivement à un certain nombre de considérations formulées dans ce texte concernant le développement des langages impliqués dans ces programmes, en désignant quelques entreprises de théorisation du langage auxquelles j’estime que ces considérations répliquent sur le plan philosophique et épistémologique. J’espère ainsi montrer, dans les limites que l’espace et la vocation de ce commentaire permettent, comment le travail de Ruedi Baur relève de ce que j’appelle une « pragmatique radicale », laquelle fournit certains concepts déterminants pour le développement de l’idée qu’une pratique artistique puisse constituer une recherche d’ordre fondamental. Cette idée d’une programmation contextuelle prenant modèle sur la créativité des langages naturels, cette recherche d’une programmation intégratrice, adaptative et en un certain sens elle-même « naturaliste », bien qu’elle ne soit pas sans rappeler certains des concepts fondateurs des pragmatiques formelles dans le domaine des théories logiques du langage ainsi que, dans un autre ordre de considérations, le projet chomskyen d’une grammaire universelle expliquant la créativité propre aux langues vivantes, en diffère cependant profondément dans le mouvement même où elle rejoint une philosophie qui en fut critique et qui joue un rôle central dans la caractérisation du concept de pragmatique radicale proposé ici, celle de Ludwig Wittgenstein.

Les pragmatiques formelles sont les héritières de la définition, par Charles W. Morris en 1938, du processus de signification langagier appelé « sémiose », selon trois dimensions nécessaires et irréductibles, celle du rapport des signes entre eux, la syntaxe, celle du rapport entre les signes et les objets auxquels ils réfèrent, la sémantique, et celle du rapport entre les signes et leurs interprètes, la pragmatique[4]. Une partie de la philosophie du langage anglo-saxonne s’est adonnée à l’élaboration de langages logiques formalisant certaines expressions des langages naturels (propositionnelles, prédicatives, quantificatrices, modales, déictiques, illocutoires) ainsi qu’au développement de théories (syntaxiques, sémantiques et pragmatiques) formalisant à leur tour dans des métalangages les propriétés de ces langages logiques en fonction de leur incorporation d’expressions relevant des différentes dimensions de la sémiose[5]. La dimension pragmatique de la sémiose, qui nous concerne plus particulièrement ici, s’est progressivement étendue des interprètes/utilisateurs du langage aux contextes d’usage, ensembles de paramètres comportant tous et seulement les éléments contextuels (par exemple l’agent, le temps, le lieu et le monde de l’énonciation) nécessaires pour rendre compte de la référence des expressions, en l’occurrence déictiques, des langages les comportant et pour définir les conditions de vérité des énoncés de ces langages[6]. Certaines théories logiques ont ainsi été préoccupées par la représentation de la sensibilité contextuelle des langages naturels formalisés par certains langages logiques. Elles ont cependant conceptualisé de manière très spécifique les contextes d’usage de ces langages naturels, les plaçant en aval d’une relation référentielle à portée « vériconditionnelle »[7] incombant strictement aux expressions « contextuellement dépendantes » des langages logiques concernés.

Or la programmation contextuelle de Ruedi Baur se distingue et même s’oppose à ces entreprises de génération et de théorisation de langages contextuellement sensibles, pour des raisons qui tiennent à la pratique même du design et qui pointent en direction de la contribution des disciplines dites « de pratique », et en particulier de pratique artistique, qu’elles soient ou non de commande, à la résolution de certaines questions fondamentales et disciplinairement généralisées – en l’occurrence, celle de la portée réelle et de l’efficacité de nos activités et de nos artefacts[8]. Si le concept d’utilisateur est en effet restauré dans une capacité qui va bien au-delà de la dimension référentielle des expressions déictiques d’un langage, et si le contexte d’usage est développé jusqu’à correspondre à la complexité d’un événement culturel ou d’une déambulation architecturale et urbaine, la position essentialiste dont relève l’élaboration des pragmatiques formelles, en vertu de laquelle le contexte est parcimonieusement assimilé par la théorie à l’objet langagier qui le paramétrise, doit être profondément modifiée. Il ne s’agit plus ici d’une contextualité d’interprétation et d’utilisation d’un corps langagier constitué, mais d’une contextualité de création vouée à l’émergence d’un corps langagier efficace. Il faut ainsi se déplacer de la sémiose, ou, si l’on veut, d’une pragmatique sémiologique, à une pragmatique qui procède au renversement du rapport entre le contexte et le langage. Ce dernier se trouve ici assimilé au contexte plutôt que l’inverse, c’est-à-dire qu’il s’y intègre comme l’une de ses régions constitutives plutôt que de le tenir référentiellement à distance comme un monde représentable ou, pour parler plus formellement, comme un univers sémantique. On préférera ici réserver à la sémiologie sa pragmatique d’interprétation et d’utilisation, pour générer une pragmatique de contextualisation, qui procède en quelque sorte de novo des disciplines de pratique – dont on pourrait dire, justement, qu’elles se distinguent par leur rapport non « mondanisant » au contexte.

En prolongeant ce geste épistémologique, nous arriverions à considérer que toute discipline en est ultimement une de pratique, dont seuls les moyens et les modalités (la plastique) diffèrent. C’est là le sens de la réalité propre à une pragmatique radicale, qui trouve un fondement d’autant plus perspicace dans la philosophie de Wittgenstein (celle de la « deuxième manière ») que cette dernière s’est élaborée dans un mouvement profondément critique visant l’essentialisme inhérent à la philosophie analytique à laquelle se rattachent les pragmatiques formelles[9]. On le sait, cette deuxième manière de Wittgenstein n’est pas celle d’un système ni d’un corps théorique autrement organisé. Les concepts d’usage, de jeu de langage et de forme de vie (par lesquels, comme l’allégorie de la caverne pour la philosophie de Platon, elle se trouve fréquemment retenue) constituent en quelque sorte les marqueurs d’une attitude exigeant de ramener ultimement toute activité langagière humaine au plan d’une histoire naturelle humaine, y compris cette mise à plat même – une attitude dont l’exercice a été chez Wittgenstein remarquablement juste, parce qu’extraordinairement discipliné. Le travail philosophique de Wittgenstein s’avère ainsi exemplaire en ce qu’il présente lui-même les attributs dont il remarque et questionne l’absence dans une multitude de cas apparemment non problématiques d’usages du langage, qu’il s’emploie à décrire avec transparence. C’est donc dire que ce travail est exemplaire d’une pratique, et c’est bien à ce titre et en un certain sens pour cette monstration qu’il s’est effectué. Cette exemplarité ne suit pas une logique typologique mais plutôt agrégative[10], comme ces « ressemblances de famille » qui ne sont constituées d’aucun trait général mais plutôt d’un chevauchement et d’un entrecroisement de traits particuliers, ainsi que Wittgenstein le décrit dans ses Philosophische Untersuchungen[11]. Ce concept, Ruedi Baur l’a d’ailleurs lui-même indirectement invoqué dans le cadre du colloque Edit ! normes, formats, supports en donnant l’exemple de l’apprentissage d’un concept par le biais d’un agrégat (une famille) d’images (et l’on sait que Wittgenstein a régulièrement utilisé ce genre d’exemples tirés des situations d’apprentissage, sans compter la fameuse description agrégative de « ces processus que nous appelons “jeux” », lesquels forment, en effet, une famille[12]). Si le langage reste tout de même premier dans la philosophie de Wittgenstein, il l’est cependant comme agrégat ou familles de jeux de langage. Le travail philosophique de Wittgenstein maintient ainsi une position rigoureusement anti-essentialiste, dans la mesure où il s’intègre lui-même comme pratique langagière parmi d’autres, y compris celles qu’il décrit et qu’il critique, de sorte que le « monde » de la tradition philosophique n’y est jamais considéré que sous les auspices d’autant de contextes. Il n’y a pas de monde chez le « deuxième » Wittgenstein, il n’y a en réalité que des contextes. Une pragmatique radicale peut ainsi se présenter, en parenté avec la pratique philosophique de Wittgenstein, comme une entreprise fondamentale, une activité de compréhension de pratiques langagières (la programmation d’identités visuelles ou de signalétiques, par exemple), qui passe par la résolution exemplaire de sa propre intégration contextuelle.

Ce « contextualisme» se distingue et même s’oppose, d’autre part, à ce que l’on pourrait appeler le « naturalisme » de la théorie du langage élaborée, sous le nom de « Generative Enterprise », par le linguiste Noam Chomsky et son école. C’est pourtant le concept de « créativité du langage» qui vient à l’esprit lorsque Ruedi Baur invoque ces modèles que constituent les structures linguistiques pour la création de programmes d’identités visuelles et de signalétiques. Cette créativité du langage a été relevée et examinée depuis le 17e siècle, en particulier dans la linguistique de Humboldt ainsi que, dans cette dernière, le processus génératif qui la rend possible[13]. Elle fait également l’objet d’une thèse biolinguistique endossée par la linguistique générative, à savoir que :

the human species is equipped with a “mental organ” as a biological property that makes possible the acquisition of the surprisingly complex and intricate knowledge of language on the basis of quite limited and impoverished primary linguistic data. [Cet organe, la « faculté de langage » (language faculty),] is assumed to be an autonomous system that actually exists in the human brain (interacting with other cognitive modules), just as the circulatory system and the respiratory system exist as “(physical) organs” in the body[14].

La linguistique générative s’est consacrée depuis le milieu du 20e siècle à la théorisation de cette faculté de langage, ce qui l’a conduite à élaborer une « grammaire universelle » expliquant la forme des grammaires spécifiques correspondant à nos langages naturels. Le naturalisme de la théorie linguistique de Chomsky aboutit ainsi à un universalisme en vertu duquel, pour le dire en termes généraux, il existe une grammaire constituée de structures profondes de la pensée humaine qui caractérisent des universaux de langage auxquels répondent en commun les grammaires des langues particulières que nous parlons.

On pense ici bien sûr aux entreprises de construction de langages universels qui ont préoccupé un certain nombre de philosophes du 17e siècle (Bacon et Leibniz, pour nommer les plus célèbres) ainsi que, à une époque différente mais non sans parenté, certains philosophes du 20e siècle (ceux de l’empirisme logique et le « premier » Wittgenstein, notamment) – sortes de langues artificielles devant correspondre de manière isomorphe à la structure philosophique du monde[15]. À une certaine hauteur, celle de ce que la tradition philosophique a appelé le « rapport au monde », il n’y a pas si loin entre l’entreprise générative et ces entreprises philosophiques, si ce n’est la région de réalité (faculté de langage, structure du monde) à laquelle les artefacts théoriciens qu’elles élaborent veulent correspondre. On y trouvera également les univers sémantiques de ces langages logiques dont il a été question plus haut, dans l’extension desquels se situent les pragmatiques formelles. D’un autre point de vue cependant, ces entreprises diffèrent profondément en ce que la première se conçoit comme une science et se prête au travail de la réfutation (falsification), pour reprendre un concept poppérien[16], alors que les entreprises logiques et philosophiques incorporent une finalité normative. Mais quels que soient la hauteur et le point de vue, la recherche programmatique de Baur ne vise ni la production de normes universelles ni à se fonder sur la science d’une faculté universelle – celle-ci devant éventuellement, dans ce genre d’entreprise, cautionner la production de telles normes.

L’entreprise de Ruedi Baur ne dément ni l’intérêt ni l’éventuelle plausibilité de l’universalisme langagier, qui veut soit expliquer, soit promouvoir la capacité communicationnelle humaine de traverser toute culture. Elle s’en démarque plutôt par une certaine manière de faire de la théorie, de poser et de résoudre, à tout le moins hypothétiquement, des questions fondamentales – et il est bien certain que ce que sont ces questions fondamentales varie en conséquence. Cette manière, ou il faudrait dire plutôt cet agrégat ou cette famille de manières, est propre aux pratiques artistiques, qu’elles soient spéculatives ou utilitaires, libres ou commandées. Une pratique artistique travaille en effet dans un ordre singulier plutôt qu’universel, qui concerne au premier chef le contexte d’inscription de l’artefact qu’elle s’emploie à générer – en tant que ce contexte est considéré, encore une fois, sous le rapport de la création de cet artefact plutôt que de son interprétation et de son utilisation[17]. Le jeu de concepts requis pour comprendre philosophiquement cette inscription n’est pas sans rappeler celui de l’empirisme, mais dans un rapport au contexte, donc, plutôt qu’un rapport au monde, ainsi qu’une valorisation de ce rapport dans des termes de justesse ou de concordance (la fitness goodmanienne), plutôt que de vérité et de fausseté ou de vérification et de réfutation – ces derniers étant interprétés comme formes particulières de justesse et de concordance[18].

Le contextualisme d’une pragmatique radicale renvoie donc à l’inscription créatrice des pratiques langagières dans le tissu de l’histoire naturelle humaine, aux travaux savants dans le plan des formes de vie, aux pratiques de connaissance qui transigent avec elles. D’une certaine façon, la pratique artistique est pragmatiquement exemplaire en ce qu’elle relève la dimension d’artefact de ce que produisent les disciplines du savoir. Toute théorie peut en effet être considérée comme un artefact plutôt que, au premier degré (et sans invalider ce dernier), la description ou l’explication d’un phénomène naturel ou culturel. Or, il n’y a clairement pas ici de règles universelles, l’équivalent de ce qui serait une grammaire universelle des théories qui constituerait elle-même la théorisation de quelque chose comme notre « faculté de connaissance ». La question qui se pose plutôt est celle de la contribution de nos théories au développement juste et concordant de nos contextes, puisque nous comprenons, proportionnellement au caractère de plus en plus incisif et sophistiqué de ces théories, que ces contextes constituent eux-mêmes nos artefacts. Cela est particulièrement vrai au moment où nous transformons progressivement l’environnement terrestre et où nous développons les langages mathématiques pour le comprendre – cependant que la primordiale et transcendante Nature s’est retirée dans les profondeurs spéculatives de la matière noire, de l’énergie sombre et s’est multipliée au-delà dans les univers putatifs d’une cosmologie quasi musicale.

La question de l’imprévisibilité que pose Ruedi Baur dans les deux textes qui ouvrent et ferment respectivement son dossier en même temps qu’elle l’intitule est d’ordre fondamental. Elle s’inscrit de manière emblématique dans ce « paradigme climatique » évoqué en introduction, puisque « programmer l’imprévisible », c’est programmer dans l’esprit de notre prise progressive sur notre environnement terrestre en même temps que dans la compréhension radicalement pragmatique de nos théories comme des pratiques transformatrices de nos contextes – de nos formes de vie et de notre histoire naturelle. Programmer l’imprévisible c’est, en quelque sorte, entreprendre de programmer nos contextes, à la frontière d’environnements naturels et de cultures auxquels nous reconnaissons maintenant la même complexité et que nous inscrivons dorénavant dans un même continuum – un même agrégat de dynamiques non linéaires, pour reprendre les attributs mathématiques de la complexité. Cette programmation est en quelque sorte in situ et même in vivo, elle réclame notre présence pour ne pas dire notre vigilance et, comme le dit Ruedi Baur, notre « bon jugement », pragmatiquement bien exercé.