Article body

« À peine commencions-nous à raconter, dit Robert Antelme, que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable[1]. » Ces lignes de Robert Antelme, sur lesquelles s’ouvre l’un des premiers témoignages sur l’épreuve concentrationnaire, se poursuivent ainsi : « Nous avions donc bien affaire à l’une de ces réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. Il était clair désormais que c’était seulement par le choix, c’est-à-dire encore par l’imagination, que nous pouvions essayer d’en dire quelque chose[2]. » Parce que l’imagination est la condition transcendantale d’un possible partage de l’expérience et, à ce titre, constitutive du lien d’humanité, elle seule peut être requise de donner forme à ce qui outrepasse l’imagination. Mais comment, dans le moment où l’adresse à l’autre postulée par le témoignage renoue le fil d’une identification possible, un lien d’humanité, comment faire droit à ce qui destitue ce lien ? Comment transmettre ce qu’on ne peut imaginer, ce qu’on sait inimaginable ?

La littérature de témoignage est ainsi marquée par la prépondérance de l’instance énonciative sur l’énoncé. Manifeste dans la multiplication des figures du discours (le détour figural[3] inscrivant la tension que fait subir l’expérience concentrationnaire au sein d’une écriture désireuse de la « comprendre »), elle apparaît également dans la domination des formes réflexives, où l’écrivain se retourne contre le témoin et l’essai contre la narration. Cette tension autocritique, qui fait du procès d’écriture lui-même le lieu du conflit tragique, permet que se renoue, entre le lecteur et la représentation de l’épreuve catastrophique, un lien d’humanité, « dans “l’expérience” énoncée de l’inhumain, c'est-à-dire dans une diction de l’humain[4] ».

C’est là tout l’enjeu, me semble-t-il, du film de Rithy Panh. En choisissant d’inscrire l’aporie du témoignage, au coeur même de la représentation cinématographique, comme son propre échec, S21, la machine de mort Khmère rouge (2003) n’en persiste pas moins à « témoigner » de la destruction insensée de l’humanité, c’est-à-dire à s’adresser à un spectateur susceptible d’en assumer l’héritage. C’est la condition à laquelle la présentation de l’inhumain peut permettre que se refonde un lien d’humanité incluant la possibilité toujours actuelle de sa destruction.

L’héritage catastrophique

La démarche de Rithy Panh vise, en effet, non à faire l’histoire du génocide mais à en comprendre l’événement. Certes, en dépit des travaux des historiens et malgré la masse d’archives les accusant, les crimes des Khmers rouges, à la différence de ceux des nazis, n’avaient toujours pas été jugés au moment de la réalisation du film[5]. Les manuels scolaires d'histoire cambodgiens eux-mêmes ne les mentionnaient pas. Ce n’est pourtant pas le manque de diffusion des connaissances historiques qui a justifié l’entreprise du cinéaste, mais le fait que ce qui a permis le génocide restait et reste à penser.

Sur le plan des faits, dont l’établissement relève d’une construction documentée et d’un raisonnement logico-déductif, le processus génocidaire n’est nullement « impensable », du moins si l’on définit la pensée comme activité de connaissance et d’interprétation. Ce qui est impensable ou, plutôt, insensé, c’est l’événement : la catastrophe anthropologique provoquée par la volonté génocidaire de séparer l’humanité d’elle-même. Cette logique-là, dont les effets sont connaissables et, en ce sens, pensables, échappe à ce qu’on peut « comprendre » (c’est-à-dire, littéralement, « prendre en soi »), parce qu’elle vise la déliaison du lien constitutif de l’humanité – la « désappartenance[6] ». Si la volonté génocidaire est proprement insensée, c’est qu’elle atteint les fondements de la mimésis. La guerre la plus meurtrière préserve encore la permutabilité des points de vue : parce que ses mobiles sont imaginables, l’ennemi est toujours relatif. La volonté d’extermination, elle, est littéralement absolue : elle détache les « raisons » du bourreau de ce que les victimes peuvent imaginer, car elles ne peuvent adopter son point de vue. Tout monde commun est désormais impossible. C’est cet absolu qui fait de l’événement une Catastrophe.

Tandis que le terme de « génocide » fige la succession des faits dans le passé[7], tant l’hébreu Shoah  que l’arménien Aghed  (qui peuvent l’un et l’autre être traduits par « Catastrophe ») tentent de nommer la temporalité « intempestive » non des faits historiques, mais de l’événement anthropologique dans ce qu’il a d’inachevable. J’ajouterai que j’opte également pour le terme de « Catastrophe » parce que son extension excède très largement les faits génocidaires et inclut leur double pervers, la négation[8]. En ce sens, la Catastrophe, c’est l’envers du fait : la question en suspens, en attente toujours différée d’une réponse. Mais, précisément parce qu’il porte une atteinte directe à la pensée, l’événement catastrophique « s’impose à nous comme un événement constitutif de notre être » et nous somme d’avoir à « penser sans vouloir comprendre et à partir de ce refus[9] », ce qui jette l’entendement hors de lui-même. Analyser ce qui se joue dans la confrontation du film de Rithy Panh et de l’événement catastrophique demandera donc d’aborder la question sous l’angle non de l’intelligibilité – domaine des faits –, mais de la saisie – lieu de l’événement.

S21 constitue, en effet, dans cette perspective, une oeuvre fondamentale, au sens propre, c’est-à-dire fondatrice, et ce, à double titre : d’une part, le dispositif du film déplace radicalement la question de la « représentation » des génocides; d’autre part, l’expérience de sa réception élabore une « mémoire partagée » qui contribue à instituer un espace proprement « politique », au sens d’Hannah Arendt[10]. Aussi bien, mon propos – qui rencontrera forcément les questions de « l’indicible », de l’« irreprésentable » ou de l’« intémoignable », amplement débattues depuis trente ans dans le champ de la philosophie ou de l’esthétique[11] – ne vise pas à les reprendre à nouveaux frais, mais bien à déplacer le point de vue, en s’attachant, avant tout, à décrire et à analyser la stratégie singulière du film, afin d’en dégager le caractère proprement testimonial[12].

Toutefois, S21 ne peut être considéré comme un « film-témoin » qu’à la condition d’élargir le concept de témoignage. D’abord, parce que, historiquement et quasi « naturellement », le témoignage a été pensé exclusivement dans son expression linguistique – dépositions orales sur la scène judiciaire ou écrits testimoniaux des rescapés –, les images photographiques ou cinématographiques enregistrées n’acquérant que rarement une égale « autorité ». Mais surtout parce que, à l’encontre de la délimitation restreinte du témoignage, fondée sur la co-présence du témoin et de l’événement, c’est la relation de « prise à témoin » du spectateur par le film qui sera au centre de ma réflexion. Autrement dit, c’est la possibilité d’une transmissibilité « malgré tout » de l’événement, qui me semble au coeur du dispositif mis en oeuvre par un film dont la poétique elle-même devient le lieu de la transmission.

Face à l’invisibilité de ce que Shoshana Felman nomme l’« événement-sans-témoin[13] », S21 met, en effet, en oeuvre un « régime de vérité » radicalement hétérogène aux modes de véridiction historico-juridiques. S’opère ainsi un déplacement essentiel de la vérité, objet de la connaissance, à la signification, horizon de la pensée. Or, ce déplacement me semble pouvoir être élucidé à partir de l’expérience spectatorielle elle-même ou, plus exactement, à partir de l’élaboration d’une mémoire proprement « cinématographique ». Celle-ci, selon Pierre-Damien Huyghe, n’implique « pas nécessairement le souvenir. Elle est pour ainsi dire formelle et tient moins à la référence qu’à l’appareil qui la produit[14]. » Ne réclamant nullement le retour d’une expérience vécue, elle surgit de ce qui « se présente », c'est-à-dire paraît ici et maintenant, en nous revenant d’un « là, autrefois », auquel nous n’avons jamais été présents.

Une contre-mémoire de l’événement

Historiquement, c’est autour de la Shoah que s’est élaborée la réflexion sur la possibilité ou l’impossibilité de la représentation de la Catastrophe. Or, les débats ont été largement conditionnés par le cadre de pensée imposé par l’exterminateur, cadre dont se réclament également les négationnismes[15] : le régime de la « preuve par l’image ». C’est, au demeurant, dans cette logique que s’inscrit la volonté nazie de supprimer toute trace de l’extermination elle-même : effacer l’image parce que l’image ferait preuve.

On retrouve la même volonté farouche de secret chez les Khmers rouges. « S-21 » est le nom de code du centre de détention situé dans l’ancien lycée de Tuol Sleng où, de 1976 à 1979, 14 000 personnes ont été torturées et exécutées. Sept détenus seulement ont survécu (deux d’entre eux sont présents dans le film de Rithy Panh). Or, en dehors des dirigeants à la tête du Parti communiste (« Angkar », ou l’Organisation), l’existence de « S-21 » n’était connue que des gardiens et des tortionnaires qui y travaillaient et n’avaient pas le droit de se mêler à la population. Toutefois, la spécificité du génocide perpétré par les Khmers rouges (en quatre ans, deux millions de Cambodgiens sont morts de faim et d'épuisement ou ont été exécutés, c’est-à-dire un cinquième de la population), c’est que les tortionnaires voulaient absolument « prouver » que leurs victimes étaient coupables ! Ils ont ainsi frénétiquement accumulé les archives de leurs crimes : des milliers de photographies des prisonniers, à leur arrivée, mais aussi parfois des clichés des morts sous la torture, ainsi que des centaines de comptes-rendus d’interrogatoires et de « confessions » extorquées aux détenus.

Ce n’est donc pas le manque d’archives qui justifie l’entreprise de Rithy Panh, mais son envers : les Khmers rouges ont voulu littéralement changer la mémoire de leurs victimes, en leur extorquant, sous la torture, l'aveu de leurs crimes supposés. Or, une fois obtenue sa « confession complète », le détenu était immédiatement exécuté. Toute l’entreprise visait donc un seul but : que les tortionnaires, instruments de la machine, et leurs victimes finissent par croire à ce que « Angkar » prétendait être la vérité. C’est pourquoi il s’agit d’abord, pour Rithy Panh, de recomposer une contre-mémoire de l’événement génocidaire.

Encore lui faut-il sortir définitivement de la logique de l’image-preuve, qui est aussi la logique du bourreau et ne plus faire porter par les seules victimes le poids du témoignage. En effet, comme le souligne Marc Nichanian à propos des témoignages des rescapés du génocide arménien et de leurs descendants, « depuis 90 ans, en prouvant, en faisant fonctionner le témoignage comme preuve, je réponds à l’injonction du bourreau. […] C’est cela la catastrophe du survivant[16]. » Aussi, S21 va-t-il opérer un déplacement majeur : ce ne seront plus les victimes, mais les bourreaux qui seront sommés de témoigner.

Rendre « pensable » l’événement catastrophique

Fig. 1

Photogramme tiré de S21, la machine de mort Khmère rouge de Rithy Panh, 2003.

© Institut national de l’audiovisuel / Arte France Cinéma

-> See the list of figures

Ce qu’il s’agit, pour Rithy Panh, de comprendre, c’est le passage de l’humanité à l’inhumanité, qui a atteint le tortionnaire en même temps que sa victime. Comprendre comment les « bourreaux » – c’est-à-dire les responsables comme les simples exécutants – ont pu décider qu’une partie de l’humanité – les habitants des villes, les « intellectuels », le « Nouveau peuple » comme disaient les Khmers rouges – n’appartiendrait plus à l’humanité. Mais comprendre ce processus de déshumanisation a été possible, c’est, aux deux sens du terme, rendre intelligible et « prendre ensemble ». Comprendre, alors, définit non seulement un point de vue, mais également une prise de position : il s’agit, pour Rithy Panh de faire de l’opération d’exclusion – qui a eu pour résultat d’expulser les victimes hors de l’humanité – un événement qui se situe au coeur de ce que nous nommons « penser », donc un choix dont l’humanité est capable et solidairement responsable. Il y revient à plusieurs reprises dans le livre qui a accompagné la sortie du film, précisant qu’il a voulu « entrevoir quelle est la part d’humain dans ce crime » ou encore mener « une réflexion sur le champ psychologique de ce crime de masse[17] ».

Ce postulat fonde, dans le film, la rencontre et la confrontation des victimes survivantes – les anciens détenus – et de leurs bourreaux – les gardiens. En les rassemblant en un même lieu, l’ancien centre de détention « S-21 », en les filmant dans un même mouvement de caméra, sans recourir au champ contrechamp qui les opposerait les uns aux autres, en refusant surtout tout commentaire surplombant, c’est-à-dire extérieur, Rithy Panh affirme leur commune appartenance à l’humanité. En ce sens, c’est au niveau de son dispositif même que le film s’oppose à l’opération génocidaire de retranchement et d’exclusion.

Mais le dispositif de S21 répond surtout à la difficulté à laquelle est confronté Rithy Panh. Engager un travail de mémoire qui fasse venir au jour la fracture d’un génocide « oublié » suppose d’affronter le double bind catastrophique : la subversion de toutes les lois de l’éthique et l’oubli immédiat de l’épisode transgressif[18]. Aussi le cinéaste ne peut-il se contenter d’opposer la « réalité » des crimes des Khmers rouges aux « mensonges » des tortionnaires et à l’amnésie de la société cambodgienne. Il lui faut construire cette réalité avec tous les acteurs de la Catastrophe, victimes et bourreaux, et donc amener les anciens gardiens du centre de détention « S-21 » à se représenter ce qui s’est passé, en se représentant dans ce qui s’est passé.

Autrement dit, il ne peut y avoir de recomposition durable d'un lien social que si les bourreaux eux-mêmes recouvrent non seulement la mémoire, mais aussi la compassion que la machine Khmère rouge leur a retirée, faisant d'eux des moins qu'humains au même titre que leurs victimes[19]. Toutefois, comme le rappelle Rithy Panh, réinscrire les bourreaux et les victimes dans le champ d’une même humanité ne consiste pas à les confondre, à les rendre interchangeables[20]. Rendre aux bourreaux leur humanité, ou plutôt, leur permettre de rejoindre l’humanité, c’est leur rendre leur libre arbitre, c’est-à-dire les confronter au choix qu’ils pouvaient faire et n’ont pas fait; les confronter, donc, au fait qu’ils ont tué des hommes, et non pas « autre chose que des hommes ». Mais c’est aussi leur rendre leur singularité et donc aller à l’encontre de l’anonymat derrière lequel ils s’abritent volontiers, tentant de se faire passer pour de simples « exécutants », pris dans les rouages d’une grande machine.

Une mémoire « corporelle »

Fig. 2

Photogramme tiré de S21, la machine de mort Khmère rouge.

© Institut national de l’audiovisuel / Arte France Cinéma

-> See the list of figures

La pièce maîtresse du dispositif filmique de reconstruction mémorielle est donc le recueil du témoignage des gardiens. Encore faut-il préciser que si ces témoignages ne sont pas destinés à servir de « preuves », ils ne constituent pas davantage une collection de « souvenirs ». En effet, la temporalité du témoignage ne peut être celle du souvenir – c’est-à-dire du « récit » –, car celui-ci suppose un narrateur, autrement dit un « sujet », qui ait été capable d’analyser la situation au moment même où il la vivait[21]. Or, comme le rescapé d'un génocide bien que d’une autre manière, le bourreau n’a pu être un tortionnaire qu’à la condition d’abdiquer, à l’époque des faits, ce qui faisait de lui un homme : la pensée. En ce sens, le bourreau ne devient véritablement un « témoin » qu’au moment où sa parole, pour lui comme pour nous, fait de lui, au présent, l’auteur d’un récit. C’est donc le dispositif d’enregistrement de sa parole dans le film qui lui permet de devenir, sous nos yeux, un « sujet-témoin ». C’est aujourd’hui, sur la scène qu’offre le film, en présence de la caméra, en notre présence, que peuvent se construire simultanément et indissociablement le témoignage sur l’événement et le « sujet-témoin ».

Mais si le témoin ne peut pas se « souvenir », comment mettre fin à son amnésie, amnésie qui fait partie du processus de déshumanisation ? Tout le défi du film est justement d’obtenir que s’engage ce processus de remémoration. Pour cela, trois conditions doivent être réunies : la confrontation avec les archives écrites ou photographiques, bien sûr, mais aussi le retour sur les lieux de l'extermination, voire la recomposition mimétique des gestes d'autrefois. Le pari de Rithy Panh est, en effet, que la répétition d'une situation, autrefois subie plus que vécue, provoque un « retour en arrière » et qu’une parole neuve puisse alors jaillir de l'émotion (re)trouvée par le témoin.

Ainsi, l’un des tortionnaires, Prak Khan, qui avait jusque-là déguisé son rôle véritable, finit par le reconnaître, face au document d’archives qui l’accuse[22]. Il est alors amené à exposer très clairement la division – c’est-à-dire son absence à lui-même – sur laquelle repose la déshumanisation du tortionnaire qui accepte de se mettre au service de la machine de mort : « La tête était ici et le coeur était là », dit-il. Mais c’est surtout sa diction, hachée, monocorde, mécanique comme celle d’un automate, qui manifeste son dédoublement encore aujourd’hui. Cela donne l’impression d’un processus de construction du témoin toujours inachevé, comme s’il n’était pas tout à fait devenu un « sujet » assumant ce qu’il dit. Parce que la lecture ânonnée des circulaires du régime et le ton mécanique des récits donnent l’image d’une diction quasi inhumaine, le film nous contraint donc, à la limite du malaise, à penser ensemble le devenir humain du bourreau et son inhumanité encore présente. Ensemble, ce qui ne signifie pas réconciliés. Tout l’enjeu du témoignage de l’ancien tortionnaire est là : dans le moment même où il accède enfin à la parole, donc au statut de « sujet », il fait apparaître ce temps où « il ne parlait pas encore[23] ».

Le malaise du spectateur atteint un point culminant dans la scène où, confronté au mutisme de Poev, le plus jeune des gardiens, incapable de décrire de lui-même ce qu’il avait vécu autrefois, Rithy Panh lui demande de mimer ce qu'il faisait à l'époque où « S-21 » était une prison[24]. Poev refait ainsi, pour la caméra, les gestes du « travail » qui était le sien à l’époque khmère rouge, en les accompagnant des insultes dont il abreuvait les détenus. Tout se passe alors comme si la répétition remettait en jeu, au présent, les affects d’autrefois, sans qu’il prenne à aucun moment conscience de ce qu’il fait, sans qu’il prenne aucune distance. Plus exactement, la présence muette de la caméra semble rééditer la relation qu’il entretenait alors, comme tant de petits « fonctionnaires » du régime, avec « l'Angkar » omnivoyant mais toujours « hors champ ». On a l’impression que, sous le regard de l’objectif, il est ramené à son obéissance d’alors, que la répétition ne lui rend donc pas la liberté qu'il avait déjà, autrefois, de dire non. Mais ce qui se produit est peut-être pire encore : la présence de la caméra semble constituer l’instrument d’un scénario pervers libérant des pulsions sadiques[25].

L’événement « irracontable » de la déshumanisation accède ainsi à la présence, après coup, comme une « réminiscence » quasi involontaire, venue du corps même du témoin. Toutefois, ce n’est pas le gardien qui témoigne, ici, de sa déshumanisation, symétrique de celle des victimes. « Témoigner », en effet, suppose, on l’a dit, un écart qui constitue le sujet du témoignage comme « sujet », écart qui lui faisait et lui fait encore défaut. C’est pourquoi l’on peut dire que c’est le film lui-même qui se fait « témoin » et non le bourreau. En enregistrant les gestes d'autrefois, répétés et décrits sans distance, la caméra fait ainsi apparaître un « corps-archive », qui garde l'empreinte de l'obéissance et peut la reproduire, mais dont la répétition n'historicise pas le vécu.

Autrement dit, si S21 constitue ce que j’appelle un « film-témoin », c’est précisément parce que le témoignage n’est pas la représentation d’un passé que le bourreau se remémorerait, mais bien la présentation d’un événement – l’événement de la déshumanisation – dont l’ancien gardien n’a pu être, au sens strict, le « témoin » et dont il ne peut toujours pas témoigner. L’événement de la déshumanisation du bourreau qui a permis le génocide apparaît, en ce sens, contemporain du tournage et non seulement antérieur à lui. S21 abolit ainsi la frontière commune entre fiction représentative et enregistrement documentaire, en donnant existence à un événement qui ne préexiste pas au film et que, seul, il peut permettre de faire voir. C’est là que se situe l’articulation paradoxale du passé et du présent dans le film : un passé dans le présent, au présent. Au sein de ce passé-présent propre à la temporalité mémorielle, se dessinent ainsi deux « espaces mémoriels » distincts que seule l’écriture filmique permet d’articuler l’un à l’autre : celui du corps-archive des bourreaux et celui de la réception du film par le spectateur.

Le dispositif de S21 apporte donc, en quelque sorte, une réponse à la question lancinante de l’infigurabilité de la Catastrophe. Si la Catastrophe ne peut trouver place ni dans un schéma explicatif ni dans une chronologie narrative, c’est qu’elle n’est pas de l’ordre des « faits ». Elle récuse, en effet, les catégories spatio-temporelles qui président à leur établissement, en instaurant une modalité temporelle radicalement hétérogène à la factualité : la hantise. Aussi, parce qu’il s’ouvre à ce présent indépassable, le film de Rithy Panh peut-il non pas proposer une réponse à la question de la Catastrophe, mais donner forme à la Catastrophe comme « question ».

L’intempestivité du regard photographié

Fig. 3

Photogramme tiré de S21, la machine de mort Khmère rouge.

© Institut national de l’audiovisuel / Arte France Cinéma

-> See the list of figures

Cette forme présente elle-même deux faces indissociables. D’une part, en transformant le gardien en « corps-témoin », S21 permet une véritable expérience mémorielle pour le spectateur. En effet, parce que l'événement de la déshumanisation a lieu à la fois au présent et au passé, nous en devenons les contemporains. Autant dire les témoins-légataires, collectivement responsables de ce passé pour le présent. D’autre part, parce que tout témoignage est une adresse à l’autre, il suppose que nous partagions, avec le témoin – qu’il ait été la victime ou, ici, l’agent du processus de déshumanisation – un monde commun, une commune humanité. Ce n’est pas le moindre des retournements opérés par S21, puisque la « communauté humaine » qu’il restaure ou instaure est désormais liée à l’expérience de l’inhumain que nous a fait vivre le film. Autrement dit, si le film définit les contours d’un possible « être-ensemble » qui nous concerne tous, c’est en le fondant sur l’indépassable actualité de la Catastrophe :

Que l’homme puisse être détruit […], mais que malgré cela et à cause de cela, en ce mouvement même, l’homme reste l’indestructible, voilà qui est vraiment accablant, parce que nous n’avons plus aucune chance de nous voir jamais débarrassés […] de notre responsabilité[26].

Du film de Rithy Panh, on pourrait donc dire ce qu’écrivait Serge Daney de Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1955) : « Je sentais que les distances mises par Resnais entre le sujet filmé, le sujet filmant et le sujet spectateur étaient […] les seules possibles. » Or, ajoute-t-il, les images terribles du film « sont des “choses” qui [l]’ont regardé plus qu’[il] ne les [a] vues[27]». C’est bien, semble-t-il, le même mouvement que l’on retrouve dans S21, qui nous place à la fois sous le regard des « choses » – l’espèce humaine défigurée – et à distance de jugement. Encore faut-il préciser en quoi le réglage de la « juste » distance du film à l’égard de son sujet autorise le jugement. Ou encore, en quoi l’espace entre le spectateur et l’espèce humaine défigurée restaure la possibilité d’un nouvel être-ensemble.

Celui-ci semble largement tributaire du jeu de regards qui s’instaure sur la scène du film. En effet, à l’opposé du regard des gardiens, qui n’est jamais adressé ni aux autres ni à la caméra, mais obstinément détourné en une sorte de « regard intérieur », les seuls regards que nous croisons, parce qu’ils n’ont cessé de fixer la place où se tenait le bourreau, sont ceux des photographies des détenus. La question qu’ils nous adressent et qui n’en finit pas de désigner notre regard comme « l’éternel Absent du champ[28] » devient ainsi dans le film la modalité même de la survivance de l’événement. En effet, l’adresse du regard abolit la distance représentative : sa présence déchire la représentation. Mais le caractère spectral de cette adresse tient également au « strabisme temporel » créé par le suspens photographique dans le déroulement filmique : ce visage qui se tourne « vers moi » aujourd’hui, dans le dispositif scénique du film, est simultanément définitivement « perdu pour moi », dans le dispositif photographique : il a été là où je n’étais pas.

L’effet de ce regard, qui brise la clôture du dispositif filmique, dont la présence déchire la représentation, est donc d’abord d’interroger notre place actuelle, de l’inquiéter. À la différence de la représentation qui engage le spectateur dans un processus de reconnaissance et de jugement, en lui offrant une « perspective », ordonnée par et pour une subjectivité souveraine, cette soudaine apparition d’un regard sans vis-à-vis, impossible à résorber en un sens arrêté, nous dérange et nous affecte. Le regard photographié, parce qu’il s’inscrit dans le jeu des regards mobilisés par le film, constitue ainsi non une image de l’événement, mais bien un « événement d’image », où trouve à se « traduire » quelque chose du non-événement catastrophique. C’est à Blanchot que j’emprunterai la description de cette dynamique transférentielle : « Vivre un événement en image ce n’est pas avoir de cet événement une image. […] L’événement, dans ce cas, a lieu vraiment. Ce qui nous arrive nous saisit, […] c’est-à-dire nous dessaisit de lui et de nous[29]. »

La dynamique qu’engagent les clichés refilmés par Rithy Panh naît de la brèche qu’ouvre le photographique dans le tissu filmique et de ce qu’elle révèle en deçà et au-delà de la prise de vues : des regards. En exposant à notre propre regard ces regards enregistrés autrefois, S21 nous exposent à ces regards. Par le truchement de l’exposition des photographies, c’est donc notre position de spectateurs qui nous devient sensible, notre propre regard qui est réfléchi. Nous faisons ainsi une étrange expérience : nous n’avons jamais été « là », mais ce temps-là se réfléchit dans le nôtre. « Cela » continue à nous regarder. L’intempestivité de cette expérience est essentielle : c’est dans cet anachronisme que loge la « réponse » de S21 à l’invisibilité constitutive de l’événement catastrophique. Cette expérience – celle d’une mémoire « moderne », non représentative, que l’appareil cinématographique est à même de produire – est probablement l’un des moments où transparaît le plus clairement le lien entre les dimensions éthique et esthétique du « geste » cinématographique.

En entrant dans le jeu des regards du film, la photographie perd, en effet, son statut d'archive « passive », de témoin mort, de témoin muet : elle transforme le spectateur en témoin « passible » invité à parler à sa place. En la détachant de son temps et en en relançant l'affect au présent, S21 convoque ainsi l'archive contre l'archive et transforme la reprise de la photographie en une « expérience » de type transférentiel pour le spectateur. Se creuse alors, dans le passé révolu, une brèche, un passé-présent, où s'ouvre l'avenir : celui de l'appel et de l'injonction.

Le tout-autre – et le mort, c'est le tout-autre – me regarde, et me regarde en m'adressant, sans toutefois me répondre, une prière ou une injonction, une demande infinie qui devient la loi pour moi : elle me regarde, elle me concerne, elle ne s'adresse qu'à moi, tout en m'excédant à l'infini et universellement[30].

C’est cette adresse suspendue du regard qui convertit définitivement l’archive-document en image-monument, en « image-témoin[31] ». Image de la plainte en souffrance, inarticulable dans l’idiome historico-juridique de la preuve, définitivement rebelle au régime de vérité du savoir historique. Image toujours et encore à penser.

« Le cinéma, c’est un art de montrer. Et montrer est un geste, un geste qui oblige à voir, à regarder. […] Si quelque chose a été montré, il faut que quelqu’un accuse réception[32]. » L’enjeu de S21 est de faire du regard lui-même le lieu où peut être rendu sensible ce geste de montrer. Or, la réflexion de Serge Daney me semble pouvoir trouver un prolongement dans celle de Giorgio Agamben : « Ayant pour centre le geste et non l’image, le cinéma appartient essentiellement à l’ordre éthique et politique (et non pas, simplement, à l’ordre esthétique)[33]. » C’est, en effet, cette dimension fondamentalement éthique de l’aisthesis cinématographique qui est mise en jeu dans le film au travers de l’entre-exposition des regards. Regard du cinéaste, regards détournés des bourreaux, adresse suspendue du regard des victimes figé par la photographie, regard du spectateur : la dynamique de cette comparution ouvre la possibilité d’une « transmission » de la Catastrophe. En effet, en instituant la scène d’une confrontation, le film se fait le lieu-témoin de l’incommensurable, ce que Lyotard a nommé le « tort » : un dommage qui, ne pouvant être transformé en litige, échappe à la scène judiciaire et dont la prise en compte requiert, par conséquent, une refondation du politique.

Dans Théorie du film, Kracauer montre qu’à la différence du visible de la peinture ou de la sculpture, préfiguré, c'est-à-dire « formé » à partir d’une idée qui préexiste à l’oeuvre, le propre du cinéma est de proposer une pensée qui s’élabore à partir de ce que rendent visible l’enregistrement et la projection[34]. Cette réalité inaccessible à la perception usuelle est ce qu’il nomme « camera-reality » – ce qu’on pourrait traduire par « réalité appareillée ». Face à « l’événement-sans-témoin » que Shoshana Felman décrit comme une « attaque historique contre l’acte de vision[35] », comme le moment où « se meurt historiquement le sujet du témoignage[36] », la possibilité qu’ouvre le cinéma de voir après coup définit précisément sa puissance éthique et politique. C’est en ce sens que le film de Rithy Panh joue effectivement le rôle de « témoin » : en rendant sensible, par ses moyens propres, toute l’étendue d’un désastre qui, pour être insensé, n’en constitue pas moins la scène de notre responsabilité.