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« Le rideau se lève ; le théâtre représente un théâtre » (der Vorhang geht auf ; das Theater stellt ein Theater vor)[1].

On croit le connaître, ce geste qui ouvre la pièce de Ludwig Tieck intitulée Die verkehrte Welt (Le monde à l’envers, 1798). Le théâtre se mettant en scène au théâtre, devenant son propre théâtre, c’est ce qu’on a vu et revu tant de fois, au moins depuis Hamlet[2]. Mais jamais, sans doute, ce geste n’a été poussé aussi loin qu’ici, jamais la réflexivité du théâtre se redoublant en lui-même n’a atteint un tel degré d’hyperbole. Tout semble en effet s’emballer, à la fin du troisième acte du Monde à l’envers, au point que le public – qui est donc dans la pièce – n’en peut plus :

Grande cohue (Getümmel) parmi les spectateurs, certains pleurent, d’autres rient, d’autres encore éternuent dans leur embarras (niesen aus Verlegenheit)[3].

Pierrot, l’un des acteurs, a l’impression que sa tête va exploser ; et tel autre personnage – un certain Scaevola, qui fait partie du public – n’y peut plus tenir :

C’est intenable, c’est certain (auszuhalten ist es nicht, das ist gewiss). Voyez-vous (seht Leute), nous sommes assis là en tant que spectateurs et nous voyons une pièce ; dans cette pièce des spectateurs sont assis et voient une pièce et dans cette troisième pièce c’est encore une pièce qui est jouée (und in diesem dritten wird… wieder ein Stück vorgespielt).

Sans doute y a-t-il, à l’horizon de la réflexion infinie de ce miroitement, l’idée souveraine d’une critique du théâtre par le théâtre – une critique à entendre au sens de ce que Walter Benjamin, parlant de la théorie esthétique du premier romantisme, appelait l’« autoconnaissance » ou l’« autojugement » de l’oeuvre d’art[4]. Le théâtre cherche à s’observer, à se regarder ou se scruter, afin de se mirer, de se saisir lui-même en miroir, dans une sorte de surthéâtre où il se comprendrait et s’inclurait. Où, peut-être, il s’entendrait aussi, où il s’écouterait en s’auscultant.

1.

« Le rideau se lève ; le théâtre représente un théâtre. » Et sur la scène de ce théâtre dans le théâtre, c’est l’épilogue qui se retrouve au début, c’est Épilogue lui-même, en personne, qui entre et s’avance vers nous (der Epilogus tritt auf[5]), pour dire au commencement : « Alors Messieurs [nun meine Herrn, je ne sais pas où sont passées les dames, mais laissons], est-ce que notre pièce vous a plu (wie hat Euch unser Schauspiel gefallen)[6] ? »

Avec le lever du rideau, tout est joué, donc. Conformément à la promesse du titre, certes, qui annonçait un monde renversé (verkehrte Welt), un monde où l’on commence par la fin. Mais aussi comme si ce qui intéressait Tieck, c’était ce qui s’est passé avant. Avant le lever du rideau, avant que la scène ne se soit constituée en scène ou en théâtre, voire en scène dans la scène ou en théâtre au théâtre.

Au commencement, à l’origine, étaient le lever du rideau et l’épilogue. Le lever du rideau comme épilogue, c’est-à-dire comme clôture de la scène sur elle-même, dans son automiroitement infini. Mais avant le commencement, avant l’origine, il y aura eu une étrange symphonie initiale (Symphonie)[7]. Étrange, oui, car elle n’est pas jouée, mais dite.

Les quasi-personnages de cette symphonie, qui semblent prendre tour à tour la parole, se nomment : Andante, Piano, Crescendo, Adagio, Forte ou Violino Primo Solo. Quelque part sur cette scène qui n’en est pas encore vraiment une et que rien ne caractérise (aucune indication, aucune didascalie ne précède en effet le lever du rideau), c’est d’ailleurs ce dernier, Premier Violon Solo, qui paraît déclarer en personne :

Ce n’est que folie de vouloir écrire les symphonies seulement au moyen de notes (es ist nur Narrheit, dass man Symphonien in nichts als Noten schreiben will), on peut aussi les transmettre dans des mots, si l’on s’en donne la peine (man kann sie auch in Worte bringen, wenn man sich die Mühe gibt)[8].

Difficile de savoir qui parle, ici, qui dit « je » ou « je veux dire » (ich meine)[9]. Est-ce une sorte de voix hors champ d’avant les voix, mais déjà modulée en mouvements musicaux et déjà dotée de mots avec lesquels elle s’interroge sur ce qui précède les mots ? Avant la toute première scène, précédant l’apparition comme telle de la scène représentant une scène, se joue en tout cas une avant-scènede traduction. Et ce qui est ici traduit – traduit en spectacle (comme on dit traduire en justice), c’est-à-dire appelé à comparaître dans l’élément de ce que la Poétique d’Aristote nommait l’opsis –, c’est ce qui, sans être étranger ou irréductible aux mots, déborde de partout le logos, l’idéalité du discours ou du dit au théâtre. C’est un théâtre des opérations qui précède l’opération du théâtre, son oeuvre ou son devenir-oeuvre : c’est le son, le musical[10].

2.

La symphonie – à entendre littéralement comme un sonner ou résonner ensemble, un sumphonein – n’est pourtant pas simplement antérieure à l’ouverture ou à la constitution de l’espace du spectacle théâtral, de l’opsis. Elle ne lui est pas non plus simplement extérieure, comme le suggèrent les mots qui suivent, toujours placés sous le signe de Violino Primo Solo :

Nombre de nos symphonies sont-elles plus qu’une unique pauvre phrase (sind viele unsrer Symphonien etwas mehr als ein einziger armer Satz), qui revient encore et toujours dans les pensées [ou idées : der immer in Gedanken wieder kömmt], et qui ne veut pas se laisser refouler par d’autres pensées [ou idées : und sich nicht von andern Gedanken will verdrängen lassen] ? Ah !, bonnes gens (je veux dire : mes auditeurs), la plupart des choses dans le monde (das meiste in der Welt) confinent beaucoup plus les unes aux autres que vous ne le pensez (grenzt weit mehr an einander, als Ihr es meint)[11]

Entre, d’une part, la symphonie initiale que nous sommes en train d’entendre telle qu’elle se traduit elle-même en mots spectaculaires et, d’autre part, le lever du rideau ouvrant la scène du théâtre, il y va en effet des confins. Tel est l’enjeu de ce qui, à la limite, se rejoue, se rejouera encore et encore à chaque fois qu’il faudra relever le rideau baissé, au début de chaque nouvel acte. Ainsi, juste avant l’acte troisième, sur son seuil, on entend ces mots, placés cette fois sous le signe d’Allegro :

Voyez, le rideau s’agite avec impatience (seht, der Vorhang rührt sich ungeduldig). Je vais me taire (ich will schweigen), pour faire de la place, dans l’air légèrement mobile, au discours d’autres gens (um den Reden andrer Leute in der leichtbeweglichen Platz zu machen)[12].

C’est donc dans l’air, dans un souffle d’air que semble passer la fragile et poreuse frontière entre un Allegro, un mouvement de symphonie entamant sa propre traduction, et un rideau qui tremble d’impatience au moment de dévoiler le spectacle du discours, du logos. Sur le seuil de ce seuil qu’est le rideau voilant encore la scène, ça frémit.

Ça vibre, là où il s’agit de faire place, Platz machen. C’est-à-dire, littéralement, d’espacer la scène de la parole en apprêtant l’espace du dire théâtral. Et, dans ce rôle d’espacement de l’opsis spectaculaire, la symphonie – ce sonner ensemble qui ne veut encore rien dire, même s’il est déjà en train de le dire –, la symphonie ne se limite pas à ouvrir, elle ne se cantonne pas dans le cadre hors cadre d’un prélude avant le lever du rideau. Elle revient « encore et toujours », comme le disait la réplique de Violino Primo Solo, elle revient sans cesse « dans les pensées », elle refait surface pour interrompre l’action ou la diction. Elle est, on l’a vu, l’intermède entre chaque acte, elle est l’interlude, l’inter ou l’entre en général.

Bref, la symphonie, en tant que sonner ou résonner ensemble, vient avant la scène tout en étant déjà en scène. Elle semble rendre possible la scène à laquelle elle fait place (Platz macht), tout en étant déjà traduite en spectacle, tout en étant déjà appelée à y comparaître. Hors scène en tant qu’avant-scène et inter-scène, elle est pourtant sur scène, incarnée par les quasi-personnages allégoriques qui la représentent (Allegro, Violino Primo Solo…). À la fois dedans et dehors, la symphonie entretient avec l’opsis scénographique cette relation d’enclave qui m’a souvent occupé, en particulier dans Wonderland, où il s’agissait déjà de penser ensemble, à quatre mains avec Georges Aperghis, musique et théâtre dans le contexte du premier romantisme allemand[13].

3.

Dans Der gestiefelte Kater (Le chat botté, 1797), que Tieck avait fait paraître en 1797, soit un an avant Le monde à l’envers, cet espace de l’avant-scène et de l’entre-scène était occupé par le public. Le rôle – car c’est déjà un rôle, oui – joué par la symphonie, à savoir l’espacement scénographique du faire-place (Platz machen), ce rôle était dévolu aux spectateurs qui, comme dans Le monde à l’envers, faisaient partie de la pièce. Qui étaient donc d’emblée, comme la symphonie, traduits eux aussi en spectacle, appelés à comparaître dans l’élément de l’opsis.

Ainsi, dans le prologue, avant même que le rideau ne se lève, la scène se jouait dans le parterre (die Szene ist im Parterre, tels étaient les premiers mots de la pièce[14]). Et l’on y assistait au déchaînement des spectateurs – ou mieux : des spectacteurs – les uns contre les autres et, d’avance, pour ou contre ce qu’ils n’ont pas encore vu. C’était un certain Fischer qui, dans le public, ouvrait les hostilités, suivi de Müller et de Leutner :

Fischer. Voulons-nous vraiment nous laisser jouer une telle chose [un tel truc : wollen wir uns denn wirklich solch Zeug vorspielen lassen] ? Nous sommes certes venus par curiosité, mais nous avons quand même du goût (wir sind zwar aus Neugier hergekommen, aber wir haben Geschmack).
Müller. J’ai grande envie de faire du tapage [littéralement : de cogner, de frapper, pochen].
Leutner. De plus, il fait un peu froid (es ist überdies etwas kalt). Je commence (ich mache den Anfang)[15].

Tandis que Leutner se met donc à tambouriner (er trommelt), accompagné par les autres (die übrigen akkompagnieren), un certain Wiesener demande : « Pourquoi fait-on du tapage ? » (weswegen wird denn gepocht ?) Pourquoi, oui, au nom de quoi les spectacteurs font-ils un tel bruit, sur cette anarchique archiscène qui, comme la symphonie, précède le lever du rideau et la levée du discours ? Et pourquoi, au nom de quoi continueront-ils de le faire, tout au long de la pièce, interrompant le muthos, le scandant et le ponctuant de leurs interjections intempestives ? Qu’est-ce qui est en jeu dans le contrejeu de leur sumphonein, dans leur manière de résonner ensemble contre la scène, tout contre, sur sa limite ?

Pour tenter de comprendre le rôle que jouent les Fischer, Müller, Leutner et autres Wiesener, il faut rappeler brièvement ce que fut, pendant longtemps, l’ordinaire du théâtre. Sa pratique spectactoriale, dont nous ne retrouvons peut-être aujourd’hui le goût oublié que dans des pièces comme Publikumsbeschinmpfung de Peter Handke (Outrage au public, 1966), où les acteurs apostrophent le public en lui disant : « vous la claque », « vous êtes l’événement[16] ».

Décider, comme le fait Tieck, que la scène sera d’abord dans le parterre, avant que le rideau ne se lève et avant qu’il n’y ait donc proprement une scène ; décider d’attribuer au parterre cette avant-scène, cette pré- ou antéscène que Le monde à l’envers vouera quant à lui à la symphonie, c’est renouer avec un passé du théâtre, avec une tradition pour laquelle, notamment en France, ledit parterre était le lieu décisif, le lieu par excellence de la ponctuation décisoire du spectacle. C’est ce que donne à entendre, par exemple, l’apparition du parterre, en personne, l’entrée en scène de Parterre lui-même, dans une pièce de Jean-François Regnard intitulée Le Chinois, qui fut jouée à la Comédie-Italienne en 1692. C’est un portier qui l’annonce à l’un des personnages, nommé Roquillard, qui hésite, au moment de donner sa fille en mariage, entre un acteur de la Comédie-Française et un acteur de la Comédie-Italienne[17] :

Portier. Monsieur, il y a là-bas un gros homme qui fait le diable à quatre pour entrer ; il dit qu’il s’appelle Parterre.
Le comédien françois. Malepeste ! Il faut lui ouvrir la porte à deux battants ; c’est notre père nourricier. Qu’il entre, en payant, s’entend.
Le Parterre, habillé de diverses façons, ayant plusieurs têtes, un grand sifflet à son côté et d’autres à sa ceinture, prend Roquillard par le bras et le jette par terre. À bas, coquin !
Roquillard. Le Parterre a le ton impératif.
Le Parterre, à Roquillard. Qui vous fait si téméraire, mon ami, d’usurper ma juridiction ? Ne savez-vous pas que je suis seul juge, et en dernier ressort, des comédiens et des comédies ? Voilà avec quoi je prononce mes arrêts. (Il donne un coup de sifflet.)
Le comédien françois, déclamant. Prends un siège, Parterre, prends, et sur toute chose/N’écoute point la brigue [c’est-à-dire les manoeuvres, les cabales] en jugeant notre cause :/Prête sans nous troubler, l’oreille à nos discours ;/D’aucun coup de sifflet n’en interromps le cours. (On apporte un fauteuil au Parterre.)
Le Parterre, repoussant le fauteuil. Tu te moques, mon ami ; le Parterre ne s’assied point. Je ne suis pas un juge à l’ordinaire ; et de peur de m’endormir à l’audience, j’écoute debout.
Colombine. Le style impérial, l’attitude romaine et le clinquant héroïque de ce déclamateur, pourroient m’alarmer, si je parlois devant un juge moins éclairé que Son Excellence Monseigneur le Parterre.
Le comédien françois. Ah, ah ! Son Excellence ! Monseigneur ! Ah ! Voilà bien les Italiens, qui tâchent d’amadouer l’auditeur dans un prologue, et font amende honorable pour demander grâce au Parterre.
Le Parterre. Ils ont beau faire, ils n’en sont pas quittes à meilleur marché que les François : mes instruments à vent vont toujours leur train.
Colombine. Non, ce n’est point la flatterie qui me dénoue la langue ; je rends seulement les hommages dus à ce souverain plénipotentiaire : c’est l’éperon des auteurs, le frein des comédiens, le contrôleur des bancs du théâtre, l’inspecteur et le curieux examinateur des hautes et basses loges, et de tout ce qui se passe en icelles ; en un mot, c’est un juge incorruptible, qui bien loin de prendre de l’argent pour juger, commence par en donner à la porte de l’audience[18].

Il faut entendre cette étonnante scène, certes, dans le contexte des conflits qui opposaient la Comédie-Française et la Comédie-Italienne (ici représentée par Colombine). Mais surtout, il faut y prêter l’oreille à la façon dont le Parterre écoute, il faut l’écouter écouter, debout, ignorant les injonctions du comédien français qui, déclamant en alexandrins, voudrait le contraindre au silence, faisant également la sourde oreille aux flatteries des Italiens, bref, exerçant souverainement, avec ses pleins pouvoirs, son droit d’user des ponctuations que sont ses sifflets, ses « instruments à vent ».

Avant que l’on ne fasse installer des bancs dans le parterre de la Comédie-Française en 1782 (ce sera également le cas en 1788 à la Comédie-Italienne), des débats enflammés auront encore lieu, pour ou contre l’idée d’asseoir cette partie du public. Et l’un des plus ardents défenseurs du parterre debout aura été Marmontel, qui lui consacra une entrée dans le Supplément à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert :

Ce n’est pas sans raison qu’on a mis en problême s’il seroit avantageux ou non qu’à nos parterres, comme à ceux d’Italie, les spectateurs fussent assis. On croit avoir remarqué qu’au parterre où l’on est debout, tout est saisi avec plus de chaleur ; que l’inquiétude, la surprise, l’émotion du ridicule & du pathétique, tout est plus vif & plus rapidement senti ; on croit […] que le spectateur plus à son aise seroit plus froid, plus réfléchi, moins susceptible d’illusion, plus indulgent peut-être, mais aussi moins disposé à ces mouvemens d’ivresse & de transport qui s’excitent dans un parterre où l’on est debout. Ce que l’émotion commune d’une multitude assemblée & pressée ajoute à l’émotion particuliere ne peut se calculer : qu’on se figure cinq cens miroirs se renvoyant l’un à l’autre la lumiere qu’ils réfléchissent, ou cinq cens échos le même son ; c’est l’image d’un public ému par le ridicule ou par le pathétique : c’est-là surtout que l’exemple est contagieux & puissant. On rit d’abord de l’impression que fait l’objet risible, on reçoit de même l’impression directe que fait l’objet attendrissant ; mais de plus, on rit de voir rire, on pleure aussi de voir pleurer ; & l’effet de ces émotions répétées va bien souvent jusqu’à la convulsion du rire, jusqu’à l’étouffement de la douleur. Or c’est surtout dans le parterre, & dans le parterre debout que cette espece d’électricité est soudaine, forte & rapide[19]

Ce que dit Marmontel, c’est que l’écoute du parterre n’est pas une simple écoute du spectacle. Car elle se démultiplie, se diffracte, elle se réfléchit au miroir des autres, elle se décuple en « cinq cens échos » pour se remarquer tout en irradiant par contagion. C’est une écoute miroitée, donc, c’est une écoute du théâtre qui aussitôt s’écoute dans l’immédiate répétition de l’émotion (« on rit de voir rire, on pleure aussi de voir pleurer »).

L’électricité – telle semble être, pour Marmontel, la meilleure façon de décrire cette écoute contagieuse du parterre, dont les résonances politiques ne se font pas attendre lorsqu’il envisage les conséquences d’un parterre assis (Marmontel écrit, rappelons-le, en 1777) :

Il est vrai du moins que cette espece de république qui compose nos spectacles changeroit de nature, & que la démocratie du parterre dégénéreroit en aristocratie : moins de licence & de tumulte, mais aussi moins de liberté, d’ingénuité, de chaleur, de franchise & d’intégrité. C’est du parterre & d’un parterre libre, que part l’applaudissement ; & l’applaudissement est l’ame de l’émulation, l’explosion du sentiment, la sanction publique des jugemens intimes, & comme le signal que se donnent toutes les ames pour jouir à la fois, & pour redoubler l’intérêt de leurs jouissances par cette communication mutuelle & rapide de leur commune émotion[20]

La jouissance du parterre est structurellement double : elle jouit et, jouissant, elle jouit aussitôt de sa propre jouissance. C’est une jouissance de l’écoute qui se redouble, qui jouit d’elle-même en s’écoutant elle-même, qui s’enfle et se gonfle pour déferler comme une vague.

4.

De ces vieux débats, de ces enjeux d’un autre temps, que reste-t-il aujourd’hui, alors que le théâtre, d’une part, est envahi de technologies électriques qui font éclater le cadre de ses scènes et, d’autre part, sort des espaces qui furent longtemps les siens pour transporter ailleurs, par exemple à la radio, ses transports électrisants ?

Dire que le théâtre s’écoute, c’est peut-être tout simplement une tautologie. Oui, bien sûr, pensera-t-on, le théâtre, ça s’écoute, on écoute le théâtre, on l’écoute au théâtre, à la radio ou ailleurs.

Mais dire que le théâtre s’écoute, c’est aussi, sans doute, se rendre attentif à l’abyssale réflexion (le se réflexif du s’écouter) qui creuse l’immédiation rayonnante du théâtre, qui fait que la jouissance théâtrale – que ce soit celle du parterre ou celle de l’acteur, voire celle du parterre comme spectateur – se double, se dédouble ou se redouble, devient l’immédiat écho de soi, comme le suggérait Marmontel. Qu’elle s’emporte, en somme, dans une écoute immédiatement vouée à s’écouter écouter[21].

C’est aussi ce que, au plus loin de Marmontel, mais dans une secrète ou souterraine complicité avec une tradition théâtrale qu’il a haïe comme personne, Artaud pourrait donner à penser.

À propos de Pour en finir avec le jugement de dieu (1947), dans ses notes préparatoires réunies sous le titre Pour préparer l’émission, Artaud écrivait : « Pas de spectacle représentation,/d’un soir à l’autre il faut qu’une pièce bouge,/que la pièce bouge[22]. » Cette phrase fait système avec ce que Jacques Derrida avait analysé, chez Artaud, comme le désir d’« effacer la répétition en général[23] ». Désir de l’impossibilité du théâtre comme amour de sa possibilité la plus pure (parmi tant d’autres, Derrida citait ces lignes d’Artaud en décembre 1946 : « Autant j’aime le théâtre,/autant je suis, pour cette raison-là, son ennemi[24] »). Pour Artaud, le théâtre pur n’aurait donc lieu chaque fois qu’une seule fois : « le théâtre est le seul endroit au monde où un geste fait ne se recommence pas deux fois », écrit-il dans En finir avec les chefs-d’oeuvre[25]. Ou encore : « la poésie et l’efficacité du théâtre est celle qui s’épuise le moins vite, puisqu’elle admet l’action de ce qui se gesticule et se prononce, et qui ne se reproduit jamais deux fois[26] ».

« Pas de spectacle représentation… » : que cette phrase puisse figurer parmi des notes pour préparer une émission, c’est donc bien l’indice que, aux yeux d’Artaud, l’idée de la radiophonie est fondamentalement apparentée à ce qu’il appelait l’« épouvantable transfert de forces » théâtral. Et de fait, dès le célèbre incipit, dès les premiers mots qui donnent le coup d’envoi de Pour en finir avec le jugement de dieu, ce qu’on entend, c’est une sorte d’hybridation ou de greffe donnant naissance à un radiothéâtre où se mêlent le registre de l’annonce d’une nouvelle (« j’ai appris hier ») et celui de la feinte ou de la mise en scène fictive (« peut-être n’est-ce qu’un faux bruit ») ; ils s’y mêlent en compliquant, en co-impliquant leurs temporalités, entre l’immédiateté sensationnelle de l’une et le retard de la représentation de l’autre :

J’ai appris hier/(il faut croire que je retarde, ou peut-être n’est-ce qu’un faux bruit, l’un de ces sales ragots comme il s’en colporte entre éviers et latrines à l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités),/j’ai appris hier/l’une des pratiques officielles les plus sensationnelles[27]

Dans La question se pose de…, le quatrième volet de l’émission, Artaud attendait au contraire de Paule Thévenin une lecture qui respecte strictement le code de l’annonce radiophonique. En effet, dans ses notes Pour préparer l’émission, il indique : « Que Paule [Thévenin] n’ait que 2 ou 3 phrases à travailler, que le reste elle le dise comme un texte de journal. La poésie sera donnée par la sonorisation[28]»

Sonorisation : ce mot (souligné par Artaud) dit ici la contamination du théâtre et de la radiophonie. De l’une comme l’autre. Car si la sonorisation relève bien de la technique d’une émission radiophonique, elle est aussi à entendre comme une sorte de mise en son qui, antérieure à la distinction entre radio et théâtre, concernerait le passage d’un texte écrit à son rayonnement. C’est ainsi qu’Artaud pouvait considérer le dialogue « en fonction de ses possibilités de sonorisation sur la scène » ; qu’il pouvait parler des « possibilités de sonorisation » qu’ont les mots, c’est-à-dire de leurs « façons diverses de se projeter dans l’espace, que l’on appelle des intonations[29] ».

Le 16 janvier 1948, Artaud écrivait d’ailleurs à Fernand Pouey, le directeur des émissions dramatiques et littéraires de la Radio-diffusion française : « J’ai été très heureux, de cette émission,/enthousiasmé de voir qu’elle pouvait fournir un modèle en réduction de ce que je veux faire dans le Théâtre de la cruauté[30]» Mais avec la sonorisation, il ne s’agirait peut-être pas tant (ou pas seulement) de la possibilité pour le théâtre d’avoir lieu « en réduction » à la radio. Il y aurait plutôt là l’indice que tout théâtre est déjà une projection radiophonique au sens large. C’est-à-dire une « radiation instantanée », pour reprendre une expression qui joue un rôle important dans le projet d’opéra inachevé qu’Artaud avait entrepris avec Varèse[31].

« Radiation instantanée » : ce pourrait être, en effet, une définition du théâtre selon Artaud, lui qui, dans l’un des derniers textes qui composent Le théâtre et son double, dans « Un athlétisme affectif », écrivait : « L’acteur doué trouve dans son instinct de quoi capter et faire rayonner certaines forces[32]. » Et quelques lignes plus loin :

Pour se servir de son affectivité comme le lutteur utilise sa musculature, il faut voir l’être humain comme un Double, […] comme un spectre perpétuel où rayonnent les forces de l’affectivité[33].

Or, ce spectre qui assure le rayonnement du Double, qui en est la radiophonie incarnée, il est aussi le lieu, j’aimerais dire la scène, d’une forme d’archi-enregistrement. Artaud poursuit en effet :

Spectre plastique et jamais achevé dont l’acteur vrai singe les formes, auquel il impose les formes et l’image de sa sensibilité./C’est sur ce double que le théâtre influe, cette effigie spectrale qu’il modèle, et comme tous les spectres ce double a le souvenir long[34]

C’est de ce spectre à la mémoire longue (« durable », dit encore Artaud), c’est de cette plasticité spectrale sur laquelle l’acteur imprime les formes qu’il imitera, c’est de ce double (à la fois fantôme et copie) que peut émaner un rayonnement tel que celui de la voix d’Artaud dans ses enregistrements radiophoniques. Et cette voix, cette radiation qui nous arrive encore aujourd’hui, c’est donc une puissance de fascination qui est théâtrale en tant qu’elle est à la fois radiophonique et phonographique.

Dans sa radiophonographie théâtrale, elle se donne à entendre comme énonçant la fiction – la mise en scène – de sa propre écoute au fil même de son immédiate annonce de soi. Elle est dans l’instant l’écho de sa propre voix. Elle s’écoute parler, et s’écoute écouter.

Si bien que, au bout du compte, c’est peut-être de ou dans la voix elle-même, en tant que scène radiophonographique d’elle-même, que l’on pourrait dire : « Le rideau se lève ; le théâtre représente un théâtre. »