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Les dispositifs optiques de projection — aujourd’hui omniprésents à l’intérieur de cet « hypermédia[1] » qu’est le théâtre — ont, dans la seconde moitié du 19e siècle, profondément contribué à renouveler les genres spectaculaires. Dès les années 1850, alors que les grands théâtres parisiens — comme leurs homologues londoniens[2] — multiplient le recours aux lanternes magiques, la projection s’intègre au langage technique et esthétique des spectacles vivants. La projection participe ainsi du truc, du clou, et se renouvelle précisément parce qu’elle est déplacée et réappropriée par l’esthétique spectaculaire. Elle s’intègre aux attractions électriques des féeries[3] : ainsi lors d’une reprise de La biche au bois, la mouche censée voler sur le nez d’un des personnages est-elle représentée à l’aide d’une « espèce de lanterne magique » qui, « sur la toile de fond, […] dessine le nez d’Alexandre, agrandi à souhait, et, sur le nez […] un bal de mouches[4] ». Cette projection n’est que l’un des trucs d’une féerie qui comporte, selon la loi du genre, « changements à vue, ballets, défilés, éléphants, lions, chameaux, maillots, apothéoses, couplets, rugissements et rajeunissements[5] », mais elle adopte la poétique qui caractérise le genre. Si la projection trouve idéalement à s’intégrer au merveilleux féerique, elle est aussi fréquemment utilisée sur les grandes scènes de la capitale[6]. Mais les outils de projection sont aussi, et surtout, détournés et réinventés par le théâtre; c’est le cas des lanternes magiques, très tôt utilisées pour faire simplement tourbillonner les couleurs. Par exemple, à l’Opéra, La magicienne est l’occasion de glisser à l’orchestre une lanterne magique, qui permettra de colorer le visage de Mélusine[7]. Au point que la notion de « projection » devient floue : la presse évoque fréquemment les « projections électriques » pour parler des nouveaux appareils d’éclairage qui réduisent la « projection » à la combinaison d’une lentille et d’une source de lumière[8]. La projection prend dès lors un nouveau sens, dont on trouve encore aujourd’hui l’écho dans le mot « projecteur ».

L’analyse des projections dans le spectacle vivant, dans la seconde moitié du 19e siècle, permet donc d’interroger la notion de projection dans une perspective qui n’est pas celle des spectacles de curiosité, puisque les projections sur la scène sont déplacées, techniquement et esthétiquement, par le média qui les accueille. C’est dans cette perspective que nous nous proposons d’analyser le catalogue publié par la maison Duboscq en 1877, document qui offre une vue d’ensemble des dispositifs de projection — empruntés aux spectacles de curiosité, mais aussi aux conférences scientifiques — destinés à la scène, dans la seconde moitié du 19e siècle. L’analyse de ce catalogue permet, nous semble-t-il, d’interroger le rapport des projections théâtrales à la fois avec la série culturelle à laquelle elles sont le plus communément associées (les spectacles de lumière), mais aussi, et surtout, avec les projections scientifiques et pédagogiques. Si les projections théâtrales, particulièrement dans le cadre des spectacles de féerie, participent sans conteste de l’attraction en tant que série culturelle[9], elles empruntent aussi leurs techniques, et dans une certaine mesure leur esthétique, aux projections scientifiques en vogue à l’époque.

Le catalogue Duboscq

Le document dont il est question ici, intitulé Catalogue des appareils employés pour la production des phénomènes physiques au théâtre[10] et publié en 1877, est relativement connu, quoique indirectement. Puisque ses illustrations font partie des rares images de dispositifs optiques destinés à la scène au 19e siècle, elles ont été abondamment reproduites. Ainsi, dès 1885, le fameux Dictionnaire de Pougin, dans son article sur la « lumière électrique », reproduit 4 des 15 illustrations du catalogue[11]. Aujourd’hui encore, on retrouve régulièrement ces images dans les ouvrages d’histoire du théâtre[12]. Malgré tout, le Catalogue lui-même, qui, outre les gravures, comprend des explications techniques sur le fonctionnement des appareils et des indications de prix pour leurs différentes composantes, demeure relativement méconnu. Sans surestimer l’importance historique de ce document — les appareils proposés[13], créés en majorité pour l’Opéra, n’étaient pas à la portée financière de tous les théâtres —, il s’agit d’un document riche en informations, puisque, dans une perspective commerciale, il détaille précisément le fonctionnement de chacun des appareils proposés à la vente et, surtout, donne des exemples de spectacles — essentiellement des opéras et des ballets — où ceux-ci ont été utilisés. Ce Catalogue propose donc à la fois un aperçu des techniques du théâtre et des pistes de réflexion quant à leurs fonctions dramaturgiques.

Le Catalogue de 1877 s’inscrit dans le droit fil des documents commerciaux produits par la maison Duboscq; il ne se distingue des autres que parce qu’il traite exclusivement des appareils destinés à la scène. Il ne s’adresse pas à un public de scientifiques et de curieux, mais bien plutôt à des directeurs de théâtre ou à des régisseurs de scènes. Il n’est pas certain, d’ailleurs, que ce document de 1877 soit la première édition : les images et certaines des illustrations avaient en effet paru avant cette date dans la presse[14]. Le Catalogue fait l’inventaire des appareils scéniques créés par Jules Louis Duboscq, dirigeant de l’entreprise éponyme entre 1849 et sa mort en 1886. Fabricant d’instruments d’optique et de précision, Duboscq est d’abord un fournisseur de renom dans les milieux scientifiques : il conçoit de nombreux appareils destinés à l’expérimentation, travaillant notamment avec Léon Foucault[15]. Il fait également partie des pionniers de la photographie, dont les « natures mortes témoignent d’une grande maîtrise de la composition et de la lumière[16] », et invente de nombreux dispositifs optiques, dont un stéréoscope, construit selon les plans de Brewster[17], et un phénakistiscope, explorant les possibilités de l’image animée. Enfin — et ce sont ces deux points qui éclairent particulièrement la rédaction du Catalogue de 1877 —, il fait partie, aux côtés notamment de l’abbé Moigno, des pionniers de la projection à vocation pédagogique et il collabore longuement avec l’Opéra de Paris, en qualité de « chef du service de l’éclairage électrique[18]».

À une époque où le gaz est encore l’incontournable moyen d’éclairer les scènes, l’électricité fournie par Duboscq sert à réaliser des effets ponctuels et spectaculaires[19]. En cela, les effets électriques sont comparables aux effets pyrotechniques, toujours très en vogue à l’époque; il ne s’agit parfois même que d’effets similaires réalisés d’une façon différente. Par exemple, l’appareil de Duboscq pour réaliser des éclairs (CA, p. 12-13) s’inscrit dans une très longue suite de procédés destinés à représenter la foudre et l’éclair au théâtre grâce à la pyrotechnie, et la préoccupation qu’on pourrait qualifier de fondamentalement météorologique du Catalogue n’est jamais que l’actualisation technique d’un répertoire d’effets spéciaux en cours au théâtre depuis la Renaissance italienne, voire avant. Là, cependant, où les appareils proposés par Duboscq marquent une rupture, c’est qu’ils sont essentiellement basés sur la projection et qu’ils inaugurent en cela, comme nous allons le montrer, une rénovation complète du langage de l’éclairage scénique.

Les apparitions fantastiques

Le plus classique des appareils proposés par Duboscq est un type de lanterne magique qui fonctionne par « agrandissement, par procédé optique, d’épreuves photographiques sur verre, c’est-à-dire de transparents » (CA, p. 24). Baptisé « appareil fantasmagorique » et destiné à réaliser des « apparitions fantastiques[20] », l’instrument n’est a priori guère plus qu’une reprise, par la scène théâtrale, des principes de la fantasmagorie inventée par Robertson à la fin du 18e siècle. Pour autant, les deux exemples[21] d’utilisation de cet appareil cités par Duboscq sont révélateurs d’une transformation de la forme fantasmagorique par les arts de la scène.

Ainsi le premier exemple donné par Duboscq — celui des Troyens, opéra de Berlioz dont la seconde partie est montée en novembre 1863 au Théâtre Lyrique — révèle-t-il une réappropriation par l’opéra de l’outil fantasmagorique. L’appareil était très probablement utilisé au dernier acte, au moment où Didon, montée sur le bûcher, expire et où « apparaît dans une gloire lointaine, au-dessus du bûcher, le Capitole romain au fronton duquel brille ce mot : Roma[22] ». Un article et une gravure du Monde illustré suggèrent en effet que ce clou final était obtenu par projection sur la toile de fond[23]. D’un point de vue dramaturgique, la formulation retenue par Berlioz dans le livret, lorsqu’il parle de « gloire lointaine », éclaire la généalogie de l’effet : il s’agit bien d’une variation sur l’esthétique des gloires fréquentes à l’Opéra dès le 17e siècle. La gloire, qu’Arthur Pougin définit comme « une machine praticable, qui […] descend du cintre et fait apparaître sur le théâtre, où elle reste suspendue à une certaine hauteur, un ou plusieurs personnages d'une condition surnaturelle[24] », était fréquemment utilisée pour les apothéoses et les deus ex machina, et permettaient aux dieux, déesses ou aux fées d’apparaître sur un char ou parmi les nuages. L’appareil fantasmagorique sert donc ici à substituer, à la machinerie devenue lourde, voire ridicule, une apothéose en lumière. De « fantasmagorique » l’appareil n’a donc que le nom : à mille lieux des spectres effrayants de Robertson, il se prête à la mise en scène d’un dénouement relativement topique sur la scène de l’Opéra.

D’ailleurs, force est de constater que cet appareil, s’il s’inscrit de par son nom dans la lignée des appareils fantasmagoriques, hérite en réalité essentiellement des dispositifs de projections scientifiques. C’est là la première grande singularité du travail de Duboscq : fabricant d’appareils scientifiques, il s’inspire, dans ses réalisations pour le théâtre, des dispositifs créés pour les conférences. À une époque où la conférence scientifique emprunte de plus en plus au langage théâtral, ainsi que l’a montré Robert Fox[25], Duboscq accompagne fréquemment les causeries d’expériences spectaculaires et de projections pratiques. Cet appareil fantasmagorique n’est d’ailleurs pas sans évoquer, par exemple, la « lanterne scolaire », pouvant « servir […] aux projections de tableaux transparents » et destinée « spécialement à l’enseignement primaire[26] », proposée par Duboscq dans un autre catalogue. L’illustration qui accompagne cette description dans le Catalogue de 1877 montre d’ailleurs l’appareil muni d’une diapositive représentant une planète, probablement Saturne : une telle image n’aurait pas déparé dans la « véritable “médiathèque” de diapositives[27] » de l’astronome et conférencier Camille Flammarion; et elle n’était, de toute évidence, destinée ni au théâtre ni à une séance de fantasmagorie. Aussi l’appareil utilisé par Duboscq pour réaliser les effets des Troyens fut-il probablement développé d’abord à l’usage des conférences. En s’appuyant sur la distinction opérée par Patrick Désile entre la « projection éducative[28] » et la lanterne magique familiale, on constate que l’appareil « fantasmagorique » de Duboscq se situe bien plutôt du côté de la première que de la seconde : il s’agit en effet d’un appareil destiné à projeter des « épreuves photographiques » (CA, p. 24) et non des vues peintes, et qui, de plus, est éclairé par la lumière relativement fixe de l’électricité (et non par une lampe tremblante). Tout cela renvoie donc bien à l’image « fixe » de la projection éducative dont Désile souligne qu’il « s’agit bien, par la lumière, de rebattre l’univers entier, un univers connaissable, vers le peuple assemblé et friand de savoir[29] ».

Et, précisément, les deux exemples donnés par Duboscq de l’utilisation de son appareil révèlent qu’il était moins utilisé pour mettre en scène des « apparitions fantastiques » que pour illustrer des visions. Dans le cas des Troyens, il s’agit d’une illustration, presque pédagogique, du futur que pressent Didon sur son lit de mort : Rome triomphant de Carthage après les guerres puniques. Quant au second exemple, Le papillon, un ballet de l’Opéra chorégraphié en 1860 par Marie Taglioni, il fait intervenir la projection à l’acte I, scène 2, où, d’après le livret, « la fée veut connaître le beau chasseur; elle touche le miroir de sa béquille, et l’on voit s’y dessiner les traits du prince Djalma[30] », la presse précisant à ce sujet que le « beau prince bleu et blanc apparaît en traits de feu[31] ». Là aussi, la projection sert essentiellement à illustrer ce que voit la fée grâce au miroir : la fée et Didon sont dotées — l’une par la magie, l’autre par l’approche de la mort — d’un don de prescience, et c’est ce don-là dont la projection se fait média. Différant en ceci de la fantasmagorie de Robertson, l’Opéra ne cherche pas dans ces deux cas à faire surgir un fantôme; la projection sert à rendre visible ce qui ne l’est pas directement : une ville qui appartient au futur, un prince qui se trouve à l’extérieur. De même que la « lanterne scolaire » permettait d’illustrer, pour un vaste public, ce que seul l’astronome ou le chercheur avait vu, la projection scénique permet de communiquer aux spectateurs la vision d’un personnage.

La science au théâtre

Outre cette lanterne scolaire adaptée pour le théâtre, Duboscq développe également toute une gamme d’appareils de projection beaucoup plus sophistiqués, à vocation également pédagogique. Il s’agit d’instruments scientifiques qui, associés à un dispositif de projection, permettent au conférencier réalisant l’expérience de projeter en direct, et à un auditoire nombreux, les résultats de celle-ci. Il invente par exemple un « appareil pour projeter tous les phénomènes de polarisation[32] », qui combine un microscope et un dispositif de projection destiné à rendre visible à un large auditoire une expérience de polarisation. Or, plus encore que les lanternes de projection, ce sont ces outils complexes qui vont inspirer la création des appareils destinés au théâtre.

L’exemple le plus évident est celui de l’appareil destiné à imiter le « phénomène de l’arc-en-ciel » (CA, p. 11). Développé pour une reprise de Moïse, en 1860, cet appareil, explique le catalogue, est une amélioration par rapport aux techniques précédentes, à savoir un arc-en-ciel peint en transparence sur une toile rétro-éclairée. La structure de l’appareil est simple : une source de lumière (un appareil photo-électrique) projette un rayon qui passe d’abord par une fente obstruée (en forme d’arc), puis par une lentille biconvexe « dont le double rôle est d’augmenter la courbure de l’image et de lui donner une extension plus considérable » (CA, p. 12), et enfin par un prisme chargé de décomposer le faisceau blanc et de rendre visible le spectre continu de la lumière. De cette manière, l’appareil Duboscq substitue à l’imitation picturale de l’arc-en-ciel la duplication du phénomène physique de diffraction qui en est à l’origine.

Il est justement frappant de constater que l’appareil développé pour représenter l’arc-en-ciel est similaire à l’un des spectroscopes inventés par Duboscq. Un Catalogue raisonné des spectroscopes, publié en 1870, propose en effet au public scientifique un certain nombre d’appareils destinés à observer le spectre de la lumière, découpé par un prisme et observable par le biais d’une lunette. L’un de ces spectroscopes, cependant, se distingue en ce qu’il est essentiellement destiné à la vulgarisation : le spectroscope à proprement parler (c’est-à-dire surtout le prisme) y est combiné à une lentille biconvexe destinée à agrandir et à projeter l’image devant une assemblée. Lorsque l’on observe l’appareil en question, on est frappé par sa similitude avec le projecteur à arc-en-ciel de Duboscq : il comporte lui aussi une source lumineuse, une « ouverture à fente variable[33] », une lentille biconvexe et un prisme. La structure de l’appareil est absolument similaire; la seule différence tient au fait que l’appareil théâtral est « fixé à l’intérieur d’une caisse noircie qui ne diffuse aucune lumière à l’extérieur » (CA, p. 11-12), quand le spectroscope, lui, permet au spectateur d’observer le passage de la lumière.

Comme l’apparition de la gloire qui conclut les Troyens, la mise en scène de l’arc-en-ciel par le biais de la projection dans Moïse s’inscrit dans l’esthétique de l’Opéra. Il s’agit d’un clou spectaculaire, au même titre que le buisson ardent, l’Égypte plongée dans la nuit (acte II), l’écroulement de la statue d’Isis (acte III) et la traversée de la Mer Rouge qui se referme sur les Égyptiens (acte IV); le fait que l’appareil a été développé pour une reprise de l’oeuvre semble attester du fait qu’il ne s’agit que d’une modification technique, en marge du spectacle.

Pour autant, l’utilisation d’un appareil expérimental dans le cadre d’un opéra pose question. L’objectif affiché est de parfaire l’illusion, puisqu’il n’est plus nécessaire de diminuer la luminosité de la scène pour rendre le phénomène visible, ce qui évite ce « contre-sens physique, un arc-en-ciel de nuit » (CA, p. 11). Au-delà, pourtant, c’est toute la fabrique de la scène qui est remise en question, car l’appareil Duboscq ne se contente pas d’imiter l’arc-en-ciel, il reproduit le mécanisme qui lui permet d’exister. Contrairement à la toile peinte qui le précédait, le prisme permet de diviser réellement le spectre de la lumière, exactement comme le fait l’eau dans le cas d’un arc-en-ciel; aussi ne met-on plus en scène l’imitation d’un arc-en-ciel mais l’arc-en-ciel lui-même. La projection, dans ce cadre, permet de rendre visible, à l’échelle d’une salle de spectacle, le phénomène physique ainsi reproduit. Elle obéit ici à une logique similaire à celle qui présidait dans le fonctionnement de l’appareil fantasmagorique étudié précédemment : dans les deux cas, la projection se présente comme un relais entre l’oeil du spectateur et le phénomène, réel mais invisible, dont la scène se joue.

Il faut d’ailleurs observer que le titre du catalogue n’est pas « appareil pour l’imitation », mais « appareil pour la production » des phénomènes physiques au théâtre. Le projet n’est pas de faire illusion, mais bien de remplacer l’artifice par le phénomène authentiquement recréé. Le catalogue s’affiche en effet également comme un manifeste — certes intéressé — pour l’adoption, au théâtre, des moyens de la science. Il s’ouvre en ce sens par cette déclaration :

Depuis quelques années, la mise en scène théâtrale est devenue un art; les toiles badigeonnées font place à des oeuvres vraiment artistiques. À leur tour, les trucs grossiers doivent disparaître, en présence des ressources immenses qu’offrent actuellement les sciences physiques et mécaniques. […] nous pensons bien faire en publiant, sous forme de catalogue, l’exposé des applications que la mise en scène théâtrale peut demander à la science.

CA, p. 3

Le Catalogue, en outre, se conclut sur l’observation optimiste que « les applications de la science ne sont qu’à leur début, certainement elles acquerront rapidement une importance plus considérable » (CA, p. 24). Les progrès de la « mise en scène » (entendue ici au sens matériel) et de la science au théâtre sont liés, et le Catalogue dessine en filigrane l’image d’une scène utopique, où la science parviendra à résoudre les problèmes de la mise en scène. Si Duboscq parle ici de « science », et non de technique, c’est bien sans doute parce que les appareils qu’il propose sont d’abord des outils destinés à la mise en oeuvre d’expériences, d’optique principalement, si bien que les effets proposés aux théâtres sont directement empruntés aux expériences réalisées en laboratoire[34]; ces nouvelles technologies scéniques s’appuient sur des expériences scientifiques, que la projection est chargée de diffuser à l’échelle de la scène. Mais cette adoption de la « science » par le théâtre est d’abord et avant tout une adoption du principal média de communication du discours pédagogique de l’époque : la projection. Ainsi, dans un mouvement de remediation, pour reprendre le concept de Jay David Bolter et Richard Grusin, c’est-à-dire « the formal logic by which new media refashion prior media forms[35] », la scène adopte-t-elle la projection pédagogique, qui vient reconfigurer ses modalités d’expression (particulièrement le décor et la machinerie), jusqu’à mettre en question les fondements de « l’art » théâtral. Duboscq, en effet, associe l’adoption des formes médiatiques du discours scientifique (la projection) à une prétention scientifique de la scène elle-même. Le remplacement du décor peint par le décor projeté irait donc au-delà d’une modification décorative de la scénographie, pour atteindre à l’utopie d’un théâtre qui n’imite plus les phénomènes météorologiques, mais qui les reproduit — comme le chercheur dans son laboratoire. Dans ce théâtre fantasmé, où les pouvoirs de la physique se substituent aux artifices de la machinerie, la projection n’est pas une modalité de l’illusion : elle ne vise qu’à rendre visible, qu’à agrandir, ce que la science a produit. La projection, dispositif de médiation entre un réel invisible mais présent et l’oeil du spectateur, se présente ici comme l’outil potentiel d’une refondation complète de la mise en scène. À un théâtre de toiles peintes, de ficelles et d’oripeaux, le Catalogue entend substituer la puissance révélatrice des lentilles et de l’électricité; il fait miroiter l’adoption de la projection non comme un bouleversement technique, mais comme une révolution esthétique.

La poursuite

Cette projection à caractère scientifique, qui ne cherche pas à créer l’illusion mais l’agrandissement, la magnification de ce qui est déjà, va trouver son aboutissement dans le troisième, et le plus original, des types d’appareils proposés par Duboscq, l’« appareil photo-électrique avec sa lampe, destiné à suivre un personnage » (CA, p. 15). Comme l’appareil à produire l’arc-en-ciel ou l’appareil fantasmagorique, il est muni d’une lentille, destinée à projeter et à agrandir le faisceau lumineux. Comme les appareils destinés à produire le soleil, il se compose d’une « lanterne » contenant des réflecteurs paraboliques; techniquement, il s’agit donc d’une simple déclinaison des appareils destinés à projeter des images ou des phénomènes physiques. Malgré tout — et c’est là ce qui fonde son originalité —, sa fonction dramaturgique est radicalement différente : il ne s’agit plus de représenter une image, mais d’utiliser les techniques de la projection pour simplement projeter la lumière. Les outils du laboratoire et de l’expérience publique sont dès lors investis pour rénover la scène; le faisceau de la lumière électrique ne traverse plus le microscope pour mettre en lumière l’infiniment petit, c’est la scène qu’il vient déchiffrer. Si cet appareil, qui a une fonction de poursuite, peut paraître aujourd’hui relativement ordinaire, il marque une rupture profonde dans l’histoire de l’éclairage. Il s’agit en effet d’un des premiers outils d’éclairage, abstraits, non destinés à imiter un phénomène, mais simplement à structurer et à rendre lisible l’image : il n’y a plus projection de quelque chose, mais projection sur quelqu’un. La projection ne représente plus, elle ordonne le réel présent sur scène, elle le structure.

Le Catalogue indique d’ailleurs, à propos de cet appareil, que « [l]a mise en scène exige souvent qu’un rayon de lumière suive un personnage, tel que dans Hamlet, Faust, etc. » (CA, p. 14). Effectivement, à partir des années 1860, la poursuite se fait de plus en plus fréquente, d’abord à l’Opéra, puis sur les scènes spectaculaires, au premier rang desquelles celle du théâtre de la Porte-Saint-Martin. L’effet se généralise au point de créer, dès la fin des années 1860, une certaine lassitude chez les critiques : ainsi, pour ne reprendre que les exemples d’Hamlet et de Faust, Le Figaro souligne « qu'au premier acte de Faust, Méphistophélès reçoit à un certain moment, en plein visage, un jet de lumière électrique qui le fait paraître tout verdâtre[36] » et se moque, dans Hamlet, du « spectre de l’Opéra, toujours précédé par un rayon de lumière électrique, comme un aveugle par son caniche[37] ».

Ces deux exemples permettent de comprendre la logique dramaturgique qui justifie l’apparition de ces poursuites. Dans un cas comme dans l’autre, le personnage éclairé — le spectre d’Hamlet, le diable de Faust — est une créature surnaturelle, et le rayon de lumière, coloré ou non, vise à lui conférer cette apparence fantastique — et cela, précisément parce que la lumière est projetée, parce que la source, séparée de l’effet, est invisible. Or cette lumière, en soi, n’est pas une représentation du surnaturel : comme en témoignent les sarcasmes des journalistes, elle est, du strict point de vue du réalisme de la fable, assez peu réussie. Il s’agit ici bien plutôt d’un code : le projecteur isole le personnage et indique au spectateur qui chercherait à lire l’image que le père d’Hamlet est différent, par nature, du fils. Au-delà évidemment de l’effet que pouvait produire la prouesse technique sur le spectateur, cette poursuite anticipe les évolutions de la lumière scénique au 20e siècle, à partir d’Appia notamment : l’éclairage ne représente plus que rarement, mais il structure, organise, rythme et donne à lire l’espace. Par là, la projection scientifique laisse sa marque sur le spectacle vivant, en transformant la lumière en outil d’intelligibilité plutôt que d’imitation.

Si l’influence des spectacles de lumière — à commencer par le diorama ou la fantasmagorie — du 19e siècle sur les scènes spectaculaires n’est plus à démontrer, le catalogue Duboscq présente l’exemple d’une adoption, par le spectacle vivant, d’appareils dont l’origine est d’abord scientifique. Ce sont les médias de l’expérience scientifique et de sa vulgarisation qui se trouvent ici réinvestis; la projection, telle que la conçoit Duboscq, est d’abord un outil pédagogique, qui permet de rendre visible et intelligible, que ce soit sous la forme de photographies projetées ou d’expériences agrandies en direct, les phénomènes observés en laboratoire. Les projections scientifiques, dans une logique de remediation, sont selon Duboscq destinées à modifier en profondeur la pensée scénique : les mettre en scène, c’est mettre en scène un théâtre qui prétend échapper à l’illusion et à la décoration, auxquelles il substitue l’effet de réel que constitue la projection. Aussi, la présence de poursuites, c’est-à-dire des premiers projecteurs en tant qu’instruments d’éclairage, dans le Catalogue, révèle à quel point l’adoption de la projection scientifique a pu contribuer à modifier le regard porté sur l’éclairage théâtral : il ne s’agit plus d’éclairer, fut-ce de manière élégante et décorative, mais de diriger le regard sur ce qui, à l’oeil nu, ne se distingue pas. Comme la projection qui dévoile à son auditoire des planètes invisibles et des phénomènes optiques infiniment petits, la poursuite attire l’oeil du spectateur sur ce qu’il n’aurait pas perçu sans elle, le rendant visible, et intelligible.