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La rubrique « Contrepoints » ouvre un espace à des chercheurs ou des créateurs pour réagir à un thème, un texte, un travail artistique, un document d'archives que nous avons récemment publié dans la revue. « Trade-Routes of Mind », publié ci-dessous, a la forme d'un double hommage. Karlheinz Barck y revient sur l'importance décisive d'Harold Innis dans la formation de ce qui deviendrait à partir des années 1950, autour de Marshall McLuhan, d’Edmund Carpenter et d’Eric Havelock, « L’École de communication de Toronto ». Mais ce contrepoint au document d'Innis « The Coming of Paper », paru dans Intermédialités, no 17, est en même temps un hommage à Karlheinz Barck (1934-2012) qui nous a quittés l'automne dernier[1].

Romaniste éminent de l'Académie des sciences de la RDA, Barck fut formé dans la grande tradition allemande, celle des Erich Auerbach, Victor Klemperer ou Werner Krauss, dont il fut l'étudiant à Berlin-Est. Extraordinaire connaisseur des littératures et pensées hispaniques – de Gracián à Borges – ou françaises – de Lautréamont à Artaud –, il s'est distingué par de multiples éditions, dont un des premiers choix de textes surréalistes parus en Allemagne de l'Est, en 1986, avant la chute du mur de Berlin.

Comme le pointe le thème de sa thèse d'habilitation consacrée au rapport entre poésie et imagination, des Lumières à la modernité, Barck était persuadé du « pouvoir encyclopédique de la littérature » et s'en fit l'avocat. Cette conviction le mena à initier au milieu des années 1980 un monumental projet d'encyclopédie des concepts esthétiques renouant avec les questions d'historicité de la perception – aisthesis en est le terme programmatique[2]. Il devint le maître d’oeuvre de ce projet encyclopédique au Zentrum für Literaturforschung, nouvellement fondé à la suite de la réunification allemande et dont il fut le codirecteur. Il consacra alors l'essentiel de son énergie aux sept volumes des « Concepts esthétiques fondamentaux » (Ästhetische Grundbegriffe. Ein historisches Wörterbuch, 2000-2005) que l'on peut considérer comme le pendant, dans son domaine, de la légendaire encyclopédie des concepts historiques dirigée par Reinhart Koselleck.

Point atypique et non sans difficulté en Allemagne de l'Est, Barck était au coeur d'un impressionnant réseau de correspondance internationale qui traversait le Rideau de fer et même l'Atlantique. Mais ce n'est qu'après la chute du mur qu'il put accepter des invitations à l'étranger, notamment au Brésil, de même qu'au Canada, où il fut, dans les années 1990, professeur associé au Département de littérature comparée de l'Université de Montréal. Il contribua dans ce cadre aux débats engagés par la revue électronique pionnière Surfaces[3]. Les recherches qu'il fit alors sur le fonds Marshall McLuhan aux Archives nationales à Ottawa le menèrent à concevoir une édition allemande des principaux textes d'Harold Innis, ouvrage qui fit découvrir en Europe celui qu'il considérait, avec Walter Benjamin, comme le précurseur d'une pensée de l'interdépendance entre culture et médias de transmission[4].

Karlheinz Barck suivait également avec intérêt le développement d’ Intermédialités. C'est grâce à son attention que nous pûmes publier un important document inédit de Paul Zumthor, « Oralité[5] », dont seule la traduction allemande était parue dans les Ästhetische Grundbegriffe. Au moment où la revue a constitué son comité scientifique international, il avait accepté d'en faire partie. Le texte que nous publions ci-dessous, en écho au document inédit d'Innis de notre no 17, est une transcription partielle de la dernière conférence que « Carlo » Barck donna à Montréal, le 11 février 2009, à l'invitation du Centre canadien d'études allemandes et européennes.

(Philippe Despoix)

Fig. 1 et 2

Couverture et table des matières du no 3 de la revue torontoise Explorations. Studies in Culture and Communication (août 1954) incluant un texte posthume de Harold Innis et un hommage collectif intitulé « Innis and Communication » introduit par Marshall McLuhan.

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« Trade-Routes of the Mind ». Harold Innis et la Toronto School of Communication

We can perhaps assume that the use of a medium of communication over a long period will to some extent determine the character of knowledge to be communicated and suggest that its pervasive influence will eventually create a civilization in which life and flexibility will become exceedingly difficult to maintain and that the advantages of a new medium will become such as to lead to the emergence of a new civilization.

– Harold A. Innis, The Bias of Communication[6]

Que pourrais-je vous dire ici à Montréal – pas très loin de Toronto – sur un sujet qui est apparu comme une nouvelle constellation intellectuelle dans l'ambiance de McMaster University, il y a près de quatre-vingt-dix ans[7]? Ne serait-ce pas de ma part courir le risque de provoquer des réactions de déjà vu ou de déjà entendu ? Mais une relecture de l’allocution présidentielle qu'Harold Innis donna devant la Société royale du Canada en 1947 sous le titre de « Minerva's Owl » et qui ouvre son livre de 1951, The Bias of Communication, en forme de manifeste, a atténué mon inquiétude. J'eus en effet l'intuition que l’oeuvre de ce grand historien, vue et valorisée depuis notre expérience de ce monde de plus en plus globalisant qui va continuer à constituer notre environnement quotidien, que cette oeuvre pourrait être lue de nos jours comme cernant le projet – si ce n’est plusieurs – d'une globalisation autre. En deux phrases précises et riches d'associations, l'épigraphe de ce texte nous indique une piste :

« Minerva's Owl begins its flight only in the gathering dusk... » Hegel wrote in reference to the crystallization of culture achieved in major classical writings in the period that saw the decline and fall of Grecian civilization. The richness of that culture, its uniqueness, and its influence on the history of the West suggest that the flight began not only for the dusk of Grecian civilization but also for the civilization of the West[8].

Cette nouvelle lecture me rappela ma découverte de l'oeuvre d'Innis et de son univers que Marshall McLuhan, le premier, avait pris comme fondement de ce que l'on désigne parfois comme la « Toronto School of Communication » ou « l’École de Toronto ». Je devais cette rencontre à un essai de James W. Carey publié en 1986 dans la revue Prospects et consacré à Walter Benjamin, à McLuhan et à l'émergence de la société visuelle. Ce texte m'arrivait juste au moment où, à l'Académie des sciences de Berlin-Est en RDA, nous étions engagés dans l'élaboration d'un dictionnaire historique des notions esthétiques dans la tradition occidentale, lequel visait à refonder le concept d'esthétique à partir de la notion grecque d'aisthesis afin de distinguer philosophie de l'art et théorie de la perception – travail dans lequel Benjamin était évidemment un point de référence et dans lequel Innis, introduit par Carey, entrait maintenant en scène. Ce dernier avait notamment écrit, suggérant une possible joint venture en la matière, que : « Both McLuhan and Benjamin take as their subject the evolution of the human sensorium. “During long periods of history the mode of human sense perception changes with humanity's entire mode of existence[9].” » Quelques années plus tard, le même auteur publiait son livre Communication as Culture qui contient un long essai sur Innis et en fait le précurseur d'une théorie moderne de la communication :

During the third quarter of this century, North American communication theory – or at least the most interesting part of it – could have been described by an arc running from Harold Innis to Marshall McLuhan. « It would be more impressive, » as Oscar Wilde said while staring up at Niagara Falls, « if it ran the other way. » Innis's work, despite its maddeningly obscure, opaque and elliptical character, is the great achievement in communications on this continent[10].

Harold Innis, précurseur de l'École de Toronto ?

Cette image d'Innis comme figure de précurseur ou comme spiritus rector de ce que l'on a appelé l’École de Toronto fut, à juste titre je crois, une invention de McLuhan visant à donner une certaine cohérence aux activités d'un groupe de concerned intellectuals qui se présentait en public plutôt comme une troupe hétérogène de gens épris d'un certain esprit surréaliste. Si je présente l'apport d'Innis pour la future École de Toronto à partir de l’image réfléchie qu'en offre McLuhan, c'est qu'en effet, comme l'a fait observer Donald Theall : « […] as misleading as McLuhan's development of Innis may have been, it is significant and important that McLuhan was the medium of his introduction into communication studies and into humanistic and cultural studies[11]. »

L'appellation d'« école » que McLuhan inventa avait été pour la première fois formulée en mars 1951 dans une longue lettre que celui-ci écrivit à Innis à l'occasion de la récente parution de Empire and Communications – notons le pluriel ! –, un livre qui avait fait éclat et devint un ouvrage fondateur pour ceux qui à l'époque s'étaient réunis à Toronto en forme de loose coupling autour de McLuhan, ainsi qu'un fondement de ce qui serait institutionnalisé à partir de 1963, sous sa direction, comme le Centre for Culture and Technology[12]. Innis a lui-même marqué dans son archive personnelle cette lettre de McLuhan de la mention « Memorandum on Humanities ». Et cette lettre contient en effet in nuce, et pour la théorie de McLuhan et pour l'histoire de l'École de Toronto – qui reste à écrire –, ce qui prendrait bientôt la forme d'une théorie des médias et d'une histoire des modes de communication. McLuhan proposait de suivre la route ouverte par le livre d'Innis : « I think there are lines appearing in Empire and Communications, for example, which suggest the possibility of organizing an entire school of studies[13]. » Dans sa lettre, il développait ensuite une large réflexion sur le rôle et la fonction des poètes et des artistes dans une sorte d'early warning system, idée qui deviendra l'un de ses sujets préférés, et qu'il croyait sous-estimée par Innis dans le dernier chapitre d’Empire and Communications qui traite du papier, de la presse et des problèmes des 19e et 20e siècles :

But it was most of all the esthetic discoveries of the symbolists since Rimbaud and Mallarmé (developed in English by Joyce, Eliot, Pound, Lewis and Yeats) which have served to recreate in contemporary consciousness an awareness of the potencies of language such as the Western world has not experienced in 1800 years. Mallarmé saw the modem press as a magical institution born of technology[14].

McLuhan tire ensuite des analyses d'Innis la conclusion que l'on peut observer conjointement dans les arts d'avant-garde et dans l'épistémologie des sciences un changement sous l'influence de la mécanique quantique, voire un tournant radical :

[...] of the learning process as a labyrinth of the senses and faculties whose retracing provided the key to all arts and sciences. [...] From the point of view of the artist however the business of art is no longer the communication of thoughts or feelings which are to be conceptually ordered, but a direct participation in an experience. The whole tendency of modern communication whether in the press, in advertizing or in the high arts is towards participation in a process, rather than apprehension of concepts[15].

Ce qui, dans l'oeuvre de McLuhan, deviendra une réflexion continue sur la réaction d'artistes comme Baudelaire, Poe, Mallarmé, Joyce, Wyndham Lewis et Ezra Pound envers les technologies et les médias modernes, fut, en quelque sorte, une conséquence de sa lecture de Empire and Communications et de The Bias of Communcation. De l'approche d'Innis, il retenait de prime abord une vision transdisciplinaire ou transversale, « a focus of the arts and sciences » développé à partir d'une « communications theory and practice [...] linking a variety of specialized fields by what might be called a method of esthetic analysis of their common features[16] ». Dans le contexte de la critique universitaire de l'époque – désorientée en Europe par la fièvre suivant la théorie des deux cultures lancée en 1959 par Charles Percy Snow, et en Amérique par l'impact du New Criticism –, McLuhan plaçait Innis à la fois comme outsider et comme figure fondatrice d'une nouvelle théorie des médias sur la scène des débats. Dans l'hommage que la revue Explorations. Studies in Culture and Communication[17] offrit en 1954 à Innis (mort en 1952), McLuhan le présentait, dans sa note d’introduction, comme celui qui avait su, dans ses travaux d’histoire, analyser l’économie canadienne en tant que network of staples, et la technologie et la communication comme des concepts dépendant l'un de l'autre :

If one were asked to state briefly the basic change which occurred in the thought of Innis in his last decade, it could he said that he shifted his attention from the trade-routes of the external world to the trade-routes of the mind. Technology, he saw, had solved the problem of production of commodities and had already turned to the packaging of information[18].

Dix ans plus tard, en 1964, introduisant une deuxième édition de The Bias of Communication sous le titre de « Media and Cultural Change », McLuhan présentait sa propre Gutenberg Galaxy (1962) comme n'étant rien d'autre qu'une « footnote to the observation of Innis on the subject of the psychic and social consequences, first of writing and then of printing[19] ». Dans ce texte, il traçait aussi les contours d'un portrait d'Innis vu comme un historien de la culture considérant l'usage fait des médias dans toute forme de communication, c’est-à-dire comme un historien des techniques culturelles ou de la Kulturtechnik comme on dit en allemand.

Innis taught us how to use the bias of culture and communication as an instrument of research. By directing attention to the bias or distorting power of the dominant imagery and technology of any culture, he showed us how to understand cultures. Many scholars had made us aware of the « […] difficulty of assessing the quality of a culture of which we are a part or of assessing the quality of a culture of which we are not a part ». Innis was perhaps the first to make of this vulnerable fact of all scholarly outlook the prime opportunity for research and discovery[20].

Si j'insiste sur l'image que McLuhan a donnée d'Innis et sur les thèmes sous lesquels il le discute et l'introduit dans les années 1950 dans le circuit des recherches et des débats du cercle réuni autour de la revue Explorations et, après 1963, du Centre for Culture and Technology, c'est pour faire apparaître dans ce « rear-view mirror » à la McLuhan l'incubation d'une théorie des médias et de la communication sur le sol et dans l'espace de l'histoire du Canada. La référence à Innis se trouve dans The Gutenberg Galaxy, dans Preface to Plato de Havelock (1963), dans « The Consequences of Literacy » de Jack Goody et Ian Watt (1963) et dans bien d'autres ouvrages encore[21] – tous des textes fondateurs d'une première théorie des médias et de la communication enchaînant sur l'idée d'une histoire culturelle découlant des « biais » (bias) liés aux formes de communication orale et aux formes de communication écrite. McLuhan prend le relais de ces idées au moment de la transition historique d'une époque faisant suite à l'invention de l'imprimerie (typographic man) à une époque dominée par la communication électrique et électronique (electric man) :

As long as the oral culture was not overpowered by the technological extension of the visual power in the alphabet, there was a very rich cultural result from the interplay of the oral and written forms. The revival of oral culture in our own electric age now exists in a similar fecund relation with still powerful written and visual culture. We are in our century « winding the tape backwards ». The Greeks went from oral to written even as we are moving from written to oral. They « ended » in a desert of classified data even as we could « end » in a new tribal encyclopedia of auditory incantation[22].

En 1972, dans une lettre à Claude Bissel, alors président de l'Université de Toronto et partisan du Centre interdisciplinaire sur la culture et la technologie, McLuhan a résumé et généralisé ce qu'il considérait être l'impact d'Innis pour l'orientation des recherches et des idées de l’École de Toronto. L’un des motifs de la lettre était la demande d’une préface pour une nouvelle édition d'Empire and Communications :

On Sunday I made the highest discovery of my life. It happened while I was working on the preface for Innis's Empire and Communications which the University of Toronto Press is bringing out. Put in a word, the discovery is this : for 2500 years the philosophers of the Western World have excluded all technology from the matter-form in entelechie treatment. Innis spent much of his life trying to explain how Greek culture had been destroyed by writing and its effect on their oral tradition. Innis also spent much of his life trying to draw attention to the psychic and social consequences of technologies. It did not occur to him that our philosophy systematically excludes technè from its meditations. Only natural and living forms are classified as hylomorphic[23].

Dans une autre lettre au psychiatre Rollo May, datée du 14 décembre de la même année, McLuhan faisait le bilan de l'importance des conflits et des crises d'identité personnelle ou collective et se demandait s'ils ne seraient pas liés au refoulement de ce qu'il nommait « the socio-psychological shaping of culture by technology » :

As Eric Havelock explains in Preface to Plato, the private identity of Western man appears to be grounded in the peculiar effects of the phonetic alphabet in abstracting private from corporate identity. If private identity, in this sense, is an artefact, then it is easier to understand why any probing of the nature of psychic change as shaped by outer environments might breed insecurity and panic. In the Orient, and in non-phonetically literate countries where private identity hardly exists, there is no uneasiness about probing the causes of psychic change resulting from man-made or technological environments. But from Plato to the present, in the Western World, there has been no theory whatever of psychic change resulting from technological change. The exception is the work of Harold Innis (The Bias of Communication) and his disciples, Eric Havelock and McLuhan[24].

Le Canadian Dream de Harold Innis

Comme historien de l'économie du Canada, la formation d'Innis doit être placée en relation étroite avec l'École de Chicago des années 1920. C'était là – sous l'influence d'Émile Durkheim, de Max Weber, de John Dewey et, surtout, de Thorstein Veblen, un économiste et sociologue américain de tendance socialiste – que s'était formé « a new group of economic and social studies that flowered in the writings of Thorstein Veblen, George Herbert Mead and Robert Ezra Park[25] ». Derrick de Kerckhove a montré que cette école diffère d'autres courants en théorie de la communication par l'accent qu'elle met sur les considérations historiques et cognitives par rapport aux données quantitatives ou aux analyses de contenu[26]. Il y avait à Chicago un intérêt particulier pour la géographie et pour les conditions topographiques de l'histoire, ainsi qu'une nette conscience du rôle des communautés dans leur relation avec les pouvoirs centraux, une conscience donc de l'importance des relations conflictuelles entre centre et périphérie. C'était une atmosphère qu'Innis, en tant que Canadien, appréciait tout particulièrement et d'où il allait tirer l'orientation théorique de ses recherches. Cette orientation fondamentale traverse comme un fil rouge tout ce qu'on a nommé ses études sur l'histoire et la théorie des staples (les produits de base de l’économie) dans ses trois premiers livres magistraux :

  1. A History of the Canadian Pacific Railroad (sa thèse de doctorat publiée en 1923);

  2. The Fur-Trade in Canada. An Introduction to Canadian Economic History (1927/1930);

  3. The Cod Fisheries. The History of an International Economy (1940).

À la source de ces travaux de staples theory se trouve une approche complexe et intégrative, transdisciplinaire dirait-on aujourd'hui, une approche inaccoutumée dans l'historiographie mainstream de l’époque sur ce que pouvaient posséder en commun la chasse aux castors, les inventions du papyrus et du papier, l'industrie du bois et l’exploitation des forêts, ou encore le système canadien de transport sur les grandes rivières et sur les rails du Canadien Pacifique. Vue globalement, dans son interaction (interplay) avec le marché et le commerce intérieur et international, cette économie des produits de base – dominée par l’axe (et le biais) États-Unis/Canada d'un côté et celui formé par le couple Canada-Amérique/Europe de l'autre – est analysée par Innis comme un grand système de mouvement outremer. L'existence du castor et les demandes de la manufacture de la mode et de la haute couture parisienne fusionnent dans un réseau d'intérêts différents :

The early history of the fur trade is essentially a history of the trade in beaver fur. [...] The history of the fur trade is the history of contact between two civilizations, the European and the North American, with especial reference to the northern portion of the continent. [...] Canada emerged as a political entity with boundaries largely determined by our trade[27].

Innis résume ses analyses de cette phrase : « The economic history of Canada has been dominated by the discrepancies between the center and the margin of Western civilization[28]. » La grande découverte au fondement de cette étude sur le commerce de la fourrure était l'axe du grand système Est-Ouest de commerce, formé par le système du Saint-Laurent et des Grands Lacs, système dont un point extrême (le point d'arrivée) se trouvait dans les grands centres métropolitains de l'Europe de l'Ouest, en France et en Grande-Bretagne, et l'autre point extrême dans l'arrière-région, dans le backyard de l'Amérique du Nord. Il s’agissait à la fois d’un système transatlantique et d’un système transcontinental. D'Europe, de France et d'Angleterre surtout, étaient venus les hommes, le capital et les biens, les idées, les institutions et le pouvoir créatif qui avaient permis au Canada de défendre son identité et son statut singulier dans le Nouveau Monde[29].

Dans son introduction au premier livre d'Innis sur le commerce de la fourrure (1927), R. M. MacIver le présentait comme l’inauguration d'une « series of studies dealing with the chief industries of Canada[30] ». La conclusion de vingt-deux pages de l’édition de 1930 contient par ailleurs une armature théorique dense et précise. On peut se demander ce qui s'est passé dans l’« atelier » (taller) d'Innis entre 1927 et 1930. Je ne serais pas étonné que ces voyages en canoë qu'il faisait sur les grands fleuves, voyages qui le menèrent jusqu'aux bords occidentaux de la baie d’Hudson, aient quelque chose à voir avec le bourdonnement théorique qui a eu lieu dans sa tête à ce moment-là. Ces expériences et événements devraient être décrits et éclaircis par ceux qui – finalement – prendront l'initiative d'écrire sa biographie, car Innis a compris selon moi à ce moment-là l'importance de trois problèmes d'où sortiront les principaux enjeux de ce que McLuhan nommait son passage des « routes commerciales du monde extérieur » aux « routes commerciales de l’esprit » (trade-routes of the mind)[31]. »

  1. Le problème de la marginalité : « The economic history of Canada has been dominated by the discrepancy between the center and the margin of Western civilization[32]. »

  2. Le problème d'une tradition spécifique existant au Canada d'une convivencia (coexistence) interculturelle : « Canada has had no serious problems with her native peoples since the fur trade depended primarily on these races. In the United States no point of contact of such magnitude was at hand and troubles with the Indians were a result[33]. »

  3. Le problème des conséquences et résultats des nouveaux produits de base comme ceux issus de l'industrie du papier et du bois sous l'impact du capitalisme : « The superposition of machine industry on an institutional background characteristic of the fur trade was effected with remarkably little disturbance. [...] The parallel between wheat and furs is significant. Both involve a trunk line of transportation from Montreal to Winnipeg and feeders, in the case of the fur trade, to the north, and, in the case of wheat, to the south. Both were staples dependent on industrialized Europe for a market[34].

Dans le sillage de ses staples studies, Innis a eu l'intuition que la communication par le biais de médias était elle-même devenue un facteur de première importance surdéterminant l'ordre et l'organisation de sociétés, et ce, depuis l'invention de l'écriture alphabétique. Les concepts d'histoire et d'histoire culturelle qu'il va développer – en poursuivant son Canadian dream dans Empire and Communications – accordent une importance particulière aux effets institutionnels, psychologiques et sociopolitiques des technologies de la communication. McLuhan l'avait vu – et à juste titre – quand il soulignait le passage précité de l'étude des trade-routes économiques à celle des trades-routes of the mind : « I suggest that Innis made the further transition from the history of staples to the history of the media of communication quite naturally[35]. » Dans son introduction à la deuxième édition d’Empire and Communications en 1972, il observait : « Innis is not talking a private or a specialist language but handing us the keys to understanding technologies in their psychic and social operation in any time or place [...][36]. »

La nouvelle histoire culturelle d'Innis, ce « Innis mode of writing History », peut être caractérisée sommairement par quatre distinctions fondamentales :

  1. Une distinction historique entre quatre empires selon l'emploi relatif et différent de médias dominants pour la communication : a) l'Égypte dans le système fluvial du Nil, utilisant le papyrus, les mathématiques et l'écriture hiéroglyphique; b) l'Empire romain fondé sur le papyrus, la construction de routes et chaussées, ainsi que l'emploi de chevaux; c) l'Empire européen qui se constitue depuis l'invention de l'imprimerie, de la navigation et des machines à vapeur; d) enfin, les Empires américain et russe organisant la communication, depuis le 19e siècle, sur la base de l'électricité, du pétrole et de l'aviation.

  2. Une distinction entre « long and short distance communication » et entre « space-binding and time-binding cultures » d’où résulte une tension particulière entre temps et espace ou encore des biais (bias) pour l’un ou l’autre. Des médias comme la pierre et l’argile pour l'inscription et la notation, par exemple, permettent la communication de courte distance, tandis que l'écriture sur papier ou par voies télégraphiques et électroniques, étant rapide, coupe l'espace et donne lieu à des systèmes globalisés et globalisants permettant la communication à longue distance.

  3. Une distinction entre des monopolies of knowledge et des pluripolies of knowledge qui sous-tend, selon les cas, des enjeux d'ordre social à tendance totalitaire (ou totalisante) ou à tendance démocratique.

  • Je souligne en passant que ce concept original de monopoly of knowledge, inventé par Innis, pourrait être comparé aux fameuses sociétés du savoir qu'on décrit aujourd’hui comme un effet irréversible de la globalisation. Les auteurs d'un récent rapport de l'UNESCO (2007) présentent ce concept sur un mode euphorique, tandis que le concept d'Innis pourrait ouvrir à d'autres horizons, plus critiques. Dans une conférence intitulée Monopolies and Civilization donnée au Collège de France (où l'avait invité Lucien Febvre en juillet 1951), Innis expliqua d’ailleurs à ses collègues français de l'École des Annales ce qu'il entendait par ces concepts en soulignant notamment les implications liées aux pouvoirs politique et économique qui soumettent le ou les savoirs à bien des conflits :

    I am under special obligation to such criticism and to special studies in attempting to develop an approach to the study of civilizations through the subject of communications and of monopolies in relation to them. [...] It may be that the concept of progress arises from the effects of a swing from a type of monopoly concerned with control over time to a type of monopoly concerned with control over space and that we favour this type of change in contrast with a civilization which assumes control over space and time which seems to us to favour stability and possibly stagnation[37].

  1. Enfin, Innis s’intéresse à la distinction entre oralité et compétence écrite (literacy) qui est celle qui traverse toutes les autres distinctions et dont il analyse les origines historiques et archéologiques en Grèce ancienne.

C'est le quatrième chapitre de Empire and Communications – intitulé « The Oral Tradition and Greek Civilization » – qui développe sur une trentaine de pages ce que j’appellerais « la théorie d'Innis de l'histoire culturelle vue comme histoire de la technique culturelle ». Innis ne parle pas ici comme un classiciste, mais comme un historien canadien de la culture qui, à partir de ses expériences de chercheur, d'enseignant et de citoyen, observe la Grèce à une époque de transition et de transformation d'une culture, orale, vers une autre, écrite :

Greek civilisation was a reflection of the power of the spoken word. [...] The medium of prose was developed in defence of a new culture. [...] The conquest of prose over poetry assumed a fundamental change in Greek civilization. The spread of writing destroyed a civilization based on the oral tradition, but the power of the oral tradition as reflected in the culture of Greece has continued throughout the history of the West [...][38].

Ce qui fait l'originalité surprenante d'Innis dans ce livre – ainsi que dans les essais qu'il écrivit dans les dernières cinq années de sa vie, rassemblés sous le titre de The Bias of Communication (1951) –, c'est d'avoir noué à partir de l'écriture, c'est-à-dire à partir de la première technique culturelle proprement dite de l'humanité, une grille d'analyse et de classification d'époques culturelles différentes qui lui permettait d'identifier des modes de communication médiatisés comme une forme particulière de staples. Et, pour cela, il s'était abreuvé aux sources des plus importants travaux de la recherche de pointe de son temps. L'appareil critique de ses deux derniers livres, Empire and Communications et The Bias of Communication, nous donne une idée de ses sources : Nietzsche, Jacob Burckhardt, Werner Jaeger, les représentants de la Chicago School of Classical Studies, sans compter que, comme il l’écrivit lui-même dans sa préface : « No one can be oblivious to the work of Kroeber, Mead, Marx, Moses, Pareto, Sorokin, Spengler, Toynbee, Veblen, and others in suggesting the significance of communication to modern civilization[39]. » Sont cités aussi dans le texte les noms de deux chercheurs auxquels Innis devait sa compréhension du rôle de l'introduction de l'alphabet phonétique en Grèce, qu'il considérait comme le grand « biais » de sa culture : Milman Parry et Eric Havelock.

The earliest Greek inscriptions dated from the middle of the eighth century and writing was used for public inscriptions from about the seventh century. An alphabet of twenty-four letters which represented consonants to Semitic peoples proved exportable and adaptable to Greek demands. A different language structure and system of sounds led the Greeks to use Semitic consonantal characters, which were useless to their language, as vowels, which were indispensable to them[40].

Par son jugement platonicien sur les désastres de l'invention de l'écriture – « The spread of writing destroyed a civilization based on the oral tradition […][41] » –, Innis érigeait des barrières pour sa compréhension de développements ultérieurs dans les médias du son et de l’impression, de l'espace acoustique et de l'espace visuel. Ainsi il n'arriva pas, par exemple, à donner une explication convaincante du rôle politique de la radio au 20e siècle qui, par son utilisation durant les régimes fascistes, infligeait un démenti à son hypothèse quant à la nature essentiellement démocratique de toute culture orale : « The loud speaker had decisive significance for the election of the Nazis[42]. »

Finalement, soulignons que l'intérêt qu'Innis portait à la Grèce se nourrissait de manière évidente de son identité canadienne et de sa conception d'une société démocratique qui ne serait pas nationaliste, une société idéale (et idéalisée ?) qui pourrait en quelque sorte fonctionner sur le mode de l'agora grecque. Son image de la Grèce, marquée pour une bonne part par son ami Eric Havelock, qui, en Amérique, avait révolutionné et les études classiques et la théorie de l'écriture, lui servait, pour reprendre l'image de McLuhan, de rear-view mirror pour ses propres analyses de la presse et du système de la publicité. Ce que James Carey a nommé « Innis' third world position » est fortement marqué par l’humanisme grec. Considérant la situation historique du Canada comme marginale en regard des centres – d'abord de l'Europe à l'époque coloniale, puis sous la tutelle d'une domination néocoloniale, des États-Unis –, il prend la Grèce de l'époque de la Magna Graecia (approximativement entre les 9e et 4e siècles av. J.-C.) comme un paradigme historique, construit pour servir sa vision de l'histoire culturelle comme technique culturelle.

In confining my comments to political organizations, I shall restrict my attention to two dimensions – on the one band the length of time over which the organization persists and on the other hand the territorial space brought within its control. It will be obvious in the case of the second consideration that organization will be dependent to an important extent on communications in a broad sense – roads, vehicles of transmission, especially horses, postal organization and the like for carrying out orders. It will be less obvious that effective communications will be dependent on the diffusion of a knowledge of writing or in turn a knowledge of an alphabet through which orders may be disseminated among large numbers of subjects[43].

Je ne peux pas conclure sans évoquer la mémoire de celui qui, ici à l'Université de Montréal – au sein du Département de littérature comparée, qu'il fonda au début des années 1970 avec un groupe de jeunes enthousiastes parmi lesquels mon ami Walter Moser –, a toujours, dans son enseignement comme dans ses écrits, souligné l'apport de Harold Innis et de l’École de Toronto pour une orientation nouvelle des études d'histoire culturelle, qu'elles soient littéraires, artistiques ou technologiques. Il y revint encore une fois dans son dernier livre, publié deux ans après sa mort aux Éditions du Seuil à Paris, et qui porte le titre de Babel et l'inachèvement. Je parle bien sûr de Paul Zumthor, décédé en 1995, à qui je laisse la parole en terminant :

Babel inachevée fondait ses utopies à venir. Le paradis ne résidait plus dans l'Éden à jamais perdu, mais dans l'image dynamique d'un futur espéré. L'homme dispersé se dirigeait ainsi, par les méandres de son histoire, vers ce que McLuhan appelait le « village global », lieu de diversité et de polyphonie, d'unanimité dans la pluralité, où – par un transfert de toutes les valeurs héritées – l'information généralisée produirait une harmonie libre des contraintes de l'espace plus encore que de celles du temps[44].

Berlin/Montréal  début février 2009