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La constitution des archives apparaît comme une activité de somnambule : plongé dans le sommeil de la routine, l’« archivant » déploie ses activités sans s’en rendre compte, laissant derrière lui des éléments qui pourront, un jour, plus tard, être réunis pour mieux composer ses trajectoires singulières et ses événements nocturnes, comme si on pouvait le suivre à la trace. Il y a dans le geste d’archiver une expérience de rêve au sens où la médite Paul Valéry : « Oublier insensiblement la chose que l’on regarde. L’oublier en y pensant, par une transformation naturelle, continue, invisible, en pleine lumière, immobile, locale, imperceptible… comme à celui qui l’étreint échappe un morceau de glace. Et inversement : Retrouver la chose oubliée en regardant l’oubli[1]. »

Cependant, à partir du moment où un être ne paraît appréhendable que dans le creuset de ses activités, dans le dépôt de ses gestes[2], archiver prend une importance diurne et cruciale qui ne tient pas seulement à une interprétation du passé. Il faut, au contraire, tâcher de comprendre ce balancement entre acte et être, cette oscillation temporelle entre une fin présente d’office et un sens présenté après coup, ce que j’ai appelé en introduction une rythmique du contretemps.

Adopter le point de vue de la mort

Sans craindre les détours et selon la pratique instructive de l’estrangement ou de la défamiliarisation, prenons alors un cas de figure qui nous mette à distance de la pratique archivistique afin de mieux saisir la configuration paradoxale de cette oscillation temporelle. Il est ainsi, pour moi, une scène exemplaire de la dynamique de l’archive, même si elle semble bien loin de toute pratique archivistique : la scène de Molière mourant, dans le dernier long plan du film d’Ariane Mnouchkine.

Molière sort de la quatrième représentation du Malade imaginaire (1673) épuisé et vomissant du sang. Pendant que Molière est transporté jusqu’à son domicile, son fidèle La Grange comprend ce qui se passe : « Il meurt », crie- t-il aux autres personnes hors champ (ce sont les dernières paroles dites). Une fois sorti du carrosse, porté et entouré par les comédiens encore en costume, le masque blanc de son rôle et de sa vie partant par plaques, Molière est emmené dans l’escalier jusqu’à son logement. Cette montée de l’escalier qui dure cinq minutes permet trois échappées en arrière qui reprennent trois moments clés de l’existence de Jean-Baptiste Poquelin : trois instants féminins, d’abord avec Armande Béjart encore enfant qui se jette dans ses bras et tombe avec lui dans la neige après un plan du chariot de l’Illustre Théâtre roulant dans le vent ; puis, avec Madeleine Béjart qui le regarde du haut d’une balustrade avec un sourire attendri et complice; enfin, lui-même enfant, couronné de lauriers, dansant avec sa mère en un lent mouvement circulaire qui s’oppose à celui de la montée chaotique de l’escalier. Suivant l’idée reçue qu’au moment de la mort, on revoit son existence ou tout au moins ses moments phares, nous pourrions avoir l’impression que cette montée de l’escalier permet précisément de constituer la vie de Molière en archives, avec cette sélection de trois moments mémorables, dont l’élection tient à la fois à la valeur des trois femmes cruciales de sa vie affective et au plaisir manifeste qui s’y trouve à chaque fois inscrit.

Il y a, pourtant, un autre niveau d’analyse plus intéressant en ce qu’il se situe non sur le plan des contenus — ici très discutables puisque leur choix rabat cette existence sur des moments de bonheur et sur des personnages féminins, comme si ces présences heureuses servaient de viatique facile au passage de l’autre côté de la vie et pouvaient cristalliser une existence qui fut également publique et dont les moments de bonheur (on peut le supposer) résidèrent aussi sur scène ou dans les palais du roi, sans compter les moments traumatisants qui eussent pu, eux aussi, revenir… —, mais sur un plan formel. C’est là où la prise en compte d’effets d’intermédialité, au sens d’une invasion d’un média par un autre, nous permet de saisir la dimension fondamentale du geste d’archiver : en effet, nous ne suivons pas simplement la montée du groupe portant Molière mourant selon un réalisme cinématographique assez classique qui authentifie, tout au long du film, la reconstitution historique la plus fidèle possible (car ce n’est pas l’exactitude historique qui rend le film authentique, mais bien l’adoption de la forme d’un certain réalisme qui donne à la biographie, par ailleurs historiquement valide, sa saveur d’authenticité) ; en fait nous avons l’intrusion d’un mouvement typique du théâtre placé sous le regard de la caméra. Le sentiment de chaos, le tremblement émotif face à la mort qui vient, sont mis en scène par la façon dont au théâtre un mime ferait voir une personne montant tout un escalier à l’aide simplement de deux marches : par une série de montées et descentes donnant l’impression que l’on ne cesse de s’élever alors même qu’on demeure quasi sur place. Par un cadrage serré sur les visages et les bustes, on ne perçoit que ces corps qui sautillent avec une douloureuse véhémence, saisissant à la fois le caractère mimé de cette gestualité et son aspect cauchemardesque d’une montée qui ne peut en finir tant le mouvement ne produit pas de progression (ou si peu) : l’émotion est d’autant plus poignante que la déréalisation ouvre au spectacle d’une beauté formelle en même temps que d’une « mise en souffrance » du média filmique. Ce balancement théâtral des corps change le regard : l’écriture du mouvement, qu’est le cinémato-graphe, se trouve « remédiée » par la mimique scénique.

Et la musique ajoute encore un autre média : celui de la référence opératique. Accompagnant la montée tremblante et à bout de souffle, l’air de la fameuse « Frost Scene » de King Arthur (1691), l’opéra[3] de Purcell et Dryden, mime à son tour le tremblement des voix et des souffles des comédiens de Molière que l’on n’entend pas. Cet air fait de notes répétées, montant ou descendant à peine autour de paliers sonores, opère exactement selon le même dispositif que les corps jetés dans ces mouvements répétés de montée et de descente : l’écriture des corps dans les degrés de l’escalier est remédiée à son tour par l’écriture des noires sur les degrés de la portée. Le tremblement est bien indiqué par l’ajout d’une ligne ondulée au-dessus de ces grappes de notes identiques : ce que les Italiens appellent tremolo et les Français « balancement[4] ». Ce tremblement ne constitue pas une altération de la voix, mais le registre même du Génie du Froid, que le magicien Osmond réveille de son engourdissement naturel, qui ressemble à la mort, pour lui faire affronter Cupidon. Tandis que le Génie se relève lentement avec hésitation, sa voix de basse chante cet air essoufflé :

What power art thou, who from below.

Hast made me Rise, unwillingly and slow,

From beds of Everlasting Snow!

[…]

I can scarcely move, or draw my Breath ;

Let me, let me, Freeze again to Death[5].

Le tremblement naturel de la voix du Génie du Froid vient de ce qu’il mime la mort, se situant donc à la fois à l’horizon de son immobile éternité (« Let me Freeze again to Death ») et dans l’annonce de sa continuelle matérialité (« Everlasting Snow »). C’est bien de manière involontaire (« unwillingly ») qu’il doit se mouvoir et chanter, pour faire face au défi de Cupidon, chargé de montrer comment la chaleur amoureuse l’emporte sur la froideur morbide.

En ce sens, même s’il y a bien un effet de répétition émouvant entre théâtre et musique, et malgré la proximité dans le temps (Molière meurt en 1673, l’oeuvre de Dryden et Purcell est produite en 1691, l’opéra Isis de Lully dont s’est inspiré Purcell pour cette scène sonore est de 1677), Ariane Mnouchkine prend la scène à contre-sens, puisque dans King Arthur, elle conduit à la victoire de l’amour sur la mort, de Cupidon sur le Génie du Froid[6] — à moins que les images d’archives du film lui-même dont elle se sert pour les flash-backs ne soient chargées de délivrer le même message de domination de l’amour et de moments de bonheur[7]. Peu importe ici la morale optimiste ou désespérée à tirer de cette scène, ce qui compte est ce pouvoir de tremblement, de balancement qui caractérise justement le geste même de l’archivage, ou plutôt de l’archivation[8].

Ce geste tient en effet à un balancement paradoxal entre la mort qui fige à jamais des objets du monde en archives et cette vie qui se dépose continuellement dans le lit glacé des documents. Il est très symptomatique que, même dans un rapport officiel pour l’ONU, le rédacteur ne puisse thématiser la logique des archives autrement que par une référence à la mort et à la transformation indispensable qui doit en résulter : « Pour être complet, un système de gestion des documents doit traiter de tout ce qui concerne les documents pendant la totalité de leur “existence”, c’est-à-dire depuis leur “naissance” jusqu’à leur “mort” ou destruction lorsqu’ils ont cessé d’être utiles, ou leur “réincarnation” sous forme d’archives si une conservation indéfinie s’avère justifiée[9] ». La gestion des documents permet de faire le tri entre les textes et de conserver ceux qui pourront être « réincarnés » comme documents d’archive.

Il s’agit d’adopter ce que nous pourrions appeler « le point de la vue de la mort » : non pas simplement vivre ni tout aussi simplement cesser de vivre, mais se trouver dans ce balancement étrange qui, de l’intérieur de la vie, permet pourtant de se placer dans la posture du mort. Or, c’est exactement ce que nous enseigne, voire ce que performe, cette dernière pièce qu’écrit et joue Molière. À la fin de l’acte III, Toinette, sa servante, propose à Argan de mimer le mort afin de saisir sur le fait les réactions de ses proches et pouvoir ainsi véritablement mettre à l’épreuve leurs sentiments. Cela permet à Argan de faire le tri entre la personne à conserver (sa fille qui l’aime) et la personne à rejeter (sa femme qui n’en veut qu’à sa fortune). Pourtant, il faut aussi noter un jeu interne à la comédie : Argan, joué par Molière, est obsédé par la maladie et se trouve sous l’influence des médecins, son frère Béralde voudrait au moins le « désennuyer » en l’emmenant voir une comédie de… Molière sur ce sujet. À quoi Argan rétorque :

Ce sont de plaisants impertinents que ces Comédiens, avec leurs Comédies de Molière : c’est bien à faire à eux que de se moquer de la Médecine […]. Par la mort non d’un diable, je les attraperais bien quand ils seraient malades, ils auraient beau me prier, je prendrais plaisir à les voir souffrir, je ne voudrais pas les soulager en rien, je ne leur ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit Lavement, je me vengerais bien de leur insolence, et leur dirais : Crevez, crevez, crevez mes petits Messieurs[10].

Et lorsque Béralde fait renvoyer le lavement préparé par le docteur Purgon, celui-ci revient invectiver et maudire Argan : « Je veux que dans peu vous soyez dans un état incurable[11] » (Acte III, scène 6). On peut imaginer sans peine le jeu scénique et les rires devant ces énoncés opérant à la fois sur le plan dramatique des personnages et sur le plan dramaturgique des comédiens. C’est bien le point de vue sur sa propre mort qu’énonce ici Molière, ou qu’il subit, grâce au flottement généré par sa situation d’énonciation.

La scénographie proposée par Mnouchkine de cette montée vers la mort dans un escalier qui semble sans fin, scandée par les trois rétrospections, joue de ce même balancement temporel dans un présent tendu entre futur anticipé et passé sélectionné. C’est justement ainsi que Mallarmé parle de la puissance du mime : « ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent. Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur, de fiction[12]. » Ce milieu est ici créé par une série d’effets intermédiaux (cinéma, théâtre, opéra), car même un « milieu pur » est l’effet d’une composition.

Il existe en fait un temps grammatical dans lequel cette tension trouve parfaitement à s’exercer : le futur antérieur. Le geste d’archiver y trouve sa temporalité propre : une projection dans le futur pour mieux contempler le présent comme passé.

Il reste, cependant, à comprendre pourquoi cette scénographie se situe dans un escalier. D’autant que la scène se termine par la sortie du cadre de Molière, des comédiens, du costume encore un instant flottant d’Armande Béjart, pour ne laisser place qu’à une longue contre-plongée de la cage d’escalier vide dans la pénombre. Qu’est-ce qu’un escalier offre de si propice à la mise en scène de cette paradoxale projection temporelle, quel fantôme ou quel esprit semble encore y flotter ?

L’esprit d’escalier

L’expression française « avoir l’esprit d’escalier » semble se situer à l’exact opposé de cette puissante projection dans le futur puisqu’elle désigne ce moment raté d’un présent, qui fait qu’on ne trouve la bonne réplique qu’après coup. Au lieu d’une anticipation, on a un retard. Pourtant, cette logique de l’après coup est un modèle concordant pour penser le geste d’archiver. Ce qui importe est le décalage ou le balancement entre les temps, non de venir avant ou après, trop tôt ou trop tard.

Il se trouve que la première occurrence, en français, de l’idée d’après coup avec une mention de l’escalier touche encore à l’art du théâtre. Elle apparaît dans le Paradoxe sur le comédien (1831) : en voulant marquer la différence entre l’homme sensible et l’homme de sang-froid, toujours prêt à jouer son rôle social, Diderot raconte une anecdote où il est interloqué par une remarque de Marmontel.

Cette apostrophe me déconcerte et me réduit au silence, parce que l’homme sensible, comme moi, tout entier à ce qu’on lui objecte, perd la tête et ne se retrouve qu’au bas de l’escalier. Un autre, froid et maître de lui-même, aurait répondu à Marmontel[13].

Ce qui trouble l’homme sensible est l’adoption d’un point de vue étranger, comme pour le vivant de prendre le point de vue de la mort. L’esprit de l’escalier trouve une parfaite représentation de ce décalage temporel dans le dispositif spatial des degrés et des étages. Monter et descendre dans l’escalier du temps suscite autant d’anachronismes démontrant qu’il n’est de juste moment que dans le jeu des espaces. Il est donc d’autant plus judicieux de la part d’Ariane Mnouchkine d’avoir placé cette scénographie du mourant non pas, comme d’habitude, dans son lit ou dans une des pièces de son logement, mais justement dans ce lieu de passage qu’est l’escalier.

On sait bien que l’arkheion désigne d’abord un bâtiment (là où résident les Archontes, ceux qui décident) avant de se rapporter à des textes officiels. Archiver est dès ses débuts lié à la domiciliation. Ce serait là le domicile des archives : on y amène celui qui va mourir. Comme pour un cimetière où l’on enterre les morts, le fonds d’archives est constitué par cette nouvelle domiciliation : tirées de leur lieu habituel de production, les archives sont envoyées dans un lieu officiel où leur « réincarnation » pourra avoir eu lieu. De la même façon qu’une personne ayant un domicile fixe est considérée comme stable, le fonds d’archives est un champ de stabilisation des énoncés. Pourtant, ce champ lui-même est constitué de manière instable.

C’est pourquoi archiver est une affaire (d’esprit) d’escalier : entre des niveaux différents de l’histoire, quelque chose qui se monte ou se descend, non un lieu que l’on habite vraiment dans la vie ordinaire – sans qu’il soit, pourtant, étranger à toute domiciliation. Un lieu du transit, du passage (on parle à juste titre d’escaliers à révolution pour désigner les tours qu’ils accomplissent sur eux-mêmes, changeant de direction, reprenant les mêmes points de vue mais à des niveaux différents).

[L’escalier] excède la fonction qui lui est ordinairement assignée : non réductible à un lieu de passage, il pourrait être le lieu du passage, c’est-à-dire du changement. […] Tel un conduit, portion d’espace délimitée par laquelle s’écoulent le flux et le reflux humains, l’escalier nous paraît capable de fuites, dans ce sens où une brèche, une fissure, vont produire un changement d’espace et peut-être d’état[14].

Il est clair qu’il n’est pas de changement d’espace et d’état plus crucial que celui qui nous voit passer de vie à trépas. L’escalier accueille, voire engendre de tels changements. Il y a un lien éminent entre lieu du passage et memento mori, entre escalier et mémoire des morts. C’est ce dont Ariane Mnouchkine nous procure l’expérience par cette montée/descente d’escalier dans l’après coup de la mort annoncée[15].

Il faut comprendre le mouvement paradoxal permis par l’escalier. On passe de marche en marche (on est à la fois stable et bien à plat sur chaque marche et en mouvement d’élévation d’une marche à l’autre) : paradoxe d’une montée à plat. À quoi s’ajoute une seconde ambivalence : un escalier tantôt se monte et tantôt se descend tout en restant le même (d’où la bêtise paresseuse des escaliers roulants qui obligent à un seul type de mouvement, sauf pour les enfants joueurs qui ont très bien compris la nécessité de descendre aussi des escaliers qui montent tout seuls). Le mime de la montée exploité par Mnouchkine consiste justement à jouer de cette ambivalence, comme pour les archives il faut la croissance déstabilisante des archivages et la stabilisation organisée du fonds. D’autant que monter l’escalier (comme totalité) se fait obligatoirement marche à marche : paradoxe cette fois de l’un et du multiple, car pas d’escalier sans marches plus ou moins nombreuses (des trois marches de La Dispute du Saint-Sacrement [1509-1510] de Raphaël ou du Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède [1906-1907] de Selma Lagerlöf jusqu’aux cent quatre-vingt-douze marches de l’escalier Potemkine dévalé par un landau dans le film d’Eisenstein) ; cependant, aux marches il faut aussi l’ensemble géométrique, architectural que constitue l’Un qui les emprisonne (on parle bien d’une cage d’escalier). Dans l’unité du fonds qui les enclôt, la multiplicité ordonnée des éléments qui s’y accumulent.

 Décalage spatial, effet de superposition ou de redoublement, débalancement anachronique[16] : autant d’éléments dont il faut s’inspirer pour suivre la logique paradoxale du geste d’archiver telle que nous la dévoile cette scène d’escalier du film de Mnouchkine.

Le/la geste d’archiver

On aura remarqué (futur antérieur) que je parle plus volontiers de « geste d’archiver » que d’archives. Cela évite de tenir pour acquis ces fonds dont la logique de constitution demeure problématique. Ainsi, on peut au moins insister sur leur fabrication. On ne parle pas pour rien, bien souvent, en archivistique de la « gestion de fonds ». Geste et gestion partagent la même étymologie (gerere, faire). Attardons-nous alors sur ce verbe, pour y trouver non une vérité spécifique, mais des sources de réflexion.

Le verbe latin gerere, à l’instar de facere et agere, suppose une action, mais selon des modalités à chaque fois spécifiques. Ainsi Varron, dans son De lingua latina, prend l’exemple de l’acteur, du poète et de l’imperator : « le poète fait un drame, mais ne l’agit pas; inversement l’acteur agit le drame, mais ne le fait pas. […] En revanche, l’imperator, parce qu’on emploie dans son cas l’expression res gerere, ne fait pas ni n’agit : en l’occurrence il gerit [il accomplit quelque chose, le prend sur soi, en porte la responsabilité, s’en charge, l’administre], c’est-à-dire qu’il supporte [sustinet][17] ».

Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote distingue, du point de vue de la finalité, la praxis (l’agir qui est à soi-même sa propre fin) de la poiesis (le faire qui n’est qu’un moyen exécuté en vue d’une fin autre que lui-même[18]). En un sens, le gerere occupe une position médiane, autorisée par sa récupération du troisième verbe grec pour l’action, à savoir arkhein qui signifie « commencer », puis « guider », « gouverner ». Geste et archive ont ainsi beaucoup en commun ! C’est justement leur redoublement, leur balancement singulier qu’il importe de souligner.

Platon, dans le Politique, affirme une différence radicale entre arkhein et prattein : « La vraie science royale n’a point, en effet, de tâches pratiques [prattein] : elle commande [arkhein][19] », par où le chef est celui qui initie et donc qui fonde, qui sait se positionner à chaque geste dans l’origine, dans l’arkhè.[20] Il n’est donc pas étonnant que revienne à l’imperator de « gestoyer » de la sorte, comme dans l’Arkheion résidaient les archontes qui prenaient les décisions politiques (dont celle — tâche importante — de nommer les responsables des opérations théâtrales de chaque année…). Comme le remarque Du Marsais, dans un chapitre sur les synonymes, de gerere à gestare, c’est le spectacle même du geste qui apparaît, sa valeur pour autrui : « Gerere, c’est porter sur soi : Galeam gerere in capite. Gestare vient de gerere ; c’est faire parade de ce qu’on porte[21] », ou encore personam gerere, c’est tenir un rôle.

Même chez les modernes, on voit ce verbe opérer de façon identique. Ainsi, chez Hobbes, tout le caractère artificiel du contrat social repose sur le masque de l’acteur-souverain sous lequel les membres du peuple demeurent « auteurs » de leurs actes. C’est en quoi, pour lui, la résistance au souverain et la révolte sont non seulement dangereuses, mais plus profondément absurdes : puisque le peuple est auteur des actes du roi, s’il se soulève contre tel geste du souverain, il se révolte contre lui-même. À l’instar des signes qui trompent et des mots vides de sens, les résistances au souverain relèveraient de maladies du langage et de fausses conceptions du pouvoir. Inversement, le contrat, pour Hobbes, est un juste discours, au moins tacitement, tenu « as if every man should say to every man, I Authorise and give up my Right of Governing myself, to this Man, or to this Assembly of men, on this condition, that thou give up thy Right to him, and Authorise all his Actions in like manner. This done, the Multitude so united in one Person, is called a COMMON-WEALTH […]. And he that carryeth this Person, is called SOVERAIGNE[22]. » La version latine du Leviathan formule la dernière phrase ainsi : « Is autem qui Civitatis Personam gerit, summam habere dicitur Potestatem[23]. » Formule classique où le verbe gerere signifie « jouer le rôle », « incarner », « représenter », « porter sur soi », « agir », voire « commander » (dans le De cive, Hobbes dit que le souverain doit être non comme la tête qui peut conseiller, mais comme l’âme qui doit commander : il utilise là encore le verbe gerere[24]). En incarnant le rôle du peuple-auteur, le souverain commande à la multitude, il la porte sur soi et la supporte en même temps (sustinet, disait déjà Varron). Chacun de ses gestes est signe d’une autorité qu’il porte immédiatement et qui lui permet de définir le juste et l’injuste, de gouverner les opinions et les doctrines publiques, de régler toutes les controverses, qu’elles concernent les faits eux-mêmes ou les lois tant civiles que naturelles, et, ultimement, de statuer sur les lois de l’honneur et de déterminer le taux public des valeurs sociales : « It is necessary that there be Lawes of Honour, and a publique rate of the worth of such men as have deserved, or are able to deserve well of the Common-Wealth. […] To the Soveraign therefore it belongeth also to give titles of Honour ; and to appoint what Order of place, and dignity, each man shall hold ; and what signes of respect, in publique or private meetings, they shall give to one another[25]. » La question de l’évaluation est bien liée au pouvoir souverain de celui qui « gerit », qui porte ou supporte les sujets sur la scène du politique ou qui porte le masque qui les unifie comme communauté. Les mouvements suivent des séquences parallèles entre ce choix souverain sous lequel s’unifie la multitude pour former une communauté politique et cette évaluation ou ce tri qui ramasse dans l’unité d’un fonds la diversité des objets conservés plutôt que rejetés, mémorisés plutôt qu’oubliés.

Nous retrouvons ainsi notre point de départ qui liait d’office la constitution d’archives à une forme de pouvoir. Cependant, entre temps, à avancer et à reculer dans cette courte scène du film d’Ariane Mnouchkine, nous avons gagné un sens de la temporalité constitutive de l’archive que la focalisation sur le pouvoir, généralement, opacifie. Champ de stabilisation des énoncés par élaboration d’un contexte (le fonds), qui est lui-même l’effet d’une instabilité fondamentale, puisque l’on doit faire comme si on pouvait observer le présent à partir du point de vue de sa propre fin. Le geste d’archiver apparaît donc plus complexe que l’enregistrement automatisé d’activités réglées, parce qu’il suppose toujours unegeste : le déplacement de faits divers en événements mémorables, la transformation d’actes en histoire, la « réincarnation » d’actes jouant désormais le rôle de documents. Tremblement ou balancement cette fois entre masculin (le geste) et féminin (la geste).

« Qu’est-ce que c’est qu’un geste ? Un geste de menace par exemple ? Ce n’est pas un coup qui s’interrompt. C’est bel et bien quelque chose qui est fait pour s’arrêter et se suspendre. […] Cette temporalité très particulière, que j’ai définie par le terme d’arrêt, et qui crée derrière elle sa signification, c’est elle qui fait la distinction du geste et de l’acte[26]. » Cette réflexion de Jacques Lacan concerne aussi bien le geste d’archiver qui n’est pas simplement un mouvement continu où s’accumuleraient automatiquement les éléments d’une activité, mais un mouvement fait pour être suspendu sous le point de vue de la mort, afin de créer derrière lui du document, du mémorable, de la signification — mouvement qui est néanmoins répété chaque fois qu’un nouvel acte apparaît : d’où l’effet de staccato si bien rejoué par la montée de l’escalier de Molière et l’air du Génie du Froid.

Le paradoxe dont nous étions partis n’a donc pas surgi par hasard et il n’est pas question d’en effacer les arêtes vives ni les contradictions évidentes. Sans tomber dans l’illusion de l’enregistrement automatique de la vie ni dans l’aliénation d’un pouvoir déterminant le sort de notre passé (donc de notre présent), il s’agit d’en déchiffrer les figures symétriques et les mouvements caractéristiques. C’est pourquoi le détour par des opérations esthétiques permettait d’en déjouer, ou plutôt d’en rejouer, les évidences habituelles.

Les archives et la conversion numérique

Nous pouvons alors nous servir de ces réflexions générales pour mieux saisir les mutations de notre actualité. Le désir de l’enregistrement automatique, quasi organique, de toutes les données, semble enfin résolu par la technique du numérique. Nous savons aujourd’hui (jusqu’à en être parfois effrayé) combien tous nos mouvements sur le Web sont conservés et servent à notre repérage constant. Nos vies entières sont de plus en plus archivées par les instruments même de communication que nous utilisons. Il devient même quasi impossible de s’en extirper : une fois notre profil enregistré sur Facebook, il est impossible (en principe) de l’effacer sous prétexte que cela créerait un trou dans les relations archivées.

Les rapports de pouvoir impliqués par cet archivage systématique sont évidents lorsqu’on considère les enjeux concernant le public et le privé. L’interférence du commercial dans la gestion du bien commun (avec les prétentions de Google par exemple), des éléments intimes diffusés volontairement (sur YouTube ou Facebook) ou mobilisés à l’insu des intéressés (par les cookies qui archivent nos déplacements sur le Web et permettent à des entreprises de saisir notre profil d’usager et nos goûts personnels), tout cela génère autant de reconfigurations du « sujet numérique ». Reconfigurations qui, sous couvert de nouveautés techniques évidentes, reprennent des structurations déjà existantes. Même s’il a été question de voir apparaître dans les quinze dernières années, en particulier sous l’influence des nouvelles technologiques de la communication, une « nouvelle économie », en fait nous sommes toujours dans la logique de l’économie néo-classique qui trouve moins la valeur dans la production de marchandises que dans le désir des consommateurs. Page Rank – à l’algorithme duquel Google doit le succès que l’on connaît –, en calculant le nombre de liens qui vont vers tel ou tel site, plutôt que simplement le nombre de liens qui en partent ou les contenus qui y résident, est un excellent exemple de cette valeur-désir.

Ces problèmes techniques, culturels et politiques manifestes doivent être pensés au niveau plus large des processus de variation, de recyclage et de migration. Il ne s’agit pas d’alimenter une technophobie tout aussi aveugle que l’est l’engouement hystérique pour le nouveau : on doit se méfier des professeurs de catastrophe autant que des mordus des cybercafés. Si la culture numérique est avant tout une affaire de conversion, il faut tâcher d’en saisir les conséquences sur une longue durée et sur des bases épistémologiques conséquentes[27].

Comme le souligne Clarisse Herrenschmidt, « tout document informatiquement conservé […] peut être dupliqué et multiplié, retouché et transformé. Il ne s’agit donc pas de matière comme on parle de matière d’une chose, mais d’un état de la matière, celle des circuits. Il ne s’agit pas des circuits en tant que circuits mais de leur état physique. Il ne s’agit pas de matériel versus immatériel, mais d’état de la matière, de statuel, si l’on me permet ce néologisme. » Comment concevoir alors un « musée d’états des circuits[28] », ce qu’il faudrait appeler, de mon point de vue, une archive du statuel ? Telle est une des mutations les plus considérables qui touche le statut même des archives et qui implique une réflexion plus fondamentale qu’un simple aménagement technique. On pourrait d’ailleurs mettre cette investigation sous l’exergue d’une remarque de l’écrivain français Jean Echenoz qui disait lors d’une entrevue : « C’est très bizarre d’écrire sur un ordinateur, c’est comme sculpter de l’eau[29]. » Comment archiver cette sculpture liquide ?

Il ne s’agit pas d’une métaphore. L’archivage du statuel ne consiste pas simplement à saisir une sorte de coupe synchronique d’un état des circuits, mais à pouvoir faire réémerger de façon visible et lisible un ensemble d’éléments jouant à des échelles différentes. Nous avons donc, d’un côté, un archivage qui répond au désir de totalisation et d’automaticité des archives traditionnelles, et d’un autre côté, une difficulté fondamentale à conserver un document stabilisé de manière fiable. Comme le souligne Kevin Bradley :

If the permanent maintenance of any given state, or set of states, was the definition of digital sustainability, then we could merely select a suitable technical strategy to permanently inscribe those states and entrust the objects to an appropriate storage and preservation strategy. However, the layers of dependencies and interdependencies, standards, agreements, understandings, technologies, strategies, workflows, and business models render that simple preservation model indefensible. […] The way in which operating systems and programs interact is complex, subject to change, and mediated by commercial interests ; and faults or incompatibilities in any of these areas can make the whole system seem very fragile[30]

Le geste d’archiver prend donc une place encore plus importante qu’autrefois, tout en faisant face à des problèmes encore plus complexes, lorsque l’obsolescence des outils de communication, la complexité des interrelations et la multiplicité des états de la matière augmentent avec une rapidité hallucinante. C’est ainsi que l’on peut comprendre le principe de variation et surtout de conversion (des documents, des formats, etc.). Là où les archives manuscrites et imprimées valaient justement par leur stabilité et leur fixation, voilà que la culture numérique implique, au contraire, une instabilité fondamentale.

Certes, c’est cette même facilité de conversion, grâce à une recherche d’interopérabilité systématique, qui offre des avantages flagrants, en élargissant l’espace mémoriel à l’ensemble du réseau mondial à partir de liens hypertextuels : « The principle of hypertextuality allows one to treat the web as the extension of the context of one’s own mind. Hypertext turns everyone’s memory into everyone else’s and makes of the web the first worldwide memory[31]. » Mais une mémoire bien plus lacunaire qu’on ne le croit, à la fois par la masse croissante d’informations impossible à documenter et par la perte rapide des outils qui en permettent l’apparition. Nous n’habitons pas dans un univers aussi hypermnésique qu’on le croit : l’obsolescence rapide des logiciels et des ordinateurs force à des processus de migration ou d’émulation des données dans lesquels l’intégrité des documents n’est pas toujours conservée, sans parler des innombrables données (textes, images, pages web, etc.) qui sont perdues faute de recevoir ce genre d’attention ; inversement, la surinformation et la massification des ressources documentaires deviennent aussi, paradoxalement, un problème pour la gestion des documents pertinents[32]. Une des solutions consiste, non seulement à marquer les pages des sites visités, mais aussi à archiver par mots clefs ces signets pour les classer et les retrouver facilement, comme le proposait par exemple Magnolia. Cependant, malgré la sauvegarde sous la forme de cloud computing (donc sur des serveurs externes mis en réseau), cette entreprise a connu un problème informatique majeur et a perdu la majeure partie des signets de ses clients : ici, la solution (involontaire) pour contrôler la surinformation est tout simplement l’effacement et l’amnésie…

Il ne fait pas de doute que les rapports scientifiques et les solutions techniques se sont multipliés depuis vingt ans. Cependant, il apparaît essentiel de remettre la question de l’archivage numérique dans le contexte plus large des processus sociaux de mémoire, des enjeux politiques et économiques de la gestion et de la geste du passé. Les solutions techniques risquent de voiler les problèmes de plus grande ampleur, à commencer par ceux que la technique elle-même génère. Comme le souligne Raymond Williams, les technologies sont elles aussi des « embedded social systems ». C’est pourquoi les bouleversements technologiques ont des effets sur notre compréhension du monde. Les historiens de l’imprimé ont bien montré que les usages du livre, de sa matérialité, jusqu’aux modes de lecture et à la constitution d’un public, ont amené au jour une véritable culture de l’imprimé. De même en vivant dans l’âge de la conversion numérique, c’est tout le statut public des « documents » qui est alors mis en question et avec lui les institutions qui en dépendent et l’organisent :

Virtually all the cultural institutions and practices that help us make order, that help us bring meaning and intelligibility to our lives, draw heavily on documents for support. […] Never before have we lived in a world so thoroughly saturated with, and dependent on, these creatures [documents]. And never before has a technology (or set of technologies) threatened the material underpinnings of our documents and document practices so thoroughly or so quickly. […] Such broadscale changes are therefore destabilizing the institutions and practices that depend on the stability documents help engender, as well as the institutions and practices that help stabilizing documents[33].

Les institutions qui gèrent notre rapport au passé passent par les documents, produisent en fait les éléments du passé comme autant de documents qui doivent donc avoir acquis une certaine autorité et un pouvoir de signifier. Comment les gérer dans la logique technique et économique de la communication électronique ? Comment penser les formes de temporalité impliquées par cette nouvelle culture et ses usages inédits ?

Du point de vue politique, l’archive des flux est indispensable pour penser une citoyenneté encore possible. Le philosophe Paul Mathias insiste sur ce qu’il appelle la « persistance du requérable » et y trouve un fondement des protocoles de fonctionnement des communautés sur le réseau : « C’est dans l’actualité des pratiques de parole et dans ce que nous appelons “la persistance du requérable” que réside la clé de la citoyenneté électronique […] et ce n’est donc pas dans les termes du Droit qu’il faut penser cette figure princeps de la citoyenneté. Mais l’écrit, sa permanence, sa conservation dans les mémoires de masse des ordinateurs et des serveurs, la possibilité de l’actualiser, de se l’approprier, de prendre connaissance de son origine et de comprendre peut-être ce qui le justifie, cela donne un statut à défaut d’une stature au scripteur. » Il précise plus loin ce qu’il faut entendre par cette persistance du requérable :

Autrefois, discussions et négociations étaient des événements ; désormais ce sont des flux, des transferts de données, des requêtes, des redondances, et globalement la conservation massive de ces effets de participation. D’où une coïncidence essentielle de la continuité discursive caractérisant une communauté réticulaire et la conservation des données qui seules lui donnent corps […], persistance du requérable, qui devrait permettre comme par métonymie de caractériser, à partir des protocoles de fonctionnement des groupes de discussion, non seulement les communautés réticulaires, mais aussi l’Internet dans son ensemble[34]

Le problème de l’archive numérique touche donc à l’essentiel même de la constitution des sujets contemporains. La question des solutions techniques est cruciale, mais elle s’articule en fait à des enjeux sociaux et politiques centraux. Or, la conversion numérique ne fait que pousser à bout le caractère quantitatif et automatique de l’archivage avec des moyens techniques inimaginables jusqu’alors. Cependant, cette illusion quantitative escamote ce qui contrebalançait le désir d’organicité, à savoir le point de vue de la fin, la constitution d’un fonds, l’invention d’un contexte (Google Books par exemple ne trie les ouvrages ni ne sélectionne les meilleures éditions, mais copie tout ce qui tombe sous l’oeil de ses numériseurs). Le phantasme de pure chronicité oublie les bons usages de l’anachronique et du balancement temporel constitutif de l’existence humaine. Ce n’est pas dire que la culture numérique nous vouerait à un présent sans cesse renouvelé, car le chevauchement des temps, l’anachronique, envahit les documents à coups d’émulation et de conversion, sans qu’il soit lui-même strictement archivé dans ses oscillations.

Les archives pouvaient devenir un champ de stabilisation des énoncés parce qu’il y avait aussi dans la formation de ces champs une instabilité fondamentale (comme l’exemplifie cette montée d’escalier du film Molière) : la logique du statuel fait entrer les énoncés eux-mêmes dans une instabilité chronique et l’importance allouée à l’accessibilité ne permet plus aux institutions publiques de contrôler les domiciliations des archives (Internet archive, mais aussi Flickr, YouTube, Zotero, par exemple, qui fournissent des archivages spécifiques touchant aussi bien les choix personnels, les souvenirs privés que des vidéos ou des informations visant le plus large public). Ces nouveaux dispositifs d’archivation génèrent ainsi de nouvelles formes de processus de subjectivation et de sociabilité, redéfinissant les partages (autrement dit, à la fois ce qui est mis en commun et ce qui est support de différences) entre privé et public, document et monument, mémoire et histoire.

On voit l’archive au singulier envahir l’espace des discours, montrant bien que la dynamique des archives est remise en jeu et étendue. Mais cette généralisation de l’archive au coeur des préoccupations sociales, bénéfique à certains points de vue, fait aussi perdre de vue la dynamique même de l’archivation, du geste d’archiver. La décontextualisation des documents trouvait son pendant dans la contextualisation des fonds eux-mêmes, alors qu’aujourd’hui chaque document est censé transporter avec lui ses éléments de contextualisation (les métadonnées) sans égard pour les fonds — encore faut-il que ces métadonnées soient correctement inscrites, voire qu’elles fassent l’objet de plus d’études et de réflexions communes que ce n’est le cas jusqu’à présent. Enfin, la notion même de fonds, dans l’univers potentiel indéfini du Web, apparaît, si j’ose dire, à reprendre de fond en comble.

La logique de l’archive à l’âge du numérique pousse donc à bout sur certains points la logique du manuscrit et de l’imprimé, mais en défait aussi certains éléments fondamentaux qu’elle recompose, les soumettant à une fragmentation que la démultiplication des archives postées ne comble que de manière illusoire. Ainsi sur YouTube ne trouve-t-on du film de Mnouchkine qu’une scène d’enfant, une scène d’amour à l’Illustre Théâtre et cette scène finale de la mort de Molière dans son intégralité. Effets typiques de fragmentation, d’anthologisation, du geste d’archiver, dont l’automaticité technique risque de faire oublier en route la contextualisation nécessaire, le point de vue de la fin qui l’ordonnait. Un des risques de ces opérations d’automatisation consiste, en effet, à escamoter la notion même de point de vue et de rôle, de construction et de geste. S’il n’y a rien derrière l’écran, l’écran fait néanmoins partie du théâtre du monde.