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Les conditions de l’en même temps

Le synchronisme a à voir avec la proximité : il est nécessaire de se tenir près de l’objet qui produit le son pour en percevoir les liens audiovisuels. Pourtant, à ce moment, la conscience de l’existence d’un synchronisme n’apparaît pas encore. Là, mouvements et sons se confondent en un événement global, ils fusionnent. L’éloignement, quant à lui, implique non pas l’asynchronisme mais un retard de réception du son, un décalage temporel qui sépare les éléments issus d’un même événement, comme éclair et tonnerre. Les sons semblent s’autonomiser face au mouvement des choses, dans une indétermination des ancrages née de la seule distance. C’est l’invention du synchronisme cinématographique qui a introduit une conscience plus profonde de ce phénomène. À l’opposé, la trop grande proximité à l’écran fait subir au spectateur un surgissement des sons en avance sur l’image. C’est une sorte de renversement des lois naturelles : car si le son, par suite de l’éloignement, peut arriver en retard sur l’événement vu, comment pourrait-il devancer l’acte dont il est issu ? Lorsque la salle est trop grande, le son arrive très nettement avant l’image pour les places situées près de l’écran, parce que le calage du synchronisme est réglé pour un spectateur situé au milieu de la salle. Au fond, les spectateurs ne ressentent aucune gêne ; le retard est bien accepté car il est, comme dans la vie quotidienne, la simple conséquence d’un éloignement.

Le synchronisme cinématographique est un absolu. Il n’existe aucune alternative, aucun cinéma non synchrone qui ferait face à cette institution planétaire. Le nouvel outil du cinéma, la caméra vidéo, emblème de cet absolu, inscrit et scelle son et image en un même code numérique uni. Plus de distinction de pistes. Plus de possibilité d’autonomie du son par rapport à l’image : si on lance le son, c’est aussi l’image qui est lancée. Les lois du muet, et donc de l’asynchronisme son/image, ont été abandonnées depuis longtemps ; un cinéma en a supplanté un autre, très rapidement, comme s’il n’y avait pas de place pour deux. Seul, le monde musical, dans son avidité à développer le territoire de ses lieux d’application, permet par sa remise au goût du jour du ciné-concert de restaurer, d’une manière simplifiée, l’idée d’un spectacle asynchrone reconstruit devant nos yeux. Les musiciens le construisent dans une poursuite approximative des images qui défilent à l’écran. Mais les deux mondes visuel et sonore n’appartiennent pas au même espace. Le son ne relève que de l’espace de la séance. Notons à ce propos que toutes les productions musicales couchées sur les rééditions DVD de films muets fabriquent un cinéma qui redevient synchrone par le fait même de cette inscription sur un même support – caricature de la situation d’antan. Ces musiques (car il nous est souvent offert un choix de différentes options musicales) sont calées, plus ou moins bien mais définitivement, sur le film auquel elles sont associées. Elles appartiennent à ce titre au dispositif synchrone de diffusion sonore.

La machine cinéma est un outil de démontage du temps. Des temps se succèdent mais chaque plan ne représente qu’un seul espace mêlant visuel et sonore. Là, tout son importé dont l’origine n’est pas vue dans le plan et qui appartient au hors-champ semble relever du même espace que celui des images, même s’il a été rapporté d’un tout autre espace de prise de son. Si tout son resynchronisé rapporté sur une image draine avec lui le lieu dont il est issu, ce lieu pourtant étranger va muer sous la puissance de l’image : il va sembler appartenir au monde unique défini par elle et devenir synchrone ipso facto. Il nous en donne tout du moins l’impression. Rompre le synchronisme, c’est faire éclater la belle homogénéité d’un espace audiovisuel unique, d’un visuel qui détiendrait l’autorité temporelle. Les espaces visuels et sonores séparés se mettent à exister côte à côte : deux temporalités réapparaissent. La désynchronisation est le lieu de coexistence des différences d’actes, d’espaces et de temps situés dans un même plan.

La construction du synchronisme théâtral, un synchronisme des actions

Il est intéressant de comparer le synchronisme cinématographique avec le synchronisme du spectacle vivant pour en distinguer les spécificités. Le théâtre bâtit chacune de ses représentations dans un ordonnancement chronologique. Chacun de ses participants contribue à cet assemblage dans une grande rigueur. C’est après de nombreuses répétitions que s’inscrivent, dans la mémoire de chacun de ses membres, les paroles et les gestes qui constituent l’acte théâtral. Je ne parle pas ici des seuls gestes d’acteurs, mais de ceux produits par tous ceux qui forment la grande machine du spectacle, celle qui mêle tous les corps de métiers dans cette mise en oeuvre collective. Mémoire de mémoires : mémoire de chacun, en synchronie avec une mémoire de tous ; toutes ces mémoires sans cesse réajustées, déplacées, transformées. En effet, chaque jour, patiemment, chaque participant efface et rebâtit ses repères sans même s’en rendre compte. Ici contrairement au cinéma, rien n’est « mis dans la boîte », rien n’est « à présent plus à faire », rien ne peut être oublié jusqu’à la dernière représentation, comme peut l’être un plan enregistré sur la pellicule, qu’il soit par la suite élu ou non par le montage.

La mémoire de chacun construit, à force de répétitions, une mémoire collective, mémoire d’actions précises et de gestes simples effectués par tous et s’enchâssant parfaitement, d’où surgit un objet fragile et incertain, dans l’éphémère de son apparition : le temps instantané du spectacle. Cette collectivité de mémoire en action caractérise le théâtre. La diversité des interventions et leur réglage pourraient constituer en soi un spectacle. Il suffit de se poster sur la scène du Théâtre Français lorsque le rideau tombe entre deux actes et de regarder. On s’émerveille. Une bonne cinquantaine de machinistes et nombre d’habilleuses concourent au changement du décor et des costumes dans le silence et l’efficience : brièveté offerte aux spectateurs le temps de s’abandonner à quelques quintes de toux. Un ballet est à l’oeuvre, il rassemble sous nos yeux la métaphore de tout spectacle, du début des répétitions jusqu’à la dernière représentation, tout y est résumé.

Ainsi, dans une totale inconscience, le théâtre bâtit chaque jour et dans un ordre construit depuis nombre de générations, une oeuvre de synchronisme d’une infinie précision. Chacun guette, scrute, écoute, et cette précision semble paradoxale face au nombre incalculable de paramètres en jeu et d’aléas qui y sont liés, c’est-à-dire au nombre infini de possibilités d’échecs. Le théâtre fait « usage » de ce synchronisme plutôt qu’il ne le pense. Et là, ce n’est pas en référence à un élément tiers qu’il se construit — en référence à un 50 Hz ou 60 Hz : au cinéma, horloge commune au son et à l’image du cinéma —, mais c’est, plus curieusement encore, dans un synchronisme flottant que le réglage s’opère, dans un synchronisme que personne ne peut gouverner. Ce synchronisme, chacun des participants le règle en toute autonomie lors de la courte durée de son intervention, aussitôt suivie de l’intervention d’un autre, chacun trouvant chaque fois ses propres repères. Ici, aucun repère de départ situé en tête de bobine — un bip de 1000 Hz associé à une perforation de l’image : ce calage de tête est redistribué tout au long du spectacle, il y est subdivisé. Car le synchronisme n’existe pas en tant que tel, il est la résultante de cette coordination autonome et collective de chacun des participants qui n’aspirent et ne pensent qu’au bon fonctionnement de l’ensemble. S’il y a erreur de l’un, un autre peut intervenir pour l’atténuer, en corrigeant par exemple l’écart impliqué dans sa propre intervention, en l’avançant ou la reculant, en l’accélérant ou la ralentissant.

Ainsi, le théâtre est une machine fragile soumise à la somme des aléas qui la gouverne. Chaque entrée en scène a ses incertitudes comme chaque parole se tient dans la fragilité de son avènement, la mémoire pouvant céder à tout moment. La relation qui se construit avec le spectateur s’établit sous la promesse qui préside à tout spectacle vivant : « Il y a beaucoup de probabilités d’échec, mais rassurez-vous tout va bien se passer. » Chacun des participants acteurs et spectateurs en est le complice, et l’habitude de la fréquentation du spectacle vivant va jusqu’à produire chez chacun un illusoire oubli. Cas extrême, si en regardant le fil-de-fériste je n’oublie jamais le danger qui plane sur sa performance, c’est qu’ici tout le spectacle se résume à ce seul élément : le spectacle de l’équilibre, c’est- à-dire la mise en spectacle de l’incertitude même de la réussite.

Le théâtre est conçu pour faire oublier que la performance est indissociable du risque de se trouver soudain jeté hors du rêve de la fable. Pourtant chacun est conscient de cette possibilité et c’est cette incertitude qui unit acteurs et spectateurs dans ce qui se tient au tréfonds de chacun et que l’on nomme le trac. Le trac est justement ce lieu que le spectateur tente d’oublier mais qui est toujours là et qu’il partage avec son voisin autant qu’avec l’acteur. L’acteur lui-même fait corps avec lui — devançant ainsi toute hypothèse d’échec. S’il faut parler d’un synchronisme du théâtre, c’est d’abord de celui-ci : un synchronisme flottant. Il faut qu’il y ait du « mou », une possibilité de va-et-vient donnée aux courroies de transmission de la construction du théâtre en jeu. C’est justement dans cette zone tampon, une zone de temps élastique qui matérialise l’incertitude et qui avance du début jusqu’à la fin du spectacle, que se situe la zone sensible du théâtre. Tout se libérera collectivement dans les applaudissements. C’est dans ce flottement que se tient le vivant du spectacle vivant. Comme les tampons des wagons, la zone temporelle par sa seule souplesse permet d’obtenir la certitude de pouvoir toujours avancer. Si ce tampon est l’objet même du jeu, il en est aussi le lieu, et c’est ce jeu qui est le premier jeu du théâtre. Ce « mou » est le lieu même de jeu de ses véritables tensions. C’est donc aussi d’un synchronisme sensible qu’il faudrait parler ; peut-être s’agirait-il du pèse-nerfs dont parlait Antonin Artaud[1] et qui erre sous le régime tendu des répliques. Nul rapport avec la vitesse à laquelle nous sommes soumis, avec l’accélération de la production des images, c’est-à-dire avec la réduction de la durée des plans d’un cinéma d’action qui domine actuellement dans les salles. Il s’agit d’une autre vitesse qui travaille dans le dessous des situations dramatiques mises en jeu devant nous et partagées dans et avec la salle. Cet espace est celui du partage, il maille et tisse entre scène et salle les liens qui unissent tous les corps assemblés.

Tranche de temps cinématographique versus résumé de temps théâtral

L’art cinématographique, art mécanique, contraint par ses outils de prise de vue et de son et ses outils de montage, est soumis plus encore aux protocoles qui découlent de leur emploi. Les outils qui ont assuré sa fortune l’ont réduit à cette condition. Une fois inventé, le synchronisme est devenu l’élément à partir duquel tous les protocoles de construction mais surtout d’ordonnancement de la pensée cinéma ont dû se bâtir et continuent de le faire. Tout dans la fabrication du cinéma, depuis l’écriture sur le papier jusqu’à la projection, répond à cette loi unique ; on comprendra qu’elle n’apparaisse même plus à notre conscience. Il reste à se demander si le cinéma doit être synonyme de synchronisme.

Ce qui différencie ces deux champs artistiques, cinéma et théâtre, c’est une divergence de modalité de construction du temps pour, paradoxalement, à la fin du processus, parvenir à construire l’un et l’autre une fable. Le cinéma déroule devant nos yeux un ruban d’images saisies dans la réalité et qui, de fait, se constitue comme décompte du temps réel de cette captation. Chaque plan existe comme une durée offerte à nos yeux, un temps qui correspond rigoureusement au temps de l’instant saisi[2]. La mise bout à bout des plans, par montage, organise la succession des points de vue : ils coexistent (montage parallèle) ou se succèdent, par montages elliptiques sautant de lieu en lieu, de moment en moment, dans ou hors du temps chronologique. Mais à chaque fois, le temps du plan possède une durée équivalente à ce qui s’est déroulé devant l’objectif. Le son, de ce point de vue, même s’il déborde ou relie les plans entre eux, répond à la même règle temporelle des images, en raison de la construction synchrone à laquelle il est soumis. Le cinéma nous fait vivre en quelque sorte des tranches de temps accolées plan par plan. Le théâtre lui, ne se tient pas dans ce temps chronométrique, ni dans une même construction de la durée.

Si, comme pour le cinéma, son déroulement est continu et linéaire, le théâtre est un récit simulé apparaissant le plus souvent comme le résumé de ce qui aurait pu se passer réellement. La durée du récit n’a rien à voir avec l’action réelle qu’elle représente. Le spectateur est maintenu dans le temps de la fable, c’est-à-dire dans l’élasticité narrative. Le temps qui s’y déroule n’est pas celui de l’horloge. Les volumes des lieux sont eux aussi représentés de manière raccourcie et stylisée, l’espace scénique est un résumé d’espace réel. L’arpentage de ces espaces, tel qu’il est réalisé par les comédiens, peut apparaître comme une esquisse de « vrais » déplacements effectués dans de vrais lieux : la salle du trône est en quelque sorte « résumée » elle aussi, en termes de surface représentée, comme peuvent l’être les personnages qui constituent la Cour, une Cour réduite à quelques comédiens et hallebardiers. Tous ces résumés produisent ensemble du « temps résumé » constitué autant de parole que de déplacement des corps dans l’espace scénique. Ce temps est autre que le temps réel capté dans la saisie cinématographique de la réalité.

L’élasticité de la narration face au chronos des ambiances du monde

Face à la voix des acteurs, le paysage sonore rapporté sur scène se tient, incompatible, dans un autre temps[3]. Toute captation sonore de la réalité s’enregistre dans le temps chronométrique de la caméra. Des tronçons de temps sont couchés entre départ et arrêt de l’enregistreur. Se pose alors la question : comment parvenir à associer les tranches sonores de réel avec le sonore élastique du jeu théâtral ? Comment faire fusionner ces deux temps ? La continuité d’une ambiance de pluie par exemple, placée sur l’ensemble d’un acte, n’est pas supportable à notre écoute, car l’oreille se lasse face à cette absence de renouvellement et de ruptures. L’enregistrement a brisé notre liberté d’écoute discontinue du réel. La solution que nous avons proposée consiste à effectuer un démontage de cette continuité des événements du monde telle qu’elle a été fabriquée par le magnétophone. Le découpage en petites unités de temps sera reconstruit dans un espace d’émergence de discontinuités sonores. Pour cela, on fera surgir successivement ces séquences et on les dispersera dans l’espace afin de rendre leur lieu de surgissement le plus imprévisible possible. On les diffusera sur une multitude de points de restitution, c’est-à-dire de petits haut-parleurs installés sur ou aux environs de la scène. Il faudra adhérer au plus près à la figuration visuelle produite dans ces espaces, en se mettant en quelque sorte à l’échelle du temps et de l’espace de la représentation. Ainsi, c’est curieusement en coupant la continuité sonore des espaces de temps prélevés dans la réalité que les différents sons du théâtre (sons de voix mis face aux sons enregistrés) parviennent à s’accorder, à se fondre dans un même espace-temps, c’est-à-dire à se synchroniser avec le monde unique face auquel nous nous tenons lorsque nous sommes au théâtre. C’est un monde complexe et qui mêle plusieurs imaginaires emboîtés : ceux de l’auteur de la fable, du metteur en scène qui l’adapte et du scénographe responsable du décor — autant d’éléments qui déterminent des données spatio-temporelles spécifiques.

Il serait impossible d’omettre la phase qui suit, une phase supplémentaire et décisive : la régie du son du spectacle. L’acte de régir rassemble tous les actes que la régie réalise dans l’immense fragilité du suivi de chaque instant de la représentation. Régir le son, c’est effectuer, dans une grande tension d’écoute, cette succession d’envois des sons, par unités distinctes et discontinues, dispersées dans l’espace et que l’on a coutume de nommer « effets ». Ces relances sont calées sur autant de points de synchronisme que d’occurrences préparées, découpées et placées en relation avec le texte ou avec le mouvement des acteurs. Chaque tranche de temps tente de raccorder temps réel des sons et temps élastique de la fable théâtrale.

Placer des sons sur des mouvements

Depuis l’industrialisation du synchronisme et comme alternative à l’enregistrement direct, le cinéma pratique, au moment du montage, le calage de sons sur les images. Qu’il s’agisse de les confectionner par un bruiteur qui les place au vol face aux images mouvantes, ou de caler des sons isolés, cette pratique de post-production est constante. Partir d’une image silencieuse permet de limiter le nombre de sons que l’on place dessus. Appauvrir la densité sonore permet de mieux désigner les événements qui naissent dans le cadre. À l’origine, c’est surtout en raison du manque de pistes de mixage disponibles dans les auditoriums que les sons placés sur les images étaient peu nombreux. Les événements majeurs du jeu étaient distingués par le fait qu’eux seuls étaient bruités. Contrairement à ce qui se passe avec l’image, dans une prise de son globale, on ne peut isoler un son déjà pris. Avec le son, il n’y a pas de focale qui réduise la zone de netteté, pas de mise au point, pas de cadrage, seuls des mouvements de perche peuvent activer et réorienter notre attention. C’est parce qu’on ne placera qu’un ou deux sons sur une scène que ces éléments seront regardés avec autant plus d’attention. Ainsi, c’est le surgissement des sons qui fait voir les actions produites dans le silence des images. Il est facile de comprendre pourquoi tout ce qui bouge dans l’image ne doit pas être bruité.

Il faut ajouter que le calage des sons sur les images peut être réalisé avec précision, car le système de postsynchronisation du cinéma fonctionne très bien. Plus encore, il permet d’associer des sons assez éloignés par rapport à ceux qui auraient naturellement existé à cette place. On postsynchronise pour des raisons de rapidité de travail ou dans une volonté de déréalisation, sans que quiconque s’en aperçoive. De cette méthode le cinéma d’animation a largement profité : car il n’existe bien sûr aucun son réel qui puisse être attribué à un personnage dessiné. C’est par le bruitage et son calage sur le mouvement des images que le dessin peut prendre vie. Cette méthode s’est énormément développée au fil des années et de nombreux films ont fait fortement diverger la nature de leurs sons de ceux qu’ils étaient censés produire sur les images… Dès le début du cinéma sonore, la musique s’est mise à bruiter les actions qui étaient effectuées par les personnages, y compris les mouvements qui ordinairement ne produisaient pas de bruit, et si cette habitude remontait à l’âge du muet, elle n’avait jamais atteint autant de précision. Mais il devint également fréquent de caler des sons dont le poids ou la matière qu’ils représentaient ne correspondaient pas à ce que les images demandaient, donnant ainsi un caractère étrange aux images.

Cette méthode a aussi inspiré les créateurs sonores du monde théâtral. Mais ce fut sans suite, tant est grande la difficulté de synchroniser « cinématographiquement » le jeu sur la scène. Nous devons à cette occasion affiner nos propos précédents au sujet du théâtre. Il est possible en effet de placer un bruiteur face à ses « objets » et de lui demander de bruiter une action qui se situe sur la scène : de simples bruits de pas par exemple. Si le calage temporel ne pose aucun problème à notre bruiteur, ce qui en pose, c’est la localisation de la source sonore créée, sa situation dans l’espace. En effet, au théâtre, le son ne peut provenir que de la zone où se trouve l’objet auquel il se réfère puisqu’il est censé le représenter. Pour cela il faudrait pouvoir placer un haut-parleur sur chaque chaussure de l’acteur, de façon que le son semble en sortir et être perçu par tous les spectateurs, quelle que soit la place occupée dans la salle. C’est ainsi que tout travail sonore appliqué synchroniquement à l’espace de jeu, espace que l’on nomme également le in, est difficile à effectuer. Seuls quelques spectacles jouant très peu sur la circulation des acteurs ont pu se développer un peu dans ce sens. Cela suppose d’effectuer l’émission du son au moyen d’un système de diffusion HF (c’est-à-dire sans fil) et que l’acteur équipé de ce système n’aie pas à effectuer de mouvements trop violents[4]. J’eus néanmoins l’occasion d’utiliser un tel système pour faire parler une poupée de chiffon tenue en scène par une actrice qui devait dialoguer avec elle, dans une longue conversation. Ce fut lors de la mise en scène des Pièces de guerre d’Edward Bond[5] par Alain Françon au Festival d’Avignon en 1994. L’action se passe après une catastrophe nucléaire ; une femme errante transforme « à vue » un drap qu’elle traîne. En l’enroulant, elle forme la silhouette d’un bébé emmailloté. Un instant d’inattention du public permettait de subtiliser le paquet pour le remplacer par un autre, équipé cette fois d’un récepteur HF relié à un haut-parleur amplifié. Les répliques étaient envoyées une à une, répondant chaque fois à l’actrice qui, en scène, parlait au marmot qu’elle tenait. La difficulté première fut d’obtenir que le son se raccorde à l’image mais surtout que l’enregistrement de la voix se raccorde à la voix de l’actrice entendue en direct — le problème est complexe : comment peut-on faire parler un nourrisson ? quelle peut être sa voix ? mais aussi, comment faire pour que le dialogue demeure compréhensible ? Ici revient la question du format, de l’échelle de la voix, donc de l’intensité de parole de la comédienne et, conséquemment, de la distance de cette voix par rapport au micro lors de l’enregistrement. Comme pour l’enregistrement d’une voix chuchotée de théâtre, celle-ci doit être projetée, comme si elle était sur la scène, et la voix de l’enfant doit avoir une puissance et une lisibilité suffisantes pour s’accorder à la voix de sa supposée mère, pour s’inscrire dans un même format. Lorsque le synchronisme fut établi, soudain la fable devint plausible, l’ensemble ne tenant qu’à ce bricolage… 

Le cinéma de Jacques Tati : un synchronisme d’association

Il n’est rien de mieux que d’écouter le cinéma de Jacques Tati pour y voir apparaître un lien d’un nouveau type, unissant son et image, que lui seul fut capable d’imaginer. C’est une association non seulement entre l’événement que l’on voit et le son qui lui revient, un son qui nous semble pour le moins étrange, mais bien entre deux événements distincts qui n’ont à première vue rien de commun, sauf un élément : le plus souvent leur son. Mais ils peuvent tout autant partager un élément de l’image, c’est ce que nous verrons avec Soigne ton gauche[6], son premier court métrage. La manipulation est délicate, il n’y a que Tati pour parvenir à les accrocher si hardiment l’un à l’autre. En établissant ce lien entre deux actions qui coexistent dans une certaine proximité, il parvient naturellement à produire un sens supplémentaire par rapport à celui que ce même événement produisait isolément dans chaque scène.

Dans le court métrage Soigne ton gauche, l’association est tout d’abord visuelle. Tati, garçon de ferme, doit décharger des bottes de paille. Chaque botte déplacée est comptée, marquée d’un trait effectué à la craie sur le mur. Dans le même temps, la cour de cette ferme a été transformée en centre d’entraînement pour un match local de boxe. Plusieurs athlètes défilent tour à tour sur le ring et sont successivement mis hors de combat par l’un d’eux. Le montage parallèle de ces deux scènes fait vite comprendre que ces comptes marqués à la craie sur le mur sont en synchronie avec les boxeurs mis successivement KO. C’est ce système de correspondance visuelle que Jacques Tati développera en y intégrant le son dans les films qui suivront.

Dans Jour de fête (1949), son premier long métrage, on trouve plusieurs scènes de ce type. Sur la place du village où doit être hissé un mât, Tati (le facteur) attend d’un paysan qu’il enfonce à la masse deux pieux qui permettent de caler le pied du mât. À chaque fois que le paysan tente de frapper sur un piquet, la masse tombe à côté. Après quelques échecs répétés, Tati s’aperçoit que le paysan est affligé d’un strabisme de grande ampleur. Pour parvenir à ce que la masse tombe sur le bon piquet, Tati tient le piquet voisin pour l’indiquer comme cible, et du premier coup l’autre piquet est enfoncé. On peut constater ici un synchronisme « déplacé ». Si son et image sont bien synchronisés, ce coup ne tombe pas à l’endroit prévu par le spectateur. Tati parvient à résoudre efficacement le problème en déplaçant la cible. La masse tombe sur le bon piquet par un hasard réorganisé. Jacques Tati, dans nombre de ses films, met en place un système logique qu’il nous déplie savamment dans une succession de plans. C’est avec une certaine élégance qu’il résout des dysfonctionnements qu’il nous a le plus souvent longuement présentés au préalable. La cible non atteinte constitue ici un modèle de synchronisme de la désorganisation que le réalisateur organise en système logique.

L’autre exemple qui nous intéresse concerne une scène dans laquelle le facteur va livrer une lettre à un vieillard qui est en train de s’endimancher devant sa glace ; nous pouvons croire comme lui qu’il se prépare pour se rendre à cette fête. Tati (le facteur) lui tend une lettre et dit : « Alors ? C’est la fête ? » Il sort en fermant la porte, découvrant ce qu’elle nous cachait : deux cierges encadrant un défunt gisant sur un lit. C’est un synchronisme de « més-attribution » qui unit cette parole aux différents sens auxquels renvoie le costume noir et neuf de cet homme. On dit d’ailleurs dans un cas similaire : « cette parole est déplacée » ; c’est bien ce déplacement qui marque la rupture de sens produite par la phrase du facteur.

Un troisième exemple issu de ce même film concerne les poules et l’émergence de leur caquètement. Dès le début du film, la caravane des forains traverse des lieux qui sont toujours habités par des poules. Elles ne sont jamais visibles mais toujours présentes au son. Si on ne les distingue jamais, elles traînent cependant sur la place du village — seulement au son. Plus loin, on retrouve ces poules dans l’officine du coiffeur : le plan effectué sur le balai qui pousse les cheveux coupés tombés au sol est accompagné d’un son entendu en très gros plan de caquètement de poules, toujours aussi invisibles. On retrouvera une scène similaire un peu plus loin, dans le bureau de poste. Ici, c’est à un synchronisme de territoires que l’on a affaire, à une sorte de jeu de déterritorialisation. Un espace sonore (celui de la basse-cour) pénètre et contamine un espace visuel (chez le coiffeur, dans le bureau de poste). Ce trait permet de souligner la vraie nature de ce village où se situe l’action : la France profonde. Si nous ne l’avions pas compris, il nous le rappelle ici sans cesse.

Les films suivants de Jacques Tati ne dérogent pas à ces systèmes. Les Vacances de Monsieur Hulot (1953) commence sur le quai d’une gare. Parmi tous les événements qui y ont lieu, le réalisateur choisit une poignée de valise qui se casse, et il cale cette rupture sur le son de l’ouverture du haut-parleur du quai. La scène suivante montre le désynchronisme répété des mouvements d’une foule. La foule n’atteint jamais à temps le quai où le train arrive, en raison des annonces incompréhensibles du haut-parleur. Un peu plus loin, dans le hall de l’Hôtel de la Plage, le garçon lance machinalement son torchon sur son épaule. Le point de contact est parfaitement calé sur la dernière explosion de pétarades de la voiture de Hulot qui vient d’arriver. Puis, le travelling sur les pensionnaires fait apparaître un Italien qui boit un thé, et le bruit causé par son aspiration du liquide trouve son origine quelques mètres plus loin dans le ronflement d’un touriste endormi. On peut aussi citer la scène des deux voisines de chambres contiguës qui sortent ensemble, habillées du même costume marin à la mode. La liste de ces « fleurs » de synchronisme pourrait être très longue. Tous les films de Jacques Tati sont remplis de situations construites sur ce procédé.

Dans Mon Oncle (1958), on a la farce des enfants, un grand coup donné dans un couvercle de poubelle associé à l’appui sur la suspension arrière d’une voiture, qui fait croire au chauffeur qu’il a été embouti par la voiture située derrière lui. La scène est entièrement construite autour d’un quiproquo. La démonstration trouve toujours sa logique : ce qui n’était qu’une hypothèse de tôles froissées devient pourtant, pour la dernière voiture, une dure réalité – bien que sa conductrice imagine qu’il n’y a là que supercherie.

Le système mis en place ici par Jacques Tati consiste à bâtir des heureux hasards. Heureux ou pas, le hasard est toujours l’établissement d’un lien improbable, l’arrivée d’une curieuse coïncidence qui, si elle ne conduit pas toujours au rire, fait au moins sourire.

Jean Rouch et l’ordre du discours

Des synchronismes d’association, la fabrication de liaisons hasardeuses, il y en eut dans toute l’oeuvre de Jacques Tati, au point d’influencer d’autres cinéastes dont l’ethnologue Jean Rouch, qui lui rendit hommage dans son film Moi, un Noir (1958). Dans une séquence où l’image présente des noms très parisiens (Boul’Mich, etc.), inscrits sur les devantures de magasins d’une rue d’Abidjan, on tombe soudain sur l’affiche d’un film montrant des visages de cow-boys. Rouch bruite ce plan en introduisant le son d’une scène extraite d’un western : une attaque assemblant cavalcades de chevaux et tirs de pistolets, et il conclut la scène par le carambolage (entendu hors champ) d’un accident de la route, que l’image nous offre dans un deuxième temps[7]. Les deux cinéastes s’appréciaient, et ni l’humour, ni la complicité ne leur manquaient. C’est surtout le hasard d’avoir travaillé simultanément et côte à côte sur leurs films dans des salles de montage adjacentes qui a produit cette contamination. Mais notre intérêt pour Rouch dépasse ce simple clin d’oeil. Dans Moi, un Noir, qu’il dit avoir improvisé avec de jeunes immigrés nigériens, c’est la construction de la voix off qui étonne. Rouch recale ses images sur la voix off de telle sorte que le statut de cette voix glisse de off à in, et il l’obtient en synchronisant des paroles, des phrases ou un simple bruit de sifflet, avec l’image de la bouche d’un des protagonistes. C’est ce procédé, utilisé au stade du montage, qui permet à ce film — un des derniers films muets de Rouch — de nous faire voyager de l’extérieur à l’intérieur des images et de placer le spectateur tour à tour aux côtés de celui qui raconte, comme lors d’une projection familiale, et ensuite au coeur de la scène elle-même, aux côtés du personnage dont les mots ont été quasiment resynchronisés. À cette époque où le documentaire ne possédait pas encore les outils permettant d’obtenir sur le terrain des images et des sons synchrones, les voix off encombraient les images des films documentaires de discours trop doctes. La prouesse de Rouch fut alors de rompre avec ces protocoles dans lesquels la voix devait tenir la place du savant. Par le son de Moi, un Noir, non seulement il restitue la parole aux autochtones filmés, mais il construit un jeu dans lequel les conventions qui régissent la place des voix sont remises en cause. Ce jeu permet à ces jeunes acteurs africains de trouver une liberté qui ne leur avait jamais été allouée précédemment. Il y a là, dans ce jeu qui pourrait sembler relever d’une certaine naïveté des protagonistes — les immigrés du film, ceux qui ne connaîtraient pas les bons usages dans l’ordre de nos discours —, un démontage des diverses places de la parole, et de fait une critique du discours du pouvoir colonial. Dans cette dérive de la voix off qui oscille entre synchronisme et asynchronisme, un espace critique se construit. Rouch questionne les bonnes pratiques cinématographiques de l’époque, en particulier cette loi discrète imposée par tous les protocoles de la profession et qui règle la place des voix off ou in. C’est la même loi qui règne encore sur nos médias, télévision et cinémas compris. Un film est synchrone ou pas, mais pas les deux. Les bonnes formes sont classées, l’objet que l’on construit doit appartenir à l’une ou à l’autre des catégories.

Le synchronisme selon Loznitsa

Le film Paysage (2003) réalisé par Sergeï Loznitsa nous incite à nous interroger face à une quantité de sons et d’images asynchrones. Combien de scènes synchrones, voire d’instants synchronisés, doit-on faire apparaître dans un film pour que celui-ci soit perçu comme synchrone ? En effet, Paysage, qui n’use que de brèves séquences synchrones, apparaît pourtant comme toujours synchrone. Ici, la méthode employée visait à bâtir totalement le film à partir d’un enregistrement préalable du son des voix de voyageurs attendant le bus (des voisins d’un village russe qui échangent librement entre eux). Les images, qui ont été tournées ensuite, révèlent dans un panoramique circulaire les visages de ces mêmes personnes. L’enjeu est de taille et l’on connaît peu de cas similaires dans l’histoire du cinéma. Peut-on considérer l’expérience filmique comme réussie ? Si c’est le cas, elle offrirait aux futurs cinéastes un modèle pour de nouvelles créations. Cela leur permettrait de bâtir de manière autonome une bonne partie de leur bande son. Cela rend possible, et c’est le cas ici, de capter en toute discrétion des paroles qui n’oseraient être prononcées à visage découvert ; de saisir des échanges entre des personnes, sans que quiconque s’en aperçoive. Dans Paysage, la population exprime librement ses souffrances, en se confiant à des ami(e)s, sans aucune censure. Ce que le film parvient à nous faire entendre dépasse donc, et de très loin, ce qu’une interview aurait pu produire, et apporte une véracité et une crédibilité qu’aucune voix off ne peut prétendre restituer.

Le film Blockade (2006) semble à l’opposé de la richesse de cette démarche. Loznitsa bruite cette fois des images d’archives originellement muettes, issues du blocus de Stalingrad. Synchronisant scrupuleusement, scène après scène, des sons, il construit ainsi un continuum sonore qui fait perdre à ce monde son authenticité. Ainsi, on se demande quelle raison a présidé à la mise en oeuvre d’un tel exercice de style. Pourquoi ramener des sons, aussi authentiques puissent-ils sembler, sur ces images muettes ? Car c’est en fait un simulacre que le réalisateur construit ici, à l’instar des fictions de toutes sortes qui bénéficient dans l’industrie du cinéma de cette pratique courante. À ce compte, faudrait-il bruiter tous les films muets ? Qu’apportent ces sons aux images ? Est-il nécessaire d’établir des points de synchronisme avec des mouvements situés sur les images, dans l’idée de les rendre plus vivantes, plus cruelles ? Dans ce cas, pourquoi ne pas tout bruiter, pourquoi ne pas bruiter les voix des femmes qui pleurent en déposant leur enfant mort de faim ? Est-ce moins nécessaire que les pas dans la neige ? Là se pose la question plus fondamentale : combien faut-il placer de sons dans un plan pour rendre ce plan audible et crédible ? Jacques Tati nous a fait comprendre qu’il suffisait de placer un seul son synchrone pour que le plan soit sonorisé tout entier, et cela est vrai même quand il s’agit d’un plan général dans lequel de nombreux éléments bougent. La question pourrait être : de combien de sons faut-il nourrir le synchronisme dans le but de produire des effets de réel ? Pourquoi serait-il nécessaire de reconstituer l’illusoire existence d’un monde synchrone ? La colorisation des archives de la dernière guerre suscite les mêmes interrogations. Quelle vérité de l’histoire serait ainsi retrouvée ? Le synchronisme implique que dans le même instant le son confirme l’image et l’image confirme le son : ce procédé renforcerait-il la vérité globale de la représentation du monde ? Ce monde ne serait-il pas en fait un monde de la reconstruction ? Or une reconstruction est simplement un échafaudage de sons sur des images. La force du synchronisme est que le point de synchronisme s’offre comme lieu de vérité : mais c’est une illusion de vérité.

Le synchronisme selon Michel Fano

Dans le film animalier Le territoire des autres (1970) de François Bel et Gérard Vienne, Michel Fano, compositeur, associe dans une même démarche la construction des champs sonores et musicaux : sons d’animaux et musique possèdent le même statut, ils forment une même matière sonore. L’option choisie consiste à jouer librement avec le placement de ces sons sur des images qui furent tournées muettes. En 1970, on ne montait pas les sons sans monter dans le même temps les images, on ne parlait ni de montage son ni de design sonore. C’est donc dans un aller et retour permanent à la table de montage que la construction put se faire. Le jeu que Michel Fano engage en mettant les sons sur les images remet sans cesse en cause la place qu’on attribue aux sons. Dans Le territoire des autres, le synchronisme semble être une règle qu’il s’agirait de réinterroger. Il faut trouver les décalages, les annonces sonores préalables à l’entrée d’un plan ou encore les rebonds tardifs d’un mouvement. Le point de synchronisme est souvent abandonné au profit, non d’une mise en autonomie du son, mais d’une construction de réponses et d’appels dont le sens ne cesse de se modifier. Ici Fano part en quête de cette puissante idée : obtenir un sonore qui retrouverait son autonomie dans une incertitude d’attribution de sa place. On peut citer comme exemple ces cris que l’on entend sur un plan et qui appartiennent à l’animal qui sera vu dans le plan suivant. Et c’est justement cette succession de sons qui nous incite à désirer voir apparaître plus vite l’espèce entendue. Cette cascade d’enchaînements crée un dispositif dynamique, une construction énergétique qui porte le film de bout en bout.

Plus loin dans le film, c’est une scène dans laquelle le son anticipe le mouvement qui s’y produit, agissant comme un appel à la survenue d’un mouvement visuel. C’est parce que le son est déclenché – et ce son peut être très éloigné de ce que le spectateur serait censé attendre – que le mouvement dans l’image va apparaître, mais il surviendra avec un retard, comme si l’animal réagissait au son qu’il avait entendu. Ce qui est particulièrement réussi, c’est qu’à cet endroit du film, on ne sait à quoi attribuer cette source : est-ce un synchronisme renversé ou est-ce un son qui appartient à l’espace dit hors champ ? Fano nous mène dans sa barque, une barque qui nous chahute dans le flot des images. Les densités sonores peuvent se démonter de scène en scène. Un plan nourri de deux sons (une mer mousseuse accompagnée d’un roulement de timbales) s’allège soudain du son de la mer au passage dans le plan suivant. Ce son retrouvera de la légèreté dans l’accompagnement du vol libre d’une plume dans l’air ; ce lien continu soutenu par le roulement de timbales maintient ces images dans une unité de lieu alors que tout tendait à nous laisser penser que ces images appartenaient à des espaces différents. Ce synchronisme des musiques a le pouvoir d’unifier des espaces pourtant distincts en les rassemblant dans un même espace-temps.

Chaque plan nous tient dans l’incertitude, non seulement de l’existence de ces synchronismes mais surtout des éléments qui vont apparaître en relation avec ces images et les synchronismes qu’ils supposent. L’incertitude que produisent ces décalages semble alimenter un déplacement total du sens. Ces sons qui trouvent leur autonomie définissent aussi le monde environnant, un monde menaçant placé hors champ, dont le regard inquiet des animaux semble confirmer l’existence. Tout le film se tient à cet endroit ; les cinéastes veulent nous présenter un monde hostile aux espèces visibles sur les images, et c’est le son qui détient cette fonction. C’est le son maintenu hors synchronisme qui permet de faire exister plus fortement un monde que l’on cherche sans cesse à voir et dont l’accès se trouve continuellement repoussé. Rien n’est jamais certain et cette incertitude est le principe qui fixe notre perception sur l’existence d’un espace encore sauvage. Les espèces animales apparaissant à l’image continuent ainsi d’appartenir à un monde auquel nous n’appartenons pas, un monde qui ne serait offert qu’à notre regard, un monde auquel nous n’aurions pas accès, auquel seul l’oeil nous permettrait d’accéder à travers le téléobjectif : ce Territoire des autres

Ce qui est troublant avec le synchronisme, c’est que les sons qui appartiennent à l’espace dit hors champ paraissent toujours appartenir à l’espace synchrone. Comme si l’on ne pouvait jamais s’en échapper. Il faut rappeler que dès qu’un son est synchrone, son existence consciente est compromise par l’effet de fusion qui, mêlant son et image, ne fait plus apparaître qu’une action globale. Nous sommes en face d’un événement dans lequel le son n’est plus une donnée particulière, capable par sa nature de remettre en cause la constitution plastique profonde de ce qui est porté à notre vue. La disparition de la conscience de l’existence des sons est l’aporie du cinéma. D’un côté on souhaite que ce monde du sonore soit toujours présent à notre conscience pour pouvoir en discerner les jeux avec les images et le ou les sens portés par le film. Mais, de l’autre, on souhaite tout autant pouvoir être pénétrés par le phénomène cinématographique, pour s’abîmer dans les mondes qui nous sont offerts dans cette belle fusion que l’on nomme cinéma. Il n’y a pourtant que le jeu avec le synchronisme qui fasse apparaître le sonore du cinéma. On le voit chez Fritz Lang au début du Testament du Dr Mabuse (Das Testament des Dr. Mabuse, 1933), quand le réalisateur nous empêche d’entendre les sons produits par la scène qui nous est montrée, en raison de l’existence persistante (six minutes !) d’un bruit provenant des sous-sols et permettant au jeu de s’effectuer comme au temps du muet. Il poursuit ses expériences de sonorisation en plaçant de temps en temps des sons synchronisés qui alimentent les quelques mouvements situés dans les images, pour retourner ensuite à des plans muets. Ici c’est un jeu qui se met en place devant nous, construit avec notre complicité. C’est sur cette complicité que repose la force de ce cinéma.

On trouvera dans Herman Slobbe (1966) de Johan van der Keuken le même type de complicité, établie cette fois avec le héros de son film. Van der Keuken bruite le passage des voitures de course avec les sons de bouche effectués par l’enfant aveugle, mais c’est dans la séquence qui suit que l’on comprendra la supercherie, quand on verra l’enfant effectuer ces bruitages… À ce moment, on comprendra, mais un peu tard, que Van der Keuken s’est placé du côté de l’enfant, en toute complicité avec lui et aux dépens des spectateurs, et qu’il a resynchronisé une à une les voitures qui sont déjà passées devant nos yeux candides.

Plutôt qu’un outil permettant de perfectionner les effets de réel au cinéma, le synchronisme est l’outil privilégié du voyage dans l’épaisseur du monde cinématographique. Il est un puissant facteur de mise en doute de la trop grande certitude acquise devant les images, il est le levier qui déjoue la crédulité de notre regard. Il faut se souvenir de ce que l’histoire du cinéma a su créer tant de fois dans tant de constructions savantes, à revisiter les jeux sonores de Robbe-Grillet[8] et de tant d’autres qui, dans l’écart glissé au point de synchronisme entre nature du son et nature de l’image, ont produit en nous un vertige né de l’interrogation sur la dissemblance qui persiste sous cette union factice. Son et image n’ont pas la même provenance, pourquoi donc sont-ils associés ? Si l’écart avec le réel tend à apparaître discrètement par la simple étrangeté d’un son, il nous fait surtout entendre que cet endroit – le point de synchronisme – est un lieu majeur de la création. À ce point de synchronisme est produit un rapport qui n’apparaît jamais à notre conscience : rien de tout cela n’est perçu par qui que ce soit – de la puissance de désignation de la synchronisation, nous n’avons en fait rien vu.