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Dans son dernier travail de cinéaste et vidéaste, Harun Farocki revient de manière centrale sur les images des camps qu’il avait déjà abordées dans son film-manifeste Bilder der Welt und Inschrift des Krieges (Images du monde et inscription de la guerre, 1988). Respite, en anglais, Aufschub, en allemand, le titre de ce document en format vidéo digital pourrait se traduire tout à la fois par « sursis », « délai », « répit », voire « report ». Il s’agit d’un film muet en noir et blanc, monté à partir de bobines documentaires « amateurs » tournées dans le camp de Westerbork, aux Pays-Bas, en 1944. Ce camp de transit fut utilisé par les nazis pour la déportation des juifs hollandais vers les camps de concentration ou d’extermination de l’Est. Le dossier visuel suivant est composé à partir de photogrammes extraits du film et d’un essai rédigé par l’auteur[1].

Comme toujours chez Farocki, le choix de la technique renvoie à la question d’une mise en forme « adéquate » des matériaux d’origine. Tournées en 1944 dans des conditions précaires, ce sont ici des bobines 16 mm noir et blanc, sans ordre, sans son, même si accompagnées de quelques intertitres. Avec ce matériau on est en présence des seules images connues des camps qui aient été filmées par des déportés. Le fait, toutefois, que leur réalisation ait été ordonnée par le commandement de Westerbork en rend le traitement singulièrement difficile. Selon une méthode éprouvée, Farocki brouille dans son essai filmique les catégories du documentaire traditionnel : au lieu de supposer son matériau « transparent », il s’attache à interroger « l’épaisseur » médiale qui en constitue la condition d’existence. D’où sa décision première de n’utiliser aucune autre image que celles issues du document brut, d’en respecter la technique de prise de vue « muette » et de ne rajouter aucune trame sonore. D’où le choix d’offrir, dans la mesure où celui-ci ne fut jamais monté, plusieurs parcours possibles du matériau ; et celui d’en proposer un « commentaire » qui lui reste homogène en insérant des intertitres dans la tradition du cinéma muet, afin de former un contrepoint à ceux prévus à l’origine. Aucune voix off, aucune musique donc, dans ce document dont le discret sous-titre s’énonce en fait comme un programme : Stummfilm. Silent Movie.

Le lieu même, Westerbork, est présenté par une courte série de photographies du camp qui mène au coeur de l’événement intéressant au premier chef Farocki : le tournage du document par le caméraman et son équipe. C’est le travail de production des images qui, de manière récurrente, est thématisé. Bien qu’impulsé par le commandant du camp, le film qui devait documenter la vie à Westerbork n’obéit pas à des standards professionnels. Les images prises avec une caméra 16 mm l’ont été non par un caméraman de métier mais par un photographe détenu — Rudolf Breslauer, qui fut par la suite déporté à Auschwitz et y mourut. Elles appartiennent à cette « zone grise » qui prolifère entre usage officiel et utilisation privée des images, et constitue un matériau mémoriel particulièrement ambivalent.

On a retrouvé un cliché du travail du photographe et de ses aides dans les ateliers qui furent l’un des principaux lieux du tournage, en même temps que celui de cette survie en sursis qui caractérisait Westerbork. Cette photographie de Breslauer avec son appareil de prise de vues introduit le matériau filmique lui-même que Farocki expose en deux suites relativement distinctes. La première « mise en série » consiste à transformer l’ordre « spatial » de conservation des bobines en un enchaînement à peu près chronologique des événements significatifs du passage dans un camp de transit. Le mode d’exposition reste clairement narratif : arrivée d’un train, admission dans le camp, sa gestion par les détenus eux-mêmes, le fonctionnement de l’hôpital, le travail dans les divers ateliers, celui des femmes repassant à la machine ou au fer, des hommes démantelant des câbles, etc. Farocki est cependant le premier à ne pas hésiter à montrer les moments récréatifs ou de divertissement contenus dans le matériau, tels les spectacles de cabaret ou encore les séances de gymnastique collectives. Puis, par contraposition, il introduit le départ d’un de ces convois vers l’Est qui rythmaient le fonctionnement hebdomadaire du camp. Le commentaire donné par ses propres intertitres reste minimal, contextuel ou déictique.

La séquence concluant cette première série — sur le quai de départ pour les camps de l’Est — est cependant l’objet d’un travail cinématographique plus poussé. Un retour en arrière, un arrêt sur image, un agrandissement, permettent de retracer un nom sur une malle parmi les personnes d’un convoi vers Auschwitz. C’est par hasard que la caméra a brièvement enregistré un élément autorisant non seulement de visualiser un moment du destin d’une personne handicapée et donc directement promise à la mort, mais aussi de reconstruire — par recoupement avec des documents écrits — la date de la prise de vue de ces images uniques : le 19 mai 1944. Cette date nous assure de ce « référent historique » que fut l’une des journées de travail du film jamais achevé.

Les conditions de possibilités de narration historique de tout événement singulier sont toujours données par la reconstitution de la technique et des modalités de son inscription. Farocki reprend et varie ici l’un des thèmes qui formaient le noyau d’Images du monde et inscription de la guerre. Dans ce film, c’était la contraposition de deux types de photographies provenant de séries hétérogènes qui constituait le noeud de son travail de décryptage des images des camps : contraposition d’une photo individuelle prise par un SS lors de l’arrivée d’un convoi à Auschwitz-Birkenau — en mai 1944, également — et de photos aériennes automatiques prises à 7000 m d’altitude lors d’un vol de reconnaissance allié ayant par hasard enregistré, au même lieu, un convoi équivalent. La juxtaposition des deux images permettait de mettre à distance le « pathos » de la première photo prise à proximité par la « neutralité » de la seconde qu’il fallait agrandir plusieurs fois pour pouvoir déceler l’événement. Mais elle permettait aussi de constater l’ambivalence complète du matériau documentaire et l’amplitude de la divergence existant entre « l’intention » première de documents photographiques et les déchiffrements que l’on peut en faire par leur montage. Sans doute est-ce là l’un des modèles farockiens de mise en travail de l’Histoire par la photographie et le cinéma.

Dans Respite néanmoins, tout en restant dans la tradition brechtienne, le procédé s’avère différent. Le montage se limite à un seul matériau, homogène ; et c’est par la répétition de séquences similaires et par le jeu du commentaire muet qui en décline les lectures possibles, voire opposées, que « l’estrangement », ou la distanciation se produit. La seconde partie du film, plus proprement réflexive, questionne d’abord le discours visuel ayant présidé au documentaire original. Aux images du commandant et des SS gradés vérifiant les chiffres d’un transport sur le quai, Farocki juxtapose celles des graphiques officiels résumant les « performances » du camp. Ces graphiques ont été photographiés par Breslauer et inclus dans le film. Leur existence, leur design même, donnent à lire ceci : toute l’activité du camp apparaît aux SS tel un travail industriel comme tout autre. Le camp lui-même comme une usine — à déportation. Avec son propre logo.

Cette deuxième mise en série des éléments du matériau d’origine déploie un commentaire écrit qui nous rappelle constamment l’existence d’autres images des camps qui, bien qu’ici absentes, jouent sur notre perception. Plus encore que la première, elle est centrée sur la spécificité du travail de prise de vue par le photographe : que ce soit celle des scènes de transport, de récréation ou de labeur. Des détenus vidant des bennes ; des ouvriers manipulant une machine à découper des batteries ; des hommes pelletant ou sarclant ; des femmes plantant des graines ou déchargeant des briques : un grand nombre de plans originaux s’attache à montrer dans le moindre détail les différents processus de travail. Qu’il s’agisse de démontage ou de remontage industriel, de travaux ruraux ou de transport, le gros plan et, souvent même, le ralenti sur la main et l’outil qu’elle commande constituent le principal mode de prise de vues.

Introduite par le carton « Unser Bauernhof » (Notre ferme), la séquence des travaux agricoles — ils sont décisifs pour la survie au camp — possède un caractère étrange. Dépravantes, ces prises de vue où les hommes ont remplacé les animaux comme force de travail le sont sans aucun doute, mais elles accusent en même temps une touche « idyllique ». Par son commentaire muet, Farocki en accentue l’ambivalence. L’évocation parallèle qu’il fait des images d’autres camps, ou encore d’autres images de travail de l’époque, donne l’ampleur du spectre des lectures. Il y a un travail d’esclave condamné qui n’est que survie dans ces images, mais il y a en même temps en elles le souffle « utopique » d’un travail libérateur. Parfois malhabiles, parfois d’une beauté bouleversante en particulier dans l’utilisation qui est faite du ralenti, elles ne sont pas sans rappeler certains plans chez Dovjenko ou même Vertov. De même, l’utilisation par Farocki des prises de vue « récréatives » présentes dans les bobines originales — les moments de divertissement, de spectacle de cabaret, de gymnastique collective, ou de repos dans les champs qui contrairement aux autres images de Westerbork avaient été très peu montrées — participe de cette mise en relief de l’ambivalence du matériau. Confrontées par le seul commentaire écrit aux images d’horreur que l’on connaît par ailleurs, elles déstabilisent toute vision univoque de cet « événement » que fut le transit à Westerbork — l’un des multiples intermèdes de la Solution finale. C’est qu’il en va pour Farocki de la fonction même du médium film dans le travail de et sur l’Histoire.

La seconde mise en série se clôt, à l’instar de la première, par une analyse de la séance filmée du départ d’un convoi pour l’Est. Mais cette fois, il n’y a plus « manipulation » filmique du matériau, seule est interrogée l’interaction visible de la caméra avec la situation dramatique sur le quai. Encore une fois toute l’ambiguïté de la prise de vue apparaît : la caméra aura enregistré, sauvegardé l’événement dans son unicité historique ; néanmoins, sa présence aura-t-elle sans doute aussi contribué à rassurer les déportés, à « euphémiser » le moment du départ. Filmerait-on ainsi un train de condamnés ? Tout comme dans Images du monde et inscription de la guerre, l’indécidable proximité du « zerstören und bewahren[2] », du « détruire et sauvegarder », continue de motiver le travail de Farocki. Dans Respite, il nous montre que le seul gros plan sur un visage effectué par le caméraman découvre — dans l’espacement d’une porte de wagon qui se ferme — une insoutenable terreur vis à vis de la mort : celle d’une jeune Sinti à la face médusée. Tout au long du tournage, ce sont d’abord et avant tout les gestes du travail — synonyme de survie — qui ont tenté de s’y substituer.

Rappelons combien Farocki s’oppose, dans l’esprit d’une « mémoire des camps », à l’utilisation du pathos des masses de cadavres. Sa propre perspective s’insère dans un travail de sérialisation et distanciation de et par l’image-document. Dans un texte intitulé « Hommage », il dit avoir appris chez Enno Patalas comment il s’agissait au cinéma « de penser ensemble l’aliénation de Brecht et celle de Warhol. Non pas de les concilier, plutôt de les mélanger délibérément[3] ». Ce qui relie Brecht et Warhol, n’est-ce pas une mise à jour de l’aliénation à travers la reproduction technique et le potentiel de distanciation qui en découle : la distanciation et l’effet de série ? Voire la distanciation propre à l’effet de série. C’est par le biais d’une telle technique qu’esthétique, connaissance et « politique de l’image » peuvent, chez Farocki, fusionner de manière achevée.