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Hagiography’s desire to make visible always edges up against the vision ofdesire[1].

I.

La sainte martyre dont il sera question n’existe pas vraiment. Son martyre n’est que lereflet d’une véritable icône de Helmut Newton, Self-Portrait with Wife June and Model (1981), dansl’imagination du photographe et critique Victor Burgin : « I think and the imageof the woman in Newton’s mirror returns to me as a sainte Sébastienne, waitingto receive time’s arrows[2]. » Telle est laréalité hagiographique qui est conférée à sainte Sébastienne par le texte« Newton’s Gravity ». La sainteté de la pin-up de Newton s’articule dans lesmêmes termes et avec les mêmes armes que le punctum barthésien : « Cen’est pas moi qui vais le chercher, […] c’est lui qui part de la scène, commeune flèche, et vient me percer[3]. » Devant uneimage de sainteté qui n’en est pas une, au seuil même de l’image et du récit, auseuil du discours sur l’image qui prétend donner à voir, mieux voir, ou voirautrement, il ne sera dès lors pas seulement question de cette insistance,c’est-à-dire du retour sur l’image et du retour du regard dans l’image, maiségalement de ce qui est en jeu dans l’opérativité du préfixe re- (revenir, relire, reprendre, réviser,récompenser, restaurer et reproduire) signalant cette insistance. Réciproquementet relativement à cette dynamique, il sera question de la qualification dudiscours critique, de cette critique en particulier qui depuis un certaintemps – et d’une historicité justement marquée par ce re- dans une problématique de l’instaurationd’une discursivité – prête l’oreille aux heurts de la langue et du corps, auxratés du symbolique, qui est devenue experte des phénomènes d’interruption,d’altération, d’intrusion, de déchirure, de mutilations et d’abjections en toutgenre, et qui, ce faisant, signale la venue de l’autre. Il sera enfin questiondu récit de cette invention d’une alternative et de son historicité : « [O]n nefait pas venir l’autre, on le laisse venir en se préparant à sa venue. Le venirde l’autre ou son revenir, c’est la seule survenue possible, mais elle nes’invente pas, même s’il faut la plus géniale inventivité qui soit pour sepréparer à l’accueillir[4]. » Ce phénomène deréciprocité reste l’énigme même que cet article s’efforce de poser etd’articuler sous forme de récit.

L’étude de l’autoportrait de Newton dans Perverse Space est un détour qui permet à Burgin de revenir sur le texte fondateur de Laura Mulvey « Visual Pleasure and Narrative Cinema[5] ». Le propos de Burgin vise moins l’argumentation de Mulvey en tant que telle, que sa réduction et sa paradoxale fétichisation par un certain discours critique sur la culture visuelle. Il convient de rappeler que Mulvey prend pour point de départ la fascination qu’exerce le cinéma, le dispositif cinématographique constituant selon elle la prothèse d’un appareil social, linguistique et psychologique de subjectivation qu’il appartient à la psychanalyse à la fois de décrire et de désamorcer :

It is said that analysing pleasure, or beauty, destroys it. That is theintention of this article. The satisfaction and reinforcement of the ego thatrepresent the high point of film history hitherto must be attacked. Not infavour of a reconstructed new pleasure, which cannot exist in the abstract, norof intellectualized unpleasure, but to make way for a total negation of the easeand plenitude of the narrative fiction film[6]

Mulvey poursuit en qualifiant la nature de l’événement critique qu’elle précipite dans le champ du visible : « The alternative is the drill that comes from leaving the past behind without rejecting it, transcending outworn or oppressive forms, or daring to break with normal pleasurable expectations in order to conceive a new language of pleasure[7]. » Il en va, dans ce frisson iconoclaste et dialectique, de la corrélation entre un désir d’altérer l’image et la définition d’un seuil du visible. Je tenterai de reproduire dans ce qui suit l’expérience hagiographique de Burgin afin de faire apparaître et de situer dans sa vision cette réciprocité critique.

II.

Dans Self-Portrait with Wife June and Model,Sébastienne se tient dans une composition spéculaire complexe d’ouvertures et deretraits du visible : une femme sculpturale pose nue – comme nudité – face à unmiroir. Elle nous tourne le dos, tandis que nous voyons sa face cachée dans unreflet où figure également le photographe Helmut Newton. À hauteur du miroir,mais en dehors de son cadre, légèrement en retrait, June est assise. Derrièreelle, le studio s’ouvre sur la rue. Entre l’objectif photographique et le taindu miroir, le spectacle du visible libère son volume, tout comme dans lacomposition des Ménines de Vélasquez,dont l’analyse sert d’ouverture à Les mots et leschoses (1966). Le photographe opère, enveloppé dans unimperméable, la tête recroquevillée entre ses épaules, masqué par l’appareilphotographique qui, dès lors, vaut comme la prothèse exorbitée de son oeil. Sonappareil fixe un point invisible, en réalité lui-même, en retrait dans l’ombredu dos du modèle, mais que nous les spectateurs nous pouvons aisément assignerpuisque ce point c’est nous-mêmes, pris en flagrant délit. Le miroir creusel’espace du studio répétant en cela l’ouverture de la porte qui théâtralisel’effraction du monde dans l’image. « Is the similarity of this image [Self-Portrait with Wife June and Model] tothe Las Meninas of Vélasquez also dueto chance[8] ? » Hasard ou pas, la lecture deFoucault hante l’imaginaire critique, et c’est d’abord contre cette« foucaldianisation » du regard que s’inscrit Burgin explorant une géométrie noneuclidienne du désir dans le champ de la vision, à la recherche d’un autre partage du lisible et du visible[9].

Dans « Les suivantes », une représentation de la représentation s’organise autour de la présence du miroir trouble dans lequel se reflète une figuration du regard souverain tandis que s’efface l’inscription de son corps dans l’espace de la représentation. Parce qu’il se tient en marge du visible, parce que la composition lui assigne une position de retrait, et enfin parce qu’invisible, le souverain conditionne l’intégrité de la vision et du champ du visible. Il accomplit l’image comme image. Rien de semblable cependant dans l’image de Newton. L’évidence de la souveraineté du regard est précisément mise en question par le miroir. Sa présence troublante marque le seuil optique de ce que Burgin appelle « l’espace pervers » de cette photographie qui piège le voyeur dans la logique de son fantasme. L’image déréalise la souveraineté du regard dans la mesure où le voyeur photographe « receives the same look he gives[10] ». Il expose ainsi son plaisir au regard, au risque de perdre en retour la mise de son désir dans le champ visuel. À l’image de Newton, Burgin se met à son tour en scène dans l’espace pervers de la photographie. Il prend dès lors la place du scopophile coupable de regard, dans un jeu de déplacement du point de vue. Ainsi le voyeur doit-il s’acquitter par la parole de la fixation de l’image, afin de prolonger la vision. Il devise devant l’image, il parle, il nous entretient de l’image pour payer sa dette de vision et de plaisir[11]. Il parle et ainsi se lève l’idée de sainte Sébastienne en lieu et place de la mise en scène d’une féminité.

Sébastienne est dans l’image comme son invisible. Elle se tient dans l’intervalle de ce quedes images – l’autoportrait de Newton et LasMeninas de Vélasquez – disent du visible et donnent à en lire.Sous ce rapport, ce n’est sans doute pas un hasard si la sainte apparaît dans unmiroir sur la même pellicule trouble qui piège le regard du souverain dans lacomposition de Vélasquez comme personnage surnuméraire. Ce n’est peut-être pasnon plus un hasard si ce même miroir pervers parvient à piéger John Searlelorsqu’il l’identifie au point depuis lequel le tableau doit être regardé. Lecentre géométrique de la composition perspectiviste se situe toutefois ailleurs,sur la main du personnage qui se tient dans l’encadrement de la porte ouverte àl’arrière de la scène. L’analyse optique de l’ensemble n’en demeure pas moinsproblématique comme le rappelle Hubert Damisch dans la dernière section deL’origine de la perspective[12]. Damisch donne sens à cet effet de leurre enopérant une distinction entre le centre géométrique de la perspective et soncentre imaginaire situé sur la même ligne horizontale que le point de fuite aveclequel le miroir entre en concurrence. Le corps analogique de Sébastienneconvoque ainsi dans la composition de Newton le paradigme perspectiviste commeordre d’un imaginaire du visible. L’image et la femme, le modèle et la femme, lasainte au miroir et June hors reflet, hors le cadre du miroir, encadrent le lieud’où le voyeur-photographe devrait être absent de son fantasme : « According tothe conventions of the genre we would expect to see only the model […]. But the isolatingfunction of the framing edge has failed here, and it is precisely this function that a fetishistic relation tothe image would demand[13]. » À la place del’absence, il faut penser ce que Burgin identifie comme l’invisible de l’image,comme l’inscription – visuelle plus que visible, parce que d’abord de l’ordre dela virtualité de l’image – de la rencontre de Newton avec l’énigme visuelle dela théorie freudienne de la sexualité : « It is the trace of the encounter withthe enigma of sexuality that is inscribed in Newton’s picture. Reference tofetishism alone cannot explain why this picture looks the way it does[14]. » Tout se passe comme si, à la place de cetteabsence attendue, Sébastienne entrait en scène comme la sphinge de cette mêmeénigme du visuel : « But what the man behind the camera will never know is whather sexuality means to her, although a lifetime may be devoted to theinquiry[15]. » Dans l’écart entrel’image – l’apparition de Sébastienne – et ce dont elle est en quelque sorte lafaillite, devant l’impossibilité (devant l’image de cette impossibilité) dedistinguer clairement (c’est-à-dire « naturellement », voire géométriquement)une sexuation de l’objet du désir, un autre regard sur la chose se fait jour.

L’espace pervers de la photographie de Newton rejoue la parade théorique« brunelleschienne » sur une autre scène qui aligne et encadre le reflet del’oeil du dispositif photographique entre le regard de June, à gauche, et lenombril du modèle sans nom, à droite. L’expérience optique conduite par FilippoBrunelleschi (1377-1446) est décrite par Antonio Manetti dans sa Vita di Brunelleschi[16]. Une peinture (représentation du baptistère San Giovanni dansl’expérience originale) est placée devant un miroir tenu à bout de bras. Unorifice de forme conique est creusé au centre du panneau peint derrière lequelvient se placer l’oeil du spectateur. Le regard détaché de la présence visibledu corps qui le motive est ainsi réfléchi dans le tableau tout en restant cachédans ses motifs. À la fois masqué et exhibé par l’appareil photographique,valant alors comme une prothèse exubérante, l’oeil de Newton est mis entreparenthèses par deux regards féminins, ou plus précisément, est inscrit entre lefocal de sa femme et celui du modèle… mais sous le regard de son nombril.

Au miroir du dispositif « brunelleschien », la transfiguration de la pin-up en figure desainteté nous confronte à cet objectif ombilical, ombilic d’une image qui, entermes lacaniens, suspend l’élision du regard : « [É]lision de ceci que, nonseulement ça regarde, mais çamontre[17]. » Derrière le sex-appeal de Sébastienne, la« Grazia » de Sébastien pénétré deflèches se fait jour. L’image est en mouvement. Ou plutôt, elle est mouvementthéorique. Ce battement de l’oeilet du regard tantôt élidé par le voyeur, tantôt visualisé par l’hagiographe(sous la forme de l’apparition de Sébastienne) est matière à récits (si lemouvement est ici compris comme la forme d’une narrativité), voire matière durécit même où se négocie le lien entre le corps réel (celui du spectateurvoyeur) et celui du saint (fiction du corps de sainteté et de ses propriétésapotropaïque ou cathartique). Daniel Arasse isole un moment de cette parade duregard et de son objet – entrée, retrait, esquive, rapprochement – dans unelecture d’un détail du Saint Sébastiend’Antonello de Messine, d’un détail qui nous confronte également à l’ombilic del’image[18]. Quelque chose fait tache dans lareprésentation du martyr, quelque chose de l’ordre de la représentation et ducorps, de la représentation du corps telle qu’elle s’intègre « intimement »,ainsi que le souligne Arasse, dans un ensemble architectural « rendu » par unerhétorique de la perspective linéaire multipliant les indices angulaires(dallages, corniches, multiplication des ouvertures, contrastes…). Ce rapportintime d’inscription est cependant perturbé par la présence au pied du saintsupplicié de quelque chose comme le débris d’une colonnade. Le reste d’unecatastrophe dont nous ne conservons que ce fragment comme la promesse d’un autrerécit témoignant de ce désordre.

Le nombril du saint n’est pas là où il devrait être. Il est déplacé, tout comme l’est le photographe dans l’autoportrait de Newton, qui lui non plus ne devrait pas être visible. Dans le tableau d’Antonello de Messine, l’ombilic est là, mais dévié de l’axe central du corps. Au regard de la fiction classique du corps architectural, il est déplacé. Le nombril – le particolare qu’une lecture iconologique reconnaît comme tel et identifie dans l’anthropomorphie vitruvienne – fait tache. Corrélativement, le déplacement latéral du nombril de Sébastien par rapport à l’axe vertical du point de fuite de la composition, lieu de projection géométrique de l’oeil du spectateur, se présente à Daniel Arasse comme une perversion de la scénographie théorique « brunelleschienne » visant à mettre en évidence la coïncidence entre le point de fuite et le point de vue (ou point du sujet) dans la géométrie perspectiviste. À supposer que le Sébastien d’Antonello actualise – au sens linguistique – ce dispositif, il en résulte que le point géométrique du sujet et son lieu d’inscription symbolique se voient différés dans l’espace de la représentation, autorisant de ce fait la reconfiguration de l’umbiculus en oculus de la peinture même, dans une conversion iconique de la tache fixant/visant le voyeur. Arasse rappelle toutefois dans une note de bas de page que l’apparition troublante de cet éclat dans l’ombre du nombril – « […] clairement identifiable jusque dans le léger accent lumineux qui éclaire la pupille[19]… » – résulte d’une transgression des conditions d’exposition de la peinture, ainsi que de la scénographie de sa contemplation. Ce détail renvoie à l’intimité du voyeur avec la peinture, devant elle comme au plus près d’elle, à même le pigment. De même, l’objectif de ce rapprochement de l’oeil de l’historien qui d’une certaine manière problématise la distance qui pose l’objet ne consiste pas à mettre en lumière un inconscient du peintre ou de la peinture. Si le détail a valeur de symptôme, c’est au sens critique (et non pas clinique) que lui donne Georges Didi-Huberman. Il est le phénomène-indice d’une relation anthropologique instable à l’image[20]. Le symptôme assure le passage du corps à l’image et identifie la relation de discontinuité qui caractérise une sexuation du visible : « Un symptôme […] ce sera par exemple le moment, l’imprévisible et immédiat passage d’un corps à l’aberration d’une crise, d’une convulsion hystérique[21]. » Dans l’autoportrait de Newton, l’alignement de l’objectif du photographe, du nombril du modèle, et du regard de June est symptomatique d’une instabilité des assignations, qui donne sens à la venue de Sébastienne dans l’image : « In the space of events in which this vignette is situated nothing is fixed, everything is mobile, there is no particular aim[22]. »

Cette intervention par le détail, et ce qu’elle pose d’une certaine intimité avec lapeinture, problématise la corrélation entre la systématisation de lareprésentation perspectiviste et l’émergence du corps de Sébastien en peinture,émergence de sa nudité auparavant recouverte d’un vêtement ou des flèches de sonsupplice, à dater de la seconde moitié du 15e siècle. Cettecorrélation rend possible l’apparition du corps de Sébastien comme « fiction ducorps désiré » dans une scénographie complexe. Celle-ci le représente face à sesarchers qui ont déjà exécuté leur oeuvre (cinq flèches ont atteint leur cible)et qui le re-présentent devant les yeux des fidèles. Dans un face-à-face avec lecorps du saint, piégés dans l’espace pervers de la peinture, ils se retrouventainsi dans la même position que les archers dont il leur faut pourtant sedistinguer. L’image oscille entre le regard qui blesse et celui qui adore.Paradoxalement, le regard du saint martyr échappe à cette dioptrique. Prenant leciel à témoin, il est ravi au cône de la vision et du supplice. Nous nousretrouvons donc confrontés à cette autre transaction entre le regard sur lapeinture et ce que Daniel Arasse appelle l’oeil de la peinture, ce troisièmeoeil qui renvoie aux archers leur regard meurtrier. Dans la syntaxeperspectiviste, telle que l’explicite Damisch en reconstituant les implicationsthéoriques de l’expérience de Brunelleschi, le décalage de l’umbiculus et de l’oculus acquiert une valeur énonciative.Corrélativement, dans la parade théorique d’Antonello et d’Arasse s’énoncequelque chose de l’ordre de la loi du visible qui lie indissociablement lesupplice au visuel. Le délié qui apparaît comme tel, symptomatiquement, dans la description dudétail, renvoie dès lors à la nature de ce lien entre le supplice et le regardcomme à l’énigme du partage du regard. La relation entre les corps réels etfictifs de la peinture que la « fiction du corps désiré » de Sébastien organise,est d’abord apotropaïque. Le saint est réputé protéger la cité des fidèles desassauts morbides de la peste noire. Cette fiction repose sur uneidentification-projection :

En tant que le dévot est membre de la communauté chrétienne, il est, enson corps collectif, protégé par le corps particulier du saintcoreligionnaire ; mais, en tant que corps lui-même particulier, le dévot se met à l’abri ducorps singulier de Sébastien. Ilexiste ainsi une certaine hésitation dans la relation possible entre lesdeux corps du dévot et du saint ; incertitude qui renvoie à un phénomènefondamental qui se joue alors et que j’appellerai – sans vouloir ici entrerdans le détail de l’analyse – le « processus d’individuation » du corpspropre dans la culture et les pratiques du temps[23].

Par la suite, au cours du 15e siècle, rappelle Arasse, Sébastien se dote d’une autre propriété, cette fois-ci cathartique. Il apaise les voluptueux et les concupiscents. D’une fiction du corps à l’autre, d’une vertu à l’autre, on peut toujours rêver aux évidences (comme aux images et apparitions) d’une corrélation entre ce procès de stigmatisation/culpabilisation (d’une culpabilité dans laquelle un partage du regard est en jeu) et l’histoire de l’individuation du corps. Confronté à son incarnation chez Antonello de Messine, le voyeur – le photographe dans l’autoportrait de Newton – est traduit devant le même tribunal, appelé devant l’image.

L’apparition de Sébastienne provoque le voyeur, comme dans Lalégende dorée Sébastien provoque ses bourreaux[24]. Elle vient ainsi déplacer le lieu donts’autorise le discours du théoricien et la constitution du paradigme même de lathéorie dans son rapport à la position (socioculturelle, symbolique,institutionnelle, sexuelle et gendered)que son exercice lui permet d’occuper en tant que sujet souverain et sujet dudiscours de savoir dans la modernité occidentale. Sébastienne réapparaît dansune gravure de Louise Bourgeois[25]. Il n’est plusquestion de jeux de miroirs et de perspectives complexes. Le corps de la saintey est au contraire mis à plat[26]. La martyre,décapitée conformément au Martyrologeromain[27], est représentée sousles traits d’une plantureuse créature interdite de regard. La plaie du couévoque, par sa texture composée de traits concentriques, ceux d’une cible. Lesflèches qui semblent venues tout droit de l’iconographie du martyre de Sébastien(ou alors venues d’autres extases baroques réservées aux saintes mystiques)l’assaillent de toutes parts et l’épinglent comme un insecte énigmatique,renvoyant à cet autre voyeurisme propre à l’oeil de l’anatomo-pathologiste quis’évertue à rendre visible ce que le corps occulte. En effet, ces flèches sansarchers apparents (seront-elles pour autant objectives ?) – l’extrémité de l’uned’elles est explicitement réservée au nombril de la sainte – détaillent le corps représenté comme sur uneplanche anatomique pour composer un inquiétant chevalet du visible, du lisibleet du corps hystérique mis en scène[28]. CetteSébastienne de Louise Bourgeois qui semble danser dans son supplice suspend sa« légende » : à la fois ce que l’on peut et ce qu’il faut lire d’elle suivant lefléchage de son corps tout en striures. Son corps hermétique suspend touteindexation de son image. Cette estampe de 1992 était visible lors del’exposition Hysteria and the Body(2008) organisée par le Musée des Beaux-arts du Canada. Dans ces conditionsd’exposition, le martyre de la sainte acéphale vient déjouer les mascaradesfétichistes et les effets de théâtralisation de l’invisible féminin associés auxleçons du regard prononcées par Charcot[29].L’oeil de la gravure – sur le modèle de l’oeil de la peinture chez Antonello deMessine – se situe quelque part là, entre le corps fictif et le corps réel de lamartyre, là où la plaie du cou se fait tantôt focale, tantôt cible.

III.

Le retour de Sébastienne dans la photographie de Newton sous les traits de son punctum donne corps à une différence qui convertit en narrativité le temps consacré à cette reconstitution, le temps passé sur les détails de l’image, de même que l’attention et l’étude accordées à leur étrangeté. Au terme de ce temps d’étude (studium), alors que se relâche l’attention et au moment indéterminé où il faut en finir avec les projections pour en venir au réel, l’apparition perd de son étrangeté en échangeant son incongruité contre un discours de savoir sur sa réalité historique (en particulier dans le domaine de l’histoire de l’art). Par ailleurs, une sorte de conversion s’effectue dans la mesure où le détournement du regard de sainte Sébastienne nous renvoie à la logique de l’opération historiographique qui situe au sein d’un même espace de langage, l’absence et la logique de production qui en dépendent[30].

Pour Burgin, la césure photographique du temps qui se révèle dans le punctum nommé « Sébastienne » autorise un présent organisé autour de l’énigme d’une présence[31].

Sooner  or later, as in Newton’s image, we open our eyes, come back to atangible reality : here that of the woman’s body. That which is physical,that which reflects light – which has here left its trace on thephotosensible emulsion. But what the man behind the camera will never knowis what her sexuality means to her, although a lifetime may be devoted tothe inquiry[32].

Tôt ou tard (« sooner or later »), une fois l’éclat du flash dissipé, entre deux clignements du troisième oeil, commence un récit. Cet autre récit, cet autre discours sur l’image qui n’est pas discours de savoir, qui ne relève pas d’un savoir historique, ni de la forme historiciste du savoir et de son récit, se détache comme une fable sur fond de l’histoire freudienne de la découverte de l’invisible et de sa prise de possession théorique telle que la reconstitue par exemple Jane Gallop : « Freud articulated the “discovery of castration” around a sight : sight of a phallic presence in the boy sight of a phallic absence in the girl, ultimately sight of a phallic absence in the mother. Sexual difference takes its significance from a sighting[33]. » À travers le grand miroir du studio, l’image de Sébastienne investit le visible et le discours du visible (ce qu’un discours de savoir freudien investit dans le visible) en renvoyant le corps du voyeur occulté par l’écran du dispositif « brunelleschien » à la mascarade des objectivations de son désir. Un autre regard se fait jour qui soustrait l’image à son objectivation et à sa stabilité en la dotant d’un droit de regard qui de ce fait mobilise le spectateur. Il le renvoie à son voyeurisme, à sa relation au lieu vide et à la gravité de ce qu’il ne voit pas et qui de toute façon ne saurait être visible dans le tombeau fétichiste du réel : « N’est-ce donc que cela, ce trou de chair, à quoi mon désir renvoyait ? Qu’en est-il donc de mon propre désir[34] ? » Sur le seuil que trace l’apparition et réapparition de la figure de sainteté devant la photographie de Newton, la vision est renvoyée au désir de voir qui lui a donné lieu ou au désir d’occulter ce qu’il ne saurait voir. À l’intersection de ces fléchages de l’oeil et du regard (Burgin répondant à Laura Mulvey répondant indirectement au voyeurisme de Newton, Arasse répondant au Sébastien d’Antonello de Messine répondant à Lalégende dorée, Damisch répondant à Brunelleschi répondant à Alberti, Didi-Huberman répondant à Vasari et Panofsky), l’absence et la peur devant l’absence que les mécanismes de fétichisation incarnent dans le champ de la vision (elle n’a pas… elle n’est pas/elle n’est que…) comme marqueur de la différence sexuelle se retrouvent projetées dans, ou sur le vide au coeur de l’idéologie de la représentation telle que la modélise la perspective « brunelleschienne », et telle que Foucault cherche à l’énoncer dans sa lecture des Suivantes. Il n’y a pas ici d’échange historiographique, d’échange du visible contre du lisible, mais bien inscription d’une différence hagiographique. 

« À l’extrémité de l’historiographie, comme sa tentation et sa trahison, il existe un autrediscours. On peut le caractériser […] comme le corpus d’une différence[35]. » Cette tentation est à entendre dans le sensd’un travail du virtuel, à la fois du désir dans l’image (du désir de se faireimage, ou à l’image de) et comme un possible du discours du savoir sur l’imageque l’on retrouve dans ces trois questions corrélées : À partir de quand ledésir devient-il socialement acceptable et au delà de quoi (de quelles limites)devient-il inacceptable ? À partir de quel seuil du visible le désir est-ilacceptable ou, à l’inverse, inacceptable ? À partir de quelle(s) image(s) ledésir de l’autre est-il identifié au désir visuellement inacceptable ? Avant depouvoir prétendre répondre à cette triangulation, il faudra d’abord se demanderquel genre de réponse on est en droit d’attendre et de donner, et dans quelrécit il faudra s’engager. L’hagiographie est du côté de la fable que traduit,ordonne, réorganise et à la limite rejette une pratique discursive afin de seconstituer en discours de savoir : « Du fait que la sélection érudite retientseulement des documents ce qu’ils ont de “sincère” ou de “véritable”,l’hagiographie non critique (qui reste la plus importante) s’isole. Un clivages’opère[36]. » Ce qu’il y a de récit dansl’apparition de Sébastienne et dans le mouvement même de son apparition, dans lepassage d’une image à une autre, participe de ce travail de la différence. Encela, son événementialité – la venue ou l’invention de l’autre, pour dérouler lefil conceptuel derridien dans Psyché –est comparable à la visualité du blanc « illisible » des fresques de FraAngelico à San Marco, qu’interroge Georges Didi-Huberman dans le premierchapitre de Devant l’image[37]. L’apparition de sainte Sébastienne commeévénement intermédial se tient en marge du discours de l’histoire de l’art surl’image aux côtés des ex-voto et desobjets de dévotions (bòti) quis’empilaient par exemple dans la basilique de la Sanctissima Annunziata àFlorence[38]. Georges Didi-Huberman se penchesur l’existence et la disparition de ces autres images afin de répondre à la question qu’il pose aux finsd’une histoire de l’art : « [C]omment inclure, dans la méthode historique, cetteefficacité – visuelle – du virtuel.Mais que pourra bien signifier la virtualité d’une image en histoire del’art[39] ? » La réponse se situe donc du côtéde l’imagination hagiographique de Burgin, dans l’espace pervers de laphotographie de Newton, là où la virtualité de sainte Sébastienne donne sensà la réciprocité d’une opération critique visant à altérer l’image du désiret à qualifier la désirabilité decette altération.