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Pourquoi « filmer de nuit » ? Sans doute parce que les imaginaires fantasmatiques qui sont associés à la nuit habitent depuis toujours, sous des formes multiples, le cinéma. La puissance de la nuit est diégétique. Elle est peuplée par une imagerie légendaire dont le film de fiction n’a eu de cesse de s’emparer pour présenter à l'écran les figures lycanthropes du loup-garou ou du vampire. La nuit, permissive, s’ouvre alors à la magie, au vaudou et plus largement au surnaturel. Qu’elle soit réelle ou « américaine », il est très probable que l’on ne puisse se passer de nuit dans un film, et ceci malgré les difficultés techniques que sa photographie a pu occasionner aux débuts du cinéma. Le noir, indéniablement, recouvre tout un abîme esthétique[1].

À l’inverse, il est peu courant que la nuit dure et qu’elle habite le film dans son entier, car elle devient dans ce cas sacrilège, signant la matérialisation de l’invisible ou peut-être même un échec de la représentation[2]. En effet, dans la durée, le noir vient doubler à l’écran le dispositif de la projection cinématographique et entrave le processus d'identification à « l’homme imaginaire[3] ». La nuit, pourtant, est parfois prise en charge comme un objet en soi, de sorte à produire une forme visible. Dans ces conditions, il ne s’agit plus de filmer de nuit, mais de « filmer la nuit ». De sorte que la nuit participe en fait d’un éclairage du réel dans une perspective documentarisante.

Dans cet article, nous nous attacherons à une « nuit documentaire » qui expérimente les rapports du visible et de l’invisible pour éprouver la réalité d'une population migrante. Nous chercherons à comprendre en quoi la poétique du noir peut procéder d’une politique des peuples. En effet, certains cinéastes sont déterminés à filmer un monde problématique, ayant pour objectif d’« exposer les peuples », selon l’hypothèse de Georges Didi-Huberman. Dans son ouvrage Peuples exposés, peuples figurants[4], le philosophe décrit la manière dont certaines oeuvres prennent en charge la vie ordinaire des « sans-noms », laquelle demeure invisible ou mal visible dans les représentations dominantes. Les peuples, non pas les people ou les stars (les étoiles), mais les hommes, innombrables[5], ceux dont on ignore le nom et qui appartiennent au monde de la nuit. Ainsi, certains cinéastes s’attachent précisément à explorer l’image de cette sous-exposition pour éprouver le plus justement possible une réalité sociale tronquée, ou ignorée, par les médias[6].

Comment alors représenter les migrants, les accueillir dans le film, leur donner un visage et une parole ? En travaillant à une représentation nocturne de la migration, en attestant avec détermination sa « noirceur », le cinéma documentaire cherche à déconstruire le « voir » médiatique. Pas de flagrant délit, pas d’intrusion. Le noir oppose à l’évidence du « tout-visible » une vision nouvelle qui engendre un autre rythme, un autre temps, et d’autres personnes aussi. Cette (in)visibilité manifeste des migrants matérialise la présence des peuples dans l’intervalle des images et opère « un partage du sensible » au sens, esthétique et politique, où Jacques Rancière l’envisage :

C’est un découpage, des temps et des espaces, du visible et de l'invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d'expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et sur ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps. C’est à partir de cette esthétique première que l’on peut poser la question des « pratiques esthétiques », au sens où nous l’entendons, c'est-à-dire des formes de visibilité des pratiques de l’art, du lieu qu’elles occupent, de ce qu’elles « font » au regard du commun[7].

Nous proposons de comparer deux « dispositifs » documentaires, à la fois techniques et symboliques, qui s’appuient sur différentes qualités de la nuit pour s’approcher, par le regard et l’écoute, de la condition sensible des personnes filmées. Nous étudierons successivement Dans le même bateau (2006), un court-métrage du cinéaste italien Stefano Savona, et La nuit remue (2012), réalisé par le cinéaste français d’origine iranienne Bijan Anquetil. Dans le corpus cinématographique consacré à la question contemporaine de la migration[8], ces projets nous apparaissent exemplaires pour deux raisons principales. La première concerne leur ancrage nocturne, et la seconde, leur recours commun à la « feintise ». Si la nuit est au fondement de ces deux films, c’est sans aucun doute parce qu’elle permet de révéler tout autant que d’inventer, comme chez Rembrandt, une « scène » nocture de la migration. Ainsi, ces dispositifs documentaires sont aussi poétiques que politiques.

La notion de « dispositif » est utilisée en cinéma (et en arts visuels) depuis les années 1970 dans une conception assez large qui renvoie au film, à son contexte de production et de projection[9]. En nous appuyant sur la polysémie de ce concept, nous proposons d’envisager le dispositif comme étant à la fois un appareil théorique et pratique, soit un « système générateur[10] » qui détermine des modalités de faire (pour le filmeur et pour le filmé) et de voir (pour le spectateur). Chaque dispositif est alors un prototype qui a une dimension fortement « réalisante » : il produit le réel qu'il saisit, lequel n’existe pas en l'état. Pour être pensé, ce réel est « fictionné » par un dispositif qui formalise les conditions protocolaires de son apparition et de sa réception. Il faut dès lors envisager la notion de dispositif dans une perspective foucaldienne : selon le philosophe, les dispositifs techniques et organisationnels de la société humaine ont une valeur réflexive et doivent être pensés en des termes critiques de sorte à ne pas occulter les relations entre voir, savoir et pouvoir[11]. Aussi, pour être identifié, le dispositif cinématographique doit faire l’objet d’une analyse critique[12], puisqu’il est à même de reconduire, comme de renouveler, les représentations collectives qui nous gouvernent.

Les deux dispositifs documentaires mentionnés précédemment travaillent justement à transformer nos représentations, témoignant à la fois d’une idée de cinéma et d’un rapport au monde. En effet, la pratique documentaire consiste ici à expérimenter un phénomène sensible pour le prendre en charge. Pas de commentaires, pas de discours. Les cinéastes ne tirent pas explicitement de leçons, par contre ils aiguisent la conscience des spectateurs en plongeant dans le huis clos du réel. Ne pas tout savoir, ne pas tout voir, mais produire le visible de ce que l’on ne voit pas par le recours au noir, et constater qu’« un autre visible » prend forme la nuit. Les cinéastes cherchent d’abord à produire un contact matériel avec le monde dans une démarche en quelque sorte ethnographique. Leur écriture est performative, de sorte que le film entre en relation avec le monde, et réciproquement. L’entre-vision qui résulte de ces dispositifs documentaires a une puissance d’identification — aux deux sens du terme : assimiler et se projeter — qui met alors les spectateurs aux prises avec tout un monde sensible, rarement pris en charge dans les représentations dominantes.

Stefano Savona prend en charge une nuit noire. Celle qui nous échappe et à laquelle nous voudrions échapper. La nuit devient un gouffre sans fond ni perspective que le cinéma, jouant de son pouvoir d’illusion, permet de déréaliser par intermittence. Chez Bijan Anquetil, la nuit est vécue comme un grand remuement des possibles. Elle se transforme en un plateau de travail et conduit à une fiction partagée entre le cinéaste, les migrants filmés et les spectateurs. Dans ces deux films, la nuit produit un glissement de terrain permettant une succession d’apparitions qui concrétisent l’emprise d’un réel palpable que le cinéma parvient pourtant à transfigurer. Pas de victimes, ni de bourreaux. Pas de spectacle, si ce n'est celui de la nuit profonde et de ses habitants pris dans un théâtre d’ombres[13].

Figures et visions

Ils sont cent quarante aujourd’hui.
Ils viennent du Sri Lanka, d’Égypte, du Pakistan, de Turquie, du Bangladesh.
Ils ont quitté depuis une semaine les côtes de la Libye[14].

Dans le même bateau de Stefano Savona s’ouvre sur un écran noir tandis que la bande sonore mêle les éclats de voix aux remous d’une eau agitée pour nous plonger in media res dans une invisibilité absolue et manifeste. Par cette nuit sonore, le cinéaste provoque une forte impression de réel chez les spectateurs qui, à leur tour, vont s’ouvrir au noir, ou du moins en éprouver le parti pris. Peut-être ce noir signe-t-il aussi symboliquement l’absence ou l’échec de l’image de la migration qui préexiste au cinéma. Le caractère très direct de cet incipit participe donc pleinement de l’affirmation d’une présence au monde. Présence des peuples ici exposés et s’exposant, mais aussi, réciproquement, présence du cinéaste et des spectateurs qui se trouvent exposés à leur tour dans cette expérience commune du sensible.

C’est l’image d’une nuit réaliste qui prend le relais de ce premier plan d'ouverture. Réaliste au sens où la nuit est filmée de nuit (et non pas simulée mécaniquement ou sur-exposée), mais aussi en ce sens que la préférence de Stefano Savona semble aller au réel plutôt qu'à son image. Le cinéaste cherche à nous faire partager cette nuit d’été sans tenir compte des nécessités du cinéma et de son goût pour le visible. La nuit est noire, mais le cinéaste ne l’éclaire pas pour autant. Savona se contente du gyrophare du bateau de la guardia costera et des lampadaires du port de Lampedusa. Si le cinéaste, discret, intervient a minima, il filme avec détermination et toujours avec empathie le réel.

Ainsi le film témoigne-t-il d’une immersion vécue par des choix de cadrage et de montage modestes mais expressifs pour représenter ceux qu'il filme. Le bateau des garde-côtes fait l’objet de nombreux plans dans le récit, tandis que les douaniers, relégués à l’arrière-plan, ne sont visibles qu’à deux reprises. À la première occurrence, les corps ne sont pas éclairés, coupés par le cadre ou en partie masqués par le bateau. À la seconde, ils sont filmés en plan large et en contre-plongée du point de vue des migrants qui, assis sur le sol, apparaissent en amorce. Les douaniers, absents, tronqués ou statiques, sont donc déshumanisés par cette assimilation à la machine qui les conduit. Le cinéaste prend de ce fait le parti explicite des migrants pour lesquels le film montre de l’empathie. Savona est sur le bateau de la guardia lorsqu’il filme l’arrestation de la barque, mais il cherche dès lors à saisir des visages dans cette masse humaine éclairée de façon intermittente par le balai lumineux du bateau. Puis, le cinéaste s’attache aux passagers débarqués sur le quai. Il les filme frontalement, en plan rapproché et à hauteur de visage. Dans la séquence suivante, les hommes piétinent les uns debout derrière les autres jusqu’aux minibus qui les conduiront vraisemblablement dans un centre administratif. La lumière crue des phares vient redoubler le sentiment d’un réveil brutal en pleine nuit tandis que le cinéaste, lui aussi dans la file, utilise la caméra en plan-contact, touchant presque les corps filmés avec l’objectif. Savona nous donne à réaliser le dénuement de ces hommes lorsqu’il fixe par exemple une main qui tient fermement, pour unique bagage, un sac en plastique jaune. Mais, dans le même temps, par son implication physique dans le groupe, le cinéaste nous donne aussi à partager la détermination de ces corps unis qui fendent la nuit comme ils ont fendu la mer, dans le même bateau.

Le noir est ici premier, et Stefano Savona ne cesse de le réaffirmer. L’image doit travailler pour advenir en lui. Le cinéma est utilisé comme une technique à faire surgir des images, ou plutôt des « figures » qui se détachent sur le grand fond de la nuit. La notion de figure est à prendre dans notre cas au premier sens du terme, à savoir celui de figure humaine. Le visage est dans ce film l’enjeu principal de la représentation : objet figurable par excellence, il est l’effigie, ou le modèle, de toute la personnalité humaine. Savona filme les visages des migrants, s’attache à détourer leurs traits, cherche les regards dans l’opacité. Le noir ne se réduit pas à l’informe, au contraire, le noir forme et rend plus nets les contours de la figure qui ressort de la nuit.

Lors de la séquence centrale qui se déroule sur le quai, Savona s’attache plus particulièrement à deux figures masculines qu’il isole parmi d'autres, plus incertaines. La nuit va provoquer chez ces deux hommes des visions hypnotiques ou des images, dont l’éthymologie imago, rappelle Jacques Aumont, désigne « les apparitions, mais aussi les images des ancêtres, c’est-à-dire les ombres des morts[15] ». Le principe est chaque fois similaire. Savona réalise tout d'abord un portrait en plan fixe de la figure. Les traits tirés des deux hommes, mais surtout l’absence de regard en direction de la caméra, traduisent la fatigue en même temps qu'un certain don d'ubiquité. Ces hommes partis il y a plusieurs semaines de Libye ne sont pas arrivés à destination. Arrêtés dans leur élan, les corps sont bien là, mais les esprits, quant à eux, chevauchent des contrées imaginaires. Puis, dans un second temps, Savona pallie par un contrechamp intérieur l’absence paradoxale de ces figures qui emplissent l’espace du cadre. À chaque homme sa vision, diurne dans les deux cas. En pleine mer d’abord, des migrants luttent pour leur survie à bord d’une barque secouée par la houle (voir les figures 1 et 2) ; puis, sur la plage cette fois, une jeune femme vêtue d’un sari rose pâle tient un enfant dans ses bras.

Fig. 1

Dans le même bateau.

© Sefano Savona, 2006

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Fig. 2

Dans le même bateau.

© Sefano Savona, 2006

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Le cinéma permet ici de projeter des images fantasmées par le cinéaste et agit comme un rêve éveillé dans la nuit qui s’en trouve éclairée. L’apparition de ces visions brise la linéarité de la scène filmée avec laquelle nous prenons de la distance, comme en témoigne aussi le montage sonore qui associe aux inserts la musique de Beethoven (Quatuor à cordes n° 16 en fa majeur, troisième mouvement, 1827). Les deux hommes, en proie à une méditation nostalgique, permettent de faire dériver le récit documentaire vers la fiction, de sorte que le réel contraste avec l’imaginaire comme la nuit avec le jour. Les figures sont bien réelles, mais elles sont néanmoins le support d'une fictionnalisation. Le réel peut ainsi être re-pensé, et non pas commenté. Que nous disent au fond ces deux plans ? Tout simplement, peut-être, que chacun de ces hommes a tout un monde en lui, un monde dont les fondamentaux émotionnels (la peur, la lutte, l’amour) ne sont pas si éloignés des nôtres. En produisant sous nos yeux une illusion visible par le montage cut de deux plans brefs, la nuit devient non pas synonyme de morbidité mais d’apparition et de lumière.

Le cinéaste, pourtant, n’accompagne pas davantage les migrants et s’en retourne auprès des douaniers, car les côtes de Lampedusa sont bien sous contrôle comme en témoignent les graphiques complexes sur le tableau de bord du bateau. Dans la nuit noire, les lumières scintillantes de la ville s’éloignent alors comme l’objet éclatant d’un désir inatteignable mais néanmoins inextinguible.

Fugue nocturne

Tout à coup, le carreau dans la chambre paisible montre une tache. L’édredon à ce moment a un cri, un cri et un sursaut; ensuite le sang coule. Les draps s’humectent, tout se mouille. L’armoire s’ouvre violemment; un mort en sort et s’abat. [...] La porte de l’armoire s’est refermée. On s’enfuit alors, on est des milliers à s’enfuir. De tous côtés, à la nage; on était donc si nombreux ! Étoile de corps blancs, qui toujours rayonne, rayonne... [16]

Dans La nuit remue[17], Bijan Anquetil plonge au coeur d'un monde nocturne en périphérie de Paris. La nuit remue fait le récit d'une nuit sans sommeil passée aux côtés de deux amis. Le noir est ici un abri sûr, un refuge que nous partageons avec les migrants afghans, dont le quotidien clandestin est rejoué pour le film.

L’histoire débute sur les berges sombres d’un canal parisien. Il faut traverser le cours d’eau, cette limite symbolique d’un monde hors la loi, rejoindre l’autre rive afin de trouver « un endroit tranquille pour le film », disent les voix. Un train gronde tandis que les corps souples se déploient à l’écran. Un visage apparaît à la lumière d'une torche électrique : le regard fuit, ne parvient pas à fixer. Puis, un autre esquisse un sourire. Hamid et Sobhan sont là, devant nous; leurs yeux cernés fixent la caméra.

Nous les suivons dans un squat. Munis de craies de couleur, ils dessinent de mémoire la carte de leur périple, font le story board du grand voyage à même le sol  (voir la figure 3) : la première lettre des pays, une barrière pour la mer, un rectangle par camion... Mais le récit à deux voix est troué, anarchique. L’effort énonciatif est palpable; on perçoit la peine et la tension. Regards discrets des protagonistes vers la caméra. « Je n’ai pas tout raconté. À quoi ça sert ? » dit l’un d'eux. Il semble que leur histoire appartienne à la nuit des temps.

Fig. 3

La nuit remue.

© Bijan Anquetil, 2012

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Sobhan et Hamid ont repris la marche. Ils se dirigent vers un autre lieu pour passer la nuit et continuer le film autour d'un feu, à l’écart du monde. La lueur des flammes permet à présent de voir plus distinctement, d’observer les corps immobiles et les visages silencieux qui sortent du noir. Si la parole a échoué précédemment à tout dire, les moyens du cinéma vont pallier à présent les ellipses de la mémoire. En effet, Bijan Anquetil fait cohabiter le présent et le passé par un montage habile qui mêle ses propres images avec celles, rudimentaires, des protagonistes devenus co-filmeurs, tandis que les deux bandes-sons se chevauchent comme pour restituer le continuum fragile de leur histoire.

Et nous entrons ainsi doucement dans un autre film, nous entendons et voyons avec les migrants. Ce sont les premiers plans tournés de jour : la lumière du passé éclaire la nuit de Paris. Les images ont été captées par Hamid et Sobhan avec un téléphone portable. La blancheur de la neige fait plisser les yeux : « On est en Turquie », dit quelqu'un. Ces images itinérantes, ultra-pixelisées, illustrent par leur nature même toute la précarité des vies sacrifiées. Ce sont des images amateurs sans existence propre, des images invisibles faites par des « sans-noms ».

Puis, la nuit se retire et laisse place à l’aube dans un mouvement d’apaisement. Un autre jour commence près du canal. Les besoins sont simples, vitaux : se réchauffer, faire sa toilette, manger. Mais Hamid et Sobhan prolongent leur fugue nocturne en improvisant pour le cinéma dans le petit matin gris. Ils font durer la pause, rient et se prêtent à une auto-mise en scène avant de sortir du film pour reprendre le cours de leur existence invisible. Et de se fondre parmi les usagers du métro pour rejoindre un café afghan de la gare de l’Est.

Ainsi, la nuit a fini de remuer. Et pourtant le film continue de fasciner sous l’effet d’une magie étrange, nous habite, vivant comme la nuit métaphorique de Michaux à qui il emprunte son titre.

La nuit ici est un milieu habité, une demeure. Les activités humaines se déroulent en dehors de la lumière, et le noir constitue « une certaine façon d’habiter ». L’obscurité, qui a ses qualités propres, se prête à toute une scénographie. Souterrain labyrinthique, l’espace regorge de recoins et de trous. La nuit devient une « planque », jouant de l’apparition et de la disparition des corps filmés. Sans fond ni contours, elle ouvre à des espaces infinis, de sorte que les frontières géographiques disparaissent puisqu’elles se trouvent gommées, tout au moins symboliquement, par le noir. Ainsi la nuit nous permet-elle de parcourir l'espace et de remonter le temps, opérant une fusion de l’imaginaire et du réel qui se joue aussi des frontières entre fiction et documentaire. Hamid et Sobhan sont les acteurs de leur propre vie, ils agissent explicitement pour la caméra et à notre attention.

L’expérience de la nuit filmée est donc à la fois vécue et inventée, à moins qu’elle ne soit rêvée par le filmeur et les filmés. Comparable à une apnée profonde, cette fiction de la nuit a un rythme propre, un déroulé intime. Bijan Anquetil mobilise différents régimes d'images et déploie de ce fait autant de couches de temps. La caméra-téléphone est un motif palimpsestique dont les images diurnes, stockées dans la mémoire vive de l'appareil, nous hypnotisent. Comme chez Stefano Savona, la nuit accueille en elle une série de visions éclairées. Si l’outil de captation-diffusion est ici désigné alors que Savona agissait par un simple raccord cut, le point de vue n’est pas seulement attribué aux protagonistes comme pour Dans le même bateau. En effet, le regard est collectif. Les vidéos sont celles de migrants anonymes qui se sont vraisemblablement passé le téléphone de main en main, accumulant les images comme autant de traces testimoniales d'une expérience commune. En accueillant dans son film l’auto-représentation amateur de la migration, Bijan Anquetil prend en charge une existence hostile dont l'image est co-signée avec les protagonistes.

Ces images collectives qui surgissent dans le noir encouragent par ailleurs les confidences. Hamid et Sobhan racontent, se souviennent, méditent. Car la nuit, silencieuse, procure un sentiment d’intimité avec soi-même portant à la mélancolie. Le ton est sensible et s’ouvre à l'inconscient, ou à l’envers du moi. Hamid et Sobhan digressent sans logique, fabulent et participent consciemment de leur propre représentation.

Dans ces conditions, le film produit bien, selon le voeu cher à Jean Rouch de partager l’anthropologie[18], un espace d’échanges entre le filmeur, le filmé et les spectateurs. Et de cette expérience paradoxale de la nuit, il résulte une « fiction de la réalité[19] », selon la distinction opérée par Gérard Leblanc, laquelle cherche à faire accéder au visible ce qui échappe à la vue par opposition aux « fictions du visible », et de l’invisible, fondées sur une réduction de la réalité à son image.

La nuit, une idée-forme

Dans cet essai, notre objectif ne consiste pas à tracer un simple parallèle entre la forme et le fond : un état de lumière appauvrie à l’image d’un état de vie appauvrie. Si le noir affecte parce qu’on y voit mal, ou pauvrement, ce n’est pas pour autant que le visible est sans forme ou informe. Au contraire, on ne voit pas de la même manière dans la nuit, ou pas la même chose. Le noir devient un opérateur du « voir » qui offre la possibilité d’un passage dans un autre monde. Le filmage de la nuit transfigure donc le régime de visibilité de la migration, la plupart du temps sous-exposée ou sur-exposée dans la langue courante.

Le dispositif documentaire qui consiste à « filmer la nuit » a bien ici une fonction de recréation du réel permettant à un autre visible d’accéder à la lumière. La creativ method, selon l’expression de Francis Ponge, propre à chaque « appareil », envisage la nuit comme le motif récurrent qui fonde la poétique des films. « La poésie », écrit le cinéaste et critique Jean-Claude Biette, « s’annonce par un manque patent de fluidité. C’est ici qu'elle commence : quand une suite de plans donne des signes convulsifs de refus du naturel d’époque, et qu’ils enchaînent des éléments méconnaissables selon une logique inconnue[20]. » Or, dès lors qu'elle s’attache à documenter le destin humain, on ne peut ignorer que la poésie a aussi une fonction « amplifiante. » Le geste poétique dramatise (au sens théâtral du terme) un monde et participe en cela d’un parti pris politique, celui qui consiste à exposer les peuples.

En somme, la nuit est tout aussi poétique que politique dans les deux films étudiés, comme dans un projet plus ancien que nous tenons à évoquer en conclusion de cet article. Border (2004) est un film expérimental réalisé par Laura Waddington près du camp de la Croix-Rouge à Sangatte, en France. La cinéaste de nationalité anglaise y filme les réfugiés (des Afghans et des Irakiens pour la plupart) de nuit en rase campagne avec une petite caméra alors qu’ils tentent de franchir le tunnel sous la Manche pour passer de l’autre côté de la mer en Angleterre. La luminosité étant extrêmement faible, puisque provenant exclusivement des phares des voitures et des éclairages du camp, la cinéaste filme avec une sensibilité élevée du capteur. Il en résulte un grain très pixelisé et un effet de ralenti renforcé par la caméra vibratile tenue à la main; des images impures. Les corps fragiles sont ainsi réduits à des ombres fantomatiques dont chaque mouvement tremblé s’inscrit dans le temps, laissant une traînée matérielle à même l'écran (voir les figures 4, 5 et 6).

Fig. 4

Border.

© Laura Waddington, 2004

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Fig. 5

Border.

© Laura Waddington, 2004

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Fig. 6

Border.

© Laura Waddington, 2004

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Cette plasticité anxiogène de la forme est par ailleurs redoublée par une création sonore post-synchronisée fondée sur la boucle, parachevant le processus de déréalisation mis en oeuvre par l’image. Le récit est à ce moment pris en charge par la voix off de Laura Waddington sur un mode très personnel. Les propos sont énoncés à la première personne du singulier, avec beaucoup de douceur, témoignant paradoxalement d’une expérience partagée de la peur et de la mort :

C’était si triste, si perdu. J’ai observé tellement de personnes passer par là. Certains ont perdu un bras ou une jambe. Quelques-uns sont morts. Parfois l’un d’eux parvenait à passer la frontière. Plus tard, en me rappelant le camp, c’était presque comme un rêve. Un garçon du Kurdistan dansant avec sa couverture dans le vent. Même quand les réfugiés revenaient gazés ou blessés, ils me parlaient chaleureusement, riaient et chantaient parfois. Je n’ai jamais rencontré des personnes aussi dignes, et si fortes. Au début, ils pensaient qu'ils seraient bien accueillis. Rejetés par tous les pays, ils ont tenté de rejoindre l’Angleterre pendant des mois[21].

Puis, la cinéaste entre progressivement en révolte et dénonce, toujours calmement mais avec détermination, les répressions policières et la fermeture du camp. La critique culmine lorsque la voix off s’interrompt brutalement à la moitié du film pour laisser place aux sons réels, pendant trois minutes environ, dans une tradition documentaire plus directe. Les réfugiés affrontent les forces de l’ordre en manifestant dans la rue. La violence du face à face se trouve renforcée dans cette séquence par une sonorisation synchrone non distanciée, tandis que les images, en quelque sorte surréelles, marquent et soutiennent d’autant plus sensiblement la pensée politique.

Le dispositif documentaire de Laura Waddington explore la plasticité de la nuit pour traduire un discours critique qui dénonce la violence du collectif. Du noir, il résulte bien ici, tout comme chez Stefano Savona et Bijan Anquetil, une émotion formelle reconnaissable comme la pensée de l’auteure. Ainsi la récurrence de ces images noires produit-elle une idée de cinéma manifeste qui re-détermine, par un visible low-tech, ce qui se donne à ressentir.

Dans les oeuvres étudiées, la nuit se déploie telle une « idée-forme[22] » et devient existentielle en ce qu’elle cristallise toute la pensée du film, comme une signature ou l’expression d’une conscience créative. Chaque cinéaste a une voix personnelle « à pied d’oeuvre », qui traduit le champ de tension entre le filmeur et le filmé. Et la nuit est alors la figuration sensible d’une pensée qui, jamais conceptuelle, met la forme au travail pour produire un autre visible.

En d’autres mots, les spectateurs sont confrontés, par un dispositif d’immersion qui ressasse le motif nocturne, à un nouveau régime de visibilité. La nuit pose la question de notre disponibilité au monde et pas seulement à la représentation de ce monde. Or, pour être aux prises avec tout un monde exposé à l’invisibilité, pour nous « rendre sensible à quelque chose de la vie des peuples[23] », il s’avère nécessaire de fabriquer d’autres images et de les regarder autrement. À la manière peut-être de ces « images-lueurs » au bord de la disparition, selon le terme utilisé par Georges Didi-Huberman pour décrire les corps évanescents des « peuples-lucioles » de Border dans Survivance des lucioles : « Ce ne sont pas, malgré l’obscurité régnante, des corps rendus invisibles mais bien des “parcelles d'humanité” que le film réussit justement à faire apparaître, si fragiles et brèves que soient leurs apparitions[24] ».