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Ainsi, la magie du voir apparaître, ce moment de la révélation de l’image qui était propre à la photographie argentique, n’aurait pas complètement disparu, une fois fermée la « parenthèse indicielle[1] ». C’est que, semble-t-il, des images qu’il ne suffirait que de capturer, flottent et passent, se perdent et réapparaissent dans le cyberespace – chasse captivante. Les images orphelines de Louise Merzeau sont composées à partir de ces « objets trouvés », surgis quelque part dans le Web pour être « adoptés » par l’artiste. « Dans l’Internet, nous dit Merzeau, les images oubliées ne s’effacent pas. Elles passent à travers les mailles du trafic, et reviennent hanter des interfaces qui ne les attendaient pas[2]. » Ces images indécises, on les imagine traquées, attrapées, puis enserrées dans des oeuvres qui elles-mêmes migrent de support en média : une exposition, un site Web, les pages d’Intermédialités

Lesimages orphelines portent avec elles, ou en elles, la question de la reproduction, ou plutôt un au-delà de cette question : ce qui importe ici, c’est le milieu ou le réseau où elles évoluent, le code ou le système grâce auquel elles ont été produites, le régime dans lequel elles existent qui est « celui de la connexion, de l’interaction et de la dissémination[3] ». L’acte d’adoption représente, dans ce cas, un tel régime de réitération, de duplication, qui sera en même temps changement de lieu ou déplacement dans bien des sens.

Traquer – La photographie a toujours été affaire de capture, de captation, et le photographe a souvent revêtu les habits de l’explorateur. Mobile d’expéditions dont on ramenait paysages lointains et visages de l’Autre, la photographie fut l’instrument par excellence de la production du monde par son image. Dès les années 1840, des téméraires, commandités ou non, parcourent le monde, rêvant d’en faire le portrait intégral, et les chroniqueurs de l’époque sont fascinés. L’un d’entre eux conseille même aux gouvernants d’envoyer « en pacifique expédition d’art des photographes qui rapporteraient ainsi le monde entier et enrichiraient nos musées par une collection inappréciable[4] ». Si, aujourd’hui, l’exploration géographique est devenue affaire de tourisme et génère toujours son lot d’images photographiques, d’autres territoires s’ouvrent aux téméraires, où ce sont les images elles-mêmes qui sont recherchées : on y « prend » toujours des photos mais d’une autre manière. Il s’agit d’un monde où les collections, inappréciables bien au-delà de ce qu’un auteur du 19e siècle aurait pu imaginer, sont déjà toutes constituées.

Louise Merzeau pourchasse (braconne ?) l’image dans des sites où, si on la suit, on se sent soi-même devenir explorateur, d’hyperlien en série d’images, de renvoi en galerie photo. Son terrain de chasse est constitué de galeries Flickr, de blogues et de sites qui ont pour noms « Found Photos », « The Lost Passport Photo Gallery » ou « ifoundyourcamera.net ». Des photographies trouvées dans la rue aux documents numériques repêchés quelque part sur des sites de partage de fichiers, ces « collections » contiennent, entre autres merveilles, des portraits anonymes, des petits chiens perdus, de vieilles images obtenues par des techniques oubliées, des photos couleur d’un kitsch achevé. Et le geste de la photographe ne consiste plus à « presser le bouton » mais à télécharger ou à opérer une « capture d’écran » – manoeuvre pour laquelle le terme anglais screenshot, proche du bon vieux snapshot, est assurément plus évocatrice.

Adopter les orphelines – Les images d’adoption des orphelines sont elles-mêmes des photographies (numériques), des paysages procurant à ces esseulées un champ d’inscription, un emplacement nouveau où se poser, où se fixer. Comme toutes les photographies de paysage, celles de Merzeau témoignent du déplacement physique ou géographique de leur auteur(e), mais les lieux qui y sont montrés seraient plutôt génériques : champs et plages vides, immeubles de banlieue, bâtiments industriels apparemment désaffectés, fenêtres obstruées ou bien ouvertes sur un autre paysage. Des endroits qu’il est difficile de nommer ; lieux ignorés, sites hors du temps, un peu vacants, zones évitées par le touriste lambda. Les orphelines, elles, sont plutôt des portraits, des photographies d’identité ou des instantanés de type « photo de voyage » : foule dans une rue, gens sur une plage, etc. Hormis quelques clichés où les protagonistes sont décidément tournés vers nous, ce sont des images dont on serait tenté de dire qu’elles sont pensives : des regards fuyants, des enfants qui tournent le dos au regardeur, des dames qui scrutent le ciel. Tout un travail sériel, ou de duplication, est opéré à même les montages, parfois en transparence. Ces orphelines, dérobées à d’autres sites, revivent donc des vies multiples.

Quelques mots, quelques chiffres, eux aussi manifestement repiqués dans des sites Internet donnent l’impression d’indiquer la source ou la clé de certains des montages. Des captures d’interfaces de flux d’images forment quelquefois le fond de ces assemblages ; flux arrêtés, disposés selon des perspectives tout à fait photographiques qui semblent enclore les orphelines.

À l’époque de la culture de masse électronique – Chaque assemblage photographique inclus dans le corpus des Images orphelines, tout aussi bien que chacun des éléments singuliers dont ces assemblages sont constitués, pointe vers le régime – ou la culture particulière[5] – qu’ils reflètent. Dans ce régime où tout prolifère et circule, bien des choses viennent à nous en format numérique – l’information, le divertissement, la communication quotidienne, et bien sûr les images en tous genres –, une forme qui autorise la reproduction indécelable et illimitée[6]. Précisément à cause de cette infinie reproductibilité, toute cette dissémination numérique correspond à une culture du partage :

Comme l’invention de la photographie, la transition numérique pouvait laisser craindre un phénomène de dévalorisation des images. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Le ressort fondamental des plates-formes visuelles, nous l’apercevons désormais, a été un principe de collectivisation des contenus. De ce principe découle un nouvel état de l’image comme propriété commune, qui a transformé fondamentalement les usages. Aujourd’hui, la véritable valeur d’une image est d’être partageable[7].

Faut-il regretter ce nouvel état de l’image ? Dans cette culture du partage, on s’autorise à ravir, à s’approprier les images, mais sans qu’elles en soient soustraites. Elles s’en trouvent, au contraire, multipliées. L’adoption de certaines d’entre elles par d’autres images et les ingénieux montages qui les incorporent leur offrent une vie nouvelle, en des lieux où elles acquièrent un petit air mélancolique – comme en attente d’un autre ou d’un éventuel ravissement. Elles habitent désormais (et ce n’est qu’un de leurs destins possibles) des paysages eux-mêmes un peu énigmatiques. C’est là une méditation plastique, celle d’une médiologue et théoricienne des communications qui est aussi artiste. Merzeau, à travers cette série et d’autres, dont In God They Trust (2003), Au jour le jour (2000-2001) ou Souvenirs (imaginaires) d’Europe centrale (1999), éprouve le code et son réseau circulatoire dans un travail qui en réfléchit les strates mémorielles ; elle mesure « l’importance des stratégies de communication, elle les apprivoise, les déborde et les transgresse[8] ».

Ces images orphelines, composées à l’image des flux incessants desquels elles procèdent et qui les contiennent, forment une troublante étude sur ce qui circule et se propage dans les cyber-réseaux où représentations et domaines privés et publics s’enchevêtrent, refoulant toute définition fixe des uns et des autres.