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Figure 1

Jérôme Joy, le quatuor Formanex lors de la création de picNIC au Festival Résonances à Nantes/Saint-Nazaire, 2002.

Crédits photographiques : Philippe Le Goff.

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Pourquoi faut-il penser une organologie des arts en réseau[1] ? En quoi les pratiques artistiques numériques, supposées incorporelles, ouvrent-elles des interrogations précises vis-à-vis de ce qui est considéré (à tort) comme stable : l’inscription de nos présences et les relations aux « corps » – c’est-à-dire l’oeuvre, le statut d’artiste, l’exposition, le concert, etc. ? Ou bien, en quoi les pratiques artistiques peuvent-elles proposer des réajustements entre champs sociaux, technologies, et pratiques d’invention et de création[2] ? Au travers de ces oeuvres d’art, de quelles situations et réconciliations parle-t-on entre ces champs de pratiques, si ce ne sont celles qui « re-circuitent » l’individu à son environnement, à son contexte et à ses pairs ? Comment l’oeuvre reste-t-elle ainsi un laboratoire des différends[3] et un lieu de participation ?

L’approche[4] que nous voudrions proposer peut permettre de dessiner un aperçu d’une organologie liée aux territoires des réseaux électroniques qu’il restera à décrire et à étudier ultérieurement. L’objet est ainsi d’amorcer et d’offrir des distinctions et des caractéristiques, récurrentes et classifiables, des dispositifs de participation, des circuits de liaison et de programmation engagés par les arts en réseau entendus métaphoriquement comme un faire (de) la musique ensemble, tant la notion d’instrument[5] peut sembler pertinente à cet égard, pour ainsi impliquer l’examen d’une nouvelle lutherie, que nous pourrions qualifier de lutherie de participation. Cette dernière peut se fonder sur notre activité de jouer et de programmer des systèmes instrumentaux, ici de natures numériques et télématiques et d’y inscrire et mémoriser des interprétations, et finalement d’y prévoir sa multi-jouabilité par différents participants simultanés ou successifs dans le même espace ou dans des espaces distribués géographiquement et reliés télématiquement. Cela concerne la capacité, qui nous est offerte par les technologies de réseau, de les moduler – ou de les faire moduler –, de les adapter, de les modifier, voire de les fabriquer, tout en remédiant à l’ambivalence de nos techniques, à la fois pollens et virus[6]. La différence réside dans le fait que ces instruments, comparés à ceux classiques, puis aux plus récents, électroniques, sont souvent hybrides, constitués informatiquement sur les réseaux et interfacés physiquement – ce qui permet aussi leur reconfiguration ou reprogrammation partielle ou totale. Ils intègrent des registres variés de l’action temporelle (du temps réel au temps différé), et ne sont pas solides et stables, dans le sens où ils sont liés à la volatilité et l’obsolescence rapide des technologies. Si le terme lutherie peut sembler au premier abord trop spécifique, il a pourtant pris une acception plus large par l’extension de la fabrication d’instruments (de musique) aux configurations électroniques et informatiques, en permettant ainsi un renouveau des classifications organologiques. À la suite de Peter Szendy à propos d’une « organologie de nos oreilles » et de nos corps appareillés[7], et après tout un cortège de chercheurs, philosophes, musicologues et compositeurs qui se sont interrogés à partir du début du siècle dernier sur les modifications de la musique, et des pratiques de celle-ci, par l’apport des systèmes techniques de reproduction, de diffusion et de communication, Nicolas Donin et Bernard Stiegler donnaient en 2004 une dernière appréciation de cette évolution exponentielle qui s’est déroulée lors du 20e siècle et qui se poursuit aujourd’hui :

Le tournant machinique [de la sensibilité] correspond à un « élargissement » de la base « organologique » de la musique : si les machines ne deviennent pas nécessairement des instruments de musique, elles s’y articulent en revanche étroitement, au point d’en conditionner les pratiques[8].

Notre proposition est d’étendre à nouveau ce périmètre aux systèmes instrumentaux en réseau, dispositifs dont il reste encore à distinguer les degrés d’instrumentalité, en partant d’un aspect constitutif aux pratiques télématiques qu’ils portent : la participation – définie par Gilbert Simondon comme étant la « relation d’un individu à son milieu[9] ».

En abordant une lecture de nos utilisations des réseaux, il s’agit de questionner nos présences, parfois multiples, multipliées, rémanentes et simultanées, dans les réseaux numériques en tant qu’actions d’écriture, de lecture, de proposition et d’écoute, bref, en tant qu’attention créative et critique.

Dans notre propos, il s’agit, en quelque sorte, de percevoir métaphoriquement nos navigations et parcours, nos contributions et participations, ainsi que nos constructions plus ou moins expertes (telles que la construction d’un site Web, la customisation[10] et le réagencement d’un blogue ou d’un wiki, ou encore notre opération d’associer et de combiner par nous-mêmes différentes fonctions dynamiques, etc.), comme un espace que nous modulons individuellement et ensemble. Ceci est repérable en termes de modulation temporelle (gestions des différentes dimensions d’occupation du temps et de réaction), de modulation spatiale (présences, localisations, ubiquité, etc.) et d’agencements ou d’agrégations d’artefacts ; c’est-à-dire des traces et des contenus que nous déposons et inscrivons, « en réponse à » ou « en attente de réponse de ». Ces marqueurs déposés s’appellent en sociologie des traces stigmergiques[11].

Cet espace d’adresses (et réciproquement d’« écoutes ») définit une plasticité, ou plutôt, dans notre cas, une musicalité, des coordinations et organisations, ainsi qu’une perméabilité, fondées sur le changement et le mouvement : le principe n’en est pas l’inertie ni la pérennité (matérielle), pourtant nos traces perdurent sur ces mémoires numériques, glanées et répertoriées presque instantanément par les moteurs de recherche. Bref, l’Internet nous permet de rétablir l’écoute, l’écriture, la lecture, le partage des intimités, etc., ainsi que toutes les associations possibles entre ces activités, comme un déploiement d’une condition et reconnaissance individuelles et d’un devenir ensemble, créant dès lors des écarts critiques vis- à-vis des grégarités intimées par les médias de masse. En fait, nous nous adressons mutuellement des indications, des invites, des sollicitations, des appréciations que chacun nous interprétons et auxquelles nous nous adaptons et réagissons, à l’image d’un ensemble musicien qui improvise[12] et joue ; chacun se projette dans autrui, anticipe, prévoit le dialogue, se questionne et questionne, avance des distinctions. Ces gestions menées délibérément par les internautes construisent ainsi une sorte de multivers, un ensemble (Internet, les réseaux) composé de fragments continuellement changeants, allant des grilles et réseaux de fonctions offertes (email, Web, blogue, etc.) qui sont maniés et adaptés, jusqu’à, pour les plus experts – auto-formés et enrichis par les échanges d’expériences et de savoirs avec d’autres internautes –, la fabrication, l’invention et la programmation d’instruments et de fonctions[13].

Ces créations et fabrications[14], parfois laissées anonymes, plus ou moins minuscules et la plupart du temps gratuites et données à d’autres, sont des tactiques silencieuses et des antidisciplines inventives et amicales (et en cela, polémiques), qui naissent dans un environnement médiatique, d’autant plus que celui-ci est encouragé à se conformer à un espace des consommations, donc des contrôles, sous l’emprise des industries. Pourtant, malgré cette ambivalence, les réseaux électroniques étendent notre quotidien, nos pratiques quotidiennes et sociales des petites fabriques. Ceci nous apparaît semblable, dans une certaine mesure, au temps d’invention et à l’espace des tactiques laissées au gré d’un instrumentiste qui peut décider de ses propres doigtés et de ses degrés d’interprétation et d’articulation de jeux et de claviatures. Ces productions silencieuses guettent l’occasion ; elles ont même des manières de saisir l’occasion dans l’Internet (qui en offre de multiples : sites, blogues, forums, etc.) pour se développer dans un environnement qui les mémorise : ces apports sont inscrits, repris par d’autres, amendés et améliorés, corrigés, annotés, commentés, enregistrés, sujets à des scénarios, et créent des récits, des trajectoires et des savoirs, quelle que soit leur importance.

Il faut voir les réseaux (Internet) comme un milieu collectif, associatif et coopératif entretenu par des circuits construits par ses acteurs[15]. Les technologies de réseau sont structurellement participatives et circuitées, et peuvent être le creuset d’un renouveau des espaces critiques, et de relais d’expériences et d’énonciations. Il semble important de ne pas ignorer l’intervention interprétative de l’auditeur/internaute, de surcroît producteur de contenus sur Internet, en tant qu’acte créatif – et par là, de souligner que son auteur devient un créateur en droit[16] –, que cet acte soit de l’ordre d’un billet sur un blogue ou d’une élaboration d’un élément du dispositif Internet (programmation d’un logiciel dédié, développement d’une configuration spécifique, etc.). La pratique des réseaux est acquise par tâtonnements et expérimentations successives (en solitaire, et souvent en demandant conseils et astuces à d’autres internautes à distance), amenant au fur et à mesure à une aisance et une expertise dans ses propres modes d’intervention, pour décider de la pertinence de ses inserts et de ses présences.

Ces interventions, parcours et présences s’appuient, d’une part, sur l’organisation de circuits d’items, de portions d’espaces et de temps, accordée sur notre volonté d’inscription et d’attention, et, d’autre part, sur des moyens d’engager le corps, que nous considérerons ici « musicien[17] », au coeur de dispositifs instrumentaux, dans une relation constituante avec nos machines. Ces intrications de flux d’espaces et de temps, déclenchées par nos présences électroniques, sont de plus en plus « adressées », car motivées sur des participations et des co-participations aux expériences des autres (et aux partages des siennes) et à de multiples dimensions communes dans un présent continuellement variant et quasi polyphonique[18].

Notre monde est aujourd’hui en réseau ; nos environnements deviennent interconnectés et interconnectables, requalifiant nos périphéries et nos proximités[19], tout autant que nos distances et éloignements, au travers de tous types de dispositifs communicants. Nos perceptions spatiales et temporelles se retrouvent de plus en plus appareillées après l’apparition des systèmes et des organes télégraphiques, téléphoniques, phonographiques et radiophoniques depuis près de 150 ans. Les supports d’écoute, de vision et d’écriture se sont répandus au fur et à mesure de cette imprégnation, aujourd’hui majoritairement de nature numérique, rendant nos activités interopérables et coïncidantes, et augmentant nos registres de perception et d’action[20]. Ces interopérabilités et ces trames invisibles semblent innerver, tels des circuits, nos « lieux » de présence et d’attention, ainsi que nos capacités d’association : une illustration en est la panoplie Web de nos logiciels de lecture, d’écoute et de vue à distance, en direct et en différé, et l’attirail d’interconnexion mobile et simultanée mis à notre disposition. Nous sommes à la fois acousmates[21] et microphones, en tout lieu et tout moment, hypothétiquement récepteurs et émetteurs. Ce qui était envisagé, prototypé, voire testé, il y a près d’un siècle est aujourd’hui réalisé[22].

[Dislocations – écholocations]

Ces circuits dont nous disposons et que nous activons nous connectent, ou inter-connectent, à des espaces au-delà de notre proprioperception[23]. Pourtant, il nous faudrait relire attentivement Paul Valéry lorsqu’il note en 1937 l’opposition de l’homme mobile à l’homme enraciné :

Un monde transformé par l’esprit n’offre plus à l’esprit les mêmes perspectives et les directions que jadis ; il lui impose des problèmes entièrement nouveaux, des énigmes innombrables. […] Après votre dîner, et dans le même instant de votre perception ou de votre durée, vous pouvez être par l’oreille à New York (et bientôt, par la vue), tandis que votre cigarette fume et se consume à Paris. Au sens propre du terme, c’est là une dislocation, qui ne sera pas sans conséquence[24].

Ce que signale Paul Valéry est la mesure selon laquelle nos actions et nos productions sont affectées lorsqu’on procède, nous le citons à nouveau, « sans obstacles dans la voie des grandes vitesses et des déplacements constants, et des propagations presque instantanées[25] ». En interrogeant cette célérité et cette facilitation d’actions de présence (et de présences d’action), qui nous « disloquent », distribués simultanément en plusieurs lieux et moments, nous est-il possible d’adopter un rythme autre, ralenti, voire arrêté ou variant inégalement[26], jusqu’à des allers-retours et des détours, des suspensions, bref, un temps skolaïque[27], dévoilant notre capacité individuelle à « interpréter » et notre appétence à participer à un commun ?

Ce qui lie l’internaute au programme (ou logiciel) qu’il a devant les yeux et qui le connecte à d’autres programmes, programmations, actions et mémoires, et par là aux adresses de circuits qui s’embranchent derrière son interface et qui l’associent à d’autres internautes (co-participants), pourrait être mis en relation ou en analogie avec la relation sociale musicale qui relie l’interprète et son instrument, habité par sa littérature musicale, sa facture, les empreintes de doigtés, etc., qui constituent un lot de pratiques, d’expériences, de savoirs et de flux de temps partagés, et qui le syntonisent à tous les autres interprètes, défricheurs et déchiffreurs, et compositeurs. Ces interfaces, procédures d’entrée (de connexion et de dé-connexion), ces modes d’inscription, d’annotation et d’interprétation, ainsi que ces lignes et moments de parcours et de navigations, plus ou moins multiples, plus ou moins simultanés, sont malgré tout familiers. Ces interactions d’orientation mutuelle qui dénotent que ce tempérament actif et cette disposition de participation légués aux internautes ne sont pas attachés à la seule arrivée d’une technique ou d’un appareil dont on nous annonce la nouveauté (ce que l’on peut ressentir face à une nouvelle machine ou à un nouveau service, ou ce que l’on nous annonce dans les publicités et réclames des produits de l’Internet et de la télécommunication) ; nous retrouvons ces qualités chez Plutarque (« Peri tou akouein[28] ») et chez Montaigne par exemple[29], ce dernier estimant la parole de chacun, dont la sienne, porteuse d’une « semence d’une matière plus riche et plus hardie […] pour ceux qui rencontreront [son] air[30] » (com-posé en collaboration avec celle de l’auteur et des autres lecteurs et commentateurs). Des mélodies, des polyphonies et des compositions sociales s’y tissent par le fait que d’autres récepteurs et émetteurs y participent. C’est ce que nous retrouvons dans les écrits d’Alfred Schütz à propos de « Faire de la musique ensemble » :

Chaque action de chaque interprète s’oriente non seulement selon la pensée du compositeur et sa relation au public mais, aussi, de façon réciproque, selon les expériences dans les temps externe et interne des autres interprètes ; […] [c]hacun d’eux doit, par conséquent, prendre en compte ce que l’Autre doit interpréter simultanément[31].

Le temps « vécu » sur le Web est différent du temps chronométrique des machines, ce qui nous permet de rapprocher ce temps vécu du temps musical ou même du temps (durée) vécu dans une relation face-à-face entre deux interlocuteurs ; la relation sociale entre les co-participants repose sur l’expérience commune « de la possibilité de vivre simultanément dans des dimensions spécifiques du temps[32] », et en supplément, de l’espace.

La technicité et l’industrialisation de nos contextes en réseau semblent occulter les pratiques que nous portons et y développons malgré tout, c’est-à-dire la manière selon laquelle nous excédons les fonctionnalités de ces techniques conductrices : ce en quoi nous les modifions et, en retour, ce en quoi elles nous modifient. Ces modifications représentent ce que j’appelle la reconstruction de circuits.

Nonobstant, cette « technicisation » met en avant des usages et des consommations ; elle nous assigne donc, par défaut, à une passivité et à une inanité qui dessinent une « politique » redoutée qui pourrait s’avérer nocive, voire toxique : celle-ci nous retient malgré nous loin d’une appropriation créative. C’est ce qu’on nous présente sous le couvert du « tout-communicable » et du « tout-connecté ». Mais le paradoxe est ici à remarquer : à être continûment connectés, à consommer notre temps de connexion, nous pourrions devenir « court-circuités ». La remarquable fragilité de notre relation aux technologies oscille entre jubilation et méfiance, l’une s’avérant en revanche aveuglément chronophage, et l’autre subrepticement malheureuse, toutes deux étant issues d’un malentendu, récurrent ces dernières années, dû à ce défaut d’appropriation noté plus haut. Les domaines de l’art répercutent-ils, voire répliquent-ils, cet état, ou s’activent-ils à l’interroger et à créer ainsi des écarts critiques ? La proximité entre l’art et les technologies (d’autant plus celles « de réseau ») offre aujourd’hui une opportunité pour questionner à nouveau la relation complexe art/technique. Souvent avortée, voire raccourcie, cette relation fait-elle encore débat ou plutôt est-elle bénéfiquement encore source de « problèmes » ?

Pour réaliser ces circuits, qui sont continuellement en mode d’activation (c’est en ce sens qu’ils ne sont pas clos), il nous faut les programmer. Pour cela, il nous faut pouvoir accéder à, et opérer sur, leur organisation interne, sur les branchements qui les animent, et redéfinir leurs opérations à partir de leur structure de départ, hardware et/ou software ; d’où, il faut le noter ici, l’importance essentielle du développement des technologies « libres » (open-source). La programmation prend pour objectif la construction d’un circuit ou, plus généralement, la redéfinition d’un circuit existant, pour ajuster, amender ou attribuer une « adresse[33] ». Ceci est le plus souvent couvert par l’emploi de la notion de « reverse engineering[34] » : la décompilation, le désossage, la re-programmation, que cela soit pris dans son sens littéral vis-à-vis de « machines » existantes (puisqu’il s’agit d’ingénierie et d’inversion de techniques) ou dans celui élargi lorsque nous l’appliquons, par projection, à des statuts (que cela soit celui de l’oeuvre, de l’auteur, des représentations, etc.). Il nous faut démonter pour participer. Les modifications de l’un par l’autre (de l’art et de la technologie) génèrent des « écritures » (des processus de création, des procès critiques) qui peuvent prendre une dimension et un impact au-delà du champ artistique (ou dans une extension de celui-ci)[35]. C’est-à-dire : au sein de circuits préalablement programmés, dans lesquels les rapports avec la technologie – dans la proximité que nous avons avec elle, ou dans ses aspects intrusifs et pervasifs[36] au sein de nos activités – sont vécus comme « dé-constructeurs » ou paradoxalement « facilitateurs » (le malheur et la jubilation notés plus haut). Il faut parfois « dé-programmer » pour programmer.

Les dispositifs de participation élaborent des circuits qui replacent, intervertissent ou ajournent les inputs et outputs traditionnels, et simultanément reconfigurent les états et les opérations. En cela le circuit à programmer est l’espace des connexions et la partition à interpréter, mais n’est sans doute pas l’oeuvre[37].

L’autre problème à observer relève des modifications des pratiques par l’insertion des machines, et de la nature de la participation proposée que nous venons d’évoquer : c’est-à-dire, comme nous l’avons remarqué plus haut, l’écart entre création et consommation.

Le circuit est la trame technique qu’il faut excéder[38] et à partir de laquelle il faut « enregistrer », c’est-à-dire re-composer, donner lieu à des objets (multiples), dont finalement la nature est transgressée par rapport à sa détermination traditionnelle (durée, limites de début et de fin, etc.). Le résultat perçu d’un processus et de ses opérations (des instructions composées dans le circuit) constitue un objet « momentané », ce qui est une variation de sa présence (en tant qu’objet et qu’oeuvre) vue le plus souvent et traditionnellement comme figée[39] – c’est-à-dire qu’on la perçoit toujours comme une structure physique homogène, et c’est pour cela qu’elle peut se déplacer et être montrée dans divers lieux et contextes sans que sa nature soit altérée (= objet). C’est ce que nous avions pu évoquer, sans doute maladroitement, dans quelques textes précédents sur les passages successifs de l’oeuvre au dispositif, puis du dispositif à la situation. En ce sens, nous proposons de penser une organologie[40] des arts en réseau – des arts de situation, de circuits et de programmes –, c’est-à-dire de discerner les dimensions et conditions distinctives et instrumentales des oeuvres en réseau, et de voir comment la musique s’y « étend » et « s’élargit[41] ».

Afin d’illustrer notre propos, nous vous proposons de vous référer, au-delà de ce texte, à une sélection d’oeuvres contemporaines, dans lesquelles les notions de circuit et de programmation, accolées ou non, selon les cas, à celles de contribution, de feedback, etc. font justement oeuvre. Nous en dressons ici une liste brève, élaborée pour notre circonstance : Public Supply (1966-1973) et Radio Net (1977) de Max Neuhaus[42] ; Rainforest (1968-1973) de David Tudor[43] ; Vocales (1996)[44], RadioMatic (2001)[45], et picNIC (2003)[46] de Jérôme Joy ; Silophone (2001) du collectif The User[47] ; Radio Aporee (2005) d’Udo Noll[48] ; N (2005) d’Andrea Polli[49] ; Locustream (2006) de Locus Sonus[50] ; Net_dérive (2006) d’Atau Tanaka[51] ; RoadMusic – AutoSync (2008) de Peter Sinclair[52]

La particularité commune à la plupart de ces oeuvres, outre le fait qu’elles sont constituées de programmes et d’agencements de circuits (ici électroniques, numériques, etc.), est qu’elles jouent avec les superpositions de flux[53], tangibles ou intangibles (dont nous avons conscience et que nous percevons, et ceux que nous ne percevons pas), qu’elles captent ou capturent en les rendant audibles, sonores et organisées dans une autre expérience temporelle et spatiale. Elles accumulent ce qui fuit ou ce qui est en train de fuir et de ruisseler en quelque sorte (des courants) autour de nous. L’expérience de ces accumulations, ou gélifications, ou encore condensations (en rendant épais et lent ce qui est liquide et linéaire) impose un temps, c’est-à-dire un temps de conscience, de perception, de « connaissance » : un temps de lenteur qui, exceptionnel pour des techniques et technologies de l’immédiateté virtuose et de la résolution de la latence, correspond à un temps d’interprétation. Ce qui n’est plus le fonctionnement temporel de la machine qui code et décode, mais la constitution de notre expérience dans une pratique du temps et des flux. L’expérience des flux, de ce qui coule, de ce qui s’agrège, étant différente et recommencée à chaque fois pour chacun, engage l’échange de ces expériences individuelles, parce que ces oeuvres sont activées au gré de leur ou de leurs auditeurs. Ces oeuvres ne sont plus lisses et pures, elles sont des émulsions, des implémentations[54] traversées et innervées par le réel (le décor, les contextes, etc.), c’est-à-dire nos corps dans une expérience environnementale et étendue.

Transposer cette relation « créative » dans les pratiques quasi quotidiennes des réseaux par les internautes pourrait être pertinent, afin que chacun d’entre nous soit à même de considérer des circuits et non de simples usages. Ceci peut aussi avoir, nous en convenons, des aspects prospectifs, voire métaphoriques. Abordons cela plutôt en termes d’hypothèse.

Il n’est pas aussi simple de voir dans nos équipements et environnements quotidiens – informatique, Internet, réceptions audio-visuelles, etc. – de telles conditions, créatives et instrumentales. Envisager une « musicalisation » généralisée des réseaux et de nos contextes techniques passe par l’identification de potentiels d’interprétation, de création et de « programmation » qui pourraient s’y développer. Ce que nous observons avec le Web 2.0 et les autres usages participatifs, voire d’appropriation, tel par exemple le circuit bending[55], annonce des aspects interprétatifs qui peuvent s’éloigner des utilisations grégaires qui paraissent passives. En tout cas, ces aspects – détournements, démontages, customisations, etc. – peuvent être sujet, lieu et moment de création, des états en suspens, stables, au sein de flux continuels. Ce qui souligne un abord, qui peut paraître ici singulier, de formes du pragmatisme, c’est-à-dire de formes « en train de se faire », en création continue, à construire et à expérimenter. Et c’est-à-dire finalement que ces aspects (interprétatifs) peuvent devenir des opérations de programmation, puisque « programmer », c’est réaliser des circuits dont on fait l’expérience de la stabilité.

Malheureusement, nous ne « programmons » ni n’écrivons la plupart de nos parcours ubiquitaires, puisqu’ils ne nous engagent nullement ou rarement à ralentir et à amplifier, c’est-à-dire à distinguer notre prise de parole (notre désir de parcours), et à rendre compréhensible le point d’où l’on parle. N’est vérifié que le bon fonctionnement, somme toute efficient, des dispositifs de communication : ils « marchent[56] ».

L’aspect collectif (du « nous ») n’est ainsi relevé que pour sa nature grégaire – être tous ensemble –, au même moment, dans des flux, ce qui renvoie à chacun l’impression et la sensation d’exister, par des relais, des médiations – et non pas sur le potentiel d’un faire-ensemble :

tout en étant à distance, et non pas face-à-face : l’enjeu serait de reconstruire des distances ;
et tout en étant également simultanément présents, disponibles : ici, il est de rétablir des diachronies ; c’est-à-dire des différenciations perçues, vécues et éprouvées, de temporalités individuelles.

Un dispositif instrumental engage :

des qualités de stabilité pour,
 - d’une part, être joué par d’autres que soi, même si l’instrument évolue techniquement sensiblement dans le temps ;
 - et, d’autre part, être délié de l’écriture qui le traverse et qui l’excite, même si cette écriture investit les conditions techniques propres à l’instrument ;
et des qualités de variabilité pour ne pas formater ou conformer les écritures qui lui sont destinées.

On voit ici que cette approche instrumentale d’un dispositif en réseau peut être menée en analogie, ou en prenant comme modèle antécédent une science, celle musicale, de l’organologie, sans y répliquer littéralement les définitions et les destinations (puisque les objectifs et la nature des organes sont différents). Il faudra étudier par la suite d’autres qualités, certainement présentes, émanant de cette proposition, et qui identifieraient d’autres éléments de nature instrumentale. Tout un champ est ici à explorer à propos de ces caractéristiques organologiques.

Bref, les réseaux sont moins un potentiel de « possibles » qu’un circuit de constructions délibérées et continuelles de points de vue (correspondant à des amendements de situations communes). C’est-à-dire qu’il s’agit de fragiliser « l’idée que l’espace des réseaux est un espace de possibles en attente, non contractuelle, un espace globalisant du disponible et du contrôle, alors qu’il est constitué précisément de situations localisées et d’expériences situées relevant de son extérieur[57] ».

Ainsi apparaît la dimension politique et critique (c’est-à-dire qui permet de rendre lisible d’autres contextes) d’une telle aventure : les parcours et les constructions individuelles, donnés à voir, échangés, signés (même anonymement), constitués par l’activité de pouvoir les amender et par le fait des annotations actives que vous pouvez inscrire sur ces items visibles par d’autres que vous (en quelque sorte des apostilles numériques ou, quelquefois aussi, des palimpsestes), construisent des cartes collectives et communes, non subies, délibérées, et explorent des circuits de parcours menés par chacun de nous, qui peuvent se croiser, donner lieu à des rendez-vous, ou avancer par sérendipité. Ces parcours sont pourtant plus des dérives, des trajets et des trajectoires inventés[58], que des géographies. Là où la dérive prend tout son sens, c’est- à-dire au sein de grilles pré-déterminées dans lesquelles les parcours sont déjà signalés et dessinés, elle apparaît vaine dans un espace sans horizon et sans cadre temporel.

Nous rejoignons ici Bastien Gallet : « […] la grille loin d’empêcher l’expérience la rend peut-être possible, mesurant et ordonnant ce qui arrive à l’aulne de qui peut l’apprécier, […] il n’y a d’expérience que grillée[59]… »

En maîtrisant la synchronie (de nos machines, de nos flux, car nos systèmes – machiniques, informatiques, sociaux – sont chronographiques, chronomesurés), c’est-à-dire en recherchant à être asynchrone, sont rendues possible la multiplicité des temporalités d’un même moment, ses différentes vitesses et variations de vitesse.

Par la construction en local de noeuds mobiles à distance – fils / flux / trajets / agrégats / syndications –, nous passons, nous semble-t-il, du simple usage à des pratiques quasi instrumentales (d’improvisation, de composition, de comprovisation). Les aspects interprétatifs que nous pouvons associer à nos réceptions, tout comme à nos émissions, créent des formes de capacitance et de résistance, d’éveil, des formes de ralentissement face aux flux qui nous traversent. Ceci nous permet d’envisager des circuits de participation en constituant, inscrivant, écrivant nos singularités par des apports à des agencements construits, des constructions reliées, etc.

Notre approche des systèmes en réseaux par leurs aspects organologiques (leurs qualités instrumentales) et agogiques[60] (leur disposition à faire varier les vitesses) permet de situer hors réseau (« ce qui relève de l’extérieur des réseaux ») les destinations et les provenances de ces circuits, et révèle leur capacité à embrasser des temporalités multiples (asynchrones), tel un appareil de perception que chacun expérimente et « dispose[61] ».

Le Web 2.0 (puis certainement 3.0 et 4.0) annonce sans doute le passage du réseau à son état musical[62], à nos capacités instrumentales à ralentir les flux en les condensant (en leur donnant du poids, une pesanteur) et en les interprétant, d’une part, par la programmation de circuits expérientiels dans lesquels les oeuvres se réalisent, et, d’autre part, par la reprogrammation des formes concertantes, élargies et étendues.

En un seul mot : expérimentons !