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À la mémoire de Bernard Stiegler

1. Introduction : une nouvelle dynamique culturelle

L’ordre économique et politique contemporain a été décrit par certains théoriciens comme un dépassement des sociétés de contrôle postulées par Gilles Deleuze, ce qui façonne ce qu’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns ont appelé la « gouvernementalité algorithmique[1] ». Est-il possible de résister à cette modalité du pouvoir ? Afin d’esquisser une réponse, même partielle, nous proposons dans cet article de réfléchir à certaines stratégies esthétiques et politiques qui peuvent être considérées comme des pratiques de résistance, voire évoluer vers des modalités inventives transcendantes. Pour ce faire, nous devons présenter un aspect constitutif de la gouvernementalité algorithmique : la possibilité d’automatiser les processus pour leur administration numérique. Pour cela, il faut comprendre que les entités sur lesquelles opère cette nouvelle gouvernementalité sont encodées, et qu’elles peuvent ainsi être référencées, augmentant la précision et l’ampleur des automatismes du gouvernement dans le monde. Le codage normalise et discrétise le continuum des phénomènes politiques, sociaux et culturels, et les recontextualise radicalement. La numérisation contemporaine mise en effet sur un référencement de tous les phénomènes du monde, ce que nous avons appelé « adressabilité » :

Tout encodage numérique qui constitue une entité discrète (ou objet numérique) permet et définit le résultat de la classification quantitative objective de ce qui est encodé à l'aide d'unités discrètes et normalisées. Une telle discrétisation permet le traitement protocolisé et, éventuellement, automatisé que les technologies numériques permettent dans toutes les sphères de la culture contemporaine[2]. (notre traduction)

La numérisation de la culture est un phénomène global. Aujourd’hui, la plupart des activités humaines réalisées avec des produits industriels sont traversées (dans au moins un de leurs processus, sinon tous) par un ou plusieurs types de technologie informatique. Ce phénomène est un secret de polichinelle : alors que les livres imprimés sont encore naïvement opposés aux livres numériques, aujourd’hui chaque livre a été écrit, formaté et imprimé à l’aide d’ordinateurs[3]. La main humaine s’est retirée de la matière qui est maintenant médiée numériquement. Ce phénomène a des impacts sur la vie privée (comme dans le cas des réseaux sociaux), sur l’accès à la culture (d’Amazon aux plateformes de vidéo à la demande comme Netflix[4]), sur l’avancée de l’automatisation dans le monde du travail (avec la robotisation, mais aussi avec l’expansion de l’algorithmisation des processus par l’utilisation des IA et l’apprentissage automatique dans le travail intellectuel et dans les services), et sur l’avancée de la recherche sur la vie biologique (à partir des technologies génétiques). Cet état de fait par lequel la médiation numérique génère un processus de datafication croissant a été conceptualisé en termes économiques comme un « capitalisme de plateforme[5] » et, en termes politico-épistémologiques comme un « extractivisme des connaissances[6] ». La nouveauté radicale de ce changement est l’interopérabilité qu’il permet entre des sphères auparavant clairement distinguables, ce qui fait du logiciel une véritable « machine universelle des médias[7] ». En ce sens, certains théoriciens de la politique et des sciences de l’information (Rouvroy et Berns[8], Rodriguez[9]) ont qualifié cette étape d’exacerbation des sociétés de contrôle postulées par Deleuze, ce qui suppose, comme nous l’avons déjà anticipé dans les premières lignes, une « gouvernementalité algorithmique ».

En supposant la validité de ces diagnostics, nous souhaitons passer en revue certaines expériences artistiques qui pourraient être caractérisées par une résistance esthétique et politique au nouvel ordre numérique mondial. Cette nouvelle organisation a pour corrélat la privatisation croissante de la culture, due à l’expansion de l’administration automatique des droits de copie et de reproduction en réduisant les oeuvres à leur contenu numérique et à la gestion algorithmique de leur reproduction. Le monde de l’art a tenté d’apporter diverses réponses à la gestion algorithmique de la culture. Certaines ont été assimilées à des expériences capables d’élargir les possibilités contenues dans les dispositifs, et ont adopté les dynamiques standardisées qui facilitent l’interopérabilité, favorisant ainsi leur évolution[10]. Mais d’autres travaux, comme ceux dont nous parlerons dans cet article, ont étudié les moyens par lesquels cette interopérabilité peut être bloquée, dans un possible dialogue avec la demande de sabotage, d’interférence ou d’interruption de la dynamique sociale engendrée par la cybernétique[11]. Nous considérons que ces réponses esthétiques partagent des caractéristiques avec différentes stratégies politiques de résistance aux relations de domination, à travers les technologies numériques qui sont promues à partir de l’ordre néolibéral contemporain à l’époque du capitalisme de plateforme. Mais, comme nous le verrons, il ne s’agit pas juste de réponses.

Il existe une tension autour de l’adressabilité[12] dans l’art, qui à une autre échelle traverse toute la scène politique actuelle. D’une part, il existe un encadrement juridique normatif moderne, centré sur le sujet (et sur les entités clairement délimitables), soutenu par l’État. D’autre part, il y a l’accélération de l’automatisation numérique, qui caractérise la gouvernementalité algorithmique centrée sur la gestion des flux à partir de la reconnaissance des patrons et de l’identification de tendances basées sur des aspects infra- et supra-sujet, soutenue par le capitalisme de plateforme. On assiste dès lors à la convergence contemporaine de « l’asservissement machinique » et de la « sujétion sociale » dont parlaient Gilles Deleuze et Félix Guattari[13].

Compte tenu de cette tension, la « désadressabilité[14] », concept que nous allons maintenant décrire et que nous expliquerons plus amplement dans la section suivante, peut être conçue en tant que stratégie esthético-politique d’interruption de la réticularité du milieu numérique, interruption qui opère comme stratégie d’obturation ou de déviation des flux. En ce sens, on peut considérer cette opération comme un moyen particulier, mais non moins fertile, de remettre en question les « dynamiques du contenu[15] » promues par les conglomérats de médias associés à l’industrie culturelle.

Cet article tente donc de relier ces pratiques à des expériences artistiques qui explorent la dimension esthétique de la politique d’interférence tout en empêchant la capture des oeuvres comme « contenus » par l’industrie culturelle dans sa phase de capitalisme de plateforme. Pour ce faire, nous explorerons la puissance de notre concept de désadressabilité (« unaddressability ») initialement proposé[16] afin de décrire certains processus expérimentaux aux débuts de la littérature numérique et de concevoir l’anomalie posée par Agrippa (A Book of the Dead) (Gibson & Ashbaugh, 1992)[17], oeuvre fondatrice de la culture Internet, pour étudier une série d’oeuvres et de pratiques latino-américaines. Dans cet article, nous avons élargi ce concept à l’idée d’une « poétique de la d3$r3f(x) ». Ce terme plus large peut englober des pratiques artistiques et sociales qui incluent le prétendu « piratage » numérique, les formes de poésie visuelle, les pratiques rebelles telles que l’obscurcissement de la reconnaissance faciale et la contamination des traces ADN, la désobéissance technologique et la réécriture technologique, entre autres. Enfin, nous présenterons cette poétique comme une autre option qui transcende la politique de l’interférence proposée par le collectif Tiqqun[18].

Pour ce faire, l’article est organisé en sept sections. La première est cette introduction à une nouvelle dynamique culturelle, qui présente l’objectif du texte et propose de voir, dans la dérive numérique de l’industrie culturelle et sa dynamique de contenus, l’émergence de logiques profondes d’adressabilité. La deuxième, « La visualité des textes : la d3$r3f(x) en tant que pratique de résistance esthético-politique », reconnaît dans la numérisation des textes le premier moment d’adressabilité dans la culture, de même que les différentes formes que le texte numérique peut adopter pour récupérer la pertinence des dimensions matérielles du textuel, et relève quelques appropriations que différentes poétiques expérimentales ont réalisé de ces processus et procédures. C’est ici que le terme « d3$r3f(x) » est introduit pour faire allusion à l’opération dans ses implications techniques et esthétiques. La troisième section, « Relecture impossible : d’Agrippa à la genèse du concept de d3$r3f(x) », aborde l’émergence d’une poétique de la d3$r3f(x) à l’aube d’Internet, à partir de l’oeuvre Agrippa (A Book of the Dead) comme premier cas de soustraction d’une oeuvre numérique à la dynamique de contenus typique de la gouvernementalité algorithmique. Dans les sections 4, « Voir le texte : désadressabilisation de la technoscience », et 5, « Contagiographie », nous abordons des oeuvres latino-américaines où l’opération artistique de d3$r3f(x) bloque, en plus, les discours de la chimie et de la médecine, disciplines paradigmatiques du savoir scientifique et centrales dans ce qu’on a appelé la technoscience[19] (quelles que soient les critiques que l’on puisse faire de cette notion, elle fait partie intégrante des discours qui légitimisent le projet modernisateur du 20e siècle et que la gouvernementalité algorithmique radicalise). La sixième section, « Désobéir, réécrire », étend le champ de ces poétiques aux querelles politiques et sociales lorsqu’elles commencent à résister aux dynamiques du design économique et de la production industrielle en série. Pour conclure, la dernière section confronte la poétique de la d3$r3f(x) à d’autres positions similaires vis-à-vis du phénomène technique, comme celle de Tiqqun, en signalant les limites d’une certaine compréhension de la proposition de la politique de l’interférence contre les possibilités projectives et créatives qui, au contraire, encouragent les poétiques de d3$r3f(x). Le potentiel d’ouverture réside dans le fait qu’elle fait s’imbriquer les dimensions politiques et esthétiques en déplaçant le litige vers la dimension technique, à plus forte raison dans le contexte quasi hégémonique de la gouvernementalité algorithmique soutenue par le capitalisme de plateforme.

2. La visualité des textes : la d3$r3f(x) en tant que pratique de résistance esthético-politique

De nos jours, étant donné la diffusion de certaines pratiques de numérisation et de mise en circulation de divers produits culturels, nous pouvons constater certaines mutations esthétiques. Ces changements ont aussi des conséquences manifestes dans les domaines techniques de la réception. Prenons, par exemple, une oeuvre littéraire traditionnelle : taper le texte sur un clavier est la manière la plus élémentaire de lui donner une dimension numérique. On peut aussi scanner le texte et l’enregistrer comme une image, et, enfin, on peut le numériser avec l’outil de reconnaissance optique de caractères (ROC). Dès lors, le problème que Walter Benjamin avait rencontré lorsqu’il réfléchissait à la possibilité de la reproduction identique d’une oeuvre est devenu celui de la possibilité de la reproduction identique et infinie de l’oeuvre, dès l’instant où celle-ci est devenue un code que l’on peut réactualiser sans cesse.

La première et la troisième possibilité de numérisation que nous venons de mentionner habilitent l’adressabilité[20], c’est-à-dire qu’on peut faire des recherches au sein du texte et que son indexation est possible, même si l’on obtient seulement des informations sur le contenu du texte, et non pas sur sa forme ou sa matérialité. En revanche, le texte devenu image empêche ce type d’utilisation, mais remet en valeur la matérialité du livre et sa représentation de sorte que, même s’il est numérisé, il récupère son statut d’objet chargé d’histoire. L’attention est de plus en plus portée sur l’image du texte, ce qui met en exergue la tension entre la valeur culturelle et la valeur d’exhibition. L’image du texte n’est pas encore un objet numérique adressable en tant que texte, comme le texte tapé ou numérisé avec le ROC. Les degrés de manipulation possibles pour chaque type de numérisation ne sont pas équivalents, quoique tous convergent, à la fin, en un code; ils impliquent différents niveaux d’abstraction. L’outil ROC a accéléré l’automatisation du passage de ce qui était analogique au numérique, ainsi que la conversion de l’image numérisée en texte adressable.

Le code abstrait qui résulte de la numérisation peut se concrétiser de différentes manières. Il faut penser à la visualité de la poésie concrète[21] dont l’importance réside dans l’intérêt de conduire notre regard non seulement vers le contenu du texte, mais aussi vers la tension entre le contenu textuel et sa forme graphique (qu’il faut distinguer de la matérialité du support). Par analogie, il existe une tension entre le texte numérisé médiatisé par le clavier et celui qui l’est par le scanneur, c’est-à-dire, par exemple, entre les fichiers PDF et les textes qui deviennent des images où l’on découvre aussi des traces du temps dans sa matérialité et des traces de leurs conditions de circulation. Pour nous, le code génétique présent sur la page de titre de Agrippa (A Book of the Dead)[22] — nous en parlerons dans la quatrième section — ou les fragments de textes inconnus qui apparaissent dans la très intéressante poésie contagiographique[23] — nous l’aborderons dans la cinquième section — de Mauro Césari font partie d’un processus de désadressabilisation du code alphabétique (l’écriture) pour le transformer en pure image technique. Comme nous allons l’expliquer, cela montre une remise en cause du langage, voire de ses catégories, et un souci d’expérimenter avec lui tout en fusionnant les frontières entre langue écrite et image — expérimentation qui met en évidence les limitations disciplinaires auxquelles nous sommes confrontés à l’heure de conceptualiser le langage. Il faut aussi remarquer que notre analyse ne porte pas sur les sujets thématisés dans les oeuvres, mais sur leurs artefacts et procédures, en d’autres termes sur leur dimension technique. Nous pourrions alors, d’une part, constater l’inefficacité des concepts existants de la théorie littéraire et, d’autre part, observer les limitations disciplinaires par rapport aux compétences de lecture acquises, ce qui entraîne le besoin d’explorer de nouvelles catégories afin d’y réfléchir.

La tradition calligrammatique explore déjà cette limite, à l’instar des poètes concrets, qui ont fixé leur attention sur la visualité des mots. Stéphane Mallarmé avait réfléchi à ce sujet dans son projet Le livre[24], et l’on pourrait dire que l’holopoésie[25] d’Eduardo Kac prétend exposer d’une manière plus radicale ce type de questionnement. Tout cela crée des syntaxes nouvelles qui requièrent une littératie spécifique. De cette manière, on peut envisager la métamorphose au sein du champ esthétique à partir des changements techniques dans l’histoire et, dans ce cas particulier, à partir des possibilités du numérique.

En l’absence d’un terme pour nommer cette opération, dans cet article nous proposons le concept de d3$r3f(x) (désadressabilisation, « desreferenciabilización » en espagnol) pour désigner ces opérations par rapport à leur double dimension technique et esthétique : des opérations de codage qui permettent et promeuvent la lecture humaine[26] et qui empêchent, en même temps, la lecture automatique en tant que texte.

Après la croissance d’Internet au milieu des années 1990, une sous-culture du téléchargement de musique a émergé à la fin de la décennie, alimentée par l’émergence de technologies de compression sonore qui permettaient aux utilisateurs de partager des chansons. Comme cette pratique enfreignait les droits de l’industrie, l’un des premiers moyens d’exercer un contrôle sur le trafic de fichiers a été de suivre automatiquement les noms des chansons dans les fichiers partagés sur des plateformes telles que Napster, à l’aide d’un logiciel qui parcourait les listes de chansons à la recherche d’infractions au droit d’auteur. Pour contourner le mécanisme de détection, les utilisateurs ont commencé à renommer les chansons en remplaçant certaines lettres de l’alphabet par des caractères non alphabétiques, afin qu’ils soient lisibles, avec un minimum d’effort, par des yeux humains, mais pas par des « lecteurs automatiques » : Letter to the Censor (Mano Negra, 1991) a été rebaptisé « L3tt3r t0 th3 <3n$0r ». Revenant à ce geste d’innovation technico-culturelle, et par rapport au néologisme espagnol « desreferenciabilización », ou plutôt à son abréviation « desref », nous proposons le concept de d3$r3f(x) pour caractériser les opérations techniques qui peuvent être interprétées dans une perspective esthético-politique comme des opérations de contestation face au capitalisme culturel basé sur la gestion algorithmique des contenus numériques enregistrés sous le régime de la propriété intellectuelle et des droits d’auteurs. De telles pratiques, souvent intuitives, sont liées à d’autres pratiques esthétiques et politiques, comme l’utilisation de certaines coupes de cheveux pour couvrir le visage et empêcher la reconnaissance faciale automatique, ou encore l’anonymisation génétique[27].

Dans le Larousse, le terme « déréférencement[28] » désigne la possibilité de faire appel au « droit de déréférencement », lequel permet de demander à un moteur de recherche de dissocier un résultat de recherche de données à caractère personnel. Mais, pour la traduction française de notre concept espagnol de « desreferenciabilización », nous avons à nouveau choisi « désadressabilisation », dont le large sens préserve l’origine du mot anglais « unadressability » utilisé en informatique, lié à la possibilité de trouver l’emplacement des maisons dans une rue en fonction de leur numérotation. Il nous permet également de parler de n’importe quel autre processus d’indexation numérique, pas seulement celui qui se déroule dans le cadre d’un moteur de recherche : on peut se référer, grâce à lui, à toute l’architecture qui se fonde sur le numérique.

Partant de l’abréviation familière (desref) que nous utilisons entre nous pour désigner la désadressabilité dans notre langue maternelle (terme que nous avons aussi utilisé dans des communications antérieures en français et qui insiste sur la possibilité de réaliser cette opération), nous avons dorénavant choisi de remplacer le « e » par « 3 », car leur similitude graphique permet leur identification par un oeil humain prêt à lire, tout en faisant appel, avec le nombre, à la qualité discrète du numérique. De même, nous remplaçons le « s » par « $ », pour signaler les dynamiques des contenus numériques en tant que marchandises, et nous choisissons l’orthographe « f (x) », qui indique une fonction mathématique, pour faire explicitement référence, de façon ludique, aux opérations mathématiques ou algorithmiques qui interviennent dans les processus d’adressabilité et à leur capacité d’agir. Ensuite, nous mettons le préfixe « dés– » pour exprimer la volonté de bouleverser ces processus, à travers la recherche de certaines pratiques poétiques capables de se soustraire aux catégorisations préexistantes, et pour indiquer la cessation du processus d’adressabilité où qu’il soit convoqué[29]. De plus, « dés– », en tant que jeu, met en évidence l’aspect ludique des poétiques de d3$r3f(x), en évoquant également le coup de dés mallarméen, et avec lui sa prétention d’une nouvelle poétique, prétention à laquelle répondent certaines poétiques numériques. En outre, tout cela renforce la relation des poétiques de d3$r3f(x) avec l’expérimentation « verbivocovisual[30] » du concrétisme et avec l’internationalisation du langage poétique, ce que l’on pourrait constater facilement dans certains aspects des oeuvres que nous présentons ici. Pour finir, avec notre proposition du terme « d3$r3f(x)[31] » et, à la manière de ces poétiques, nous cherchons à faire un clin d’oeil aux lecteurs, par rapport à ce qui dépasse le langage en tant que simple technologie de communication, rendant la distinction entre contenu et forme littéralement indiscernable, et perturbant ainsi les processus plus ou moins automatiques que cette division opérationnelle permet.

3. Relecture impossible : d’Agrippa à la genèse du concept de d3$r3f(x)

Pour compléter notre idée d’une « poétique de la d3$r3f(x) », comme objet d’analyse de cet article, nous avons besoin de porter notre attention sur Agrippa (A Book of the Dead)[32]. Il s’agit d’une oeuvre littéraire sur la photographie, qui nous rappelle le processus qu’a subi la photo tel que l’a décrit Benjamin[33], autrement dit, cette oeuvre littéraire devient auratique, de la même façon que ce processus est à l’origine de la photographie. Ce devenir auratique transforme l’oeuvre en objet unique, empêchant son adressabilité, dont la condition d’existence est la standardisation. Cette oeuvre unique est importante pour penser les stratégies de la d3$r3f(x), car elle renverse un a priori très répandu : l’idée que la photographie et la littérature seraient deux genres artistiques où l’unicité n’aurait aucune valeur.

Nous vous proposons de nous attarder quelques instants sur Agrippa. Il s’agit d’un livre-objet publié en décembre 1992 qui jouera un rôle très important dans le rapport entre l’art et la technologie, car il est à l’origine du débat sur le futur des livres face aux technologies numériques et à leurs périphériques de stockage, dans ce cas une disquette. Le projet a été mené par Kevin Begos, un éditeur spécialisé en livres-objets et en livres d’art; il inclut également des eaux-fortes faites par le plasticien Dennis Ashbaugh ainsi qu’un poème écrit par William Gibson. L’originalité de l’oeuvre réside dans la proposition d’un livre dont la relecture serait impossible : les textes enregistrés sur la disquette et les illustrations pourraient être lus et contemplés une seule et unique fois, réfutant ainsi le principe de conservation qui fait de l’écriture l’enregistrement de la mémoire, et des livres son support privilégié. Le sujet de l’oeuvre est la mémoire et les dispositifs techniques. L’une de ses caractéristiques paradoxales fut son ambition de générer une expérience unique et intransmissible, auratique, en partant d’une combinaison de technologies numériques, qui permettraient, pour ainsi dire, une reproductibilité technique infinie et sans risques de dégradation, et de technologies de reproduction analogique, telles que l’imprimerie et la gravure. Ainsi, l’oeuvre remet en question l’idée de pérennité des supports analogiques (de nature matérielle par essence), mais aussi celle des supports numériques, auxquels l’idéalisation de la technique avait conféré l’illusion d’une meilleure conservation et d’une meilleure transcendance par rapport à ce qui était matériel, donc sujet à dégradation.

En 2008, par l’intermédiaire de Begos, les éditeurs de The Agrippa Files ont reçu une disquette originale de Agrippa appartenant à un collectionneur. À partir de cette disquette, ils ont fait une « image disque », qu’on peut voir sur leur site Web[34]. Ils ont également procédé à une émulation du logiciel System 7 pour reproduire le fichier et l’enregistrer en format vidéo. Paradoxalement, ou pas, la recherche universitaire a normalisé le poème numérique « Agrippa » en tant que contenu vidéo en ligne, rendant adressable une oeuvre dont le pouvoir formel (à la fois esthétique et politique) résidait dans l’impossibilité de s’intégrer à la dynamique de contenus, et même de s’intégrer à la logique de citation de la recherche universitaire, qui n’a pas les outils pour aborder ce type de travail au-delà de son aspect textuel. En effet, des oeuvres comme Agrippa représentent un obstacle à la dynamique de contenus qui caractérise les plateformes de diffusion littéraire comme Amazon ou Google Books, puisque celles-ci ne peuvent pas les assujettir à leur dynamique technique sans les mutiler.

Dans le sens benjaminien du terme, l’aura de la centaine de copies d’Agrippa est évidente et se trouve renforcée par le caractère éphémère des gravures et du poème numérique autocryptable. L’exécution du poème rend extrême le caractère auratique de l’oeuvre : la certitude d’avoir une seule opportunité de la lire rend sa réception unique et extraordinaire, sans (ou avec peu de) possibilité de répétition dans les conditions préétablies par l’oeuvre elle-même, c’est-à-dire par les règles qui la régissent. Ici, l’idée de support est très complexe (surtout lorsqu’on efface, par le biais du processus de numérisation, les frontières entre l’inscription de quelque chose sur un support et le support en tant que superficie elle-même signifiante). D’un côté, nous sommes face au problème du stockage; de l’autre, nous sommes face à l’oeuvre d’art dans le sens le plus traditionnel. L’imbrication concrète entre un contenu et sa matérialité signifiante empêche son abstraction : son existence auratique, unique et irrépétable, en est le résultat[35].

De plus, la transformation de l’acte de lecture en acte ludique favorise une expérience nouvelle, rendue possible grâce à la structure des jeux et très liée à la contemplation cinématographique : le texte n’est plus une représentation statique mais dynamique. L’unicité, provoquée par l’autocryptage et le fait de perdre la possibilité de relire les vers lorsqu’ils arrivent en haut de l’écran, génèrent une limitation temporelle majeure et c’est pour cela qu’a lieu un événement auratique, que l’expérience des jeux ne fait qu’insinuer. En devenant auratique, l’oeuvre devient un objet unique et donc désadressé. Pour être adressable, il faut que l’oeuvre soit standardisée et que son code reste récupérable, afin qu’il soit possible de la traiter dans les termes logiques de la programmation. Mais l’opération d’autocryptage l’en empêche. La circulation de copies numériques parmi les hackers[36] lui permet de gagner en adressabilité (cela multiplie ses possibilités de modification), mais, en revanche, lui fait perdre en unicité, car elle devient standard.

4. Voir le texte : désadressabilisation de la technoscience

Agrippa et d’autres ouvrages offrent de multiples possibilités d’analyse si l’on se penche sur leur complexité : ils sont à la fois des oeuvres d’art, des textes littéraires et des actes politiques au moment de la conformation d’un nouveau sensorium biologique, culturel et psychique, marqué par la croissance de la médiatisation technologique, de la commercialisation, de l’urbanisation et de la mondialisation.

Nous voudrions observer de plus près les images scientifiques qui se déplacent vers l’art, et les textes qui demeurent presque illisibles, comme dans le cas d’un livre qui s’autoconsume. C’est lors de cette phase de déplacement que nous pouvons constater le processus de désadressabilisation ou d3$r3f(x), des textes qui deviennent images, dont nous avons parlé. Attardons-nous encore un instant ici.

Avant de continuer, nous voudrions faire appel à l’artiste et chercheur argentin Favio Doctorovich et à son « Tableau périodique visuel des caractères[37] », qui illustre très clairement notre propos. Il part de l’idée selon laquelle les caractères de l’alphabet pourraient être considérés comme des corps qui présenteraient une dualité similaire à celle de l’« onde-particule » énoncée par De Broglie[38]. De cette façon, Doctorovich applique les critères développés par la science, dont l’objectif est de classifier les éléments chimiques, dans le but renouvelé d’établir un système de classification rationnel des caractères alphabétiques. Cependant, cette classification des caractères serait basée non pas sur la signification convenue qu’ils acquièrent, car ils font partie d’un alphabet (être une lettre A, un C ou un R, former le mot « arc » s’ils sont placés successivement), mais sur leurs propriétés visuelles (combien de lignes verticales y a-t-il dans un caractère ?, combien de lignes courbes ou obliques ?, etc.). Cela veut dire que Doctorovich déclassifie ce qui est classifié pour le réordonner.

À notre avis, les séquences de textes indéchiffrables (et difficilement découverts) qui apparaissent, par exemple, dans Agrippa, font partie d’un processus de désadressabilisation du code alphabétique (l’écriture), qui se voit ainsi transformé en pure image technique (scientifique), à l’instar de la démarche de Doctorovich, qui a catégorisé les caractères en fonction de leur seule valeur visuelle. C’est le cas du code ADN écrit sur la page de titre d’Agrippa, mais aussi dans le corps du poème : celui-ci n’est pas adressable en tant que texte, car il s’agit de la projection d’une vidéo. Si l’on considère que le fondement du texte (en tant qu’extériorisation de la mémoire) est la stabilité, la possibilité de revenir sur l’écrit et de le relire, il est impossible de l’appliquer à Agrippa, qui ne se soumet pas aux appréciations standards portées sur les textes. Ainsi, l’oeuvre devient un objet temporel, c’est-à-dire un développement linéaire successif qui se fait à un rythme fixé par l’appareil de reproduction (qu’il s’agisse d’un appareil standardisé qui conserve les réglages par défaut ou d’un appareil modifié spécialement pour l’oeuvre en question)[39]. Il s’agit surtout d’un texte devenu une image dynamique. Le nouveau langage dont nous avons parlé est né ici, au confluent du texte et de l’image, ce qui rend possible ce que nous appelons la « d3$r3f(x) » d’une image qui a été codée et qui a comme origine un texte scientifique, s’opposant ainsi à l’image traditionnelle (c’est le cas du code ADN d’Agrippa, mais aussi de celui de l’image numérique du poème). Le fait que cela devienne un sujet central de réflexion dans une dimension métapoétique technique[40] est très souvent ce qui caractérise le type d’oeuvres que nous essayons d’étudier. Avec Vilém Flusser, ce langage est né au moment de ce qui semble être un retour vers un temps magique dans le devenir historique, qui, dans l’exhibition du processus qui supprime l’adressabilité, témoigne de la nature similaire des autres images techniques. Autrement dit, la monstration de ce processus dans l’oeuvre d’art révèle que toutes les images techniques dans notre culture sont le produit d’opérations logiques conceptuelles. Il faut donc penser quel type de littératie requiert ce langage qui émerge dans un temps circulaire-magique mais post-historique[41]. C’est cette opération métapoétique que nous entendons par « pratiques de résistance esthético-politique ».

Cependant, si résister signifie supporter une pression sans bouger ni souffrir de dommages ou d’altérations, nous verrons que certaines de ces pratiques, loin de se satisfaire de cette immuabilité, supportent cette force et la redirigent vers d’autres sens et directions, acquérant ainsi une puissance extrêmement créative et créatrice. Il est possible de le constater chez Doctorovich, dans la mesure où il reclassifie les caractères selon un critère encore nouveau, créant de la sorte un alphabet, de nouvelles graphies pour des phonèmes jusqu’à présent inconnus, ce qui ouvre la porte à de nouveaux territoires d’expérimentation créative. Nous pouvons constater un phénomène similaire dans la poésie contagiographique de Mauro Césari.

5. Contagiographie

La « poésie de contagion », ou « contagiographie », de l’écrivain argentin Mauro Césari rassemble une série de productions dont les aspects rendent celles-ci susceptibles de s’inscrire dans la tradition des arts plastiques ou de la poésie visuelle. Dans son travail, l’image technique est construite de manière presque artisanale : gravure, effacement, photocopie, saisie, numérisation, pliage et/ou juxtaposition de pages de livres, de plaques métalliques ou d’autres objets. L’un des recours privilégiés par l’oeuvre de Césari consiste à bouleverser le discours de la biologie et de la science médicale.

La médecine offre un exemple clair de standardisation et de référencement ultérieur du corps humain. Le discours scientifique recourt nécessairement à des normes pour élaborer ses lois. Les manuels de physiologie, d’anatomie ou de médecine générale constituent des recueils de registres qui offrent une représentation abstraite du corps, hypercodée, au moyen de conventions chromatiques et graphiques, entre autres, qui constituent un standard[42].

Comme nous l’avons déjà analysé[43], un manuel — pour paraphraser la définition de l’Académie royale espagnole[44] sans s’attarder sur les hypothèses qu’elle suppose dans son aspiration quasi encyclopédique à tout contenir et à tout expliquer — est un texte technique, à caractère instructif, qui met à la disposition de la « main » la possibilité d’exécuter facilement des actions sur un objet dans un but défini. Un manuel rend compréhensible le fonctionnement d’un objet technique complexe. Les opérations que Césari effectue avec des pages de manuels d’anatomie remettent en question ces conventions et, du même coup, nos représentations du corps et de son fonctionnement. Comme nous l’avons déjà proposé, nous pourrions considérer qu’il s’agit d’une pratique de résistance face à la normalisation ou à la pathologisation de certains corps[45]. Il s’agirait d’une proposition qui défie la standardisation du discours médical et l’industrialisation de sa pratique et, en tant que pratique de résistance, cela est déjà intéressant. Mais nous voudrions faire attention non pas à cette perturbation en tant que telle, mais plutôt à ce qui advient après : sa poétique en tant que possible énonciation programmatique renouvelée du sens. En effet, l’oeuvre ne se satisfait pas d’une résistance stérile, dans la mesure où elle soustrait de ses classifications ce qui est classifié (d3$r3f(x)). Mais en le réorganisant à partir d’un critère inconnu et, par ce biais, en reconfigurant d’autres corps/organes possibles (possibilité aussi bien constatable par son exclusion de la norme), elle neutralise tout le fondement du manuel et rend ses conventions (voire les pratiques sociales et professionnelles qui s’appuient sur des livres comme celui-là) inconvenantes. Les conventions du discours médical ne peuvent plus servir à lire intégralement les corps des entités qui apparaissent dans les pages de Césari, il faut reconceptualiser le corps, le sens du manuel, les accords graphiques, le sens des figures, la recombinaison des organes et leur fonctionnement : pour lire, il faut inventer à partir de ce qui reste[46].

Comme nous l’avons souligné au début, ce travail met en évidence l’hégémonie des codes et des significations qui grammatisent et normalisent les corps, soutenue par l’autorité conférée par le discours scientifique de la médecine. Mais en plus, il questionne et modifie de manière substantielle la notion de manuel et d’objet technique, en même temps qu’il ébranle notre statut de lecteur, testant la validité et la confiance aveugle dans les compétences de lecture acquises[47]. L’oeuvre ne crée pas seulement des figures, des corps et des organes pour lesquels nous manquons de concepts, elle exige également la création de nouvelles compétences de lecture et, avec elles, une réinvention de notre pratique de la lecture.

Comme nous pouvons le constater, la spécificité de ce que nous appelons « poétique de la d3$r3f(x) » est la problématisation de la technique à partir des procédures elles-mêmes. Mais, loin du sabotage élémentaire de ce qui fonctionne, au-delà du simple empêchement de sens, nous proposons de parler d’une poétique de la d3$r3f(x), car elle possède, indéniablement, une force poïétique : dans ce type d’oeuvres, la procédure de d3$r3f(x) essaie d’inventer de nouvelles catégories qui échappent à la tendance technique hégémonique basée sur le standard. Et c’est en cela que la pratique esthétique devient explicitement poétique et, par la même occasion, politique[48].

6. Désobéir, réécrire

La « désobéissance technologique », comme l’appelle Ernesto Oroza[49], est une tradition particulièrement forte en Amérique latine. Il s’agit d’une pratique de survie en temps de crise, communément appelée « rikimbili », qui concerne les objets techniques. Oroza a recueilli des expériences à Cuba, mais la pratique est largement répandue sur tout le continent, et elle s’appuie sur l’ingéniosité, la disponibilité et la volonté de recombiner des objets techniques (ou certaines de leurs parties) qui ne fonctionnent plus, afin d’en redessiner d’autres qui répondent à certains besoins, en évitant l’investissement économique que l’acquisition d’un nouvel artefact impliquerait.

Pendant la Période spéciale en temps de paix à Cuba, l’État a mis en circulation un volume rassemblant des connaissances en génie industriel, en mécanique, en médecine, etc., susceptibles d’être appliquées aux moyens de transport, aux jouets, aux vêtements, à la nourriture, entre autres domaines de la vie quotidienne. Ces connaissances ont rendu et rendent possible l’utilisation d’objets techniques dans le cadre de pratiques auxquelles ils n’étaient pas destinés :

La désobéissance technologique, comprise comme un positionnement techno-politique, opère, d’une part, comme un moyen de modifier le cycle de circulation et d’utilisation de la technologie imposé par le néolibéralisme et, d’autre part, comme une instance qui rend possibles le travail de la réappropriation et l’élaboration de dispositifs, qualifiés dans la logique de la consommation comme étant précaires ou obsolètes, mais qui contiennent des potentialités à la fois pratiques, de connaissance et de réflexion critique[50]. (notre traduction)

En réinventant ces produits, d’autres poétiques se confrontent à celles de l’industrie, dépassant les qualités de l’objet, rompant avec des limites esthétiques, juridiques, sociales et économiques préétablies[51]. Tant le travail de Césari que les pratiques de désobéissance technologique compilées par Oroza impliquent un désordre dans les grammaires de la perception et dans le fonctionnement programmé des artefacts. De ce point de vue, ils représentent une ouverture de la boîte noire, qui permet d’interférer dans la conception, la recombinaison et la reprogrammation d’éléments dont l’origine n’a pas été pensée de cette manière. Celui qui opère s’éloigne alors du rôle du fonctionnaire flussérien et devient le véritable créateur de quelque chose qui n’existait pas en tant que tel. Cet acte inventif et créateur mobilise, dépasse, dans ses effets, la simple interruption ou immuabilité qui opère dans la résistance.

Au Mexique, Nadia Cortés et Eugenio Tisselli travaillent depuis quelques années sur un projet qu’ils appellent « réécritures technologiques », lequel, tel qu’ils le définissent, va au-delà de l’appropriation en tant qu’utilisation, modification ou réorientation des technologies, car la réécriture technologique implique, d’après eux, de réécrire les valeurs tacites des technologies et de comprendre l’agentivité que nous possédons et qui nous implique dans le processus d’incorporation et de concrétisation d’une technologie dans le contexte actuel[52]. Faisant référence aux réflexions de Cristina Rivera Garza[53], ils éloignent leur proposition de l’appropriation (ce qui signifierait une adaptation de la technologie pour se l’approprier) pour l’inscrire, plutôt, dans une tradition de désappropriation : après l’avoir adaptée au contexte local, la réécriture libère la technologie transformée, la rendant commune. Ainsi, lorsqu’elle est contextualisée dans un environnement socioculturel spécifique, une technologie réécrite a le potentiel de devenir un bien commun que tous peuvent s’approprier (pas seulement ceux qui ont des connaissances suffisantes pour la transformer)[54].

Le projet Los ojos de la milpa[55], sur lequel Eugenio Tisselli a travaillé avec le logiciel OjoVoz[56], illustre également ce propos.

7. Politiques de l’interférence et poétique de la d3$r3f(x) : conclusions

Jusqu’ici, nous avons brièvement présenté certaines caractéristiques du capitalisme de plateforme et de la dynamique de contenus acquises par l’industrie culturelle aujourd’hui. Nous avons également exposé et expliqué le concept de d3$r3f(x) comme stratégie de résistance face à leurs logiques de fonctionnement, et on a pu comprendre sa genèse à partir d’Agrippa, de même que sa pertinence afin de réfléchir aux pratiques de résistance des autres propositions artistiques. Agrippa prévoit une stratégie pour échapper au flux du marché (même si elle est ensuite très vite rattrapée, ce qui était d’ailleurs prévu comme un défi[57]). Les propositions de Doctorovich et de Césari offrent des possibilités projectives basées sur les nouvelles catégories qui sont générées dans leurs reclassements, et Oroza et Cortés-Tisselli questionnent la discrétisation et l’acceptation automatique de l’ordre industriel et économique, mais, comme nous l’avons déjà dit, ce n’est pas juste un questionnement, il s’agit aussi de projections sur le monde. Partant de là et pour finir, nous voudrions expliquer la très importante différence qu’il existe entre ces poétiques de d3$r3f(x) et les politiques de l’interférence proposées par Tiqqun, ce qui met en évidence la puissance politique de notre concept de d3$r3f(x).

Le sabotage est une tactique politique très ancienne. D’ailleurs, nous pourrions dire que les avant-gardes l’ont inclus comme tactique artistique à partir du dadaïsme au début du 20e siècle. Différentes formes de sabotage et d’obscurcissement renaissent à la fin du même siècle. Les politiques de résistance à l’évolution néolibérale des États occidentaux modernes et la crise de représentativité des partis politiques traditionnels ont été caractérisées par l’émergence d’acteurs politiques qui ne pouvaient pas être poursuivis par les démocraties libérales.

Presque parallèlement à l’expansion d’Internet commence en 1993 un nouveau cycle de révoltes, parmi lesquelles les urgences les plus visibles ont peut-être été l’insurrection indigène de l’armée zapatiste de libération nationale [EZLN] au Chiapas (dont les masques de ski caractéristiques empêchaient l’identification de leurs membres par l’État) ou l’émergence de nouveaux mouvements sociaux (comme les piqueteros en Argentine ou le Movimento Sem Terra au Brésil). Les soulèvements en Amérique latine ont abouti à l’éclatement du système politique en Argentine en décembre 2001, ce qui a marqué le début de la fin du cycle des gouvernements néolibéraux dans la région. Portée par cette vague de résistance, la radicalisation du mouvement antimondialisation, présent aux sommets de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle et du G8 à Gênes, a commencé à assimiler la raison néolibérale à la raison cybernétique. C’est dans ce contexte sociopolitique particulier que surgit un manifeste intitulé L’hypothèse cybernétique, publié dans le numéro 2 de Tiqqun par le collectif homonyme. Ce manifeste postulait un programme esthétique et politique de résistance, face à la tendance croissante à tout réglementer par le biais de l’individualisation et de la totalisation opérées par la cybernétique, comme suite logique du modèle néolibéral. Enfin, nous aimerions évoquer cette particularité, car c’est l’un des premiers moments où l’adressabilité reçoit une attention philosophique dans un cadre à la fois esthétique et politique : « Toute l’histoire de la cybernétique vise à conjurer cette impossibilité de déterminer en même temps la position et le comportement d’un corps[58]. » En fait, les propositions de Tiqqun face à cette capacité à référencer et, par conséquent, à gérer, constituent une série de pratiques qui, dans un premier temps, sont étroitement liées à différentes poétiques expérimentales fréquentes à cette époque, comme celles dont nous parlons dans ce texte. La pratique situationniste du « détournement » et ses variantes, le « brouillage[59] », « l’amplification des bruits[60] », les « politiques de ralentissement » face à l’accélération homogène du temps cybernétique[61] et la provocation de « la panique pour étendre le brouillard[62] », sont d’autres exemples de modes d’offuscation des capacités prédictives de l’adressabilité cybernétique.

Nous soutenons que, sous un certain aspect, le premier moment des opérations de d3$r3f(x) qui caractérisent les travaux commentés peut s’inscrire dans cette lignée esthétique et politique, dans la mesure où celles-ci intègrent bon nombre de propositions (et positions) adoptées par Tiqqun par opposition au fonctionnement automatique des technologies informatiques ou à la catégorisation habituelle en science qui émerge du regroupement d’éléments partageant des caractéristiques communes. Cependant, nous voulons souligner que, telle que nous avons conçu la d3$r3f(x)[63], les opérations que nous avons rapportées impliquent des pratiques qui intègrent un deuxième moment incontournable, avec des particularités moins réactives et plus proactives, projectives, créatrices et propres à certaines dynamiques typiques des pays du sud global, où la mondialisation a eu un impact inégal et où la modernisation numérique coexiste encore aujourd’hui avec des modes de vie prémodernes ou, du moins, non « occidentaux ».

La poétique de la d3$r3f(x) que nous avons décrite implique une pleine conscience du fonctionnement technique et de la centralité des opérations de référencement pour leur fonctionnement dans notre culture, et les oeuvres attaquent donc cette dynamique dans sa dimension technique. En perturbant les principes habituels du fonctionnement du texte numérique, Agrippa nous éclaire sur le fonctionnement des boîtes noires des opérations algorithmiques. En revanche, le simple camouflage et la dissimulation n’arrivent pas à décrire les opérations que nous avons présentées, car nos pratiques créatives ne s’emploient pas juste à voiler ce qu’il y avait avant (qu’il s’agisse des produits du design industriel et économique, du discours de la technoscience, de la discrétisation des corps), mais à proposer de nouvelles poïétiques techniques, ce qui implique aussi une conceptualisation diversifiée de l’avenir.

En ce sens, la poétique de la d3$r3f(x) revisite la tradition du rikimbili (« ou “jua kali” au Kenya; “jugaad” en Inde; “recurseo” au Pérou; “tarecos” à Cuba; “chapuza” en Espagne; “gambiarra”, au Brésil, “hechizo” au Chili[64] »), mais, en allant encore plus loin, une partie de ses effets pouvant être liés à l’assimilation que proposait le mouvement anthropophage brésilien. Quoi qu’il en soit, dans un monde où les mots sont davantage utilisés dans les discours qui répandent la haine, alimentent la discrimination et stimulent l’égoïsme social, nous voulions mettre en scène certaines pratiques de résistance et, surtout, révéler les aspects à travers lesquels ces résistances deviennent poïétiques[65] : en tant que pratiques d’invention en général et, plus particulièrement, en tant que pratiques d’invention organologique[66], c’est-à-dire des pratiques (pas seulement artistiques) qui interviennent activement dans l’organisation (et la réorganisation) de notre sensibilité.