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Pour ma fille, Delphine, ambassadrice des enfants à Nairobi

N’ayant autre dessein que de vous raconter une fable.

René Descartes, Le Monde, AT, XI, 48

Une fable intitulée « Le pouvoir des fables[1] », comment résister à son immédiat pouvoir de séduction ? Cette fable de La Fontaine a accompagné ma vie : je l’ai lue adolescent, j’en ai traité dans mon doctorat, j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Louis Marin qui avait écrit une splendide analyse de cette fable[2], je lui ai consacré à mon tour une étude publiée dans Littérature[3], je m’en suis servi dans le cours d’« Introduction aux études littéraires » que j’ai donné de nombreuses années (nous passions quatre séances de trois heures à la décortiquer sous toutes les facettes méthodologiques possibles), et voici qu’à la retraite, je saisis l’occasion de ce numéro de la revue Intermédialités pour m’y accrocher encore une fois comme à une bouée le nageur qui s’est éloigné du rivage : il existe ainsi des récits qui hantent les existences humaines.

Est-ce que cette rapide histoire personnelle — pratique inhabituelle dans une revue scientifique qui n’accorde a priori aucune place aux souvenirs des chercheurs ou à leurs investissements affectifs — constitue un piège pour attraper le lecteur ou la lectrice grâce à cette petite surprise introductive ? Ou bien, commencer par un récit (peu importe au fond qu’il soit personnel ou non) ne serait-il pas un moyen de lancer déjà, par l’exemple, une interrogation sur la notion même de récit en insistant d’emblée sur ses usages variés et sur ses effets pragmatiques de captation ? De même que La Fontaine nous raconte une fable tout en décrivant la puissance de tout acte fabulatoire, je vous donne pour témoignage de cette puissance le fait que cette fable m’a effectivement habité du quasi-début à la presque fin de mon métier de vivre : les êtres humains vivent des histoires qu’ils se racontent.

Il faut dire que c’est une drôle de fable : non seulement elle est dédiée à un important ambassadeur de Louis XIV (alors qu’une fable est censée contenir une leçon à caractère universel, il est étrange de l’orienter vers une seule personne[4]), mais surtout la dédicace occupe plus de la moitié de la fable. Le récit proprement dit sur l’orateur athénien ne commence qu’au vers 34, encore ce récit inclut-il une autre fable puisque l’orateur se met à raconter la fable de Cérès, de l’anguille et de l’hirondelle, récit brutalement interrompu et laissé en suspens. Et la dédicace, sous forme allusive, évoque aussi une autre fable, celle du chat, de la belette et du petit lapin qu’on trouve effectivement dans le livre VII des Fables. Quant à la moralité, elle ne demeure pas dans le seul domaine du général comme elle le devrait puisqu’elle renvoie, de manière exemplaire, à un conte bien connu : Peau d’âne. Autrement dit, nous avons une moitié de fable, mais aussi quatre récits pour le don d’un. Générosité de La Fontaine ? Certes, cette fable est offerte en premier lieu à M. de Barrillon[5], mais c’est aussi une fable censée donner des clefs pour la lecture des fables ainsi multipliées.

Après tout, qui saurait mieux parler de la fabulation qu’un fabuliste ? Le principe selon lequel on analyse mieux un phénomène en restant prudemment à l’extérieur souscrit, certes, à la coupure recherchée du sujet et de son objet d’étude, voire à la vertu du tiers exclu. Mais ces principes modernes d’objectivité sont de plus en plus souvent remis en cause, à commencer dans les investigations intermédiales, parce qu’ils construisent un sujet et un objet dont la séparation est douteuse et la neutralité, illusoire. Faisons donc confiance au fabuliste pour dire des choses intelligentes, subtiles et intéressantes sur un type d’opération qu’il manipule à merveille. Je parle d’opération plutôt que d’ouvrage parce que ce sont les manières de faire qui sont en fait plus intéressantes que les résultats socialement valorisés sous le nom d’oeuvre.

Trois propositions de Michel Serres

Je ne suis pas seul à trouver cette fable, voire toutes les fables de La Fontaine aussi intrigantes que fascinantes. Michel Serres avait prévu de réunir avant sa mort tous les textes, esquisses, projets sur La Fontaine qui avaient ponctué sa vie. Ils étaient nombreux. Jean-Charles Darmon en a assuré l’édition partielle et posthume à partir de ses archives. Pour Michel Serres, trois éléments semblent fondamentaux pour comprendre l’importance, parmi les humains, de l’acte de fabuler qu’exploite La Fontaine avec tant de grâce.

Le premier élément concerne la question des supports : « Que sont donc les Fables ? Avant l’écriture, elles écrivirent un alphabet des postures du corps, première tablette, premier parchemin…, première mémoire, premières images, première raison…, premier sémaphore […], le corps sémaphorique porte les signes et le sens, au double sens du verbe porter : il les montre et les garde[6]. » Les êtres humains sont des animaux qui ne font pas simplement des signes, mais surtout qui organisent leurs portages dans l’espace et dans le temps. Les signes doivent pouvoir résonner au loin et être conservés, réitérés, relancés. Les fables sont des stockages de signes et des organisations de la mémoire collective, des supports souples susceptibles de reprises inventives et de variations instituables. Elles conservent et rendent disponibles des manières d’être en même temps qu’un répertoire d’attitudes et de formes sociales d’échange que le récit met en action : le fait de raconter est un aide-mémoire plus efficace qu’une liste retenue par coeur. On se souvient, par exemple, des anciens arts mnémotechniques qui attachaient les différents points d’un argument à des lieux parcourus par l’orateur dans une histoire qui le conduisait de sa maison au forum[7].

Le second élément touche au problème de la simulation : « Comment les sciences s’introduisent-elles parmi les humains ? Par les Fables […]. Pourquoi les Fables ? Parce qu’elles mettent en scène l’imitation des autres, des choses et des animaux, ancrée dans le traditionnel humain depuis l’aube des techniques, parce qu’elles simulent la simulation[8]. » La capacité d’invention des humains passe par la nécessité de faire semblant. Se glisser dans la peau de l’ours pour mieux la vendre, imaginer un loup affamé pour mieux s’en garder, refaire les gestes appris de ses parents jusqu’au moment où l’on doit prendre leur place, inventer mentalement des techniques avant de les concrétiser, autant d’exploitations de l’habitude de simuler les gestes déjà faits ou les gestes jamais encore produits sur la scène sociale. Pas de techniques sans simulations préalables et postérieures. Les fables sont elles-mêmes de petites machines à simuler qui reproduisent, réinventent et transmettent les gestes des multiples petites machines à simuler composant le monde des humains. Les humains sont même d’autant plus humains qu’ils se cachent et se révèlent sous le masque des animaux ou des plantes dont ils simulent les interactions.

Le troisième élément implique justement cette étrange mise en relation d’espèces différentes, quand le fabuliste fait parler le loup et l’agneau, le chêne et le roseau comme s’ils étaient des humains : « “Qui ne prendrait ceci pour un enchantement” ? Mais qui sont l’enchanteur ou l’enchanteresse ? Quel secret cachent Merlin ou Circé ? Le voici : la relation. […] Celle-ci fait et défait toutes les métamorphoses. […] L’humain ne se transforme point en loup, mais en “loup-pour” : la relation à autrui change chacun[9]. » En effet, le secret ne consiste pas seulement dans la métamorphose. Formes et figures changent parce qu’elles dépendent d’abord de la relation qui les constitue. Il ne faut pas concevoir la modification d’un homme en loup comme celle d’un sujet, à l’identité fermement établie, qui prendrait soudain l’apparence d’une bête, car en devenant ici « loup-pour » ou là « homme-pour », c’est la relation qui distribue les figures et façonne les sujets. Les modes de subjectivation sont les effets des relations dans lesquelles les sujets se retrouvent liés : « La relation substantie. Ange ou démon, tel messager fait bifurquer le récit ou en tragédie ou en fin heureuse […]. Le lien porte une information qui transforme les liés[10]. » D’un point de vue ontologique aussi bien que social, les sujets ou les substances (pour parler comme la philosophie classique) ne sont pas premiers, ce sont les relations qui sont premières. C’est tout l’enjeu des enquêtes intermédiales que de partir, sans cesse, des opérations de médiation, des façons d’être liés, pour mieux saisir comment apparaissent et disparaissent des sujets et des objets sur la scène du monde. Les liens forment et transforment les êtres ainsi reliés.

Or, tel est bien l’enjeu du « Pouvoir des fables », à commencer par son caractère étrange : si la fable proprement dite ne commence que par son milieu et que la dédicace à M. de Barrillon développe sur 32 vers les raisons de cet adressage particulier, en glosant, au passage, sur le statut et les effets des fables en général, c’est que cette fable est ostensiblement une « fable-pour ». La dédicace commence d’ailleurs par la relation même entre dédicateur et dédicataire et leurs situations sociales inégales :

La qualité d'Ambassadeur

Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires ?

Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?

S'ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,

Seront-ils point traités par vous de téméraires[11] ?

C’est bien la qualité sociale de l’ambassadeur (ce qui le lie aux autres et non l’individu lui-même) qui semble devoir s’abaisser à recevoir un don si modeste — mais qu’est-ce qui engendre cet abaissement : le fait que ce soient des contes ou que ces contes soient vulgaires ? Sans doute les deux : un conte n’a rien de la grande Histoire que Louis XIV et son ambassadeur comptent bien écrire, et son caractère populaire n’améliore pas son statut. Certes, les vers paraissent afficher une certaine « grâce », cependant, leur « légèreté » en réduit aussitôt la portée. Or, l’octosyllabe qui était employé pour s’adresser à l’ambassadeur s’est gonflé et transformé en alexandrin, digne d’exprimer l’épique ou le tragique, au moment de parler des contes et des vers : d’où la question que pose consciemment le fabuliste sur une telle usurpation problématique d’un « air de grandeur[12] »… La poésie raconteuse d’histoires peut-elle simuler une grandeur sociale qu’elle n’est pas censée posséder ? L’ambassadeur chargé de négocier un traité ne va-t-il pas traiter de téméraire l’activité du poète fabuliste ? Quelle est cette puissance accordée à la simulation ? La fable constitue-t-elle un support adéquat pour l’ordre politique ?

Il est toujours possible de reconnaître ostensiblement la différence de niveau dans la hiérarchie sociale, au point de rendre indifférente la lecture ou non de ces vers, si l’on peut exiger que l’ambassadeur travaille pour la paix :

Vous avez bien d'autres affaires

 À démêler que les débats

 Du Lapin et de la Belette

 Lisez-les, ne les lisez pas;

Mais empêchez qu'on ne nous mette

Toute l'Europe sur les bras.

 Que de mille endroits de la terre

 Il nous vienne des ennemis,

J'y consens; mais que l'Angleterre

Veuille que nos deux Rois se lassent d’être amis,

 J'ai peine à digérer la chose[13].

Le fabuliste semble d’autant plus facilement donner des ordres (avec un royal « j’y consens » mis en valeur par sa position de contre-rejet), que les deux impératifs qui précèdent couvrent tous les cas de figure possibles (« Lisez-les, ne les lisez pas » !), piégeant donc l’ambassadeur en le mettant dans la nécessité d’y obéir quoi qu’il choisisse de faire. On peut reprendre alors les louanges de rigueur sur un ton de connivence ironique qui positionne petit noble fabuliste et ambassadeur extraordinaire, sinon à égalité, du moins dans le même monde, avec pour finir une éloquente prétérition : « […] je n’en dirai pas plus / Sur les éloges que l’envie / Doit avouer qui vous sont dus[14] . » Encore une fois, le poète ne parle pas en son nom, sinon pour dire qu’il doit se taire, afin de mieux laisser s’exprimer l’Envie ainsi personnifiée qui, elle, reconnaît la valeur éminente de l’ambassadeur. C’est dans la relation de désir et d’admiration que se dessine le sujet de pouvoir.

Une fable dans la fable

Au passage, le fabuliste glisse quand même un conseil intéressé pour résoudre la crise politique : « Si votre esprit plein de souplesse, / Par éloquence et par adresse, / Peut adoucir les coeurs, et détourner ce coup […] » — conseil intéressé dans la mesure où la pratique de l’éloquence, les exercices de souplesse et l’adresse à adoucir les sentiments sont, en principe, plus caractéristiques d’un poète que d’un grand noble. Le conseil consiste implicitement à dire à l’ambassadeur : « Inspirez-vous de mes manières de faire… » Autre façon d’établir une connivence et de manifester un pouvoir qui ne s’exhibe pas comme rapport de force.

Or, la fable qui commence enfin au vers 34 exemplifie, elle, très clairement le même conseil. Le sujet ne mobilise pas, pour une fois, des animaux, mais bien une histoire politique classique comme s’il fallait montrer que la fable peut s’élever jusqu’à la grande histoire antique[15]. Le fabuliste invite même l’ambassadeur à déchiffrer et interpréter l’histoire qu’il va lui raconter puisqu’il lui annonce qu’elle lui « convient » :

Dans Athènes autrefois, peuple vain et léger,

Un Orateur, voyant sa patrie en danger,

Courut à la Tribune; et d'un art tyrannique,

Voulant forcer les coeurs dans une république,

Il parla fortement sur le commun salut.

On ne l'écoutait pas : l’Orateur recourut

 À ces figures violentes

Qui savent exciter les âmes les plus lentes.

Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.

Le vent emporta tout; personne ne s'émut[16].

L’affrontement de l’orateur, habile politique et bon lecteur des situations, entend avertir ses concitoyens du danger que représente Philippe de Macédoine. Il se trompe, néanmoins, sur les moyens de l’avertissement en empruntant un discours de force, voire une rhétorique tyrannique. La prosopopée qui lui permet de convoquer les morts à son secours pour mieux avertir d’un danger vital ne paraît pas efficace malgré son autorité ancienne[17]. On sent bien la déflation du discours en trois temps qui saisit rapidement la dégradation de la puissance de l’orateur : « Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put[18]. » Premier temps de l’argument donc : l’exercice de la force, même dans les mots, ne fonctionne pas.

L'animal aux têtes frivoles

Etant fait à ces traits, ne daignait l'écouter.

Tous regardaient ailleurs : il en vit s'arrêter

A des combats d'enfants, et point à ses paroles[19].

Chaque fable est précédée d’une vignette censée l’illustrer. Le graveur semble s’arrêter sur ce moment de rupture : l’orateur se trouve sur un balcon dominant une place sur laquelle certains des hommes assemblés regardent non des combats d’enfants mais des jeux de chiens, condensant ainsi la référence au peuple comme animal et les combats illusoires des enfants; de même que la perspective de la place est bouchée par des maisons au loin; donc, se faire entendre des citoyens semble impossible pour l’orateur, il lui faut trouver autre chose : un tour de souplesse pour être écouté du peuple distrait; dans la mesure où certains des citoyens ont le visage levé vers le balcon, le moment fixé par Nicolas Guérard est, très précisément, celui où l’orateur change de tactique et commence à attirer l’attention d’une partie de son auditoire[20] (voir la figure 1).

Fig. 1

Fables choisies mises en vers, 3e partie, Paris, Denis Thierry, Claude Barbin, 1678, p. 108, bnf RES-Ye 3312.

-> See the list of figures

Nicolas Guérard capture ainsi le moment de capture, l’instant décisif du pivotement des attitudes lorsque, au lieu des « figures violentes » de la grande éloquence, la douceur[21] d’une fable résonne dans l’espace public et suscite une écoute collective :

Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.

Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour

Avec l'Anguille et l'Hirondelle :

Un fleuve les arrête; et l'Anguille en nageant,

Comme l'Hirondelle en volant,

Le traversa bientôt. L'assemblée à l'instant

Cria tout d'une voix : Et Cérès, que fit-elle[22] ?

En tournant son attention vers ces groupes inattentifs, l’orateur comprend qu’il doit renoncer à l’emportement du discours politique et adopter un discours adapté à ces « têtes frivoles », à ce peuple entre animal et enfant : dans le répertoire de rôles sociaux qui servent de supports à ses discours, il lui faut emprunter une autre figure. Il commence alors un récit au moment où, d’ailleurs, le narrateur le rabaisse d’office en le désignant du nom de « harangueur[23] » : il perd ainsi sa position vainement dominante en tâchant de se mettre à la place de ses auditeurs afin d’attirer leur attention. Si la fable est censée convenir à l’ambassadeur, l’orateur changé en harangueur cherche ce qui pourrait convenir aux Athéniens : puisqu’ils s’occupent de combats d’enfants, autant leur raconter une fable enfantine bien sûr… Ainsi, pour arrêter les jeux distraits des citoyens, rien de mieux que le début d’un conte où, tandis que l’anguille traverse un fleuve en nageant et l’hirondelle en volant, la déesse Cérès est arrêtée. Et, avec elle, l’orateur/harangueur suspend là son histoire, provoquant aussitôt un redoublement de la curiosité populaire. La douceur du récit attire l’attention que la vigueur de l’éloquence n’avait pas suscitée.

C’est un « tour » que l’orateur rebuté joue à ses auditeurs : la magie du conte opère au point de changer les multiples « têtes frivoles » du peuple en assemblée parlant d’une seule voix, celle d’un désir irrépressible de savoir ce qui va arriver. Le support de la grandiose éloquence politique laissait les citoyens à la variété des petits plaisirs qu’ils recherchaient, voici qu’un récit de déesse et d’animaux les constitue en communauté d’auditeurs, ouvrant alors sur la possibilité d’une écoute enfin politique de la situation :

Ce qu'elle fit ? un prompt courroux

L'anima d'abord contre vous.

Quoi, de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !

Et du péril qui le menace

Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !

Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?

A ce reproche l'assemblée,

Par l'apologue réveillée,

Se donne entière à l'Orateur :

Un trait de fable en eut l'honneur[24].

De même que l’arrêt inattendu de Cérès devant le fleuve provoquait la curiosité du public, une rupture de syntaxe (par le changement d’adresse et par le saut du passé simple au présent) intègre ce public au récit qui lui est raconté : « Ce qu'elle fit ? un prompt courroux / L'anima d'abord contre vous. / Quoi, de contes d’enfants son peuple s’embarrasse[25]. » Le personnage de la déesse se trouve ainsi en interaction directe avec les auditeurs du récit auxquels s’adresse le conteur/orateur, un peu comme le personnage de Tom Baxter sort de son film d’aventures pour aller bavarder au milieu de la salle avec Cecilia dans The Purple Rose of Cairo (1985) de Woody Allen : l’anacoluthe devient métalepse.

On peut comparer ce passage avec celui de la fable dont s’inspire La Fontaine « L’anguille et l’hirondelle » de Desmay publié un an auparavant. L’orateur ne suscite aucun intérêt, il s’arrête alors et dit : « Messieurs, écoutez cette fable / Elle est plaisante […] Là trouvant un torrent creux, d’un rapide cours, / L’Oyseau pour le passer vole, & l’Anguille nage.  / Il ne leur dit rien davantage / Et Cerès, lui dit-on; Et Cérès, répond-il, / Se plaint de vous, qu’un conte puéril.[26] [...] » On voit le côté plus didactique, qui explicite sans cesse la situation de communication et ne joue pas des effets de rapidité et de surprise. Dans la mesure où les interlocuteurs de l’échange sont aussi nettement situés, l’orateur a simplement l’air de servir de messager de la déesse. La rapidité de la version de La Fontaine fait l’économie de ces intermédiaires pour rendre plus frappante, plus incisive, plus « anacoluthique » la soudaine intervention de Cérès auprès des athéniens.

La dédicace mettait en relief l’opposition entre la grandeur de l’ambassadeur et la légèreté populaire du fabuliste. Comment permettre à celui-ci de se placer à la fois en position de donateur (d’un poème) et de conseiller (d’une politique) ? Grâce au support narratif : la fable en vers opère comme la mise en scène du pouvoir de la fable pour un orateur, impuissant lorsqu’il utilisait les outils rhétoriques (figures violentes) du discours politique. C’est cette exemplarité qui permet de passer de la légèreté des vers à la grandeur du pouvoir politique. La fable montre à la fois la faillite rhétorique de l’homme de pouvoir et le pouvoir rhétorique du raconteur de fables[27]. Il est donc justifié de l’offrir à un homme de pouvoir pour mieux l’inviter à agir (ou lui ordonner de se battre) pour la paix.

Politique de la fable : comment allier distance et douceur

Pourtant, ce n’est pas seulement la puissance intrinsèque du récit qui l’emporte ainsi. Il faut lui associer l’anacoluthe-métalepse du récit qui autorise, par ses ruptures de niveau syntaxique et narratif, cette pirouette sociale. C’est justement au moment où le récit imbriqué du conte populaire implose que le récit politique s’impose dans toute sa légitimité. La multitude frivole du peuple acquiert une vertu politique quand elle est changée en assemblée.

La leçon semble très hobbesienne : pour qu’une multitude (proche de l’état de nature des animaux) accède à la dignité du peuple, il faut qu’elle constitue cette fiction juridique d’un corps politique unifié parlant d’une même voix, celle de l’État : « Les hommes ne mettent pas assez de différence entre le peuple et la multitude. Le peuple est un certain corps, et une certaine personne, à laquelle on peut attribuer une seule volonté, et une action propre : mais il ne se peut rien dire de semblable de la multitude[28]. » La multitude des têtes frivoles apparaît comme un monstre et non comme un corps politique qui pourrait décider de la paix ou de la guerre dans une situation problématique. Cependant, chez La Fontaine, à la différence de Hobbes, la première communauté politique n’est pas celle de l’assemblée d’un peuple qui serait capable de faire entendre sa voix, la première communauté politique est constituée par les auditeurs d’une fable. L’origine du politique est le conte et l’écoute, non l’État et son discours.

Or, la légitimité d’une telle origine apparaît bien paradoxale comme le montre la moralité :

Nous sommes tous d’Athène en ce point; et moi-même

Au moment que je fais cette moralité,

Si Peau d’âne m’était conté,

J’y prendrais un plaisir extrême,

Le monde est vieux, dit-on; je le crois, cependant

Il le faut amuser encor comme un enfant[29].

L’opposition entre grandeur et légèreté trouve certes sa résolution figurée dans le recouvrement de la sage vieillesse par la frivole enfance. Mais c’est aussi la position de surplomb habituelle de la morale qui fonctionne bizarrement, puisque sa généralité se place sous le « je » particulier du fabuliste, même si, au bout du compte, ce « je » d’autorité apparaît soumis à la règle universelle du plaisir constituant un « nous » politique. L’autorité politique de l’Athènes antique se résorbe ainsi dans la séduction mémorielle du conte sans âge, jusque dans sa paradoxale faiblesse ou légèreté. Le saut brutal de l’anacoluthe et de la métalepse qui mettent en relation ce qui ne devrait pas l’être se prolonge dans la moralité dont le sérieux conclusif est miné par le plaisir immédiat du conte.

Le passage par la fable ne consiste donc pas seulement à fournir un argument exemplaire pour analyser une situation politique analogue, il ouvre sur une généralisation anthropologique de la place de la fabulation dans le creuset des communautés humaines. À l’origine du politique résiderait le mythe : celui-ci ne viendrait pas simplement agrémenter ou pimenter par du récit le fondement des communautés, il engagerait d’emblée les auditeurs et auditrices à faire communauté. La relation aux autres serait d’abord relation au récit qui supporterait les multiples relations ordonnant la communauté et qui en proposerait des exercices de simulation. Mais ce récit ne se donnerait pas comme un fondement recourant à la force, juste au contraire : il dépendrait du principe de plaisir et de ses sauts d’intensité.

La Fontaine peut se permettre cette intervention et l’affichage d’une relative connivence avec un ambassadeur extraordinaire grâce à sa position dans les salons lettrés à côté du pouvoir (c’est-à-dire proches du pouvoir, mais à distance d’un pouvoir politique effectif). Le genre même de la fable l’autorise à s’inscrire dans la grandeur de l’héritage antique (au point de raconter une histoire politique de l’Athènes d’autrefois) tout en reconnaissant sa position inférieure dans l’échelle des valeurs génériques et son inscription du côté du populaire. Marquer cette possibilité d’intervention dans le champ politique (même si, en « réalité », il n’a aucun pouvoir) est en fait une manière de s’imposer dans l’espace mondain du littéraire[30].

Le statut économique et social des auteurs, au 17e siècle, les met au service des Grands et l’offrande de cette fable témoigne bien d’un échange entre le fabuliste qui paye en vers des avantages qu’il espère recevoir (réputation, protection ou pension) : la scénographie de la dédicace le montre éloquemment. L’idée de douceur politique apparaît dans le prolongement de la douceur éloquente des vers ou de la douceur mondaine des relations sociales : ce qui devrait permettre à l’expert en douceur qu’est le poète de devenir socialement valorisé. Il participerait alors à ce mouvement de grande ampleur et de longue durée que serait le « processus de civilisation[31] » : Norbert Elias décrit comment l'adoucissement des moeurs permettrait de négocier la complexité croissante des relations sociales et des rapports de pouvoir dans les sociétés modernes, en aménageant les manières de communiquer ses émotions dans des usages civils.

Un des problèmes de cette interprétation est qu'elle rabat la civilité sur les cérémonies[32]. En fait, les manières de faire et de vivre se trouvent en tension entre trois régimes d’expression : les cérémonies des paroles et des gestes codifient les rapports hiérarchiques; la civilité rend les relations entre les individus aussi harmonieuses que possible; la familiarité donne un tour personnel et facile à ces relations. Cependant, ces trois régimes se chevauchent souvent et font l’objet de négociations ponctuelles en fonction des rapports de force ou des jeux de séduction[33]. On se sert des codes connus pour les faire entrer dans des registres de signification : ils ne sont pas seulement des instances phatiques, mettant en contact de façon réglée les individus entre eux en fonction de leurs statuts sociaux, ils permettent d’exprimer des rapports de force et des postures personnelles, des désirs de plaire ou des volontés de s’affirmer. La civilité entre dans les codes cérémoniels et les systèmes d’étiquette pour mieux les déplacer ou les délocaliser[34]. Elle introduit de la singularité dans la procédure, du particulier et du familier dans le public et le codé. Elle glisse l’art de plaire dans les rituels du respect, l’égalité des affections dans l’inégalité des statuts. Cela implique que ces manières civiles peuvent donc aussi être consciemment manipulées (manières et manipulations sont des affaires de « main », de manus, de pouvoir) et s’inscrivent dans une « diplomatie des relations ».

À manifester cette valeur diplomatique dans les « grâces légères » des vers, le poète fabuliste obtiendrait ainsi un statut social reconnu et une valeur politique inattendue (valeur très relative puisqu’elle est produite de l’intérieur d’une fable mise en vers). Malgré l’apparente harmonie de ces échanges, les décalages et déplacements à des échelles différentes tracent dans le texte un lien manifestement problématique. La fable suspendue de Cérès au bord de la rivière indique ce suspens, cet arrêt, cette déchirure dans l’économie de la fable racontée comme dans l’enchaînement de la phrase. L’anacoluthe et la métalepse deviennent ici emblématiques de la cassure et du déplacement obligatoire, de la violence d’un piège par la douceur du récit en vers. La déchirure politique séparant, dans la monarchie de Louis XIV, ceux qui peuvent parler de ceux qui doivent se taire et obéir est à la fois indiquée par les scènes d’énonciation et escamotée le temps d’une fable par la parole séductrice du poète. La mise à distance des temps de référence (fabuleux, populaire, mythologie, antiquité athénienne) pour mieux parler de l’actualité politique fonctionne comme une puissance de décontextualisation et de reconfiguration des temps. Le monde si vieux (qui devrait donc être si sage) est lui-même rabattu sur l’enfance comme puissance d’amusement. Détourner les individus, divertir le monde passent alors pour des instructions sur la conduite des hommes en général, mais elles prennent leur sens dans une situation où les mots sont surveillés et les discours, régulés.

Le littéraire devient ainsi figure d’un pouvoir politique rejoué sur une scène ironique : par douceur plutôt que par force, en captivant les esprits plutôt qu’en capturant des corps, en mettant en spectacle les combats plutôt qu’en les réalisant. Modèle de ruse et de séduction où l’on captive les esprits par les effets érotiques des corps sonores et rythmiques. En ouvrant, par là même, sur l’idée du pouvoir comme manipulation des esprits. Cependant, côté littéraire, cela doit se faire par une distance entre les mots et les choses, une déchirure dans le temps des énonciations et des corps, — et la séduction naît justement de cette distance, du jeu qu’elle permet, des opérations multiples qu’elle suscite dans le creuset des récits.

Qu’est-ce qu’un récit ?

Il faut s’entendre sur ce que l’on place sous le nom de « récit ». Classiquement, on entend par muthos un certain « agencement de faits en système[35] » (Aristote), ou encore une « mise en intrigue[36] ». La mise en intrigue est « un dynamisme intégrateur qui tire une histoire une et complète d’un divers d’incident[37] ». Il y aurait donc d'abord une diversité de faits singuliers et l'intrigue les ramasserait dans une unité formelle qui donnerait le sentiment qu'ils sont intimement liés grâce à l'activité d'un conteur qui saurait en tirer les fils d’une même histoire : « Par la vertu de l’intrigue, des buts, des causes, des hasards sont rassemblés sous l’unité temporelle d’une action totale et complète. C’est cette synthèse de l’hétérogène qui rapproche le récit de la métaphore[38]. » À la manière du concept, pour Kant, qui unifie le divers de la sensation, l’intrigue ramasserait dans une histoire totalisante le divers des événements. Issue de la multiplicité informe (comme est censée l’être toute multiplicité par définition non ordonnée), une forme surgirait qui synthétiserait tout ce qui est arrivé et lui donnerait un visage désormais reconnaissable. L'intrigue résoudrait la tension intérieure, la distensio animi, entre les événements venant de multiples directions et sur des plans différents, d’un côté, et, de l’autre côté, un désir de rassemblement comme si tous ces fils aux couleurs, aux formes et aux matériaux divers avaient été noués d’une seule main de maître. Bien sûr, Paul Ricoeur prend soin d’en faire une dynamique et insiste avec justesse sur l’utile notion de configuration ou de reconfiguration qui lierait les multiples éléments.

Aristote utilisait un terme bien choisi pour décrire l'intrigue tragique : « Il y a dans toute tragédie une partie qui est noeud [désis] et une partie qui est dénouement [lúsis[39]] ». Le bon dramaturge est ainsi celui qui sait lier et délier les faits qu'il agence. Deô, c'est attacher, lier, emprisonner. De nouveau, il s'agit d'entendre les rapports de force et les tours d'imagination dans ces manières de lier des faits ensemble. Loin d'offrir le visage neutre d'une structure, comme semble le mettre de l'avant Paul Ricoeur en faisant agir l'intrigue plutôt que l'intrigant, l'opération narrative relève de la dynamique du piège.

Peut-être inspiré par sa pratique de romancier, Furetière, dans son Dictionnaire universel, définit l'intrigue de manière plus subtile comme un « [a]ssemblage de plusieurs évenemens, ou circonstances qui se rencontrent en quelques affaires, & qui embarrasse ceux qui y sont intéressez. [...] Intrigue, dans ce sens, est le noeud ou la conduite d’une pièce dramatique, ou d’une Histoire Romanesque, c’est-à-dire, le plus haut point d’embarras où se trouvent les principaux personnages, qui leur est causé par l’adresse, ou la fourbe de quelques personnes pratiquées, ou par la rencontre de plusieurs évenemens fortuits qu’ils ne peuvent debrouiller[40]. » Il suit dans le français la piste du latin intricare (embrouiller, embarrasser) et intrigare (mettre dans l’embarras, rendre perplexe, d'où se livrer à des affaires compliquées ou éveiller la curiosité). On ne saurait donc se contenter de penser l'intrigue comme un simple assemblage : tout agencement suscite aussi embarras, perplexité et curiosité, et sans doute sont-ce ces dimensions-là qui font l'effet du récit. L’intrigue est en fait double. Et ce dédoublement fait aussi partie du caractère embarrassant de l’intrigue.

Furetière ajoute une étymologie fantaisiste trouvée chez un érudit du 16e siècle : « Tripaut assûre que ce mot se dit proprement des poulets qui ont les pieds empêtrez parmi des cheveux, & qu’il vient du Grec en & de trix, comme rapporte Menage[41]. » Il fournit ainsi, de façon exemplaire, à la fois une image et une pratique de cet embarras : cette origine, illusoirement tirée du grec, met en scène une étymologie embarrassée en même temps qu’une exemplification saisissante de l’embarras à concevoir ce que des pattes de poulet pourraient venir faire dans les cheveux d’une personne quelconque... Le caractère comique de l’étymologie imaginaire semble pourtant contredit par l’autorité convoquée, puisque c’est le savant Ménage qui la rapporterait. Cependant, l’embarras s’accroît, puisque Ménage ne fait que reprendre une étymologie donnée par Léon Trippault en soulignant qu’elle est erronée[42] (ce que se garde d’indiquer Furetière…). À l'instar du corbeau qui se prend au leurre de l'exemple et à la toison d'un mouton[43], chez La Fontaine, répond ici le poulet étymologique qui vient s'embarrasser dans les fausses origines et les mauvais exemples.

On ne peut donc restreindre l’intrigue à la satisfaction apaisante de sa composition et escamoter, du même coup, son caractère problématique (et parfois heureusement comique) : « Quoi, de contes d’enfants son peuple s’embarrasse »…, tel est bien le piège du plaisir du récit et du désir de savoir dont l’orateur joue et qu’il dévoile pour mieux capturer autrement l’attention de ses auditeurs, mais aussi le piège dans lequel le fabuliste attrape ses lecteurs, à commencer par M. de Barrillon, tout en déployant ostensiblement le filet du suspense. C’est l’embarras qui apparaît le plus important dans l’économie narrative, comme en témoignent, d'ailleurs, les réflexions sur la poétique de l’intrigue théâtrale. Jean Chapelain, un contemporain de Furetière et de La Fontaine, reprend ainsi le couple aristotélicien désis / lúsis, mais sous les termes d'intrigue et de catastrophe (c'est-à-dire le moment du retournement tragique, du dé-nouement). Il oppose alors l’intrigue (comme nouement, noeud, embrouillamini) au dénouement et à la catastrophe, autrement dit à ce qui recompose une unité. Le sens politique de machination, de secret, d’embrouille s’y retrouve non comme une signification supplémentaire ou accessoire, mais bien comme le coeur de sa définition.

Johanne Villeneuve en a parfaitement saisi la logique : « Partant du noeud des actions, nous atteignons la condition particulière d’une activité, celle d’un être-pris : traduite par la polysémie de l’intrigue moderne, elle se rapporte à un état de captivité, de claustration, de stupeur, d’embarras ou de fascination. On pensera ici au piège dans lequel le lecteur tombe, à ces filets tendus au héros téméraire, à la curiosité qui les happe tous deux et en fait souvent les dupes du récit[44]. » L’intrigue est donc une activité d’un genre particulier qui suppose à la fois un mouvement et un arrêt, une dynamique et une prise, un agencement formel et une force de capture. Il y a en latin deux mots pour blanc : candidus et albus, le blanc luisant de la neige ou le blanc opaque de l’oeuf. De même, il devrait y avoir deux termes pour l’intrigue : le luisant d’une unité combinatoire d’actions, l’opaque d’un embrouillamini de phénomènes.

Ainsi, tout récit possède un pouvoir d'agencement du divers en même temps qu'un pouvoir de capture des auditeurs ou des lecteurs. C'est ce qu'a étudié en détail, à partir justement d'analyses de La Fontaine et de Pascal, Louis Marin dans son ouvrage au titre éloquent Le Récit est un piège. Ce qui l'amène à nous montrer aussi comment le récit peut raconter au pouvoir la fable de son autorité. Si le récit est un piège, le pouvoir également, et le récit du pouvoir peut devenir piège pour le pouvoir : « Le pouvoir comme piège, cela veut dire que le pouvoir n'existe pas et qu'il est une donnée, un factum originaire, je dis bien donnée, factum : il n'y a pas de transcendantal, nulle condition de légitimité et d'autorité, nulle proto-histoire, sinon dans le récit ou le mythe éternellement répété de la grande tristesse du monde dont la Vérité et la Justice, la force vraie et juste, s'est retirée, et qui n'est raconté que pour dire cet originaire, ce fait[45]. » Que l'on raconte la tradition perdue par la succession des générations ou le mythe d'origine d'un pouvoir absolu, c'est toujours le travail piégeur d'une quête d'autorité que permet alors le récit.

On le voit bien à un petit détail de la retorse dédicace : le fabuliste semblait valoriser la hauteur des enjeux politiques dont devait traiter l’ambassadeur et réduire la portée de ses propres fables lorsqu’il disait « Vous avez bien d’autres affaires /  à démêler que les débats / du lapin et de la belette »… Mais si l’on va lire la fable à laquelle il fait allusion, on s’aperçoit qu’elle raconte le conflit de droit entre un lapin et une belette, leur choix de prendre le chat comme juge, et la solution simple que celui-ci donne au litige : « Jetant des deux côtés la griffe en même temps, / Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre. / Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois / Les petits souverains se rapportant aux Rois[46]. » Autrement dit, si l’ambassadeur doit s’occuper d’autres débats, il devrait éviter ce genre de solution féline : la hiérarchie reconnue entre homme de pouvoir et poète léger n’empêche pas celui-ci de glisser ses conseils sur le bon usage de la diplomatie plutôt que de la force tyrannique.

Il faut savoir gré à Louis Marin, dans l’intense moment narratologique au coeur duquel il travaillait, d'avoir ramené la structure des intrigues à leurs enjeux de pouvoir, de piège et de capture. De même, Ross Chambers en montre les opérations d'autorité et de séduction :

Dans la mesure où il ne peut y avoir de récit sans l'autorité de raconter, et pas d'autorité sans l'autorisation d'un autre, [...] il est difficile de voir la possibilité d'un acte de narrer qui ne soit pas, plus ou moins, un acte de séduction. Et c'est cette caractéristique des actes de narration qui, je crois, met en lumière le pouvoir de la fiction. [...] Une telle définition de la fictionnalité [...] suggère que, parce que le récit est une des principales façons de relier les êtres humains entre eux, elle est nécessairement un phénomène discursif caractérisé par la duplicité de la situation de narration elle-même. De ce point de vue, la « fiction » est simplement la façon par où la narration interagit avec la situation narrative; ou, pour le dire autrement, ce qui surgit dans le langage à partir de cette interaction[47].

Il n'est, en effet, pas de récit qui ne soit porté par une autorisation quelconque, qui n’ait besoin d’un support institutionnel : d’où cette simulation de rôles inversés avec le fabuliste qui joue au conseiller politique et l’orateur qui se change en conteur. L'acte de raconter, au moment où il est performé, est en interaction avec sa propre situation d'énonciation et l'autorité qui s'y inscrit. Raconter relie des êtres humains entre eux en les nouant en même temps à la situation dans laquelle ils se retrouvent.

Fabulation et diplomatie

C'est pourquoi l'étude d'un récit nécessite de saisir la toile d'araignée composite dans laquelle il opère. Il est donc saisissant que cette fable sur les embarras du récit et les problèmes d’autorisation soit dédiée (insérant ainsi les récits dans l’activité d’une situation problématique et dans la dynamique sociale d’une adresse), et surtout dédiée spécifiquement à un ambassadeur : elle lui « convient » comme le souligne le dédicateur, non seulement parce que les récits mobilisés parlent de pouvoir, de danger de guerre et de tours d’adresse pour diriger l’attention et convaincre d’agir, mais surtout parce que la diplomatie s’y révèle comme l’art des situations embarrassées. La convenance n’est pas simplement une habitude sociale, elle désigne ce phénomène essentiel pour toute communauté politique : un « venir-ensemble », même au milieu des embarras et des incertitudes de l’existence. Ainsi, depuis la cour d’Angleterre, M. de Barrillon écrit à Louis XIV le 9 février 1678, après avoir fait le point sur la situation : « Voilà, Sire, en quel état sont les affaires aujourd’hui; mais personne ne peut répondre qu’elles ne changent pas demain de face. Il est très-certain que la Cour est embarrassée[48]. »

Narration et diplomatie participent d’un même rapport aux embarras. C’est pourquoi la narratologie qui insiste sur les configurations élégantes doit être complétée par une diplomatique qui s’intéresse aux embrouillaminis, aux pièges et aux captures, aux tours d’adresse et aux manières de diriger les attentions en sachant exploiter les supports nécessaires. Timothy Hampton a bien montré comment le développement des activités diplomatiques à l’âge moderne avait pu alimenter des pratiques d’écriture de fiction et comment l’imagination littéraire à l’oeuvre dans des genres variés avait peut-être pu inspirer certaines pratiques diplomatiques. Il examinait en particulier les faillites ponctuelles des tentatives diplomatiques ouvrant sur des destins tragiques de Hamlet à Oreste[49] : les moments où les relations de pouvoir butent sur des obstacles, s’emmêlent dans leurs propres forces, ne permettent pas de percer les secrets des conduites sont les plus inspirants.

Les poètes fabulistes peuvent-ils pour autant donner des conseils aux diplomates ? On pourrait trouver plutôt contradictoire, pour un conseilleur à vers légers qui espère stimuler la paix entre les nations, de donner comme histoire exemplaire un orateur qui tente de convaincre les citoyens de faire la guerre. Certes, il s’agit de valoriser l’usage des fables comme tour d’adresse d’un orateur aussi bien que d’un conteur. Mais on ne peut escamoter ce fait obstiné : le caractère instrumental des fables conduit à la guerre aussi bien qu’à la paix.

Néanmoins la diplomatie comme continuation de la guerre marque les prémices de son dépassement, car l’éthique est un prolongement de la technique. Bien savoir faire quelque chose conduit à élaborer des conduites de valeur à son égard. […] Savoir et savoir-faire ne laissent pas indemnes : […] il n’y a pas de neutralité morale des savoir-faire techniques diplomatiques, car ils forment à une conscience éthologique et écologique, qui oriente vers une diplomatie des relations[50].

On peut reprendre ici ces remarques de Baptiste Morizot dans son ouvrage sur les loups bien réels qui peuplent actuellement quelques-unes des montagnes françaises. Plutôt que la chasse ou la peur, il propose d’adopter une attitude diplomatique, mais pas n’importe quelle diplomatie. La notion de « diplomatie des relations » est adossée à « une conception du monde selon laquelle nous sommes un tissu de relations avec la communauté biotique, et où viser le bien des uns implique de viser le bien de la relation même. […] Elle est opposée à une diplomatie des termes[51]. » Comme l’énonçait Michel Serres, l’important est de voir comment sont « substantiés » des termes à partir des relations. Or, les manipulations retorses et embrouillées du fabuliste, dans sa dédicace ou dans ses fables imbriquées, orientent justement vers une prise en compte des relations multiples et des supports adaptés qui composent les individus et les situations.

Des inégalités sociales sont des manières de figurer socialement des termes, d’arrêter la dynamique incessante des relations; mais elles n’empêchent jamais l’instabilité foncière des milieux dans lesquels ces relations prennent valeur et sens, au point que les aveux de faiblesse ou de légèreté, les faillites rhétoriques ou syntaxiques, les anacoluthes et les métalepses forment des trouées heureuses entre les termes et donnent au tissu des relations l’élan d’un « plaisir extrême ». Le Je enchanté du fabuliste au moment d’entendre Peau d’âne est d’autant plus réjoui qu’il apparaît sur le fond d’un Nous.

On peut alors préciser la spécificité de la fable à l’intérieur du vaste ensemble des récits : elle met en relation des sujets individuels et un collectif qui les agence. Que ce soit dans la dédicace avec les enjeux de la paix et de la guerre ou dans l’histoire de l’orateur athénien avec le peuple qui fait assemblée une fois intrigué par le conte de Cérès, de l’anguille et de l’hirondelle, la fabulation orchestre l’instauration d’un collectif. Comme le souligne Gilles Deleuze, à partir des documentaires de Pierre Perrault, « le pouvoir de fabulation, c’est le pouvoir par lequel une collectivité s’invente comme peuple [...], il s’agit d’inventer un peuple qui manque. Perrault, il dit mieux : “il s’agit d’inventer un peuple qui existe déjà[52]”. » Fabuler, c’est par une relation (un récit, à la fois rassembleur et embarrassant) montrer les relations multiples des vivants dans le creuset desquelles s’invente un collectif.

Il n’existe pas de position de surplomb assez stable pour y arrêter un terme souverain et unifiant, les plis des relations forment certes des hauts et des bas, mais les plis sont mobiles et complexes : que ce soit par érosion lente ou par poussées soudaines, les relations définissent diverses configurations de sujets, diverses formations du social, qui nécessitent des façons de les légender. Comme Gilbert Simondon l’énonçait, « l’individu […] est l’être de la relation, et non pas l’être en relation, car la relation est opération intense, centre actif[53] ». En effet, dire « en relation » supposerait que les termes existent avant d’être mis en relation, alors qu’il faut les concevoir comme les carrefours provisoires, les noeuds facilement dénouables des multiples fils des relations qui les activent et dont ils offrent aux regards les figures momentanées. L’universalité construite par une moralité de fable ou par des considérations théoriques de surplomb est, en fait, toujours ancrée dans des situations historiques limitées. Mettre l’accent sur les relations plutôt que sur les termes requiert justement de voir comment toute généralisation s’édifie à partir des médiations sociales d’un moment particulier.

Ainsi, dans cette fable, combats ou contes d’enfants associent les corps, les coeurs et les esprits dans le plaisir qu’ils donnent. C’est pourquoi, même vieux, fabuliste et monde trouvent matière à réjouissance dans ce déploiement des relations, dans les opérations intenses des jeux de langage et de séduction. Dans mon article de 1991, j’avais critiqué le paradigme juridico-commercial du contrat entre auteur et lecteur, qui me semblait imposer une relation trop rigide, et j’avais plaidé pour emprunter le modèle du défi plus dynamique avec ses obligations ritualisées de don et de contre-don, et surtout avec ses actions de séduction et ses vertiges intenses. Aujourd’hui, moins séduit par les enthousiasmes baudrillardiens, j’irais plutôt du côté, diplomatique, du pacte ou de l’accord où se négocient des relations de plaisir réciproque, vivifiant ainsi les manières de se lier, tout en reconnaissant les possibles échecs, les éventuelles mésententes, voire les malentendus productifs. Un second avantage de la diplomatie est de nous sortir de liens contractuels individuels et de nous faire entrer en douceur dans l’agencement de collectifs.

D’autant que c’est justement le rôle que tente de jouer le fabuliste en donnant ses conseils, dans sa dédicace ou par son récit, à l’ambassadeur de Louis XIV. D’où la portée paradigmatique de cette dédicace à un diplomate, qui n’apparaît pas ici seulement en raison de sa familiarité avec La Fontaine ou de la situation politique dangereuse, mais afin d’insinuer discrètement le principe d’une importance de la diplomatie pour les lettres et pour la vie elle-même. Le vrai pouvoir — à moins que ce ne soit le pouvoir du faux, de la simulation, du bon usage des supports — consiste à savoir éviter l’usage de la force grâce à la fabulation. Exercer sa force est en fait une preuve de faiblesse. Jouer de sa faiblesse, de manière souple et bien adressée, est un exercice de pouvoir, une diplomatie des relations, une façon de circuler au milieu des embarras.

Me permettrez-vous de finir comme j’ai commencé avec un petit récit en guise de conclusion ? Dix ans après avoir écrit « Le pouvoir des fables », La Fontaine voit partir à Londres sa protectrice, Mme de Bouillon, qui avait été compromise dans l’affaire des poisons. Elle rejoignait sa soeur Hortense Mancini, duchesse de Mazarin. La Fontaine leur envoie des lettres galantes lues dans la petite communauté française des exilés, dont le fameux essayiste Saint-Évremond. Ce dernier est chargé de lui répondre et, quoique La Fontaine n’ait fait l’éloge dans sa lettre que des deux duchesses, Saint-Évremond glisse ce passage sur M. de Barrillon : « La solidité de Monsieur l’Ambassadeur l’a rendu assez indifferent pour les Loüanges qu’on lui donne : mais quelque rigueur qu’il tienne à son mérite, quelque sévére qu’il soit à lui-même, il ne laisse pas d’être touché secretement de ce que vous avez écrit pour lui[54]. » Il se peut qu’il fasse référence à une autre lettre non connue, mais il fait peut-être allusion au « Pouvoir des fables ». Dans ce cas, l’ambassadeur aurait donc, lui aussi, été saisi par la fable, ses embarras attachants et sa diplomatie enjouée.

En plein hiver, La Fontaine répond, malgré sa mauvaise santé, et fabule un peu en imaginant Saint-Évremond et lui en chevaliers de la Table ronde avec chacun sa Dame : la duchesse de Bouillon pour lui et la duchesse de Mazarin pour Saint-Évremond. Fabulation riante et sans illusion pour deux galants et spirituels vieillards : « Nous attendrons le retour des feüilles, & celui de ma santé; autrement, il me faudroit chercher en Litiere les Avantures. On m’appelleroit le Chevalier du Rhumatisme[55]. » Cette appellation ironique renvoie certes à la goutte dont il souffrait, mais le choix du terme est intéressant : son origine grecque ou latine renvoie à l’idée d’un flux; le rhumatisme est une « maladie des joinctures », comme le dit le médecin du roi, Nicolas de La Framboisière, autrement dit de ce qui articule et met en relation les diverses parties du squelette. Pour la médecine humorale du 17e siècle, elle est l’effet de flux d’humeurs descendant du cerveau et s’accumulant sur des articulations qu’elles bloquent[56]. Le corps politique connaît lui aussi ses accès de rhumatisme articulaire aigu faute de souplesse des relations humaines.

Avec ce petit récit d’une relation à distance, nous pourrions tirer une dernière idée sur la puissance des fables à nous guérir des maladies du corps et des mauvais flux d’humeurs, voire de la vieillesse en retombant dans l’enfance des contes de chevalerie. L’ironie à se fabuler en chevalier du rhumatisme fait sourire de la souffrance même, façon de retourner encore une fois la faiblesse en pouvoir, l’immobilité d’un corps en aventure de l’imagination, l’articulation figée en joie des relations.