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L’étude des analyses de films produites depuis les années 1980 dans le cadre du programme de recherche Collimateur[1] dédié à l’histoire de l’analyse esthétique francophone nous a permis de remarquer l’apparition d’un corpus de textes singuliers : manières de voir originales, écritures personnelles donnant accès à une intelligence inédite des films, s’écartant des approches sémiologiques des années 1970, et accordant une place importante à la forme et au style du texte. D’abord mineure, cette façon d’appréhender l’analyse se propage dans les années 1990, ouvre la voie à une liberté de ton qui revivifie la pensée sur le cinéma. Arrimée aux films, elle cherche parfois à raconter leurs puissances esthétiques en adoptant une tournure fictionnelle.

Parmi les textes repérés[2], deux auteurs, en concevant le film comme matière à récit, comme source d’imaginaire, embarquent l’analyse du côté de la fable. Cette forme, en tant qu’activité d’imagination et d’invention, participe d’une interprétation par détours, occasionne une métamorphose des oeuvres. La pente « fabuleuse » de ces analystes est favorisée, voire autorisée, par la place marginale qu’ils occupent dans le champ des études cinématographiques, une place leur permettant des écarts par rapport à une analyse plus académique.

Laurent Fiévet est l’auteur d’une thèse[3] dans laquelle il met l’oeuvre d’Alfred Hitchcock sous contrainte optique pour lui faire rejouer des épisodes connus de l’histoire de l’art et ainsi révéler son projet figuratif insoupçonnable. Une fois la thèse soutenue (2001), Fiévet cesse d’écrire et transcende sa réflexion en exposant montages et installations artistiques[4]. Il renonce à la recherche et devient artiste, évolue dès lors dans le milieu de l’art contemporain en déclinant nombre d’expositions en lien avec le cinéma. Rétrospectivement, ce virage est prévisible, car si la thèse permet, nous le verrons, d’appréhender les films d’Hitchcock comme une galerie d’art secrète, on peut y entrevoir, après coup, les prémisses d’une future oeuvre artistique, une (longue) note d’intention déguisée d’installations rêvées.

Fondamentalement lié à la littérature et à la philosophie politique, Hervé Aubron, auteur prolifique[5], navigue entre journalisme et critique. Fin connaisseur des auteurs contemporains, il fut rédacteur en chef du Magazine Littéraire (2008–2020), tout en officiant au comité de rédaction des Cahiers du cinéma (années 2000 puis 2020) et coordonnant la revue Vertigo (1996–2004). Ses critiques, ancrées dans l’actualité, prennent de plein fouet le délire du monde, son chaos, auxquels elles mesurent les situations fabriquées par les films. La part qui aujourd’hui nous intéresse plus particulièrement est celle qui, débordant la saisie immédiate propre au geste critique, débouche sur une forme analytique.

Le penchant artistique de Laurent Fiévet, l’esprit philosophe et l’habileté littéraire d’Hervé Aubron engagent leurs analyses de films sur la voie du fabuleux, inspirent deux gestes fictionnels au demeurant très différents. Doté d’un oeil excédentaire, Fiévet fictionne une galerie d’art dans l’oeuvre d’Hitchcock tandis qu’Aubron brosse une théorie animée du temps présent en visitant le cinéma tel un parc d’attractions. Ce contraste nous permet non pas tant de comparer deux démarches, mais de présenter deux hypothèses d’analyses fabuleuses.

Analyser ces deux analystes aux tournures éloignées engage naturellement ici deux types d’écriture tentant de restituer les gestes engagés, les chemins empruntés — aussi bien intellectuels que proprement scripturaux (si tant est qu’on puisse dissocier ces aspects) — dans le but de rendre sensible la part fabuleuse de l’analyse. Aussi commencerons-nous par reproduire la méthode détachée du dépli scrupuleux de l’oeuvre d’Hitchcock par Laurent Fiévet dont l’assurance et le flegme permettent de faire passer une pensée fabuleuse; puis nous accommoderons, pour rendre sensibles, par accumulation, les accélérations et empilements d’où procède une autre fable issue cette fois-ci de la prolifération analytique d’Hervé Aubron.

Laurent Fiévet, « tête en avant »

Un réseau complexe de références picturales […], à l’image du terrier donnant accès au pays des merveilles, allait m’entraîner toujours plus profondément dans les stratifications enfouies de l’oeuvre. Je n’y résistai pas plus longtemps. Telle Alice, je m’y précipitai et basculai vers la dame, tête en avant[6].

Laurent Fiévet est doué d’une seconde vue. Sa thèse saisit la part cachée de l’oeuvre d’Hitchcock, et ouvre, par-delà le visible, « un espace magique[7] » insoupçonnable. Suivant le filon d’une folle intuition, il débusque dans les films les plus connus du cinéaste des centaines de références picturales dont la plupart sont à première vue invisibles. Les films, d’eux-mêmes, ne révèlent rien, seule l’analyse est en mesure de faire émerger le dispositif de transposition d’oeuvres picturales fomenté secrètement par Hitchcock dont l’oeuvre, reconfigurée par Fiévet, prend une autre tournure et se mue en une galerie d’art secrète[8].

Écart

Les références repérées par Fiévet occupent un large éventail typologique, de la ressemblance remarquable à l’oeil nu jusqu’à celle forçant le regard — les traits communs au film et au tableau pouvant être alors approximatifs, ou devant être extrapolés pour tenir la route, parfois sur le fil. Plus la ressemblance est lointaine, plus l’espace occupé par l’analyste est grand, Fiévet doit combler l’écart par ses mots, élaborer le tissage virtuel permettant de relier le film au tableau et de générer toutes les associations nécessaires à l’apparition de la référence, révéler « l’espace magique » doublant le film, où se loge la fable. L’opération est réussie lorsque la distance, au bout du compte, s’annule et qu’apparaît cette communauté figurale, entre le film et le tableau, au-delà du visible.

Dans les films d’Hitchcock, nous dit l’analyste, ce que je vois est ce que je vois, mais aussi autre chose[9]. Prenons l’exemple de Marnie (1964). Plusieurs références à des tableaux de Vermeer sont remarquées dans la séquence où l’héroïne, engagée comme secrétaire, est affairée à son bureau. Le travail créatif d’analyse commence par une description d’un plan émaillée d’équivalences avec La Dentellière [10] :

Avant de tremper sa plume dans la bouteille que lui a apportée sa collègue Susan (Mariette Hartley), Marnie est cadrée en plan rapproché. Le corps légèrement tourné vers la droite du cadre, elle garde le buste penché en avant et adopte un même air appliqué. Ses cheveux bruns sont tirés en arrière. L’avant-bras droit étendu sur son bureau, elle a posé sa main sur un cahier, un peu plus bas que celle de la dentellière.

Bien que placée plus à droite que dans la composition, sa main gauche restitue assez fidèlement le geste qu’accomplit la figure vermeerienne en maniant ses fuseaux, remplacés dans le plan par un porte-plume. L’objet reprend l’orientation d’un des fils qu’elle utilise pour composer son ouvrage. Une lavallière esquisse sous le visage la surface imposante du col en dentelle. Sur le bureau, un buvard vert foncé rappelle la couleur du tapis disposé au premier plan. Un pot rempli de crayons marque l’extrémité du meuble sur lequel travaille l’ouvrière. Une bouteille d’encre rouge vidée de son contenu a été disposée à l’emplacement où retombent les fils rouges glissant sous le coussin à couture[11].

La référence, ici, est reconstituée assez simplement par Laurent Fiévet qui ne procède qu’à des ajustements, se charge de déplacer virtuellement le corps de Marnie pour accomplir la coïncidence : « un peu plus bas », « plus à droite », il transforme une lavallière en un col de dentelle, un buvard en tapis, une bouteille d’encre rouge vidée de son contenu signale la retombée des fils rouges. « Hitchcock s’est également inspiré de Dame et sa servante [je souligne] de Vermeer[12]. » Les effets de substitution s’affolent, et la fable se complique, cherchant à reconstituer coûte que coûte la référence fortement disséminée (les attributs d’un même objet pouvant par exemple apparaître dans plusieurs endroits), une gymnastique oculaire et cérébrale s’impose pour suivre le mouvement :

Peu avant que se produise l’incident, Susan est brièvement identifiée à la figure féminine représentée sur la droite de la composition. Assise derrière un bureau, elle est cadrée de profil, le corps orienté vers la gauche du cadre. La tête penchée en avant, elle garde pareillement le bras droit étendu devant elle. Repliés, ses doigts se referment sur un stylo substitué à la plume de la figure vermeerienne; disposés un peu plus loin, deux crayons à papier en reprennent l’inclinaison. À l’arrière-plan, un fichier de forme cylindrique est posé sur le casier métallique devant lequel se tient la secrétaire. Apparaissant au niveau de la nuque du personnage au moment où il se lève pour se déplacer vers la gauche du décor, il rappelle la forme arrondie du chignon ourlé de perles de la dame. Posé sur le bureau, le bord supérieur d’une surface beige redéfinit les contours de la table. Des casiers et des boîtes ont remplacé un coffre et un encrier[13].

La référence, parfois lacunaire, devient problématique et Fiévet, théâtralisant son analyse, minore, le temps d’un paragraphe, sa trouvaille, voire la désavoue :

Malgré la lisibilité de la référence, plusieurs différences peuvent être relevées entre le tableau et le plan qui le transpose. Surprise en pleine rédaction d’une lettre par la venue de sa domestique, la dame a posé les doigts de sa main gauche sur son menton. Or, ce geste n’est pas repris par Susan au moment où elle lui est identifiée. À première vue, personne n’endosse non plus le rôle de la servante sur la gauche du décor; dans la mesure où la composition tire son sens, sa force expressive et sa rigueur structurelle des rapports qu’entretiennent entre elles les deux femmes et leurs actions respectives, cette absence fait perdre à la scène vermeerienne beaucoup de sa cohérence[14].

Il s’agit ensuite de combler les manques, de rafistoler la fable pour consacrer la référence :

Hitchcock a pourtant recours à plusieurs stratégies pour pallier ces manques dans le plan. À l’endroit où se tient la domestique, a été par exemple disposé un fauteuil inoccupé. Parce que sa fonction appelle un comblement, parce qu’il marque logiquement l’emplacement où se tiendrait toute personne qui viendrait s’arrêter dans l’espace de travail de Susan, le siège induit à sa manière qu’une des figures du tableau n’a pas été relayée. Le fauteuil développe d’ailleurs certains rapports avec le corps de la servante. La partie visible de son dossier occupe une surface comparable à celle que forme son tablier; sa couleur sombre rappelle celle de l’étoffe. Dans l’environnement de l’objet, plusieurs éléments complètent d’ailleurs l’évocation. Une verticale dessinée par une barre métallique recompose à l’arrière-plan la ligne qui délimite les deux pans du gilet de la domestique. Une surface claire esquisse le dessin du bras droit. L’un des bras du fauteuil a remplacé le gauche[15].

Décomposons la part la moins évidente de la démarche :

Dans un premier temps, considérer la valeur indicielle[16] des objets représentés : un fauteuil est l’indice d’un personnage potentiel, il est là pour lui, le désigne, lui donne une assise.

Dans un second temps, engager (et accepter) l’effet de substitution (oublier le fauteuil), le maintenir pour que le tableau apparaisse virtuellement.

La méthode ne convoque pas la ressemblance, mais une logique d’équivalences. Le tableau, pour être repéré, doit être calculé. Décalant son regard, Fiévet décale l’oeuvre. Le mouvement de l’analyse consiste en un redoublement du visible, les films d’Hitchcock se voient doublés virtuellement d’un « autre visible » que seul l’analyste peut reconstituer. L’écriture témoigne du redoublement par son utilisation constante du préfixe « re », l’expression même de la réduplication, entre itération et modification (« recomposition », « redistribution », « redessine », « relaie », « rappelle », « reprend » rythment le texte).

Le geste de l’analyste vient se loger dans ce « re » prenant en charge le déplacement entre deux états successifs : de l’oeuvre première vers l’oeuvre dupliquée, entre le film et la peinture, une zone intermédiaire de tissage entre deux figures contiguës (la chose objectivement vue associée à son rôle pictural secret). L’analyste opère le passage de l’un vers l’autre, il distribue les rôles, refait le film dans un espace mental : l’espace de la fable. Les personnages, dès lors, assument un double rôle, font deux choses à la fois, leurs postures et gestes servent le récit premier et la fiction seconde, secrète, chargée de jouer les références picturales, et dictée par l’analyste, le seul en mesure de l’animer en repérant les moments où personnages ou éléments du décor sont pris dans un devenir parallèle, se muent sans s’en douter en autre chose que ce qu’ils sont censés être à première vue, ignorant la manipulation.

Les manigances d’Hitchcock relèvent, comme Arcimboldo, d’une forme de paréidolie[17], et d’un « art de la forgerie[18] », pour reprendre les mots de Roland Barthes qui en décrit ici le processus chez ce peintre :

[…] Arcimboldo prend la comparaison à la lettre, il en fait une identification : le chapeau devient un plat, le plat devient un casque […]. Le procédé opère en deux temps : au moment de la comparaison, il reste de pur bon sens, posant la chose la plus banale du monde, une analogie; mais dans un second temps, l’analogie devient folle, parce qu’elle est exploitée radicalement, poussée jusqu’à se détruire elle-même comme analogie : la comparaison devient métaphore : le casque n’est plus comme un plat, il est un plat. Toutefois, par une dernière subtilité, Arcimboldo maintient séparés les deux termes de l’identification, le casque et le plat : d’un côté je lis une tête, de l’autre le contenu d’un plat; l’identité des deux objets ne tient pas à la simultanéité de la perception, mais à la rotation de l’image, présentée comme réversible. La lecture tourne, sans cran d’arrêt; seul le titre vient la fixer, fait du tableau le portrait d’un Cuisinier, parce que, du plat, on infère métonymiquement à l’homme dont il est l’ustensile professionnel[19].

Laurent Fiévet n’adopte pas cette perception en deux temps telle que la décrit ici Barthes mais se situe d’emblée dans la radicalité de l’analogie, dans sa folie : le fauteuil n’est pas comme un personnage, il est ce personnage. La lecture ne tourne pas, l’image n’est pas réversible, la réversibilité a lieu dans l’esprit de l’analyste. Le premier terme de l’identification est dans l’image, le second, dans l’esprit déchiffreur. Le saut ne se fait pas dans le film, mais par le geste créateur de l’analyse. Fiévet est l’opérateur indispensable de la référence, il met en place le « système de substitution », le « système de transposition[20] », produit l’intertexte : il est l’intertexte. La métaphore n’est pas un effet, le « coup de force » est porté par l’analyste. Il faut accepter de suivre Fiévet, croire en la fable pour accorder sa vision.

L’écriture rend la fable crédible. Assurée, elle dit avec aplomb l’insensé et invite le lecteur à la concession : « Bien que », « Quand bien même », « même si », « pourtant »… Celui-ci doit accepter l’inexactitude de la référence (pour accepter, au même moment, l’exactitude du repérage), certains aspects peuvent en effet manquer, être comblés en différé (plus loin dans le plan ou la séquence). La thèse ne se veut pas subjective, sous peine d’affaiblir sa portée. La difficulté réside dès lors en l’alliance du merveilleux et du rationnel, de la fable et de la vérité. Fiévet invite le lecteur à une manière de voir étourdissante, prend des précautions et rit sous cape avec Hitchcock sans adresser le moindre clin d’oeil qui pourrait laisser planer le soupçon sur cette affaire sérieuse. La rétention de l’écriture laisse toute la place à la profusion des références repérées, elle ordonne sans abus une collection abondante de peintures. Neutre, elle dit le coup de force de l’analyste; sans écart de langue, elle « fixe les idées ».

Pour être de mèche avec Fiévet et Hitchcock, un mode d’emploi s’impose. En le donnant au lecteur, l’analyste dévoile sa méthode :

Pour que la fleur d’un vase ou d’une jardinière puisse devenir tour à tour ruban, bijou ou plume, le spectateur doit ainsi s’efforcer d’en rejeter l’évocation telle que sa représentation à l’écran l’impose à lui naturellement. Il doit se démarquer de l’univers fictionnel pour ne prendre en considération que le réseau de lignes et de courbes, les jeux de volume et de surface et la palette de tons que propose à son encontre le plan hitchcockien. Pour glisser du motif filmique à son équivalent pictural, il est en effet indispensable de s’affranchir de toute référence au réel, voire de faire recouvrer à l’image une dimension abstraite qui permettra d’imposer l’évocation d’autres figures. Et bien que parmi les différentes configurations proposées par l’image, réduite à une bidimensionnalité nécessaire, l’objet filmé impose inévitablement l’interprétation la plus probable, il conviendra de déjouer cette facilité pour imposer d’autres lectures[21].

Analyser, ici, c’est voir autrement, se faire violence (« imposer » apparaît deux fois et note la contrainte à laquelle on doit se prêter) pour entrer dans la fable. Ce ne sont plus comme chez Baltrušaitis les perspectives qui sont dépravées, c’est le spectateur ! Perverti, il découvre les aberrations de l’oeuvre d’Hitchcock en se prêtant à la réélaboration figurative du film[22].

Hervé Aubron : un toon dans la tête

C’est une table de jeu et on aurait le droit d’y lancer ce qu’on veut en guise de cartes.

Hervé Aubron, « L’oeil dans le viseur, ou Alice au pays des manchettes[23] »

Ailleurs, Hervé Aubron ne relève pas les aberrations des films, mais charge sa fable du délire du monde. Le cinéma est l’intermédiaire entre la catastrophe ambiante et l’analyste qui la rumine en imaginaires. Ce processus fabulaire fonctionne particulièrement avec les cinéastes prédisposés qui se prêtent au jeu; Aubron retourne, tel un habitué, chez les « visionnaires » dont les oeuvres mystérieuses préservent leur indécision (Weerasethakul, Lynch, Guiraudie, Herzog…), ou tranchent dans le vif (Tarantino, Stévenin, Landis, Pialat…). Sans quête de résolution, il nous installe dans ce doute, et fouine pour actualiser les récits virtuels nichés dans les films. « Pixar raconte en creux […] la fable de l’informatique[24] », observe-t-il, tandis que « The Hateful Eight est peut-être un conte in fine, le conte de cette enfance à la fois perpétuée et perdue, renouvelée et moribonde[25] », que dans le tout premier film de Spielberg, « le jouet fait fable, la fable est un jouet[26] ». Analyser produit, comme chez un Gilbert Lascault, « un désir de délirer[27] », pour comprendre ce que le film fait sur lui (« Rêveurs transis, on ne parvient toujours pas à dire ce que le mage japonais [Miyazaki] nous aura fait[28] »). Délirer tout haut, tant ses textes-soliloques s’entendent[29], transcription d’une parole, d’une adresse à soi, apostrophant le lecteur (« Si jamais vous croisiez sur votre route le Steadicam, passez votre chemin[30] »); en plein texte, une oralité de conversation typique du questionnement enfantin mitraillant des pourquoi.

La démarche d’Aubron est davantage « agencement » d’une réserve d’histoires qu’« analyse », distinction faisant écho à la définition de « la production d’un récit » par Paul Ricoeur – « un art de composer et non de décomposer (comme le veut l’analyse), d’établir des relations plutôt que des distinctions, pour “agencer des faits”[31] ». Repérant les puissances créatrices des films, l’auteur crée un monde parallèle dans des fictions à tiroirs, attentif avant tout aux situations mises en scène dans les films qu’il isole, raconte, mastique à sa façon, pour déboucher sur d’autres situations : tel est le mouvement aubronien favorisant un espace imaginaire où le lecteur est invité à faire « comme si », « l’on pourrait » est l’expression conditionnelle qui nous engage dans la fable d’Aubron.

Qui sait ? Si les coups de reins de Jack et Rose [dans Titanic] n’avaient pas fusé en cette seconde, peut-être que le bateau ne se serait pas enfoncé aussi profondément dans la glace. Hypothèse enfantine, aberrante et pourtant suggérée par le film, un montage parallèle projetant à la même échelle le relief des corps dénudés et celui de l’iceberg[32].

Chaîne alimentaire

C’est comme si tu disais que : « Je vois ce que je mange », c’est la même chose que : « Je mange ce que je vois ! »

Le Chapelier dans Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll[33]

Aubron se met à table et dépasse « l’alternative qui, selon Gilles Deleuze, traverse toute l’oeuvre de Lewis Carroll : manger ou parler[34] » : pas le choix, il mange en parlant. Le film passe par sa bouche pleine, il le siphone, en retient tout particulièrement l’imagerie; l’oeuvre se fait bibelot, pacotille, tout le monde y passe — « il est impossible de trouver un film sans imagerie — même chez Straub ou Tarkovski[35] », soutient-il. Possédé, il pénètre d’un seul geste le monde des films tout en conviant les films dans son monde, « on devient tout ce qu'on a vu ou entendu, on l'incorpore, y compris la série B la plus ridicule ou le cabaret le plus pouilleux[36] ». Oeuvre et analyste, créature monozygote, sont inséparables. Qu’ont-ils en commun ? Un imaginaire fusionnel, organique d’où découle une analyse incarnée, pulsionnelle.

« Qui mange qui ? » est le grand questionnement dont le lecteur sort grossi tandis que l’ogre Aubron digère tout ce qui passe en pratiquant un tri sélectif entre « les films qui font de la lourdeur une question et ceux qui l’évacuent[37] ». Sa frénésie l’inscrit dans une lignée théorique remarquée par Jean-Louis Leutrat : « Le cinéma apparaît comme une machine dévoratrice : chez Alexandre Astruc, elle engloutit ce qu’on appelle le monde profilmique, chez Epstein […], elle n’est pas loin d’avaler ses spectateurs. On pourrait dire la même chose de certains films : nous les dévorons et nous sommes dévorés par eux[38]. » Aubron envisage le cinéma comme une chaîne alimentaire, quel film engloutit l’autre, quel cinéaste digère tel auteur ? Tout semble affaire de proportions :

Chez les grands dieux limaces, l’Animation déchaîne sa puissance plasmique, qui revient à une pure pulsion de dévoration. Il s’agit bien sûr de dévorer, phagocyter, mais aussi d’être dévoré. […] Sur cette ambivalence de la dévoration, Chihiro dit beaucoup, avec les parents goinfres transformés en gorets esclaves — manger, c’est être mangé[39].

La catégorisation du cinéma entre mangeurs et mangés produit un glissement du regard vers une vision à travers la bouche, une vision par conséquent « tordue », demandant souplesse au spectateur pour adapter son point de vue :

Cela avait été le coup de génie de Spielberg dans Les Dents de la mer : fondre la technique et le bestial, l’oeil de la caméra et du requin. Qui mange qui alors ? Qui a mangé qui ? Questions dérisoires. Ça mange. Nous dévorons à l’occasion, mais nous sommes tous dévorés, nous avons la dévoration en partage et nous voyons avec elle dans Grizzly Man[40]

L’ogre Aubron ripaille et engloutit un tas d’objets dans ses textes-mixtures, écrivant, museau qui fouille, il chine de film en film, remplit son coffre, joyeux fourre-tout. Il sature les images, jusqu’à lui-même saturer : à force de ramener sans cesse au coeur de la fable, les clichés, le kitsch, ça ne passe plus. Autant prendre le sujet à bras-le-corps, et voir ce que cache l’imagerie : la part maudite. Alors il se soulage par l’écriture d’une grande fable de la matière indésirable, recyclable par petits paquets de texte en texte, image par image, et va droit au but en rédigeant actuellement une thèse sur les déchets au cinéma[41], « la part la plus pénible de l’incarnation (son rebut, aussi bien l’excrément que l’ordure, la décrépitude ou la mort[42])… », fin mot de la chaîne alimentaire.

Cadavres exquis

Aubron provoque des courts-circuits en imaginant des formules, « On pourrait ainsi lapidairement résumer Miroir magique à une équation : Buñuel x Proust[43] », des mots composés, « Âmes-peaux, âmes-images […][44] », « La vie-ruban[45] » de Norman McLaren, de sombres constats en deux mots (« Deuils vitaux[46] »). Comme dans les fables de La Fontaine, il articule ses textes autour de couples antithétiques dont il s’applique à défaire l’opposition : « L’aseptisé et l’immondice[47] », « douceur et dureté[48] », « racailles et keufs[49] », « la guimauve et la R&B[50] », « Stop ou encore[51] ».

D’autres duos se forment au gré de comparaisons biscornues rejouant des généalogies, tentant des fictions d’histoire. Titanic (James Cameron, 1997) se voit propulser en remake de L’Aurore (Murnau, 1927) et, « toute proportion gardée, Grizzly Man est [le] Salò à lui [Herzog][52] » tandis qu’« à l’acmé de la bataille, les deux hommes [de Neighbours (1952) de McLaren] ressemblent aux futurs zombies de Romero », qu’Yves du Moindre Geste (Fernand Deligny, Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel, 1971) s’apparente au Leatherface du Massacre à la tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper[53]. Le voisinage de deux films peut aller jusqu’au rêve d’un film commun, rejeton de la comparaison : « C'est la vache ectoplasmique qui poursuit son bonhomme de chemin une fois morte (Tropical Malady) alors que son vacher devient peut-être le cow-boy livide et exsangue qui joue aux esprits frappeurs dans le corral de Mulholland Drive[54]. » En décentrant les oeuvres, le geste analytique s’apparente au cadavre exquis.

Analyse cartoon

Aubron, au-delà de ses nombreux textes sur le cinéma d’animation (dont un ouvrage consacré à Pixar[55]), perçoit l’ensemble des films à travers un principe de transformation perpétuelle; dès lors, tout film relève du cinéma d’animation. Visant une toy story du cinéma, l’analyse se fait cartoon ou pâte à modeler. Tactile, Aubron retient le caractère protéiforme du cinéma, traite les masses filmiques en intervenant directement sur leur texture : le film est, sous son action, saisi à pleines mains — iceberg du Titanic, requin de Jaws, masse archaïque du Terminator 2… —ou, éther, s’échappant (les âmes de Tropical Malady et Mulholland Drive). Dans sa manipulation, il se joue des proportions, voit « […] des embryons soudainement montés en graine[56] […] ». Comme dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire (1956), « L’univers fluide du film suppose [pour Aubron] des transferts réciproques incessants entre l’homme microcosme et le macrocosme[57] ». Réifiés, miniaturisés pour faciliter l’analyse, les corps se muent en figurines, « [David, dans An American Warewolf in London, John Landis, 1981] est devenu un jouet — le jouet d’une malédiction […], mais aussi une grande peluche[58] ».

Sous sa tente, Treadwell garde avec lui un Teddy Bear d’autrefois […] « Grizzly Man » pourrait être le nom d’une figurine en plastique, d’un succédané de Batman ou Spider-Man. Le film est aussi une toy story, le récit d’une enfance qui transforme tout en jouets, qui engloutit des bêtes, leurs images tout au moins, pour indéfiniment se prolonger […][59]. Le personnage ne peut plus tendre que vers le jouet, la figure vers la figurine, dans les ruines d’un parc d’attractions en friche (le décor de Chihiro)[60].

[McLaren] expérimente à cette occasion la pixilation, qui consiste à utiliser comme des figurines les corps humains, saisis image par image[61].

De son oeil plastique, Aubron démonte les stéréotypes, et transporte Jackie Brown dans un univers inattendu :

Jackie [Brown] avance comme une figurine à dégommer dans une attraction de foire. […] apparaît d’abord comme une Barbie hôtesse de l’air, mais c’est une poupée réservée – en réserve et sur la réserve. Dans le carrelage javellisé de l’aéroport transparaît soudain une figure antique qui coexista peut-être avec des mosaïques dans une villa romaine : Gradiva, cette marcheuse pensive[62].

Au pays des jouets, il manie figurines et miniatures, pièces qu’il déplace sur l’échiquier de l’analyse, développant de case en case les diagonales de ses fantasmagories (êtres réifiés, végétation et animaux personnifiés…). À bord d’un train fantôme, il traverse les films, « L’Alaska devient le Luna Park des gamineries acharnées de Treadwell, un Disneyland intime dont les grizzlys sont les aimables intermittents du spectacle[63] », le cinéma de Tarantino est « un carnaval travaillé au microscope[64] », les simplifie en les appréhendant comme autant de boîtes : boîte bleue de Mulholland Drive, boîte noire de Pixar, boîte de Belle de jour…, Aubron s’y faufile, avide de s’y enfermer tout en laissant la porte ouverte ; il fait partie des meubles et participe à l’agencement — « le cinéma sert à habiter[65] », dit-il. Pour comprendre le huis clos de la mercerie des Huit salopards (Quentin Tarantino, 2015), il chamboule l’espace en le faisant passer, à cloche-pied d’un paragraphe à l’autre, de boîte en boîte — autant d’hypothèses spatiales, petites ou grandes, abstraites ou concrètes, humaines ou inhumaines, on voyage : « D’abord un cube » / « Un coffret de jeux de société » / « Un kaléidoscope ou une malle des Indes » / « Une cabane » / « Un entrepôt » / « Un isoloir, un éteignoir, un frigo » / « Un cloaque, une matrice, un caveau » / « Les jupes de maman » / « Un bocal / Une chambre d’enfants ».

Fable noire

Considérer le film comme une boîte est aussi pour Aubron une façon de se mettre à l’abri de la catastrophe — « Rentrons, replions-nous, trouvons une tanière, une cabane, vite vite, pour nous calfeutrer et jouer, quitte à nous faire du mal[66] ». Au trait d’enfance se mêlent les grandes angoisses du siècle d’un monde en souffrance. La vision philosophique tourne mal, le désenchantement est la morale d’une fable noire, la fin ne fait aucun doute. Aubron sème du noir au coeur de ses textes bariolés, jusqu’à consacrer un texte-fleuve[67] à la question du gris, couleur catastrophe, il déplace trames et nuées sur une grisaille vitrifiée : une histoire du cinéma écrite à la mine de plomb. Ailleurs, l’expression en prend parfois un coup : freinant la prolifération verbale, des expressions creuses tombent comme un couperet sur la badinerie; loin de la chute conclusive, elles marquent un véritable creux dans la narration réduite momentanément à néant, la creusent d’un doute, donnant paradoxalement à penser à partir de rien, en l’absence du narrateur qui semble lâcher l’affaire, bras ballants :

Et voilà[68].

Et puis rien[69].

Passons[70].

Engourdissement du texte, ça retombe, ces phrases courtes qui ponctuent le « récit », le suspendent d’angoisse, le lestent d’hébétude, permettent de faire ensuite le plein, de combler en procédant par extension. L’alternance entre pauses et emballements dans les textes traduit ce mécanisme de l’analyse où l’imagination, stimulée par l’humour, enfle puis se dégonfle.

Aubron s’adresse des questions angoissées, passe au « on » pour ses questions existentielles, façon d’entrer, en même temps, dans l’esprit, dans la peau des personnages, dans celle des lecteurs.

Est-on mort ou vivant[71] ?

Est-on toujours le même ? L'une de nos âmes est-elle déjà en partance[72] ?

Aime-t-on les filles ou les garçons[73] ?

Quelle est donc cette âme désirante qui me traverse [74] ?

Qui parle ? Avec qui voyons-nous[75] ?

Ce que je vois m’appartient-il ou me parasite-t-il[76] ?

Et extrapole : « Toujours ça se répète, ça recommence. Toujours ça meurt […][77] »

Fin de la fable ? Non. Poubelle sans fond, il y a toujours des restes, la morale, dès lors, est l’art de les accommoder sans faire la part des choses, « la boue dans l’or[78] », dit-il.

Doubler le film

Deux techniques d’animation cherchent à combler un manque en doublant le film d’une fable. Fiévet déplace des calques pour faire coïncider films et tableaux. La fable s’inscrit entre la concordance de la référence picturale et ses écarts qu’elle complète de son imagination. La fiction s’ancre dans la trouvaille puis se déroule dans le déplacement. Lentement, Fiévet prend les motifs dispersés des tableaux en filature, remonte jusqu’à leur source dans l’épaisseur du film en trompe-l’oeil, les redistribue et reconstruit virtuellement la référence éparpillée. À force de transplantations, il débusque des figures invisibles, analogiques.

Aubron n’a cure de l’invisible; au contraire, il rajoute une couche au visible, l’enfle. Il active vigoureusement le film, le surcharge de sa fantasmagorie, de conjonctions insolites en associations d’idées, ça fuse sans craindre l’abondance, mots, matières viennent épaissir l’image et la rendent saisissable, manipulable comme un jouet. La fable est modelage, transmutation de figures en figurines.

Lire les fables de Fiévet ou d’Aubron, c’est entrer dans une comparaison entre le film tel qu’on l’a vu (ou croit l’avoir vu), et le film tel qu’il se raconte autrement, ce va-et-vient constant enrichit l’oeuvre d’une vision étrangère. La fable se constitue dans la navette du film vers un autre monde, elle est mouvement de translation. Mode de création d’êtres et d’univers, elle construit un autre film. Inventant des personnages, les mettant en scène, les faisant parler, elle « déguise » le film pour faire passer une analyse périlleuse et capte l’attention du lecteur, qui, tel l’enfant, suit l’histoire piquante qu’on lui raconte, s’en amuse tout en s’étonnant du nouveau film fomenté. Elle double l’oeuvre d’une idée folle chez Laurent Fiévet en résonance avec l’histoire de l’art, d’un macrocosme fou chez Hervé Aubron en communication directe avec le monde et ses réalités. Par ses tours de passe-passe, de raccourcis en aberrations, elle exagère le film, le grossit ou le rapetisse, elle provoque des déplacements, travestit les acteurs, truque le décor, trafique l’histoire, est action plastique. L’excès, prolongement imaginaire des oeuvres, est précisément l’endroit où la fable s’écrit.