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Introduction

La traçabilité n’est pas une pratique nouvelle, c’est « une pratique antérieure au terme » (Viruéga, 2005, p. 12). On peut dater son origine dès les années 1960 dans les manuels militaires sur la métrologie, où il s’agissait de définir les bonnes pratiques de mesure (étalonnage, échantillonnage, conformité, etc.) et son développement a ensuite été étendu avec celui de l’assurance qualité. Cette pratique de la traçabilité a attiré l’attention de nombreux auteurs, notamment Torny (1998), Rot (1998), Golan, Krissoff, Kuchler, Calvin, Nelson et Price (2004), Faraggi (2006), Loureiro et Umberger (2007), Fabbe-Costes et Lemaire (2010), qui se sont intéressés aux outils de la traçabilité, à ses méthodes, à ses pratiques et aux responsabilités qui lui sont liées. Plusieurs recherches se sont concentrées sur les aspects plus conceptuels de la traçabilité, notamment Pedrot (2003), Hermitte (2003) et Mattei (2003). La traçabilité promeut l’idée que l’on pourrait, en suivant pas à pas les produits et les activités grâce à la technologie, remonter le cours du temps et maîtriser les objets et les personnes.

En logistique, les recherches présentent la traçabilité dans une logique de couplage entre les flux physiques et les flux d’information. Les chercheurs se sont intéressés en particulier au problème que pose la traçabilité au niveau global de la supply chain (Fabbe-Costes, 2000 ; Romeyer, 2004 ; Lemaire, 2005 ; Fabbe-Costes et Lemaire, 2001, 2010). Des travaux ont notamment été conduits dans le milieu hospitalier (Fabbe-Costes et Romeyer, 2004 ; Romeyer, 2005) et dans le secteur agroalimentaire (Salançon, 2005a, 2005b ; Violette, 2005 ; Filippi et Triboulet, 2006 ; Lecomte, Ta et Vergote, 2006 ; Charlier et Valceschini, 2008).

Le travail de recherche présenté ici est centré sur les caves coopératives vitivinicoles en tant que réseaux de TPE formées par les exploitations des producteurs adhérents ; les TPE constituant l’essentiel en nombre des exploitations agricoles en France (Desriers, 2007 ; Marchesnay, 2003). Ces exploitations comme ces caves coopératives sont aujourd’hui insérées dans un réseau de traçabilité. Dans ce contexte, la traçabilité participe à la création d’un véritable acteur-réseau (Callon, Courtial, Turner et Bauin, 1983 ; Callon et Latour, 1986). Bien connue, la théorie de l’acteur-réseau ou Actor Network Theory (ANT), proposée par Akrich, Callon et Latour (2006, 1988), a été utilisée par de nombreux chercheurs, par exemple dans le cadre des projets en systèmes d’information (Walsham, 1997 ; McMaster, Vidgen et Wastell, 1999) et notamment en France par Bardini (1996), Rorive (2003), Hussenot (2005), Mallet (2005), Lisein (2006) et Missonier (2008).

Dans cette recherche, nous voulons montrer comment la traçabilité développée par les TIC (technologies de l’information et de la communication) crée un acteur-réseau, c’est-à-dire un réseau qui devient lui-même un acteur associant de gré ou de force de multiples « actants » hétérogènes (des acteurs et des technologies) dans un processus d’innovation (Fallery et Rodhain, 2007b). Pour cela, la traçabilité est considérée comme étant un acteur-réseau à deux niveaux : d’une part, au niveau des coopératives, entendues chacune comme un réseau de TPE, et, d’autre part, au niveau de la filière, entendue comme un réseau de réseaux.

Cette question, à la fois très actuelle et dont les composantes sont elles-mêmes en évolution, présente des intérêts théoriques et pratiques. Sur le plan théorique, la mise en relation de la traçabilité avec la théorie de l’acteur-réseau renforce et illustre la logique réticulaire interorganisationnelle de la TPE, avec la mise en place de systèmes de traçabilité qui sont d’ailleurs peu traités dans la littérature malgré leur importance actuellement grandissante. Ce travail vise ainsi à apporter une contribution théorique originale et actuelle à l’étude de TPE organisées en réseau. Sur le plan managérial, la question posée ici permet de situer concrètement les différents acteurs au sein d’un réseau étendu et de comprendre les controverses auxquelles ces acteurs doivent faire face. Il s’agit dans cette optique de tracer des pistes de résolution pratiques de ces controverses.

Dans une première partie, nous présentons les grands enjeux de la traçabilité avec ses différentes facettes et ses implications organisationnelles. La deuxième partie rappelle les fondements de la théorie de l’acteur-réseau. La troisième partie décrit la méthodologie de la recherche et présente six caves coopératives dans la filière vitivinicole de la région Languedoc-Roussillon. Deux ensembles de résultats sont présentés et discutés dans une quatrième partie : le premier concerne les réseaux de TPE par la mise en évidence de la controverse cave-vignerons au niveau des coopératives, et le second souligne la controverse caves-distributeurs au niveau de la filière.

1. Les enjeux de la traçabilité

La traçabilité a acquis sa notoriété dans les médias au cours des années 1990, à la suite des crises successives apparues dans plusieurs secteurs (santé, agroalimentaire, automobile entre autres). Qu’elles soient alimentaires (Dioxine, Listéria, ESB, etc.) ou non alimentaires (défaillance technique, défaillance humaine, etc.), ces crises ont fait ressortir l’importance de la garantie d’une sécurité. Elles ont conduit les gouvernements à mettre en avant le fameux principe de précaution. Elles ont également incité les consommateurs à prendre en compte de nouvelles dimensions dans leurs choix de consommation, et Hobbs (2004) considère par exemple que la traçabilité est une réponse à l’asymétrie d’information entre consommateurs et producteurs. Elles ont enfin incité les entreprises à devenir vigilantes sur les questions de contrefaçons, de fraudes et de marchés parallèles des surplus, compte tenu des risques en termes d’image de marque, de manque à gagner ou de sécurité des composants, la contrefaçon représentant de 7 à 10 % des échanges internationaux (Pôle Traçabilité, 2006).

La traçabilité a été définie par plusieurs normes, notamment la norme ISO 8402 qui la considère comme étant « l’aptitude à retrouver l’historique, la localisation ou l’utilisation d’un produit au moyen d’une identification enregistrée ». Elle permet de suivre et donc de retrouver un produit depuis sa création (production) jusqu’à sa destruction (consommation). Dans l’agroalimentaire, le règlement CE 178/2002 de janvier 2005 définit une obligation de résultats, mais non de moyens : libre à chaque entreprise de mettre en place ses procédures de traçabilité. Cette obligation de résultat conduit notamment les organisations à devoir identifier toutes les données concernant leurs fournisseurs en amont et leurs clients en aval, pour reconstituer la généalogie de leurs produits (origine, composants, condition de production, d’assemblage, de transport et de stockage ; Nanni et Salançon, 2005).

Pour mieux cerner la notion de traçabilité, nous en présentons d’abord les différentes facettes, puis nous mettons en évidence ses implications organisationnelles.

1.1. Les différentes facettes de la traçabilité

Plusieurs travaux en logistique s’attachent à distinguer deux fonctions de la traçabilité : le tracking et le tracing (Fabbe-Costes, 1998 ; Fabbe-Costes et Lemaire, 2010,). La fonction « tracking » consiste à pouvoir localiser géographiquement un produit tout au long de la chaîne logistique pour permettre une meilleure réactivité. On peut ainsi parler de traçabilité logistique, et, d’un point de vue informatique, les systèmes d’informations géographiques (SIG) y jouent un rôle clé. La fonction « tracing » permet de reconstituer en temps réel l’historique de fabrication du produit. On peut parler de traçabilité produits, et, d’un point de vue informatique, un rôle clé est joué par exemple par les progiciels de gestion intégrés (ERP).

La traçabilité a non seulement l’ambition de permettre de suivre un produit depuis sa création jusqu’à sa distribution (traçabilité des objets), mais aussi de suivre les activités des personnes qui mettent en oeuvre ces produits pour suivre tout le processus de production (traçabilité des activités). La traçabilité devient donc à la fois un outil de contrôle au sens réglementaire, mais aussi un outil de pilotage pour la recherche de performance. Torny (1998) présente ainsi la traçabilité comme une technique de gouvernement à la fois des choses et des hommes.

Plus largement, la question de la traçabilité s’inscrit à l’intérieur d’une certaine vision : soit une vision sécurité pour la traçabilité des produits, soit une vision pilotage pour la traçabilité des activités.

Sur le plan sécuritaire, en effet, et selon le règlement CE 178/2002, il s’agit d’appliquer une traçabilité à toutes les étapes de la production : « de la fourche à la fourchette », « de la grappe à la bouteille », etc. Lecomte et al. (2006) distinguent alors trois niveaux d’outils dans un système de traçabilité : les outils de premier niveau sont les supports d’information (codes à barres, étiquettes RFID, standards GS1, authentification ADN, biométrie, nanoparticules, et ainsi de suite), les outils de deuxième niveau permettent la capture de cette information (lecture à distance, terminaux mobiles, informatique embarquée, entre autres) et les outils de troisième niveau sont les logiciels permettant de reconstituer les traces (outils de stockage et outils de traitement, MES, ERP, etc.). On peut ajouter un quatrième niveau d’outils constitué par des technologies permettant le partage d’informations entre organisations (échanges EDI, bases de données externalisées, etc.). C’est cette dimension interorganisationnelle de la traçabilité qui constitue actuellement une vraie difficulté de mise en place, puisqu’elle pose des problèmes d’interopérabilité et de standardisation.

Sur le plan du pilotage, ensuite, et sans pour autant minimiser l’importance de la vision sécurité, les entreprises cherchent surtout à être plus efficaces et plus réactives au quotidien. L’enregistrement et l’accès à toutes les opérations internes de l’entreprise peuvent alors permettre de mieux partager les connaissances en conception collaborative (gestion documentaire, amélioration de la qualité, entre autres), de mieux réagir aux aléas logistiques (modification automatique de l’ordonnancement par exemple), de concilier planification en flux poussés et gestion en flux tirés (taux de service, gestion partagée des approvisionnements, etc.) et de mieux piloter l’ensemble des flux en cours dans un réseau de distribution (suivi des expéditions, gestion des linéaires, etc.). Dans le cas de la filière vitivinicole, cette traçabilité des activités se traduit par exemple par la tenue du cahier de cave. La gestion des assemblages étant assez compliquée (terroirs différents, proportions particulières, produits oenologiques ajoutés, etc.), il est important de connaître ce qui a été fait d’une année sur l’autre, dans une optique d’amélioration continue de la qualité.

1.2. Les implications organisationnelles de la traçabilité

On peut mettre en évidence que la traçabilité peut, d’une part, favoriser la coordination entre les acteurs et, d’autre part, favoriser le pilotage stratégique de l’organisation.

Au regard de la coordination dans l’organisation, Fabbe-Costes (2000) considère ainsi la traçabilité comme un système d’information permettant à l’organisation de « se représenter », dans ses activités comme dans son environnement. À terme, il s’agit en effet d’assurer le suivi des flux physiques et informationnels dans leur intégralité et en temps réel, au plan local comme au plan global. Eu égard à la filière, la traçabilité utilise des supports d’information intéressant l’ensemble de la supply chain, y compris le consommateur, à condition que ces supports d’information soient contrôlés, fiabilisés et organisés (Lemaire, 2005 ; Hiesse, Paché et Ghersi, 2010). La garantie de cette fiabilité, tant pour le recueil que pour la transmission, requiert donc une coordination de l’ensemble des acteurs intervenant sur les flux. Enfin, l’informatisation des échanges nécessite une formalisation et une standardisation (Lemaire, 2005). Cela suppose la mise en place de mécanismes de coordination facilitant l’acquisition, le traitement et la transmission des informations de traçabilité intra- et interorganisationnelles. L’informatisation de la traçabilité suppose donc de la part des acteurs une volonté de partager certaines informations et certains outils, en faisant preuve de transparence vis-à-vis des partenaires amont et aval, mais également en interne (Lemaire, 2005).

Enfin, les traces de l’activité, une fois collectées, traitées et mémorisées, peuvent être utiles dans le processus de décision stratégique pour quatre raisons principales (Fabbe-Costes, 2000 ; Fabbe-Costes et Lemaire, 2001) : avoir une visibilité globale et actualisée sur la circulation physique, pouvoir réagir de manière rapide et efficace, pouvoir s’adapter plus facilement à des changements plus structurels, la traçabilité permettant de développer une vigilance automatisée et, enfin, pouvoir favoriser un apprentissage organisationnel et contribuer à la gestion des connaissances. Ainsi, l’informatisation de la traçabilité prend une dimension stratégique en s’inscrivant soit dans une perspective de recherche d’un avantage concurrentiel (Lemaire 2005), soit dans une perspective de mise en oeuvre de stratégies collectives (Yami et Le Roy, 2007). Certaines entreprises tentent seulement de répondre à une contrainte, alors que d’autres ont, à l’inverse, su tirer parti de cette contrainte pour en faire un atout stratégique.

Ayant présenté les grands enjeux de la traçabilité, nous nous appuyons sur la théorie de l’acteur-réseau en tant que cadre d’analyse pour cette recherche.

2. Le cadre théorique de l’acteur-réseau

La théorie de l’acteur-réseau, appelée aussi sociologie de la traduction (Callon, 1999 ; Akrich et al., 1988, 2006), met tout d’abord l’accent sur la construction sociale de l’innovation technique : l’innovation n’apparaît pas comme une simple diffusion réussie (Rogers 1995), mais comme le résultat complexe d’une interaction inédite entre des partenaires hétérogènes. La théorie identifie alors les jeux de réseaux des différents acteurs qui participent à l’élaboration de l’innovation : les uns parviennent à mobiliser les autres autour d’un projet commun, malgré la très grande multiplicité d’intérêts et d’actions. La théorie considère enfin que les réseaux sont composites et réunissent non pas des acteurs, mais des « actants » : « ils mélangent humains et non humains (dispositifs techniques, électrons, anticorps monoclonaux…), inscriptions de toutes sortes et monnaie sous toutes ses formes » (Callon, 1991, p. 225).

L’innovation est donc appréhendée comme un dispositif d’intéressement par lequel les gestionnaires d’un projet d’innovation parviennent à « traduire » le projet dans différents registres, en prenant en compte des éléments aussi bien techniques que sociaux, économiques ou organisationnels. Les acteurs concernés par l’innovation doivent jouer un rôle par rapport à celle-ci, rôle qu’ils ont accepté et qui fait sens pour eux au regard de leurs propres objectifs. En prenant l’exemple de la traçabilité dans un projet d’informatisation, elle sera sans doute synonyme de normes pour le responsable qualité, synonyme d’ERP ou de middleware pour l’informaticien, synonyme de lecteurs ou de tags RFID pour les opérationnels, d’argument de vente pour le directeur marketing, de réglementation pour le juriste, etc. L’innovation requiert donc la présence de « traducteurs » capables d’articuler efficacement innovation technologique, contexte d’implantation et usages émanant des différentes catégories d’acteurs.

Dans un premier temps, il s’agit de prendre en compte, dès le début du projet, l’ensemble des acteurs concernés par le projet en question. Depuis la direction jusqu’aux utilisateurs finaux en passant par les prestataires techniques, l’encadrement, les spécialistes, etc., tous participent conjointement à la construction de l’innovation, dans une sorte d’interaction permanente et de recherche de convergence (Orlikowski et Hoffman, 1997). C’est parce que chaque entité est mise en interaction avec les autres, dans une convergence d’intérêts, que l’innovation peut prendre corps (Amblard, Bernoux, Herreros et Livian 2005).

Dans un deuxième temps, il s’agit d’identifier les acteurs appelés à jouer un rôle clé, c’est-à-dire capables de « traduire » les différents intérêts en présence d’un registre à l’autre (logique technologique vers logique de métier, par exemple). Les différentes actions de gestion du changement mises en oeuvre doivent contribuer à resserrer la convergence autour du projet et de ses objectifs. Il s’agit de favoriser et de maintenir l’implication des acteurs dans le projet, notamment en leur assignant un rôle précis au regard de celui-ci.

Un réseau se consolide ou s’affaiblit en fonction des épreuves de force qui s’engagent. Ces épreuves de force se manifestent à travers les différentes controverses qui marquent le réseau. La controverse est ici décrite comme un mode d’expression des groupes concernés : expression de leurs intérêts et de leurs identités, mise à plat des problèmes posés et des solutions envisageables, reformulation des objectifs. Les controverses et les compromis sont alors des repères pour identifier la dynamique du réseau et l’évolution de sa convergence (Missonier, 2008).

La théorie de l’acteur-réseau s’exprime dans notre étude à deux niveaux : d’une part, dans les réseaux formés autour de chaque coopérative et, d’autre part, dans le réseau de la filière. Dans le domaine vitivinicole, les coopératives constituent en effet un premier niveau de réseau pour permettre aux producteurs adhérents de s’associer afin de vinifier et de commercialiser un vin qui corresponde aux standards actuels[1] de qualité et de traçabilité. Le réseau des adhérents dirigeants de leur TPE ainsi créé forme un collectif, un lieu d’échange d’expérience et d’apprentissage en matière de construction de la qualité au vignoble (Chiffoleau, 2001). Les processus d’innovation sont particulièrement favorisés dans les coopératives (Filippi et Triboulet, 2006 ; Touzard, Chiffoleau et Dreyfus, 2008) ; et partant, les systèmes de traçabilité permettent de créer un deuxième niveau de réseaux capable de fédérer les caves coopératives entre elles – il se crée donc un réseau de réseaux – dans un système agroalimentaire localisé. Dans le champ de l’agroalimentaire, ce système constitue une forme de système productif localisé (Courlet, 2000 ; Fourcade, 2006), capable de tenir compte de la dynamique réticulaire entre PME et d’autres formes d’organisations : fondée sur la proximité relationnelle et cognitive, cette dynamique contribue à favoriser des projets en commun[2] (Messeghem, Paradas, Fulconis et Joubert, 2008). Dans une filière ou une chaîne logistique, la traçabilité s’exprime en amont comme en aval (Fabbe-Costes et Lemaire, 2001). En amont, la traçabilité part ici de la vigne jusqu’à la mise en bouteille pour se conformer aux exigences tant réglementaires que sécuritaires. En aval, la traçabilité va de la bouteille jusqu’au consommateur par l’identification des processus capables de faciliter la gestion et la commercialisation du produit.

Le cadre théorique de la recherche ayant été présenté, nous explicitons la méthodologie utilisée.

3. La méthodologie de la recherche

Cette recherche a pu bénéficier d’un terrain d’étude très concerné par les problématiques de traçabilité développées par des réseaux de TPE : celui de la viticulture dans le cadre des caves coopératives.

En amont de la filière, on peut d’abord parler d’une traçabilité de la grappe à la bouteille. Dans le cadre des exigences réglementaires et sécuritaires, les solutions de traçabilité peuvent permettre la gestion d’un vignoble (parcellisation, encépagements, planification, suivi et contrôle du travail des équipes, observations biologiques, météorologiques, analyses du sol, etc.), la gestion de la vendange et de la vinification (suivi des lots vendangés, suivi des lots de vinification, traçabilité des intrants, etc.) et la gestion des opérations au niveau du chai (élevage, analyse, dégustation, assemblages, gestion des cuves, etc.).

En aval de la filière, on peut ensuite parler d’une traçabilité de la bouteille à l’acheteur. Il s’agit alors d’identifier une bouteille ou une cuve pour en faciliter la gestion et la commercialisation. Il s’agit aussi de garantir l’authenticité du produit et l’intégrité du contenu, de permettre à l’acheteur et au consommateur d’accéder au référentiel du produit, de suivre la bouteille dans le circuit de distribution et de détecter les situations anormales de localisation.

Notre étude a alors été organisée selon deux directions. La première porte sur les usages dans les caves et la seconde sur les changements dans la filière. Concernant les usages dans les caves, il s’agit d’évaluer les pratiques autour des outils et des méthodes de traçabilité développées avec les TIC. L’objectif est de mettre au jour les logiques d’usage aujourd’hui à l’oeuvre dans ces pratiques de traçabilité : interactions quotidiennes, compétences et objectifs des acteurs, influence de ces pratiques sur les structures qui se mettent en place, et influence de l’offre technologique et des structures sur les pratiques quotidiennes. Concernant les changements dans la filière, il s’agit d’étudier le changement, d’une part, intraorganisationnel induit par la traçabilité développée avec les TIC et, d’autre part, interorganisationnel induit par les TIC du fait de la mise en oeuvre de la réglementation sur la sécurité/traçabilité des aliments.

3.1. L’échantillon de six caves coopératives

Les six caves coopératives font partie d’un groupe de caves adhérentes au programme de Développement Durable initialisé par l’Institut coopératif du vin (ICV) en 2007[3]. Elles font également partie des 360 coopératives dénombrées en 2001 en région Languedoc-Roussillon, qui rassemblent 50 000 adhérents, cultivent 71 % du vignoble régional (214 000 ha), produisent presque les trois quarts de la récolte régionale (près de 15 millions d’hectolitres) avec un chiffre d’affaires autour de 1 000 millions d’euros, et emploient une quantité de travail évaluée à 3 000 équivalents temps plein (coopératives, unions et filiales ; Agreste, 2002)[4]. Les six caves de l’étude constituent un échantillon de convenance, mais elles offrent des caractéristiques distinctives qui reflètent bien la diversité des situations et des contextes dans lesquels elles sont ancrées :

  • La date de création : de 1913 à 1947 pour la plus récente ;

  • Le nombre d’adhérents viticulteurs : de 100 à 400 coopérateurs de type TPE ;

  • Les effectifs salariés : de 11 à 69 salariés ;

  • Les volumes : de 65 000 hl à 270 000 hl ;

  • La surface du vignoble : de 1 200 ha à 3 300 ha ;

  • Le mode de commercialisation principal : vrac (2), bouteilles (2) et mixte (2).

Dans les six premières colonnes du tableau 1, les caractéristiques principales de ces six caves coopératives sont présentées. Les deux dernières colonnes du tableau présentent les outils informatiques de traçabilité et les politiques de certification. La palette des outils informatiques s’échelonne depuis le tableur Excel jusqu’aux logiciels Géo Coop ou GéoVini (Vitarea) en passant par Win Coop (Logaviv) et autres Véodev, sans oublier la plate-forme extranet Agréo (Néotic) ou les systèmes d’exploitation mobiles (Vitarea). Cette pénétration des produits informatiques dans les caves s’est réalisée par strates successives (à partir des années 1980 pour la plus ancienne et jusqu’en 2006 pour la plus récente) et par avancées prudentes de la part des décideurs. Le rêve d’une intégration totale est encore loin d’être réalisé.

3.1.1. Vignerons du Grenache

Avant même l’imposition d’une traçabilité « réglementaire », il apparaît ici une forme de traçabilité « choisie » pour assurer la commercialisation : en maîtrisant les facteurs de production par la cave, et aussi en échangeant des données informatiques avec les adhérents (le cahier du vigneron, les cahiers des charges, les diverses déclarations, etc.). Le système d’information que la cave a mis en place représente un pouvoir réel, structuré et quasiment sans partage vis-à-vis des viticulteurs. Mais il faut noter que ces changements ont été impulsés par une interaction forte de l’aval pour l’aspect commercial : au-delà de la sphère de production, le pouvoir de la cave semble avoir des limites, du fait des pouvoirs d’autres acteurs de la filière avec lesquels elle doit négocier le partage de l’information.

3.1.2. Cave du Merlot

L’expérience avec les outils et méthodes de traçabilité interne est ici avérée, à la fois pour la facilité de traitement de données et pour le gain de temps dans la recherche d’informations. Mais de nombreuses critiques sont formulées : sur l’ergonomie des outils informatiques, sur les contraintes des saisies, sur les craintes des contrôles, sur les changements dans les pratiques des métiers… Quant aux outils introduits pour gérer la traçabilité réglementaire, ils sont aussi utilisés, adoptés et justifiés, mais la pression de la clientèle (vin en vrac, négociants et metteurs en marché) est reconnue comme plus légitime que celle de l’administration dont on craint d’ailleurs les contrôles.

3.1.3. Cave de la Syrah

À la recherche d’une efficacité dans le processus de production, les TIC se sont imposées ici pour rationaliser les pratiques. Mais cela introduit de nouvelles normes dans les relations entre les acteurs : d’abord entre les coopérateurs adhérents et le personnel de la cave (autour des enjeux économiques, notamment les rémunérations différenciées suivant la segmentation des apports), mais aussi entre la direction de la cave et les clients en aval (par des rapports de forces où chaque acteur tente d’imposer sa domination par le truchement de normes de production et de commercialisation).

3.1.4. Vignerons du Chardonnay

Ici la traçabilité n’est pas séparée de la politique de qualité (certification ISO depuis plus de dix ans). Pour maintenir l’activité économique, les changements dans l’élaboration des vins et dans les conduites des vignobles ont d’abord été guidés par le choix de cette politique de certification, mais aussi imposés par les décrets sur la traçabilité alimentaire (IFS). Il y a donc eu une remise en question des savoir-faire antérieurs (par exemple l’obligation d’enregistrer les pratiques phytosanitaires) et un contrôle accru (à la fois de la cave sur les viticulteurs, mais aussi de la direction de la cave sur les techniciens de la cave). La direction légitime ce contrôle interne accru par les contrôles externes demandés respectivement par la clientèle des centrales d’achat et par les services de la répression des fraudes.

Tableau 1

Présentation des caves coopératives

Présentation des caves coopératives

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3.1.5. Caves du Carignan

Ici TIC et traçabilité sont presque confondues et ces pratiques ont produit des changements pour les viticulteurs adhérents, notamment par la mise en place des cahiers des charges. On reconnaît toutefois que le moteur principal est constitué par les acheteurs de l’aval et l’environnement réglementaire. Le client-acheteur joue en fait avec les critères réglementaires de traçabilité jusqu’à tenter d’imposer, en contrepartie d’une rémunération améliorée, une production correspondant à ses propres normes souvent définies au-delà des critères minimums. Ainsi, au-delà des caractéristiques opérationnelles, les TIC et la traçabilité entrent dans le jeu des acteurs – internes et externes – de l’organisation.

3.1.6. Vignobles Marselan

Ici la traçabilité se trouve noyée dans les rapports très marchands entre la cave et ses quelques grands clients : le négoce et la grande distribution. La traçabilité ne semble pas provoquer de changements sensibles dans l’organisation de la filière, car les règlements sont en fait supplantés ou dominés par la loi de l’offre et de la demande : ainsi, l’amélioration de la qualité de la production n’est pas suivie d’une meilleure valorisation des vins mis sur le marché.

Cette présentation des caves ne serait pas complète si n’étaient mentionnés les changements majeurs de la viticulture régionale au cours du dernier quart du xxe siècle, marqué par une réduction importante de la production, une modification de la composition de l’offre, l’arrachage et la replantation transformant le vignoble, des unités économiques en permanente restructuration… (Laporte et Touzard, 2004).

Compte tenu de l’objet de la recherche, 32 personnes ont été interviewées entre juillet 2007 et mai 2008, parmi des personnes qui avaient un rapport direct avec la mise en oeuvre de la traçabilité dans l’organisation, à savoir principalement la direction-présidence de la coopérative (8), le personnel responsable qualité (6), les responsables et techniciens intervenant dans le vignoble (9), les techniciens et responsables de cave (9). Cela représente un ensemble de trois à sept entretiens pour chaque cave coopérative.

Cette étude auprès de personnes travaillant dans les coopératives a été complétée par une série d’entretiens menés auprès de trois constructeurs informatiques (Vitarea, Logaviv et Néotic) et de trois organismes administratifs et coopératifs (DGCCRF, DRAF et ICV) qui élaborent et développent pour le secteur de la viticulture des solutions innovantes en matière de sécurité/traçabilité.

3.2. Les méthodes d’analyse des entretiens

Nous avons d’abord procédé à une analyse de contenu « classique » qui a permis de dégager cinq représentations différentes de la traçabilité. Nous avons ensuite effectué une analyse lexicale qui a distingué cinq classes de discours. Enfin, nous avons fait une analyse factorielle qui a permis de valider deux controverses.

3.2.1. Cinq représentations de la traçabilité, validées par une analyse de contenu

Nous nous appuyons d’abord sur une analyse de contenu « classique ». Le corpus est constitué des 32 entretiens entièrement retranscrits, ce qui correspond au total à 324 pages de texte. Le travail d’analyse s’est ici effectué en trois temps.

Le premier temps a constitué à lire toutes ces pages pour en extraire six résumés décrivant chacune des caves : on a ainsi obtenu 40 pages.

Ces 40 pages ont ensuite été codées individuellement par chacun des quatre chercheurs (pour assurer la fidélité intercodeurs) et une liste de 13 propositions a alors pu être établie par une « négociation » entre les chercheurs. Ces propositions ne constituent pas les hypothèses d’un modèle de recherche ; elles sont entièrement issues des entretiens et elles en constituent une synthèse que l’on peut présenter sous la forme de cinq représentations différentes de la traçabilité.

L’accord ou le désaccord des locuteurs avec chacune de ces propositions a ensuite été testé en relisant une deuxième fois les 324 pages des entretiens et en se posant la question suivante : Dans cette phrase, est-ce que la personne qui parle aurait été d’accord avec telle ou telle proposition ? On a alors pu compter 512 accords et 13 désaccords avec les propositions qui avaient été établies (tableau 2). À ce stade, ces propositions sont donc validées.

Tableau 2

Analyse de contenu « classique » : cinq représentations différentes de la traçabilité

Analyse de contenu « classique » : cinq représentations différentes de la traçabilité

* IFS : International Food Standard, un référentiel d’audit des fournisseurs d’aliments à marques de distributeurs.

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3.2.2. Cinq classes de discours, validées par une analyse lexicale

Nous nous appuyons ensuite sur Alceste, logiciel d’analyse de données textuelles, pour extraire les structures signifiantes les plus fortes (Fallery et Rodhain, 2007a).

Le corpus est constitué des 32 entretiens, soit plus de 170 000 mots. Nous avons distingué les personnes par leur fonction (direction, qualité, technique) et les caves, par leur mode de commercialisation principal (vrac, bouteille, mixte).

Après la lemmatisation (le remplacement d’une forme textuelle par sa forme réduite standardisée dans un dictionnaire), on obtient un nombre de mots significatifs de 1 330, et un nombre de « phrases significatives » de 3 777 (UCE, unités de contexte élémentaires).

Après une classification hiérarchique descendante (CHD), qui analyse la proximité entre les mots de chaque phrase, on obtient le profil de cinq classes. Un indicateur de chi carré mesure, pour chaque mot, son degré de signification pour sa classe, ce qui permet de qualifier ces cinq classes : l’informatique, l’organisation de la cave, le marché, la gestion des cuves et la parcelle.

Une analyse plus fine de chacun des cinq discours est alors réalisée par une classification hiérarchique ascendante (CHA). Et en listant les mots de chaque sous-classe obtenue, on peut qualifier et cerner différentes sous-classes.

Tableau 3

Analyse lexicale du corpus : cinq classes de discours

Analyse lexicale du corpus : cinq classes de discours

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3.2.3 Deux controverses, validées par une analyse factorielle

Une analyse factorielle des correspondances (AFC) permet alors de mieux séparer ou regrouper ces cinq différents discours.

Sur le premier axe, qui explique 31 % de la dispersion totale, on voit se regrouper :

  • D’un côté, l’axe des discours sur « le marché » et sur « l’organisation de la cave ». On peut alors considérer que ces deux discours portent sur l’aval de la filière, car ils sont plutôt caractéristiques des directeurs et des caves qui ne commercialisent que des bouteilles. Le retour sur l’analyse de contenu fait ici apparaître une première controverse sur l’aval entre les directions des caves et la distribution.

  • De l’autre côté, les discours sur « la parcelle », sur « l’informatique » (discours plutôt caractéristique des techniciens qualité) et sur « la gestion des cuves » (discours plutôt caractéristique des caves qui ne commercialisent que du vin en vrac). On peut alors considérer que ces trois discours portent sur l’amont de la filière, et un retour sur l’analyse de contenu fait ici apparaître une deuxième controverse entre les directions des caves et les viticulteurs.

Dans une moindre mesure, sur le deuxième axe, qui explique 26 % de la dispersion totale, le discours sur « la parcelle » s’oppose à celui sur « la gestion des cuves ».

La méthodologie ayant été explicitée, nous présentons maintenant les résultats de la recherche sur les deux controverses relevées.

4. Deux résultats de la recherche : une controverse au niveau des coopératives et une controverse au niveau de la filière

L’analyse factorielle sur le corpus des entretiens a permis de valider un regroupement des cinq discours en deux grandes controverses. Tout d’abord, on relève une controverse en amont portant sur l’opposition entre une traçabilité favorable à une agriculture raisonnée et une traçabilité favorable à une rationalisation des procédures ; ensuite, une controverse en aval portant sur la question d’une traçabilité favorable à une amélioration de la qualité ou traçabilité favorable à une standardisation.

4.1. Au niveau des coopératives : agriculture raisonnée ou rationalisation des activités ? La controverse en amont se stabilise au profit des caves

Au niveau des coopératives en tant que réseaux de TPE, cinq propositions émanant des entretiens nous permettent de considérer la traçabilité comme créant un acteur-réseau au sens de Akrich et al. (2006, 1988), c’est-à-dire un réseau qui agit comme un acteur, associant de gré ou de force de multiples autres « actants » :

  • La traçabilité a commencé dans les vignes il y a dix ans, avec la standardisation par parcelles des informations et une normalisation des pratiques professionnelles (traitements raisonnés, segmentation des apports, rémunérations différenciées, etc.) ;

  • Dans les caves, la traçabilité n’est qu’un moyen ; l’objectif premier est la rationalisation des activités qui augmente leur pouvoir dans la chaîne (gestion qualité, fusions, etc.) ;

  • La traçabilité informatique modifie peu le rôle des techniciens, mais remet en cause leur autonomie par le développement du « reporting » (contrôles de la direction, audits extérieurs, etc.) ;

  • L’informatisation se fait par étapes et par logiciels successifs, mais avec une appropriation différenciée (saisies parallèles, difficultés techniques avec les terminaux mobiles, planification difficile des apports, etc.) ;

  • Dans les caves, la traçabilité des activités (suivi des procédures) est un outil de pilotage interne sur le fonctionnement des caves (indicateurs, tableaux de bord, etc.).

La controverse en amont a opposé les directions des caves et les viticulteurs. Elle se stabilise maintenant au profit des caves. Les viticulteurs, quant à eux, s’étaient engagés dans un processus de standardisation basé sur l’agriculture raisonnée (standardisation par parcelles des informations, traitements raisonnés, cahiers des charges, segmentation des apports, rémunérations différenciées, etc.). Les caves, quant à elles, se sont engagées dans un processus de rationalisation de leurs activités lié à deux facteurs : 1) la pression technologique : la quantité d’informations produites par les différentes opérations en interne finit par constituer des bases de données pour lesquelles les supports papier montrent leurs limites notamment dans l’accès à l’information précise et simplifiée ; 2) la réglementation formelle : à côté des mesures adoptées de manière volontaire, la réglementation en matière de traçabilité éditée en 2005 est venue ajouter une obligation au producteur qui doit être en mesure de fournir des indications sur l’origine des produits utilisés et sur ses clients de manière à permettre aux autorités sanitaires de reconstituer l’intégralité du processus, la réglementation le laissant libre de choisir les moyens lui permettant de répondre à cette nouvelle exigence. La mise en oeuvre de cette mesure augmentait de manière très significative la masse d’information et sa gestion, ce qui accentuait la nécessité de recourir à la technologie informatique déjà expérimentée qui finissait par s’imposer plus largement. Dès lors, rigueur informatique et rationalisation des procédures de production et de fabrication des vins entraient en interaction pour conforter les caves dans leur logique de développement par la rationalisation du processus de production-transformation.

Au cours des quatre étapes de la traduction proposées par la théorie de l’acteur-réseau, un réseau se constitue et la problématisation le transforme en un réseau de liens contraignants. Il se dessine un acteur-réseau, qui tente de maintenir ensemble les alliés et de rendre les asymétries irréversibles. La première étape porte sur la problématisation : elle désigne le mouvement par lequel un groupe d’acteurs définit un projet, formule un problème, en vue de le présenter comme indispensable. Dans cette étape, c’est ici la crise de la viticulture et le contrôle des fraudes mis en avant par les administrations qui se sont présentés comme des points de passage obligés pour les viticulteurs et les caves. La deuxième étape porte sur l’intéressement : il convient pour les premiers acteurs d’intéresser les autres « actants », c’est-à-dire de les transformer en alliés. C’est ici l’agriculture raisonnée qui a joué son rôle pour intéresser les viticulteurs. La troisième étape porte sur l’enrôlement des alliés : l’objectif n’est pas seulement de chercher à motiver les acteurs, mais aussi de leur confier un rôle en vue de les impliquer et de les faire agir. C’est l’intégration des saisies et des logiciels en réseau qui a permis ici l’enrôlement des prestataires informatiques. Enfin, la quatrième étape porte sur la mobilisation et le choix des porte-paroles : l’objectif de cette dernière étape est de rallier le plus grand nombre et de faire tenir ensemble tous les actants intéressés. Ce ralliement implique de choisir des intermédiaires et des représentants afin de désigner les porte-paroles de chacun des groupes formant le réseau. Ici, ces rôles de traducteurs et de porte-paroles ont été assurés par les directions-présidences des caves en vantant la rationalisation des activités.

Le réseau de liens ainsi créé a effectivement favorisé l’innovation, sous forme d’une rationalisation des activités des caves, liée aux exigences réglementaires et sécuritaires.

4.2. Au niveau de la filière : démarche qualité ou standardisation des produits ? La controverse en aval se développe encore avec la grande distribution (centrales d’achat, négociants, importateurs)

Au niveau de la filière, la controverse oppose surtout les directions de caves et la distribution ; elle se développe encore à l’heure actuelle et, semble-t-il, au profit de la distribution. Quatre propositions émanant des entretiens nous permettent de considérer ici encore la traçabilité comme créant un acteur-réseau :

  • La traçabilité informatique, c’est l’intégration des saisies et des logiciels en réseau tout au long de la chaîne (pour pouvoir répondre aux besoins de l’aval) ;

  • Pour l’administration, la traçabilité n’est qu’un moyen, l’objectif étant en fait le contrôle des fraudes et le renversement de la preuve ;

  • C’est la crise commerciale au niveau du marché qui pousse à la traçabilité : appellations, marques, certification, concurrence internationale, etc. ;

  • Les systèmes de double saisie dans les caves (papier et informatique) assurent une certaine confidentialité eu égard à l’administration : « traçabilité à 80 % ».

Avec la volonté d’améliorer la qualité de manière collective, bon nombre de caves se sont engagées dans ce but avec divers outils et méthodes, allant des cahiers des charges à des certifications : démarches HACCP et autres certifications (ISO 9001, NF V01005, etc.). Mais en fait cet engagement des responsables de caves pour la qualité est surtout la réponse à l’exigence des clients (centrales d’achat, négociants, importateurs étrangers) qui sont eux demandeurs de traçabilité dans le but d’éviter la charge de la responsabilité en cas de crise sanitaire, mais surtout dans un objectif de normalisation. L’informatisation a donc été rendue nécessaire par l’accès aux données exigées par la distribution (planification des apports, parcellaire cartographié et numérisé, certifications ISO, IFS, DD, etc.).

On retrouve, pour cette deuxième controverse, les étapes de la construction d’un acteur-réseau. Dans la première étape, celle de la problématisation, on est ici confronté à la crise commerciale mise en avant par la distribution, crise qui s’est présentée comme le point de passage obligé pour tous les acteurs de la filière. Dès lors, les TI sont susceptibles de favoriser le développement de coopérations multiples au niveau de la supply chain, fondées sur le partage d’informations devenues plus faciles d’accès, moins coûteuses, mieux maîtrisées et contrôlées. Dans la deuxième étape, celle de l’intéressement, il convient d’intéresser les autres « actants » et c’est ici la démarche qualité et les certifications nécessaires qui ont intéressé les caves. L’adoption de la traçabilité permet en effet aux caves coopératives de disposer d’une base de données utile pour entretenir un rapport qui leur soit un peu plus favorable avec leurs clients. Quant à la troisième étape, celle de l’enrôlement des alliés et la quatrième étape, celle de la mobilisation et du choix des porte-paroles, elles se développent encore à l’heure actuelle et, semble-t-il, au profit de la distribution. On assiste bien à un enrôlement de l’administration (DGCCRF, DRAF, etc.) dans le réseau de traçabilité, mais la détermination de véritables porte-paroles n’est pas encore effective par manque de légitimation, laissant de ce fait cette controverse en aval encore en développement : en 2003, la tentative échouée par Carrefour d’imposer une « viticulture intégrée » en tentant de court-circuiter les caves coopératives montre bien l’absence actuelle de légitimité forte de porte-paroles (Salançon, Baillette, Fallery et Rahali, 2009).

Discussion et conclusion

Sur le plan théorique, la mobilisation de la théorie de l’acteur-réseau (Walsham, 1997 ; Akrich et al., 1988, 2006 ; Hussenot, 2005 ; Mallet, 2005 ; Lisein, 2006 ; Missonier, 2008) nous a permis d’illustrer la mise en place de systèmes de traçabilité – encore peu étudiés jusqu’ici – au sein de la filière vitivinicole et de comprendre les interactions entre des acteurs concernés par la traçabilité. Il faut rappeler qu’en matière réticulaire une littérature assez dense souligne déjà le rôle joué par les épreuves de force pour la consolidation ou l’affaiblissement du réseau (Assens, 2003 ; Voisin, Ben Mahmoud-Jouini et Edouard, 2004 ; Ferrary et Pesqueux, 2004 ; Paché et Paraponaris, 2006 ; Boulay et Isaac, 2007), ces épreuves se manifestant à travers les différentes controverses qui marquent le réseau et agissant comme des repères pour identifier la dynamique du réseau et l’évolution de sa convergence (Missonier, 2008).

Dans notre cas, la controverse sur la traçabilité-normalisation dans le réseau de la filière est caractéristique d’une évolution allant en faveur de la distribution, mais non encore stabilisée et donc porteuse de nouvelles épreuves à venir. À l’inverse et au niveau des réseaux de TPE formés par les viticulteurs, la stabilisation de la controverse sur la traçabilité-rationalisation accorde déjà un rôle clé aux caves coopératives pour une rationalisation de leurs activités liée à la pression technologique et à la réglementation.

Sur le plan managérial, et relativement aux coopérateurs adhérents dirigeants de TPE, la controverse amont stabilisée au profit des caves peut aussi agir en faveur d’une meilleure performance de l’organisation des activités de la vigne ; et donc en faveur de procédures de traçabilité plus directement accessibles et applicables par les vignerons au sein de leurs petites structures. Nous nous situons alors précisément dans un système agroalimentaire localisé (Fourcade, 2006 ; Messeghem et al., 2008), favorable à une dynamique réticulaire d’innovation (Filippi et Triboulet, 2006) pour les TPE rassemblées par la coopérative et capables de développer des projets en commun tel que celui de la traçabilité avec ses exigences et sa complexité.

Cette étude auprès des caves a été complétée et confirmée par une série d’entretiens menés auprès de trois constructeurs informatiques (Vitarea, Logaviv et Néotic, qui élaborent et développent pour le secteur de la viticulture des solutions innovantes en matière de sécurité/traçabilité) et de trois organismes administratifs et coopératifs (DGCCRF, DRAF et ICV). Des entretiens avec des acteurs de l’aval (distributeurs, clients, grossistes, etc.) permettront d’améliorer la validité des résultats qui pour le moment reflètent surtout le point de vue des caves. Concernant les limites générales du travail réalisé se pose enfin la question de la généralisation des résultats sur les deux niveaux de controverses. Cette étude de six caves coopératives ne peut en effet prétendre à être généralisée à l’ensemble des TPE agroalimentaires, et ce, sans distinction de secteurs. Elle devra donc être complétée par d’autres études, à la fois dans ce domaine vitivinicole, mais aussi dans d’autres domaines de l’agroalimentaire.